jeudi 2 avril 2015

Vaudringhem

Avec le poème Dévotion, nous faisons la connaissance de plusieurs personnages féminins énigmatiques.
Lulu est un "démon" et ce petit nom impose aisément à l'esprit l'idée de dépravation sexuelle, ce que confortent la situation blasphématoire ("goût pour les oratoires") et la majuscule au mot "Amies" qui rappelle le titre du recueil lesbien publié sous le manteau par Verlaine peu avant les Fêtes galantes. A l'époque, comme l'a souligné Bruno Claisse, une femme acrobate nommée Lulu, en fait la femme-canon mondialement célèbre comme mythe, causait de la perplexité dans le public qui pensait qu'il devait s'agir d'un homme travesti, ce qu'un accident confirma par la suite. Malgré le rapprochement intéressant opéré par Bruno Claisse, il est difficile d'identifier purement et simplement la Lulu du poème au travesti acrobate. Il reste l'idée tout de même que cette "Lulu" peut laisser planer un doute sur son identité, est-ce un homme ou une femme finalement ?, et surtout sur ses orientations sexuelles avec d'un côté les "oratoires du temps des Amies" et de l'autre la dévotion "Pour les hommes" qui est faite en son nom par le poète. Cette Lulu est aussi une "madame ***" étant donné la circularité de l'alinéa la concernant : "A Lulu [...] A madame ***." On relève dans le poème Après le Déluge une autre mention "Madame ***" et l'identification à Lulu dans le cas de Dévotion permet d'apprécier un autre parallèle important : La "Madame ***" du poème Après le Déluge "établit un piano dans les Alpes", ce qui fait assez nettement songer à une exacerbation romantique du sentiment religieux dont le "goût pour les oratoires" présente un indice plus inquiétant ou plus sulfureux, et ce "piano dans les Alpes" offre à l'apparition féminine un cadre quelque peu comparable à celui de "Louise Vanaen de Voringhem" dont le poème nous indique en une touche saisissante la "cornette bleue tournée à la mer du Nord".
Il est aussi question dans le poème de "l'adolescent que je fus" ce qui semble renvoyer à une idée assez claire que nous pouvons nous faire du poète et d'un "saint vieillard" plus énigmatique dont l'ermitage ou la mission soulève l'ironie railleuse du poète qui persifle avec ses adresses à "l'esprit des pauvres" et surtout "à un très haut clergé".
Mais, contentons-nous de passer en revue l'énigme des personnages féminins. Pour "Circeto", je n'aime pas beaucoup la lecture paresseuse qui consiste à identifier par paronomase le nom de la magicienne Circé qui serait flanqué, dans une sorte de mot-valise, d'une terminaison en "ceto" renvoyant étymologiquement au cétacé, et donc à la baleine qui serait "grasse comme le poisson" avec "son coeur ambre et spunk". C'est notamment la lecture que soutient Bruno Claisse à travers l'ensemble des articles divers qu'il a consacrés à ce poème. On peut broder et défendre l'idée en prétendant que Circé est un personnage important de L'Odyssée qui change les hommes en porcs ou bêtes sauvages et que l'allusion se dégagerait ici sur un fonds de "voyages métaphysiques" dans le "chaos polaire", chaos polaire qui au passage fait nettement écho au "chaos de glaces et de nuit du pôle" du poème que nous sommes appelés à convoquer encore une fois Après le Déluge. Le manuscrit du poème ne nous est pas parvenu et le critique Antoine Fongaro a laissé entendre que "Circeto" pourrait être une mauvaise transcription du nom de la déesse-poisson "Derceto" que Rimbaud aurait repéré dans ses lectures, et notamment dans le livre La Bible de l'humanité de l'historien Jules Michelet. Voici en lien un extrait où se rencontre ce nom "Dercéto" et voici un autre lien qui donne cette fois le texte complet de cet ouvrage de Michelet dont le projet poétique et allégorique ressemble fort à celui de son livre La Sorcière déjà observé de près par la critique rimbaldienne. Dercéto est la "Vénus de Syrie" et Michelet la convoque pour illustrer "l'infini de l'amour inférieur", la "fécondation". Cette divinité syrienne nous éloigne de la clarté et de l'harmonie des grecs et des égyptiens pour nous plonger dans un univers de représentations plus confuses. Et on appréciera que cette Vénus poisson partage avec le "Bateau ivre" un même élément, la grande mer, la "haute mer" pour citer Enfance II et peut-être aussi un mot de Victor Hugo servant à définir l'oeuvre de Shakespeare. Les associations d'idées se heurtent sous la plume de Michelet qui évoque dans le cadre syrien les enfants enlevées qui contèrent leurs douleurs à la Lune. Il nous attire dans sa vision du mythe d'Adonis "Culte sensuel et pleureur, très-fatal, par lequel le monde descendit misérablement sur la pente de l'énervation". Le disgracieux néologisme "énervation" s'inscrit dans le titre du chapitre (Syrie - Phrygie - Enervation) que nous citons ici abondamment. Et "Salambo" est présenté comme le "nom d'amour" de la divinité "Astarté aux deux sexes". Il faut avouer que l'enchaînement des allusions chez Michelet est parfois aussi inquiétant que du Deleuze brodant un récit métaphorique à partir du complexe d'Oedipe. Il m'arrive de me demander comment les gens ont la patience d'écrire des suites d'associations d'idées aussi incongrues. Ce n'est pas normal d'écrire ainsi, donc ça ne devrait pas exister les écrits de Deleuze ou La Bible de l'humanité de Michelet ou Symbolique et Mythologique de Creutzer. C'est tellement insupportable à lire que ça ne peut pas avoir été écrit par quelqu'un, et pourtant si ! Dans cet univers de funérailles, on trouve un fil directeur explicite, mais assez mal justifié : "l'évanouissement de la force mâle". Ne me demandez pas de vous expliquer, lisez-le vous-même, c'est complètement farfelu. Et maintenant, je dois citer un passage qui montre comment parallèle à son livre La Sorcière Michelet s'ingénie à incarner un principe historique qui sort essentiellement de son imagination débridée en une ribambelle confuse de figures féminines, pour à chaque fois montrer une lutte sourde d'une force de vie opprimée qui aura mené, qui mène même un combat de plusieurs milliers d'années : "La Syrienne, sous forme languissante, au fond véhémente et terrible, n'est pas femme à se résigner. Elle est pleine d'audace et d'initiative, en mal, en bien. Les Jahel et les Déborah, Judith, Esther, sauvent le peuple. Athalie, Jézabel sont rois. Il en advient de même à la fameuse colombe d'Ascalon, la Sémiramis, qui s'envola de Syrie à l'Euphrate. La déesse-poisson, Dercéto, gonflée du dieu Désir, avait enfanté un matin l'étrange créature. D'esclave reine, lascive et guerrière, elle se débarrasse d'un mari qui l'adore, se fait épouser par Ninus, le grand roi d'Orient [je croyais le petit frère de Nina], lui prend la vie, le trône. Elle détrône aussi Ninive, et fait à son image Babylone aux cent portes, aux gigantesques murs, gouffre monstrueux de plaisir, qui ouvre à tous l'asile de son impure fraternité." Le récit poursuit ensuite sur le mythe de Babylone sans plus citer la divinité "Dercéto". Il est difficile de tirer parti du texte étourdi et allusif de Michelet, on remarque sans doute la procréation le matin qui peut se rapprocher des ébats évoqués dans le poème Métropolitain, mais tout cela reste ténu.
Toutefois, ce nom apparaît également dans le roman Salammbô de Flaubert, au chapitre 3 par exemple et dans un style comparable à Dévotion : "Astarté ! Derceto ! [...] Par les symboles cachés, - par les cistres résonnants, - par les sillons de la terre, - par l'éternel silence et par l'éternelle fécondité, - dominatrice de la mer ténébreuse et des plages azurées, ô Reine des choses humides, salut! [...] Les épouses hurlent ton nom dans la douleur des enfantements [...] Et tous les germes, ô Déesse, fermentent dans les obscures profondeurs de ton humidité [...] Luisante et ronde, tu frôles la cime des monts comme la roue d'un char." Au chapitre 13 encore : "Derceto, à figure de vierge, rampait sur ses nageoires". Une mention figure également dans la première version de La Tentation de saint Antoine, laquelle avait été publiée dans une revue puisque je me souviens de l'avoir consultée à l'Université de Toulouse le Mirail : "Voici la Dercéto de Babylone, à croupe de poisson."
Il faut l'avouer, le rapprochement avec Derceto n'est pas vain, en comparaison d'un nom inventé obscur "Circeto" dont on se contente d'affirmer sans preuve qu'il est la réunion du nom "Circé" et de l'étymon "ceto" pour déboucher sur la représentation d'une baleine magicienne qui n'en reste pas moins problématique.
Enfin, venons-en aux deux noms symétriques qui ont le plus intrigué les commentateurs : Louise Vanaen de Voringhem et Léonie Aubois d'Ashby.
Bruno Claisse a identifié l'allusion au roman Ivanhoé de Walter Scott. A cette aune, le prénom "Léonie" fait lointainement allusion à "Richard Coeur de Lion". Rappelons également que le héros du tournoi d'Ashby se présente alors comme "El Desdichado", le Déshérité.
Il faut observer les parallélismes : Lulu est "madame *** et le L à l'initiale des trois prénoms Léonie, Lulu, Louise permet de les rassembler en un seul groupe féminin qui n'est pas sans rapport avec la "madame ***" du poème Après le Déluge. Nous pouvons même aller plus loin et rapprocher les femmes du poème Dévotion de la revue d'Enfance I. En effet, si Louise est tournée vers la mer du Nord et si madame *** veut jouer du piano face à un paysage de montagne, et si le poète en appelle à des "voyages métaphysiques", les femmes d'Enfance I ont des "regards pleins de pèlerinages" et certaines "tournoient sur les terrasses voisines de la mer". Opposé à la "madame ***" au piano solidaire de la célébration des "premières communions", comme le souligne leur réunion dans un même alinéa, un enfant s'est tourné vers "l'éclatante giboulée" qui agite les girouettes au sommet des clochers. Et cet enfant se retrouve en figure désirée, en souhait de vie du poète, dans Enfance IV : "Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet, suivant l'allée dont le front touche le ciel."
Il est sensible que les poèmes partagent une armature thématique commune, et c'est un important indice de défiance à l'égard d'une lecture biographique trop sommaire qui assimilerait "Louise Vanaen de Voringhem" à une mention cryptée de "Louis Forain" en présupposant une prononciation à l'allemande et non à la flamande du "V" à l'initiale du nom de lieu "Voringhem".
Le parallèle des "V" ne rend d'ailleurs pas l'hypothèse très plausible, malgré la coïncidence troublante qu'offre le rapprochement : "Louise Vanaen de Forainghem".
Louise est le féminin d'un prénom de roi et le couple Louise - Léonie n'est pas sans pertinence. On constate également que le poète joue sur les noms nobles à double particule, en sachant que le second nom désigne un lieu, mais en sachant aussi que Rimbaud joue à déformer la construction prépositionnelle "Aubois d'Ashby" et non "Au bois d'Ashby", on peut même songer que Rimbaud a peut-être voulu s'écarter du nom commun "Dubois". Une formation "Léonie Dubois d'Ashby" aurait été plus cocasse, tout en semblant pourtant plus vraisemblable que la forme "Aubois d'Ashby". Dans le cas de "Louise Vanaen de Voringhem", le jeu sur la langue flamande est évident, et le "Van" intégré au mot "Vanaen" correspond précisément à un équivalent de l'amalgame "Aubois", puisque la préposition "Van", équivalent de la particule nobiliaire "De" est intégrée au nom "Vanaen". Beaucoup de noms en "Van" s'écrivent en un seul mot du côté flamand. Reste à mieux déterminer la signification de ce mot "Vanaen".
Mais pour ce qui est du nom "Voringhem", j'ignore forcément pourquoi, mais il ne me semble pas possible d'éviter le rapprochement avec le nom du village de "Vaudringhem". Je suis persuadé que "Voringhem" est une déformation du nom de village "Vaudringhem" et il est amusant de constater à partir d'une recherche sur internet que l'étrangeté régionale de la formation "Louise Vanaen de Voringhem" est toute relative, puisque les sites de recherches généalogiques en offrent des exemples tout aussi savoureux : "Louis Terlat né à Vaudringhem et marié à Louise", "Marie-Louise Lenglart de Vaudringhem", "Jules Louis natif de Vaudringhem", "Marie Louise Austreberthe née à Vaudringhem". Certains rimbaldiens ont effectué ce relevé avant moi et je considère qu'il ne faut pas le lâcher ! Le canton de Saint-Omer réunit à lui seul plusieurs noms fort proches de la création rimbaldienne : Vaudringhem, Vedringhem, Moringhem, tandis qu'un Warignhem est présent dans un autre canton.
D'ailleurs, Moringhem et Vauringhem se trouvent dans le même canton. Moringhem s'écrit pratiquement comme "Voringhem" à une lettre près, l'initiale M devient V. Comme les belges ont fait entrer dans leur légende la baraque Michel et le signal de Botrange, Moringhem est le point culminant du canton de Saint-Omer à 166 mètres. Et comme par hasard, le nom "Voringhem" fait entendre le nom de la commune avoisinante de "Vaudringhem", sachant que dans la région les noms avec la construction flamande "inghem" sont tout de même loin de dominer, comme le montrent le survol d'une carte ou la lecture des noms de communes du Nord-Pas-de-Calais. 
Ce qui est frappant, c'est que ce canton Saint-Omer du Pas-de-Calais semble un lieu de passage connu par Rimbaud à l'époque lorsqu'il se rendait en Angleterre. Pour son premier séjour en Angleterre, Rimbaud a pris le bateau avec Verlaine en Belgique, à Ostende. Les précisions en-dessous du poème "Beams" des Romances sans paroles confortent la prédilection d'un trajet reliant Douvres et Ostende. Pourtant, il y a eu d'autres traversées de La Manche, puisque Rimbaud est revenu seul à Charleville une première fois durant l'hiver 1872-1873, puis il est reparti en Angleterre en 1874 avec Germain Nouveau. Je n'ai pas encore bien vérifié nos connaissances biographiques à ce sujet, mais un trajet via Calais ou Dunkerque semble alors envisageable qui expliquerait que le poète étant passé par le canton de Saint-Omer il ait eu connaissance de ces noms flamands particuliers !
Non, contrairement à Antoine Fongaro qui n'y voit que le caprice de la fantaisie créatrice, je ne crois pas qu'il faille renoncer à la signification régionale du nom "Voringhem". Si Rimbaud contextualise ainsi son poème, c'est qu'il y a une raison.

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