Le poème "Bonne pensée du matin" a fait l'objet de nombreux commentaires détaillés : Brunel, Richter, Meyer, et deux études dominent actuellement avec une interprétation politico-satirique pour dire vite, celles d'Yves Reboul et de Steve Murphy. A cela s'ajoute l'idée d'une parodie en passant du poème V de La Bonne chanson.
Au plan formel, le poème fait partie des vers "nouvelle manière" et "Bonne pensée du matin" a un statut à part même en ce sein, puisqu'il y a un problème à compter les syllabes de ses vers dominants. Le poème est composé de quatrains à rimes croisées, avec exception du premier quatrain à rimes embrassées, rappel un peu de ce que faisait parfois Rimbaud en 1870, référence donc du côté d'une poésie chansonnière. Les quatrains sont en principe à base d'octosyllabes avec un vers court conclusif d'en principe six syllabes. Toutefois, un peu comme dans "Rêvé pour l'hiver", au second quatrain, le vers court conclusif ne respecte pas la contrainte, il n'est que de quatre syllabes au lieu de six. Et dans le dernier quatrain, le vers court de six syllabes ne conclut pas, mais ouvre le quatrain : "O Reine des Bergers !" Notons que l'alexandrin solitaire final avec deux hémistiches de six syllabes lui fait un petit salut rythmique, mais espiègle.
Je ne parle même pas ici des irrégularités au plan des rimes. La singularité essentielle, c'est que le décompte des syllabes est problématique. On comprend que les quatre premiers quatrains doivent s'ouvrir par trois octosyllabes, mais le décompte syllabique part en sucette. Pire encore, le premier vers est directement problématique, il atteint les neuf syllabes, et ce n'est que rétrospectivement que pour la ramener à huit syllabes on envisage l'élision de la fin au pluriel du nom "heures" : "A quatre heur' du matin, l'été," ce qui n'intéresse que les métriciens en général et pas la plupart des commentateurs des poésies de Rimbaud qui le lisent comme on lirait n'importe quel texte en prose.
Au second quatrain, l'élision s'impose à la fin de "immense" et à la fin de "chemise". Au troisième quatrain, à la fin de "mousse" et de "préparent" avec en prime synérèse à "précieux". Et provocation en sens inverse, il ne faut surtout pas abréger le vers suivant : "Où la richesse de la ville". Le quatrième quatrain ne pose aucun problème de syllabation, instant de répit, puis nous avons le quatrain final de ce poème donc en vingt vers ou cinq quatrains, avec le vers court servi en premier, et la présentation typographique fait que ce n'est pas un problème. Suivent deux octosyllabes non problématiques et enfin un alexandrin conclusif. A noter qu'en principe, l'alexandrin devrait avoir une marge qui lui est propre, il est aligné sur les octosyllabes dans les éditions du poème, tout comme le vers de quatre syllabes est aligné sur ceux de six syllabes, hérésie éditoriale. Il faudrait que j'aille moi-même inspecter le manuscrit ou vérifier ce qu'en disait déjà Murphy dans son édition philologie des vers de Rimbaud en 1999. Il est impossible d'élider le vers final, on peut élider le déterminant "le" à la limite : "En attendant l'bain dans la mer, à midi." Cependant, jusque-là, les élisions ne concernaient que des fins de mot, éventuellement devant un signe de ponctuation, et l'élision permettait de retrouver la mesure attendue. Ici, l'élision ne donnerait qu'un vers de onze syllabes isolé dans l'ensemble. Nous sommes loin de l'octosyllabe. En clair, il faut admettre l'alexandrin en tant que tel, il n'y a pas de piège métrique comme pour les vers élidés plus haut.
Face à ces constats, la critique rimbaldienne parle évidemment d'une destruction des règles, et donc d'une poésie nouvelle émancipée, tout cela a un certain sens, et je ne vais pas aller complètement contre, mais il y a tout de même quelque chose qui me chiffonne, parce que quand je lis ce poème ce n'est pas sa nouveauté qui me saute aux yeux mais son regard vers le passé de la poésie populaire chansonnière. Dans "vers le passé", je l'oppose un peu anachroniquement à l'idée de poésie avant-gardiste annonciatrice de celle du vingtième siècle tel que dans l'esprit de la critique universitaire. Rimbaud ne parle pas de la chanson tout à fait au passé, mais, pour moi, ce poème témoigne d'un Rimbaud nourri des modèles de son époque, et ça manque dans les commentaires experts qu'on propose de "Bonne pensée du matin".
L'expression "Rira sous de faux cieux" va devenir "Peindra de faux cieux" dans la version d'Une saison en enfer, ce qui veut dire que la dernière leçon en date est une citation d'un cliché de la poésie du dix-septième siècle illustrée notamment par un poème de Corneille.
Dans le second quatrain, la périphrase mythologique : "le soleil des Hespérides" est clairement un exemple de cliché de la poésie classique.
Qui plus est, cette périphrase entraîne des débats sur son sens, les Hespérides seraient à l'ouest, donc ce serait le soleil du couchant selon certains.
Si cette expression pose de tels problèmes, comment se fait-il que personne ne se concentre sur l'identification de sa source ?
Je remarque que dans l'anthologie tome IV des Poètes français d'Eugène Crépet, nous avons une longue notice en prose par Philoxène Boyer au sujet de Joseph Méry, connu encore de nos jours pour sa collaboration avec Gérard de Nerval, pour Le Chariot d'enfant. Joseph Méry est un écrivain prolifique, ami des célébrités littéraires de la première moitié du dix-neuvième siècle, et un bonapartiste. Il a écrit divers recueils de poésies, où brille la reprise du mot clef "mélodies" qui apparaît dans deux titres, et dans le recueil de 1853 Méry fait allusion au premier recueil de Lamartine avec ce titre Mélodies poétiques. Dans l'anthologie de Crépet, parmi les quelques poèmes retenus, nous avons justement une pièce "Sur la terre des Aygalades", Méry étant marseillais d'origine, où figure l'expression : "printemps des Hespérides" à la rime", et cette pièce en octosyllabes est immédiatement suivie d'un quatrain en octosyllabes intitulé "Pensée" à tel point qu'on jurerait que ce quatrain est un peu l'envoi dans une ballade la fin du poème précédent, mais tel n'est pas le cas. Les deux poèmes sont consécutifs aussi au tout début du recueil Mélodies poétiques. Les autres poèmes retenus par l'anthologie Crépet privilégient des poèmes où Méry pratique un quatrain avec un dernier vers court, ce qui crée un deuxième ordre de comparaison possible avec "Bonne pensée du matin", ou un troisième, puisque vous avez "printemps des Hespérides" à la rime dans un quatrain d'octosyllabes, le titre "Pensée" et enfin le quatrain à vers conclusif court. J'ai parcouru les poésies de Méry, du moins du recueil Mélodies poétiques, j'ai trouvé des attaques sur le poète tôt au matin pris encore dans le sommeil, sur la naissance de l'aube, j'ai le motif de la ville, j'ai l'idée de la mousse jusqu'à un certain point, j'ai l'appel aussi à boire, à vivre l'amour, à s'en remettre à Vénus, et j'ai trouvé plusieurs célébrations de l'instant de midi.
Je ne peux pas tout faire à la fois, je n'ai pas encore pu produire un article de mise au point sur l'intérêt de tous ces rapprochements, mais ça confirme qu'il y a sur "Bonne pensée du matin" une grosse lacune des rimbaldiens quant à l'horizon des sources à explorer. J'ai aussi un vague souvenir d'une ressemblance du début du poème avec une chanson de Desaugiers.
Enfin, voilà, quoi ! Trois fois rien.
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Vous auriez préféré un article intitulé "Excalibur", un peu à la manière d'un barde toulousain.
Arthur Rimbaud est né à Reims l'an 1503...
- Ah bon ! mais je croyais qu'il était né à Charleville ?
- Exactement, une ville qui n'existe plus, à sa place, aujourd'hui, il y a Charleville-Mézières...
- Mais c'est simplement que Charleville et Mézières ont fusionné...
- Oui, et on a annulé pour cela les traits de séparation. Parce que voyez-vous, pour affronter les rudes veillées, les habitants de l'époque avaient pris pour habitude de bien barrer leurs 7, n'est-ce pas ?
- Oh non ! il ne va pas encore recommencer...
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