jeudi 29 mai 2025

"Les Assis" et Théophile Gautier : une enquête par les rimes...

Le poème "Les Assis" fait partie des poèmes qui interpellent le plus la sagacité des lecteurs. J'ai déjà publié un article sur ce poème dans la revue Parade sauvage. Je voudrais ici faire part d'hypothèses neuves.
Malgré la différence des sujets, les poèmes "Bal des pendus" et "Les Assis" sont liés entre eux. Rimbaud y reprend la description de squelettes, mais il adapte l'idée de "danse macabre" de pendus en une momification de vieillards coincés dans leurs chaises. Et certains éléments lexicaux sont communs aux deux poèmes, jusqu'à la manière prosodique de les traiter. Il est question des fémurs dans les deux poèmes et à chaque fois de doigts crispés autour de ces fémurs :
 
Crise ses petits doigts sur son fémur qui craque
 Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs
Dans les deux cas, il y a la même parodie maligne de la masturbation où le fémur fait figure de substitut à un membre viril manquant. Ou bien la raideur vaut au membre viril d'être qualifié de fémur.
Or, le poème "Bal des pendus" s'inspire maximalement de poèmes de Théophile Gautier, et le mot "fémur" au singulier n'est même pas à la rime dans "Bal des pendus", alors qu'il l'est et au pluriel dans la source la plus sensible à "Bal des pendus" qu'est le morceau "Bûchers et tombeaux" :
 
Il signe les pierres funèbres
De son paraphe de fémurs,
Pend son chapelet de vertèbres
Dans les charniers, le long des murs ;
 Il me semble logique de considérer ce quatrain comme une source au tout premier quatrain du poème "Les Assis" :
 
Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs,
Le sinciput plaqué de hargnosités vagues
Comme les floraisons lépreuses des vieux murs ;
La symétrie va jusqu'au point-virgule en fin de strophe après le nom "murs". Gautier était un amateur de néologismes, et Rimbaud salue précisément "vibrements" au vers 9 de "Voyelles" qu'il reprend au vers 9 d'un sonnet des Premières poésies de Gautier. Et il faut être précis. "Voyelles" fait état de voyelles qui sont des couleurs dans une idée de Lumière qui est un Verbe divin. Or, Rimbaud égrène clairement l'idée d'une oscillation colorée par des mots choisis qui sont tantôts d'une grande banalité, mais typiques du romantisme "frissons", tantôt des néologismes ou mots rares : "bombinent", "vibrements" et "strideurs". Les deux derniers sont liés à Gautier, qui a inventé le premier, utilisé tout récemment le second dans Tableaux du siège, sachant que son ami du Petit Cénacle l'a utilisé en 1833 dans le poème "Spleen" de son recueil Feu et flamme. Et justement, non seulement nous avons la rime "fémurs"/"murs" à côté d'une rime "bagues"/"vagues" que Gautier en particulier utilise à plusieurs reprises, mais il y a ce néologisme "hargnosités" qu'à ma connaissance Rimbaud est le seul à avoir jamais utilisé. Il existe aussi le nom "hargnerie", employé plus tard par Alphonse Daudet par exemple, mais "hargnosités" est très curieux. Il me fait penser à "gibbosités" qu'emploie Hugo et surtout il anticipe les néologismes "bleuités" et "bleuisons" du "Bateau ivre" et des "Mains de Jeanne-Marie". C'est un peu l'équivalent du néologisme "vibrement" démarqué de "vibration". Et "hargnosités" et "bleuités" partagent la même suffixation et l'emploi au pluriel chez Rimbaud.
Gautier recourt aussi à la rime "chauves"/"fauves" mais il n'est pas le seul, le mot "corridor" au singulier pas au pluriel est à la rime dans Emaux et camées. La rime "noirs"/"soirs" est assez banal et n'est pas étrangère à Gautier. Mais, dans l'ensemble, j'échoue à établir des liens entre les rimes des "Assis" et les rimes de Gautier, sauf pour un cas précis dont je vais parler plus bas. La rime "sièges"/"neiges" a l'air de venir des deux poèmes de Leconte de Lisle vendus en plaquette en 1871, c'est de là aussi que vient le rejet à la césure "aux dents" visiblement. La rime "peau"/"crapaud" ressemble un peu à une rime "peau"/"chapeau" de Leconte de Lisle, mais là encore les rapprochements avec Leconte de Lisle pour l'ensemble des rimes des "Assis" ne fonctionnent guère. Il y a bien la rime "naufrage"/"rage"... Rimbaud emploie pas mal de mots rares tant au milieu des vers : "sinciput", etc., qu'à la rime : "épileptiques"/"rachitiques", culottée"/"emmaillottée", "boursouflés", "pieds tors", "corridors", "entonnoir", ""amygdales", "visières"/"lisières", "virgules"/"libellules", "accroupis", et on ne peut pas croire qu'une recherche des sources va demeurer vaine. On peut penser que Rimbaud ne reprend pas les mêmes mots et qu'il y a peut-être des adaptations qui nous cachent la source... La rime "tue"/"battue" est dans les poésies du Joseph Delorme de Sainte-Beuve, mais sans doute aussi ailleurs. Le mot "entonnoir" à la rime a l'air de sonner comme une référence à Hugo.
Je n'ai pas encore entamé de grandes recherches, sauf du côté de Gautier, et là j'ai tout de même une petite perle intéressante, la rime "pianistes"/"tristes". Malgré les emplois fréquents de cet adjectif par les romantiques, l'adjectif est rarement à la rime et la rime de Rimbaud est très proche d'une rime de Gautier :
 
Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour
S'écoutent clapoter des barcarolles tristes,
Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour.
Les mots "caboches" et "barcarolles" font penser à Hugo, le "trop cabochard" et l'auteur de "Navarin" avec "barcarolles"... mais vous avez un "et" en attaque de vers, le nom de musiciens qualifiés d'après leur instrument, en l'occurrence la piano, et grâce au suffixe "-istes" ces gens riments avec l'adjectif "tristes".
C'est un quatrain à rime similaire que fournit "Variations sur le carnaval de Venise" dans Emaux et camées, poème long en plusieurs parties, assez connu, et qui suit "Etude de mains" :
 
Et les petites guitaristes,
Maigres sous leurs minces tartans,
Le glapissent de leurs voix tristes
Aux tables des cafés chantants.
 Nous avons le "Et' en attaque de quatrain et le parallèle "petites guitaristes"/"verts pianistes", puis l'idée de maigreur en écho à des doigts boulus de squelettes, on peut comparer prosodiquement "tartans" et "tambours", puis "glapissent" correspond à "clapoter" pour le désagréable et maladroit, comme quelque peu à "S'écoutent", tandis qu'il n'est pas idiot de comparer "cafés chantants" et "roulis d'amour". Le "tambour" est aussi à la rime dans Emaux et camées, peut-être avec le nom "amour", je dois vérifier. Le quatrain de Gautier fait partie d'un mouvement où le poète décrit un "vieil air populaire" que tout le monde reprend jusqu'à plus soif ("Par tous les violons raclé"). Il s'agit de l'air du Carnaval de Venise, et le poème "Les Assis" est ainsi une "danse macabre" où les Assis s'écoutent jouer de tels airs populaires avec nostalgie et complaisance.
Je pense que je tiens là quelque chose de neuf et d'intéressant sur "Les Assis", Gautier auparavant a une amorce de cette rime du genre "artiste"/"triste", et une autre occurrence que je n'ai pas notée. Mais pour l'instant je ne connais rien d'approchant de ce quatrain de Gautier et du quatrain de Rimbaud... 
 
Edité (30 mai 11h) :
 
Je viens de lire d'une traite la fin du recueil Emaux et Camées dans la version des Œuvres complètes de Michel Brix chez Bartillat. Oui, déguster des vers de Gautier, c'est comme manger des pâtes Barilla...
Trêve de plaisanteries.
J'ai donc lu "Bûchers et tombeaux" et "Le Souper des armures" sources de "Bal des pendus", puis "La montre", "Les Néréides" qui existe avec des variantes), "Les accroche-coeurs", "La rose-thé", "Carmen", "Ce que disent les hirondelles", "Noël", "Les joujoux de la morte", "Après le feuilleton" et surtout "Le Château du souvenir" où j'ai trouvé le mot rare... "tortuosités". Le poème se finit par un spectacle de morts ranimés comme "Le Souper des armures", "La Cafetière", etc. Le poème contient accessoirement la rime "fauve"/"chauve" au singulier, mais c'est vraiment ce mot rare avec le même suffixe que pour "hargnosités" qui retient toute mon attention, surtout qu'il y a une idée de "floraisons lépreuses de vieux murs" dans son emploi :
 
Des tortuosités de lierre
Pénètrent dans chaque refend,
Payant la tour hospitalière
Qui les soutient... en l'étouffant.
 
Il existe des variantes pour ce poème. Sinon, le recueil se poursuit, mais avec pas mal de poèmes qui ne furent ajoutés qu'à l'édition de 1872, après la composition des "Assis" par Rimbaud, même si certains poèmes furent publiés dans des revues en 1866, 1869, etc. : "Camélia et pâquerette", "La Fellah", "La manasarde", "La nue", "Le merle", "La fleur qui fait le printemps", "Dernier voeu", "Plaintive tourterelle" (paru dès 1840 toutefois en revue), "La bonne soirée" et le recueil se finit sur le poème "L'Art" qui lui n'est pas un ajout de 1872.
Du début du recueil, qui contient "Etude de main", "Variations sur le carnaval de Venise", "Symphonie en blanc majeur", etc., je compte relire attentivement "Vieux de la vieille".
Il y a aussi un dossier de poèmes supprimés qui m'intéresse.
 Le nom "tortusoités" n'est pas un néologisme de Gautier, c'est un mot vieilli recherché. Je le mets avec "gibbosités" et "monstruosités" dans la catégorie des mots à interroger pour trouver son origine à "hargnosités". Notons que "pieds tors" est à la rime et caractérise "Les Assis" dans un autre quatrain.

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