Parmi les sources d'inspiration de "Credo in unam", il y a deux poèmes clefs de La Légende des siècles telle qu'elle a été publiée en 1859 avec le sous-titre de "Petites Epopées".
Le premier poème à citer n'est autre que "Le Sacre de la femme", le premier poème du recueil. Il s'agit d'un poème d'une exceptionnelle qualité que Victor Hugo a composé après une grave maladie causée par l'anthrax. Le poème exploite la légende biblique de la religion chrétienne, s'inspire du texte de La Genèse avec Adam et Eve. Il s'oppose en cela au recours mythologique grec propre à "Credo in unam". Eve, qui signifie la Vivante au plan étymologique est une figure équivalente à Cybèle pour la féminité doublée d'un rôle de mère des mères pour les humains. La transformation d'Eve en femme enceinte est assimilée à une aurore hyperbolique, ce qu'il convient de comparer à l'image du Soleil dans "Credo in unam", puisque, dans ce dernier morceau, le Soleil féconde avec amour la Nature, Vénus ou Cybèle, qui communique en retour cet amour à tous les êtres végétaux et animaux qui la peuplent.
Il n'est pas question de parler ici de tous les traits de génie du "Sacre de la femme" dont Rimbaud n'a pas tiré parti pour sa propre création. Il est clair que "Le Sacre de la femme" est une composition nettement supérieure à "Credo in unam".
"Le Sacre de la femme" fournit plusieurs vers où un monosyllabe se tasse à la césure avec un effet de rebond, d'expansion, de débordement dans le second hémistiche. Au vers 7 de "Credo in unam", Rimbaud s'essaie à ce tour : "Et qu'il renferme, gros de sève et de rayons," et précisément à propos d'une idée de gestation embryonnaire. Nous citerons en leur temps les vers qui ont directement retenu l'attention de Rimbaud.
Comme le poème "Cybèle" de Leconte de Lisle, "Le Sacre de la femme" fournit à Rimbaud la rime "terre ravie"/"vie" que Rimbaud fournit dans l'ordre inverse dans "Credo in unam". Peu importe de savoir si Rimbaud a d'abord repéré la rime chez l'un ou l'autre, il s'est de toute façon inspiré des deux poèmes, "Cybèle" de Leconte de Lisle et "Le Sacre de la femme", pour composer "Credo in unam". A la fin des fins, Rimbaud savait pertinemment qu'il faisait un double clin d'oeil aux deux poèmes en pratiquant cette rime dans les deux premiers vers de sa création. Je cite les vers 9 et 10 du poème hugolien qui exhibe donc cette rime dès le début de la composition. On peut remarquer que les vers de Rimbaud sont plus proches des deux d'Hugo que de ceux de Leconte de Lisle :
Le soleil, le foyer de tendresse et de vieVerse l'amour brûlant à la terre ravie ;[...]
Le jour en flamme, au fond de la terre ravie,Embrasait les lointains splendides de la vie ;[...]
Toi, dont le lait divin sous qui germe la vie,Lumineuse rosée où nage l'univers,Répand sur la terre ravieL'été splendide et les hivers !
Remarquez l'emploi de l'adjectif "splendides", commun à son recours au singulier chez Leconte de Lisle, car nous parlerons plus loin de la répétition de "splendeur" dans un vers de Rimbaud inspiré du "Sacre de la femme", et remarquez aussi la locution prépositionnelle placée à la césure "au fond (de)". Rimbaud s'est inspiré de ce trait en le déportant à la rime dans les vers suivants de "Credo in unam" :
Si l'homme naît si tôt, si la vie est si brève,D'où vient-il ? Sombre-t-il dans l'Océan profondDes Germes, des Fœtus, des Embryons, au fondDe l'immense Creuset d'où la Mère-NatureLe ressuscitera, vivante créature,Pour aimer dans la rose et croître dans les blés ?...
Le mot "embryons" clôt à la rime la première séquence de huit vers de "Credo in unam" ce qui prouve qu'il y a un lien avec ce passage que nous venons de citer, et donc les deux vers de Victor Hugo avec la rime "terre ravie"/"vie" ont inspiré deux passages de "Credo in unam".
Je cite maintenant les vers 23 et 24 avec la rime au pluriel "infinis" / "nids", puisque c'est précisément la rime finale,, mais au singulier et en ordre inverse, du poème "Credo in unam" :
[Ours, daims,...]Hésitaient, dans le chœur des concerts infinis,Entre le cri de l'antre et la chanson des nids.
Les Dieux au front desquels le bouvreuil fait son nid,- Les Dieux écoutent l'Homme et le Monde infini !...
La rime au pluriel, avec les "s" à la fin des deux mots, est régulière, mais chez Rimbaud il y a un défaut de consonne flottante, le "d" de "nid". Rimbaud ne maîtrisait probablement pas cette règle à l'époque, il devait la connaître, mais l'imitation a pu lui jouer des tours.
Notez que le balancement "cri" et "chanson" rappelle un poème plus ancien d'Hugo dont Nerval s'est inspiré dans "El Desdichado" et que Rimbaud exploite partiellement cette ressource dans "Ophélie" :
Dans les plaintes de l'arbre et les soupirs des nuits[.]
Notez que la forme "au front desquels" placée devant la césure fait écho au vers 5 du "Sacre de la femme" où la forme "au front" placée à la césure anticipe le tour "au fond" quelques vers après :
Brillait sereine au front du ciel inaccessible[.]
Je relève en passant qu'aux vers 17 et 19 du "Sacre de la femme" Hugo a placé les adjectifs "tendre" et "doux" à la rime. Ces choix lexicaux intéressent aussi "Credo in unam" :
Le soleil, le foyer de tendresse et de vie,- Parce qu'il était fort, l'Homme était chaste et doux !
Le mot "vie" revient à la rime chez Hugo, on trouve également la forme conjuguée "germait" à la rime. Et puis, la forme participiale "versant" :
Une harmonie égale à la clarté, versantUne extase divine au globe adolescent,[...]
Le verbe "Verse" est en attaque marquante du vers 2 chez Rimbaud :
Le soleil, le foyer de tendresse et de vieVerse l'amour brûlant à la terre ravie[.]
J'hésite à relever le motif du savoir précisé dans ce vers en passant :
Du jour éclairant tout sans rien savoir encor !
Je relève cette mise en relief du mot "splendeur" sur deux vers :
Dieu se manifestait dans sa calme grandeur,Certitude pour l'âme et pour les yeux splendeur[.]
Je mentionne inévitablement ce vers sur la terre matrice :
La terre, inépuisable et suprême matrice[.]
Nous avons l'idée de la mamelle gonflée de lait capable de tout nourrir avec des jeux de pression sur les césures et entrevers que je ne relève pas systématiquement :
Une sorte de vie excessive gonflaitLa mamelle du monde au mystérieux lait[.]
Et je cite justement maintenant le vers qui m'intéresse pour la genèse du vers 7 de "Credo in unam" :
Tout semblait presque hors de la mesure éclore[.]
Hugo joue plutôt sur une rime interne, et la forme "presque" évite le tassement du seul monosyllabe "hors" à la césure, mais il y est tout de même irréductiblement avec la construction prépositionnelle "hors (de)".
A trois vers d'intervalle, nous avons justement un vers qui débute une nouvelle séquence avec le mot "sève" à la rime :
Les divins paradis, pleins d'une étrange sève,Semblent au fond des temps reluire dans le rêve,Et, pour nos yeux obscurs, sans idéal, sans foi,Leur extase aujourd'hui serait presque l'effroi ;Mais qu'importe à l'abîme, à l'âme universelleQui dépense un soleil au lieu d'une étincelle,Et qui, pour y pouvoir poser l'ange azuré,Fait croître jusqu'aux cieux l'Eden démesuré !
Nous retrouvons le verbe "croître" dans une image de démesure assumée, les mentions "idéal" et "foi" dans le reproche à une humanité actuelle qui manque des deux et une modalisation interrogative sur le rêve comme dans ce vers de Rimbaud :
La voix de la pensée est-elle plus qu'un rêve ?
Hugo continue d'exploiter le mot "sève" :
La terre avait, parmi ses hymnes d'innocence,Un étourdissement de sève et de croissance ;L'instinct fécond faisait rêver l'instinct vivant ;Et, répandu partout, sur les eaux, dans le vent,L'amour épars flottait comme un parfum s'exhale ;[...]
Vous constatez que les deux poèmes filent l'idée de la communication amoureuse du soleil à la terre :
L'aube était le regard du soleil étonné.
Et Hugo emploie lui aussi une forme conjuguée de "Verser" en tête de vers :
Or, ce jour-là, c'était le plus beau qu'eût encorVersé sur l'univers la radieuse aurore ;[...]
Pas de mention de la vallée, mais celle-ci du vallon :
Et les rayons tombaient caressants et charmants,Sur un frais vallon vert, où, débordant d'extase,Adorant ce grand ciel que la lumière embrase,Heureux d'être, joyeux d'aimer, ivres de voir,[...]Etaient assis [...]Le premier homme auprès de la première femme.
Nous retrouvons la revendication de la nudité :
Eve offrait au ciel bleu la sainte nudité !
Et, enfin, nous revenons à une identification imparable d'une source directe à la création de Rimbaud avec les vers qui suivent, en précisant qu'entre le vers que nous venons de citer et ceux-ci nous avons un unique vers qui identifie la femme charnelle à une soeur de l'aube qui est rappelons-le le soleil (pensez au titre "Soleil et Chair") :
Chair de la femme ! argile idéale ! ô merveille !
Ce vers est clairement la source du premier de ces deux-ci de Rimbaud avec les mentions clefs "chair" et "idéale" :
Ô splendeur de la chair ! ô splendeur idéale !Ô renouveau sublime, aurore triomphale,[...]
Je n'ai pas cité tous les vers où Hugo emploie l'adjectif "splendide" souvent avec un effet métrique. Vous notez que Riumbaud emploie ici le mot "aurore" et non "soleil". L'adjectif "sublime" est aussi bien présent dans le morceau hugolien. Et quelques vers après : "Chair de la femme...", Hugo balance une interrogation proche de celle sur la pensée comme rêve déjà mentionnée plus haut :
[...]Si sainte, qu'on ne sait, tant l'amour est vainqueur,Tant l'âme est vers ce lit mystérieux poussée,Si cette volupté n'est pas une pensée,[...]
La rime "roses"/"demi-closes" a une équivalence chez Rimbaud : "roses"/"écloses", mais Rimbaud puise à d'autres sources encore dans ce cas.
Hugo identifie l'homme en tant qu'être masculin à un symbole de plus de force : "le Marié tranquille et fort", la coordination à "tranquille" a de l'intérêt en regard du poème de Rimbaud, notamment avec son Hercule "terrible et doux" qui s'inspire d'ailleurs d'un autre poème et vers d'Hugo.
Je relevais aux vers 17 et 19 les adjectifs "tendre" et "doux" à la rime, et je rappelais la mention "tendresse" au premier vers de "Credo in unam", je confirme donc l'essai avec la mention "tendresse" dans le premier vers de l'avant-dernière séquence du "Sacre de la femme", l'adjectif au féminin "douce" y étant à la rime :
Cependant la tendresse inexprimable et douceDe l'astre, du vallon, du lac, du brin de mousse,Tressaillait plus profonde à chaque instant autourD'Eve, que saluait du haut des cieux le jour ;[...]Un long rayon d'amour lui venait des abîmes,[...]
La dernière séquence en un seul vers fournit l'image du flanc qui remue...
Evidemment, Rimbaud a retourné ses emprunts à ce récit biblique en choisissant le cadre de l'antiquité païenne grecque.
Passons au poème "Le Satyre" du même recueil hugolien de 1859. Rimbaud s'en est inspiré ponctuellement, et même si cela est moins sensible cela complète de près le profil des relevés mentionnés dans "Le Sacre de la femme". L'inspiration est plus diffuse pour le poème qui décrit un satyre lascif dont les actions brutales sont voilées par l'expression "tendre convoitise". Et "Son caprice" "Montait jusqu'au r(ocher sacré de l'idéal[.]" Il est amené pour être jugé au haut de l'Olympe au moment d'une splendide aurore avec l'image des quadriges mythologiques et des chevaux qui se cabrent.
Il est question d'immensité, mais Rimbaud ne semble pas s'être inspiré d'une large partie de ce poème. Je relève en passant la rime au singulier "marbre"/"arbre" qui correspond à l'avant-dernière rime de "Credo in unam" au pluriel et dans l'ordre inverse :
Tu mériterais bien qu'on te changeât en marbre,En flot, ou qu'on te mît au cachot dans un arbre ;Et dans les bois sacrés, sous l'horreur des grands arbres,Majestueusement debout, les sombres marbres,Les Dieux au front desquels le bouvreuil fait son nid,- Les Dieux écoutent l'Homme et le Monde infini !...
Le rapprochement n'est pas vain. L'adjectif "sacré" a un rôle clef chez Hugo dans un poème où il désacralise l'aristocratie des dieux de l'Olympe en même temps. Les vers que nous avons cité sont une attaque de Zeus qui vire à l'ironie quand on sait la suite du récit, et les vers de Rimbaud répondent clairement à cette injure sur le même mode. J'ai déjà dit que la rime "nid"/"infini" adaptait au singulier une rime du "Sacre de la femme", tandis que le vers final : "Les Dieux écoutent l'Homme et le Monde infini" correspondent à deux situations des poèmes ici convoqués de Victor Hugo. Les dieux jugeant le satyre l'écoutent subjugués d'une part, tandis que le soleil saluait d'un regard d'aurore étonnée Eve enceinte.
Il est question de "chant mystérieux" à la rime, on songe à "Ophélie" en passant, puis le satyre se met à chanter et comme nous sommes chez Hugo ça vire à une épopée fourre-tout cosmique. Le satyre qui est en train de piéger la vérité d'autorité des dieux "dit la sève". Il parle "de la vallée" et de "La palpitation sauvage du printemps". Le "magique alphabet" est ici complexe, plus proche de "Voyelles" que de "Credo in unam" et du "Sacre de la femme". La "flûte" à la fin "importunait la lèvre" du sylvain. Je pourrais citer d'autres vers pour faire des rapprochements, anticiper un poème de 1872 avec la rime "âme"/"brame", mais je ne saurais manquer d'insister sur des vers qui ont une empreinte sensible dans "Credo in unam" avec les mots clefs "embryons" et "fourmillement", avec la rime "embryon"/"rayon" que reprend en ordre inverse et au pluriel :
Géant possible, encor caché dans l'embryon,La terre où l'animal erre autour du rayon,[...]
Place au fourmillement éternel des cieux noirs,[...]
Le mot "fourmillement" figure dans les tout derniers vers du "Satyre", dans son mouvement conclusif. Rimbaud le place en préambule.
A travers le récit du satyre, Hugo oppose liberté et joug.
La séquence au futur de l'indicatif sur l'Homme libre chez Rimbaud : "tu le verras" a un écho sensible dans "Le Satyre": "On le verra..."
Rimbaud fera une trinité "Ciel ! amour ! liberté !" dans "Ophélie, le satyre prône : "Liberté, vie et foi sur le dogme détruit !" Liberté, vie et foi sont trois termes clefs de "Credo in unam".
Place au rayonnement de l'âme universelle !
Voilà un vers quasi conclusif qui exprime bien l'enthousiasme commun aux deux poèmes que nous comparons.
Je peux m'arrêter là sur ces deux poèmes. Il va de soi que je songe à d'autres influences hugoliennes sur "Credo in unam", mais je m'en suis tenu à deux poèmes précis.
Ici, on ne vous vend pas du : "Rimbaud finit les Illuminations sur "Génie" parce que "Génie" est plutôt ceci, et il ne finit pas sur "Solde" parce que "Solde" est plutôt cela. On ne fait pas dans la tautologie.
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