Oui, je fais dans le titre intrigant. Mon idée est de montrer une continuité de "foi" de la part de Rimbaud de "Credo in unam" de mai 1870 à "Bonne pensée du matin" de mai 1872 par-delà la déclaration du "voyant" de mai 1871 qui est censée séparer un avant et un après dans ses conceptions poétiques.
Le poème "Credo in unam" était réputé citer en passant un vers célèbre du "Rolla" d'Alfred de Musset. En réalité, Rimbaud démarque une anaphore de quatre vers de ce poème en la réduisant à trois vers :
Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terreMarchait et respirait dans un peuple de dieux ?[...]Regrettez-vous le temps où les nymphes lascivesOndoyaient au soleil parmi les fleurs des eaux,[...]Regrettez-vous le temps où d'un siècle barbareNaquit un siècle d'or, plus fertile et plus beau ?[...]Regrettez-vous le temps où nos vieilles romancesOuvraient leurs ailes d'or vers leur monde enchanté ?[...]
L'anaphore "Regrettez-vous le temps..." est tournée en réponse avec glissement du singulier "le temps" au pluriel :
Je regrette les temps de l'antique jeunesse,[...]Je regrette les temps où la sève du monde,[...]Je regrette les temps de la grande Cybèle[...]
Mais vous remarquez que Musset a créé des couples au sein de son anaphore à quatre occurrences. Les deux premières mentions concernent l'Antiquité païenne et les deux suivantes un âge d'or très idéalisé et fantasmé des premiers temps du christianisme. Rimbaud n'affirme son regret que pour le temps antique qui devient : "les temps de l'antique jeunesse", le singulier du mot "temps" étant reporté sur l'idée d'une "antique jeunesse". La jeunesse du christianisme ne l'intéresse pas et obtient son renvoi quelques vers plus loin :
Aphrodité marine ! ô ! la vie est amère,Depuis qu'un autre dieu nous attelle à sa croix !
Citons le premier couple anaphorique de Musset si pas en intégralité, du moins de manière conséquente :
Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terreMarchait et respirait dans un peuple de dieux ?Où Vénus Astarté, fille de l'onde amère,Secouait, vierge encor, les larmes de sa mère,Et fécondait le monde en tordant ses cheveux ?Regrettez-vous le temps où les Nymphes lascivesOndoyaient au soleil parmi les fleurs des eaux,Et d'un éclat de rire agaçaient sur les rivesLes faunes indolents couchés dans les roseaux ?[...]
Il s'agit des neuf premiers vers de "Rolla". Contrairement à l'essentiel de "Credo in unam", le poème "Rolla" n'est pas un discours en rimes plates. Il est plus librement rimé. Les vers ne sont pas disposés en strophes régulières, mais des blancs typographiques dans les deux poèmes permettent d'identifier des séquences, un peu l'équivalent de paragraphes pour un récit en prose.
Ainsi, l'anaphore de "Rolla" est en attaque de poème et disposée sur deux séquences de vers. La première et la troisième occurrence de l'hémistiche "Regrettez-vous le temps..." entame la première la deuxième séquence de "Rolla". Le poète romantique a dramatisé l'effet, car son blanc typographique ne respecte pas l'unité du discours. L'amorce emphatique de la référence au passage au christianisme est placée en fin de première séquence, ce qui crée un effet oratoire dans le découpage par un premier blanc typographique.
[...]- Et, quand tout fut changé, le ciel, la terre et l'homme,Quand le berceau du monde en devint le cercueil,Quand l'ouragan du Nord sur les débris de RomeDe sa sombre avalanche étendit le linceul ?Regrettez-vous le temps où d'un siècle barbareNaquit un siècle d'or, plus fertile et plus beau ?[...]
La première mention anaphorique dans "Credo in unam" n'apparaît qu'au vers 10, le deuxième vers de la deuxième séquence du poème de Rimbaud qui a donc une sorte d'introduction en huit vers. Il va de soi que ces huit vers de préambule contiennent des éléments clefs en réponse à la question initiale du "Rolla" de Musset. On remarque aussi que la troisième reprise de l'anaphore chez Rimbaud est en attaque de la troisième séquence. La symétrie n'est pas totale, mais elle demeure essentielle d'une composition à l'autre.
Dans son anaphore, Rimbaud met en triade les éléments de réponse : il regrette l'antique jeunesse, la sève du monde et la grande Cybèle si on se contente de relever les mots à la rime... Et la mention "sève du monde" fait clairement écho à tout ce préambule en huit vers qui n'est pas à un temps conjugué du passé, mais au présent de l'indicatif :
Le soleil, le foyer de tendresse et de vieVerse l'amour brûlant à la terre ravie ;Et quand on est couché sur la vallée, on sentQue la terre est nubile et déborde de sang :Que son immense sein, soulevé par une âme,Est d'amour comme Dieu, de chair comme la Femme,Et qu'il renferme, gros de sève et de rayons,Le grand fourmillement de tous les embryons !
Il y a beaucoup à dire sur ces huit vers avec plein d'amorces : la célébration du soleil, la rime cliché "vie"/"ravie", le motif du poète "couché sur la vallée", le tour plus familier et hugolien "on sent" à la rime, le calembour métrique d'éclosion avec le calage de l'adjectif "gros" devant la césure pour créer un effet de débordement de son complément où figure précisément notre mot "sève", la rime "rayons"/"embryons", la métaphorisation de la Nature en être de chair avec la comparaison à une femme, comparaison qui maintient une petite distance, mais qui, aussi, surtout dans le cadre de la lettre envoyée à Banville le 24 mai 1870, fait écho à la chute du poème en deux quatrains : "Par les beaux soirs d'été..." dont il éclaire rétroactivement la visée de sens : "Par la Nature, - heureux comme avec une femme !"
Dans la comparaison avec le "Rolla" de Musset", il importe de noter la symétrie entre la descente du ciel des rayons du Soleil qui nourrit la terre et l'idée d'un ciel qui marche et respire sur la terre par le truchement d'un peuple de dieux... L'idée de respiration est présente dans les huit vers de préambule de Rimbaud : "on sent", "déborde de sang", "immense sein, soulevé par une âme," "gros de sève", "grand fourmillement". Et j'ajoute la petite touche finale avec la reprise du mot "terre", premier mot à la rime au premier vers du "Rolla", le premier justement du système anaphorique à quatre occurrences... Rimbaud ne place pas le mot "terre" à la rime, mais l'action est du Soleil sur la terre, et le mot est précocement disposé à la fin du vers 2, juste avant le mot à la rime : "terre ravie". Et ce mot "terre" est repris au début du vers 4, en tant qu'articulation clef du récit : "Que la terre est..."
Pour le reste, on sait que la mention "Vénus Astarté" au début du vers 3 de "Rolla" nous vaut les mentions séparées "Vénus" et "Astarté" dans le poème de Rimbaud, que la rime "amère"/"mère" des vers 3 et 4 de "Rolla" est reprise en sens inverse au début de la cinquième séquence de "Credo in unam" et précisément dans une réponse double aux deux interrogations du système anaphorique de Musset :
Je crois en Toi ! Je crois en Toi ! Divine Mère !Aphrodité marine ! ô ! la vie est amère,Depuis qu'un autre dieu nous attelle à sa croix !Mais c'est toi la Vénus ! c'est en toi que je crois !
Rimbaud joue clairement avec le texte de Musset : nous passons d'une Vénus fille de la mer qui l'éclabousse de "larmes" à une Vénus elle-même figure absolue de la maternité, "Aphrodité marine" corrigeant quelque peu le choix "Vénus Astarté" de Musset à ce passage, et surtout nous passons d'une Vénus fille de l'amertume de l'onde maternelle à l'idée que l'amertume est du côté de cette religion chrétienne dont Musset dans "Rolla" soutient qu'elle a remplacé la barbarie par un siècle d'or. Et j'ajouterais que le "soleil" est aussi une fin de non-recevoir à ce concept de "siècle d'or".
Les quatre vers que je viens de citer de Rimbaud contiennent une répétition "crois" avec trois occurrences, dont une à la rime qui forme un calembour avec le mot "croix". Il y a quelques autres répétitions d'emphase dans ces quatre vers : "c'est toi... c'est en toi..." mais surtout on a un exemple de trimètre rompu non classique, propre au dix-neuvième siècle, puisque l'anaphore interne : "Je crois..." ne s'impose pas au troisième élément. Deux mentions suffisent à affirmer l'armature en trimètre. Le rejet "en Toi" est renforcé par la reprise : "c'est toi... c'est en toi". L'expression de la foi se fait particulièrement fiévreuse, ou vibrante si vous préférez. On peut envisager dans une analyse plus large du poème que l'homonymie entre une conjugaison "croire" et "croître" vaut calembour dans ce trimètre, d'exemple rare chez Rimbaud. Il suffit de citer les extraits suivants qui font écho à la poussée qu'accentue le franchissement de la césure : "Je crois en Toi ! Je crois + en Toi ! [...]" : "Et tout vit ! et tout monte !" "Et monter lentement dans un immense amour", "Montera, montera, brûlera sous son front" (Note : "brûlera" reprend "l'amour brûlant" solaire du vers 2), "et croître dans les blés". Notez la variante de "Soleil et Chair" : "Et tout croît, et tout monte !" qui confirme que Rimbaud songe ou finit par songer à ce calembour. En tout cas, ces quatre vers sont une allusion directe au premier des deux vers suivants du "Rolla" de Musset :
Je ne crois pas, ô Christ ! à ta parole sainte :Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux.
Il n'est pas nécessaire de commenter les oppositions entre les exclamations : "ô Christ" et "Ô Vénus ! ô Déesse !" "Divine Mère !" ni l'opposition entre "Je ne crois pas... à ta parole sainte" et "c'est en toi que je crois !" Juste ceci : Musset ne s'arrête pas sur la foi en l'antiquité païenne, il passe directement au regret de ne pas avoir un sentiment chrétien. Rimbaud lui réplique que, sans être chrétien, il devrait au moins conserver la foi en l'antique jeunesse. Et Rimbaud répond donc aussi à cet autre vers d'un poète qui se plaint d'un "monde trop vieux". Il suffit de croire en l'antique jeunesse, et notez que dans "L'Impossible" ces questions auront toujours une actualité pour le jeune Arthur : "libre d'habiter dans votre Orient, quelque ancien qu'il vous le faille, [...] Ne soyez pas un vaincu" ou "Tout cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de l'Orient, la patrie primitive ?"
On le voit, l'empreinte du discours de Musset dans "Rolla" est très forte à la fois sur "Credo in unam" et sur l'ensemble de la carrière poétique de Rimbaud.
Nous avons d'autres preuves de la prise en compte prolongée du "Rolla" de Musset pour la composition de "Credo in unam". Prenons les vers 6 à 9 de "Rolla" déjà cités plus haut :
Regrettez-vous le temps où les Nymphes lascivesOndoyaient au soleil parmi les fleurs des eaux,Et d'un éclat de rire agaçaient sur les rivesLes Faunes indolents couchés dans les roseaux ?
Notez que le "soleil" est une mention d'arrière-plan dans ces vers qui devient motif principal dans la réplique rimbaldienne. On pense aussi aux "haillons / D'argent" du "Dormeur du Val" à la lecture de ces vers de Musset... Mais, plus que clairement cette fois, Rimbaud a repris "Nymphes lascives" et "Faunes indolents" pour créer le vers : "Des Satyres lascifs, des faunes animaux," et cela dans une phrase qui contient la reprise du mot "Nymphe" au singulier avec majuscule et dans un corps de quatre vers avec une rime en "-aux", quatre vers dans le prolongement du premier vers de la réponse anaphorique, et ces quatre vers, par la rime, sont fondus précisément à l'amplification anaphorique :
[...]Je regrette les temps de l'antique jeunesse,Des Satyres lascifs, des faunes animaux,Dieux qui mordaient d'amour l'écorce des rameaux,Et dans les nénuphars baisaient la Nymphe blonde !Je regrette les temps où la sève du monde,[...]
Les seize premiers vers de "Credo in unam" en particulier sont saturés de réponses au "Rolla" de Musset et toujours avec notre souci du détail nous remarquons qu'au sein de ces seize vers rimbaldiens il y a une reprise frappante de l'idée de "vie". Le mot "vie" est à la rime au tout premier vers. Il revient en relief au vers 9, début de la deuxième séquence, avec une mention verbale ramassée : "Et tout vit !" Et au vers 17, nous avons une troisième répétition avec une forme conjuguée à l'indicatif imparfait : "tout naissait, vivait".
Remarquez dans les vers de Musset et Rimbaud une mise en commun qui fait songer à "Tête de faune" : "Dieux qui mordaient d'amour l'écorce des rameaux" et "baisaient la Nymphe blonde" chez Rimbaud contre un "éclat de rire" des nymphes qui agacent les sens des Faunes, lesquels sont décrits "couchés" comme l'est le poète dans les huit vers de préambule de "Credo in unam": "couché sur la vallée". Il faut aussi lier "baisaient la Nymphe blonde" au vers voisin de Musset : "Où les sources tremblaient des baisers de Narcisse ?"
Si la rime "roseaux"/"eaux" de "Rolla" figure plutôt dans "Ophélie", Rimbaud met "rameaux" à la rime après avoir lu son occurrence à l'intérieur des vers de "Rolla" : "rameaux verts". Plus précisément, Rimbaud a repris à Musset l'expression à la rime : "l'écorce des chênes", mais en faisant remonter la mention "rameaux" du vers suivant pour remplacer le mot "chênes" :
[...]Où les sylvains moqueurs, dans l'écorce des chênes,Avec les rameaux verts se balançaient au vent,[...]
Cela nous a valu le vers :
Dieux qui mordaient d'amour l'écorce des rameaux,[...]
Mais il en a profité pour s'inspirer du suffixe de l'adjectif "moqueurs" devant la césure et aussi du sens de cet adjectif pour créer "jaseur" devant la césure, cependant que "rameaux verts" a servi non seulement à recueillir le nom "rameaux", mais à fournir "arbres verts" :
L'eau du fleuve jaseur, le sang des arbres verts,[...]
Rimbaud ne s'est pas contenté de fixer la référence à "Rolla" au début de "Credo in unam", puisque la mention du héros Hercule avec l'image de la peau du lion qui figure au début de "Rolla" justement avec mention "lion" à la rime est reprise, avec une idée claire de rappel au lecteur, à la fin de "Credo in unam", sachant que les trois vers suivants concluent l'avant-dernière séquence :
[...]Héraclès, le Dompteur, et comme d'une gloire,Couvrant son vaste corps de la peau du lion,S'avance, front terrible et doux, à l'horizon !...
La disposition à cheval sur la césure "front terrible + et doux" vient d'un vers de Victor Hugo que je n'ai pas en tête à l'instant, mais ces vers sont directement une réécriture des deux suivants de "Rolla" :
[...]Hercule promenait l'éternelle justiceSous son manteau sanglant, taillé dans un lion ?
Je disais plus haut qu'au moins les seize premiers vers de la pièce rimbaldienne sont saturées de renvois au poème que Musset publia initialement en 1833 dans la Revue des deux Mondes, mais que des reprises concernaient aussi d'autres passages clefs de la grande composition d'Arthur. Reprenez "Rolla" et vous constatez que les quinze premiers vers sont pour dire vite intégralement repris dans "Credo in unam".
Il va de soi que Rimbaud persifle encore des vers tels que ceux-ci : "Où, sous la main du Christ tout venait de renaître ?" Ce vers n'est-il pas la source de la réplique suivante : "Où tout naissait, vivait, sous ses longs pieds de chèvre[.]" Rimbaud oppose Pan au Christ, avec allusion à la célèbre formule : "Pan est mort", et Rimbaud combat les idées de mort, de cercueil du "Rolla" de Musset en refusant de considérer le Christ comme un souffle de vie. La mention de la "croix" est commune aux deux poèmes, et Rimbaud est là encore dans la repartie. La croix est un symbole de mort, et non de vie, pauvre Musset !
Il va de soi que le dédain de Musset à se tenir "debout" dans les "temples muets" du christianisme a droit à des répliques subtiles : "debout sur la plaine", "arbres muets", "Devant l'Homme debout", "Majestueusement debout",...
Ô Christ ! je ne suis pas de ceux que la prièreDans tes temples muets amène à pas tremblants ;[...]Et je reste debout sous tes sacrés portiques,[...]
Rimbaud répond symétriquement à ces vers en établissant un habile décalage.
La signification du silence n'est pas la même pour les "arbres muets" qui se recueillent, pour citer "Tête de faune", et la mention de l'adverbe "debout" structure la composition de "Credo in unam" :
[...]Où, debout sur la plaine, il entendait autourRépondre à son appel la Nature vivante ;Où les arbres muets berçant l'oiseau qui chante,La Terre berçant l'Homme, et le long fleuve bleu,Et tous les Animaux aimaient aux pieds d'un Dieu !Le grand ciel est ouvert ! les mystères sont mortsDevant l'Homme, debout, qui croise ses bras fortsDans l'immense splendeur de la riche nature !Il chante... et le bois chante, et le fleuve murmureUn chant plein de bonheur qui monte vers le jour !...- C'est la Rédemption ! c'est l'amour ! c'est l'amour...Et dans les bois sacrés, sous l'horreur des grands arbres,Majestueusement debout, les sombres Marbres,Les Dieux au front desquels le bouvreuil fait son nid,- Les Dieux écoutent l'Homme et le Monde infini !...
Rimbaud est très précis. Il chante une messe au sein de la Nature pour se moquer de Musset qui fait l'intéressant par rapport aux humains dans une église où on n'entend pas un bruit divin, mais qui pleure de l'impression de mort qu'il en ressent éparse dans l'univers. Rimbaud ne dit pas qu'il est athée dans "Credo in unam", il ne dit pas qu'il est antichrétien, il dit qu'il a une foi proche des temps premiers de l'antiquité païenne et il reproche à Musset de n'être qu'un athée. La foi de Rimbaud est par ailleurs celle à nouveau exprimée dans "Antique" ou "Tête de faune" vu la parenté absolue des images déployées.
Je dis bien que Rimbaud chante une messe. Vous avez la mention des "arbres muets", décor d'une église forêt selon un principe connu de Chateaubriand, avec la vénération d'un Dieu aimé, mais "debout dans la plaine", puis image d'ouverture du ciel pour un hymne évident où l'Homme debout est la réplique à la posture de Musset debout dans des "temples muets". Ce passage disparaît de la version remise à Demeny intitulée "Soleil et Chair", mais remarquez sa valeur structurelle, puisqu'il s'agit précisément de la fin de tout le passage supprimé pour la version remise à Demeny...
Enfin, vous avez la citation des quatre derniers vers du poème avec la mention "debout" rejeté après la césure du fait du recours à un adverbe en "-ment" de six syllabes sur le modèle de Deschamps, Gautier, puis Banville, et la confusion des Dieux avec des Marbres conforte inévitablement la référence à une messe dans une Nature perçue comme une église.
Je ne relève pas scrupuleusement tous les éléments qui méritent une comparaison entre "Rolla" et "Credo in unam". J'en ai d'autres, ainsi de l'écho : "Ta gloire est morte, ô Christ !" et "les mystères sont morts". Il y a plein d'autres échos qui vont de soi entre les deux poèmes. J'ai déjà indiqué aussi que si Rimbaud ne semblait pas reprendre les vers consacrés à l'histoire du personnage Rolla, il n'est pas interdit de penser que Rimbaud se moque de la corruption de la jeune fille en prostituée quand il écrit : "La Femme ne sait plus faire la Courtisane".
Il y a un autre élément tout de même troublant qui retient mon attention. L'image de la "Cavale" dans "Credo in unam" n'a jamais été clairement sourcée, ce serait une allusion au quadrige de la transmigration des âmes dans les récits platoniciens Le Banquet et Phèdre, mais cela n'est pas limpide.
Je vais citer les vers et je les mets d'abord dans leur contexte. Après un préambule d'affirmation d'un don solaire de la vie, Rimbaud affirme contre Musset sa foi dans la Vénus des temps de l'antique jeunesse et confirme aussi son regret, ce qui vaut concession sur la décadence de l'époque actuelle. Cette concession a aussi son développement qui correspond à une critique de l'homme lui-même, vu comme seul responsable de sa chute :
Misère ! maintenant, il dit : je sais les choses,Et va les yeux fermés et les oreilles closes !
Ce refus des dieux de l'antique jeunesse va de pair avec une perte de sa royauté qui est donc liberté et amour :
S'il accepte des dieux, il est au moins un Roi !C'est qu'il n'a plus l'Amour, s'il a perdu la Foi !
Accepter l'existence des dieux, ce n'est pas s'aliéner, déchoir, c'est au contraire être roi dans la Nature, c'est atteindre à l'amour universel. Le poète en croyant aux dieux n'en sera pas moins libre d'eux.
L'Homme s'est détourné de sa source, Cybèle ou Vénus, peu importe le nom qu'on lui donne et le poète refuse cette chute, lui affirme son "credo" en Vénus dans la quatrième séquence du poème. La cinquième et la sixième séquences sont deux développements du poème où l'Homme est encouragé à "relever la tête". La cinquième séquence joue assez clairement sur l'idée de temps quelque peu cycliques et fait clairement allusion aux mythes dualistes platoniciens, sachant qu'ils ont été adaptés à l'idée d'un exil chrétien en ce monde. Rimbaud joue sur l'idée de l'âme prisonnière du corps quand il parle de la pensée s'échappant du front et il mentionne explicitement l'idée d'une origine céleste de l'être humain. Rimbaud ne croit certainement pas au monde des Idées de Platon, mais il en joue métaphoriquement et fixe à l'Homme une origine solaire en quelque sorte.
Oh ! les temps reviendront ! Les temps sont bien venus !Et l'Homme n'est pas fait pour jouer tous ces rôles ![...]Et comme il est du ciel, il scrutera les cieux !...Tout ce qu'il a de dieu sous son argile charnelle,L'Idéal, la pensée invincible, éternelle,Montera, montera, brûlera sous son front ![...]
Même si le discours de Platon n'est certainement pas convoqué tel quel, il y a ici une idée de transcendance avec un plan du monde du haut et du monde d'en-bas, avec aussi un dualisme et une idée de finalité étrangers à notre monde athée contemporain. Rimbaud crée une représentation du haut et du bas qui bien évidemment n'est que métaphorique, mais il n'en fait pas moins une distinction dualiste nette entre l'Idéal, la pensée, et le corps. Il n'oppose pas l'idée et le corps comme le christianisme, ni même comme Platon, mais visiblement Rimbaud a une construction mentale dualiste qui lui est naturelle, qu'il n'interroge pas et qui fonctionne sur un mode spiritualiste séparant la pensée et la matière. Et cela est enrichi d'une idée de finalisme. A qui vous voulez faire croire que Rimbaud n'est pas dualiste, n'est pas encore immergé dans les schémas de pensée de son époque ? C'est écrit en toutes lettres. Il faut faire avec, que ça plaise ou non, et tant pis pour vous si pour apprécier Rimbaud vous le rêvez en moniste à tout crin qui pourrait vous expliquer la physique quantique.
La question se pose aussi du degré de connaissance intime des mythes platoniciens, du degré de réemploi dans "Credo in unam". Il est clair que Rimbaud fait allusion ici au mythe platonicien de la transmigration des âmes et il faut garder à l'esprit qu'il le fait d'emblée pour s'en servir à des fins personnelles, un peu à l'instar de la doctrine philosophique de l'éclectisme qui domine alors en France. L'emploi à des fins personnelles explique naturellement que la reproduction ne soit pas telle quelle, d'autant que Rimbaud n'est pas un philosophe éclectique, mais un poète. Je passe maintenant à la sixième séquence qui est assez particulière dans son mouvement puisqu'elle commence par l'affirmation que "l'Homme a relevé sa tête libre et fière", se poursuit sur une exaltation de cette liberté reconquise, puis se dilue dans des interrogations inquiètes qui finissent par renvoyer dans le futur les renaissances promises et nous font enchaîner avec une nouvelle séquence d'abattement : "Nous ne pouvons savoir !" Je suis persuadé que cette rechute passait mal pour Rimbaud qui l'a supprimée de la version remise à Demeny, ainsi que la séquence suivante de remontée de la foi formulée en une sorte d'hymne : "- C'est la Rédemption ! c'est l'amour ! c'est l'amour!..." Rimbaud a supprimé des séquences où son état d'esprit tournait en girouette. Ainsi, dans "Soleil et Chair", trois courtes séquences disparaissent, la sixième séquence qui contient notre image de la Cavale, puis la séquence dépressive "Nous ne pouvons savoir", puis la séquence d'hymne : "Le grand ciel est ouvert". Rimbaud s'en tient à la première séquence exaltée qui se termine sur le vers : "-Le Monde a soit d'amour : tu viendras l'apaiser !..." et il relie cela aux deux séquences finales exaltées : "Ô splendeur de la chair !..." et "Par la lune d'été..." Dans l'opération, nous perdons la belle idée de l'hymne en réponse à "Rolla", nous perdons une partie des mentions du mot clef "Rédemption", nous perdons les interrogations métaphysiques lamartiniennes et bien sûr l'image de la Cavale que nous allons traiter maintenant, mais il valait mieux pour Rimbaud perdre quelques beaux morceaux que de conserver ce défaut évident de la composition d'ensemble où un discours mal assuré oscillait avec une franche amplitude entre foi et abattement.
Citons donc le passage sur la Cavale, mais en y joignant le premier vers de la séquence qui l'inclut, puisque l'expression "relevé sa tête libre et fière" suppose déjà une métaphore du cheval appliquée à l'Homme qui se rebiffe : "Ô ! l'Homme a relevé sa tête libre et fière !"
Heureux du bien présent, pâle du mal souffert,L'Homme veut tout sonder, et savoir ! La Pensée,La cavale longtemps, si longtemps oppresséeS'élance de son front ! Elle saura Pourquoi !...Qu'elle bondisse libre, et l'Homme aura la Foi !
Il est clair que la "Pensée" est assimilée à un "cheval" qui s'échappe du front, et que c'est une reprise du passage de la séquence précédente :
L'Idéal, la pensée invincible, éternelle,Montera, montera, brûlera sous son front !Et quand tu le verras sonder tout l'horizon,Contempteur du vieux joug, libre de toute crainte,Tu viendras lui donner la Rédemption sainte !....
L'Idéal est apposé à "pensée", puis "Pensée" avec majuscule est apposé à la qualification métaphorique "cavale", nous avons donc une équation Idéal = Pensée = Cheval, que soutient d'autres reprises comme l'infinitif "sonder" de l'un à l'autre passage, comme l'adjectif "libre" : "bondisse libre" et "libre de toute crainte", la reprise "de son front"/"sous son front" également. La référence à la métaphore d'une âme qui monte comme un quadrige tiré par des chevaux a déjà été faite dans un article publié dans la revue Parade sauvage. Vous voyez que la métaphore du cheval est filée avec la mention du "joug" et vous notez aussi l'idée d'une âme éternelle opposable à une oppression longue mais limitée dans le temps dans une sorte de prison du corps. Rimbaud ne parle pas vraiment de prison du corps et c'est un peu pour cela aussi que je ne veux pas tout prendre de la correspondance au mythe platonicien, mais il y a l'idée que l'Homme peut perdre de vue l'essentiel et forcer son être à une oppression masochiste. Je ressens ce décalage entre le texte de Platon et celui de Rimbaud, lequel n'a pas mis en mots ce décalage qui est perceptible par l'implicite qui ressort des éléments mis en place. Rimbaud ne mentionne pas explicitement le corps comme une prison et ce serait contradictoire avec son appel aux sens, mais il y a cette rencontre tout de même du front avec l'idée de prison du corps dans le schéma platonicien. C'est un peu le moment où l'élaboration rimbaldienne a une petit côté précaire dans sa mise en application du schéma dualiste platonicien.
Mais Rimbaud ne parle pas des chars tirés par des chevaux des textes platoniciens, il s'en tient à l'assimilation de l'Idéal, la Pensée, à une seule "Cavale".
Or, si Rimbaud s'est surtout intéressé au discours général au début de "Rolla" plutôt qu'au récit sur le personnage lui-même, il se trouve que la deuxième partie numéroté en chiffre romain de "Rolla" se termine par une comparaison à la manière d'Homère étendue à trois séquences où la "cavale" contribue à donner une image de liberté par un refus d'accepter un savoir justement. Avant ces trois séquences, Musset vient de décrire Rolla comme un personnage qui refuse de croire à sa pauvreté. Rolla sait qu'il a une fortune pour bien vivre trois ans, il va tout dépenser en trois ans, puis prévoit de se suicider quand il aura tout écumé. Rolla se brûlera la cervelle quand il n'aura plus rien, et il est comparé à une cavale qui meurt parce qu'elle ignore la solution toute simple pour étancher sa soif, et cette radicalité serait une forme d'expression de la liberté. Rimbaud prend à nouveau le contrepoint de tout ce passage-là du poème "Rolla", ce qui devient donc un autre élément essentiel de la composition polémique de "Credo in unam" :
Lorsque dans le désert la cavale sauvage,Après trois jours de marche, attend un jour d'oragePour boire l'eau du ciel sur ses palmiers poudreux,Le soleil est de plomb, les palmiers en silenceSous leur ciel embrasé penchent leurs longs cheveux ;Elle cherche son puits dans le désert immense,Le soleil l'a séché ; sur le rocher brûlantLes lions hérissés dorment en grommelant.Elle se sent fléchir ; ses narines qui saignentS'enfoncent dans le sable, et le sable altéréVient boire avidement son sang décoloré.Alors elle se couche, et ses grands yeux s'éteignent,Et le pâle désert roule sur son enfantLes flots silencieux de son linceul mouvant.Elle ne savait pas, lorsque les caravanesAvec leurs chameliers passaient sous les platanes,Qu'elle n'avait qu'à suivre et qu'à baisser le front,Pour trouver à Bagdad de fraîches écuries,Des râteliers dorés, des luzernes fleuries,Et des puits dont le ciel n'a jamais vu le fond.Si Dieu nous a tirés tous de la même fange,Certe, il a dû pétrir dans une argile étrangeEt sécher aux rayons d'un soleil irritéCet être quel qu'il soit, ou l'aigle, ou l'hirondelle,Qui ne saurait plier ni son cou, ni son aile,Et qui n'a pour tout bien qu'un mot : la liberté.
L'attaque de séquence par l'hémistiche : "Elle ne savait pas," est clairement reprise par Rimbaud : "- et savoir !" puis "Elle saura Pourquoi !" La suivante séquence du poème rimbaldien lui fait encore écho : "Nous ne pouvons savoir !" Rimbaud reprend l'idée de l'ignorance de l'oiseau avec le mot "aile" à la rime :
Le doute, morne oiseau, nous frappe de son aile....
En clair, deux des trois séquences supprimées de "Credo in unam" dans "Soleil et Chair" sont fortement imprégnées de références à ces trois séquences de "Rolla" sur une "cavale".
La cavale de Musset subit le soleil, ce que Rimbaud inverse par un "soleil, foyer de tendresse et de vie". La cavale du désert meurt, alors que celle qui est Idéal et Pensée, quoique si longtemps oppressée, est "éternelle" et "invincible". L'expression "baisser le front" est de manière assez retorse discréditée par Rimbaud qui lui oppose : "l'Homme a relevé sa tête libre et fière" et bien sûr la Pensée et l'Idéal s'échappant à deux reprises du "front". Au lieu de baisser encore plus le front, il faut au contraire se relever et penser. Rimbaud oppose le désir de connaissance à l'entêtement qui sert à définir la liberté selon Musset. C'est cela "ne pas plier son cou", ne pas supporter de "joug".
J'en ai assez dit pour cette fois sur "Rolla" et "Credo in unam". Je pourrai rajouter d'autres détails, mais je voudrais encore parler de certains points avant de clore cet article.
Pour le lien avec "Bonne pensée du matin", je songe au début de la cinquième partie numérotée de "Rolla", la partie V :
Quand Rolla sur les toits vit le soleil paraître,Il alla s'appuyer au bord de la fenêtre.De pesants chariots commençaient à rouler.Il courba son front pâle, et resta sans parler.[...]
J'évite de citer la suite christique immédiate et je vous impose de vous concentrer sur l'écho de ces vers avec à la fois "Bonne pensée du matin" et la lettre de "Jumphe 72". Au-delà des reprises à la chanson de Desaugiers "Tableau de Paris à quatre heures du matin", de Dupont "Chant des ouvriers", de Méry "printemps des Hespérides", vous avez dans "Bonne pensée du matin" un rappel de la constante opposition de Rimbaud au discours de "Rolla". Cette opposition, Rimbaud l'a martelé en mai 1870 dans "Credo in unam", dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871, dans "Bonne pensée du matin" en mai 1872 et dans la lettre de "Jumphe" à Delahaye, sachant que dans "L'Eternité", le "Là tu te dégages / Et tu voles selon" mouvement du soleil à l'aube est un décalque de la Lune qui se lève dans le poème "Souvenir" de Musset...
Enfin, parlons un peu de Banville. je vais abréger, mais je dois au moins faire le lien avec "Rolla" cette fois-ci, quitte à développer le reste ultérieurement. Dans le poème "L'Exil des dieux", Banville ne polémique pas avec "Rolla", mais il le cite explicitement et se positionne par rapport à lui. Banville déplore la perte de l'antique jeunesse, il répond à la première question de "Rolla" précisément en affichant un regret pour les temps païens et non pour les premiers temps de l'Eglise, sauf que Banville ne va pas jusqu'à faire des reproches contrairement à "Credo in unam", ce poème considéré par la plupart des rimbaldiens comme un simple centon d'amateur. En réalité, Rimbaud va plus loin que Banville dans "L'Exil des dieux". Les rimbaldiens n'ont même pas identifié la critique sévère du "Rolla" de Musset que suppose l'écriture élaborée du long poème précoce d'Arthur.
Rimbaud pouvait identifier les allusions de Banville à Musset. Un des vers les plus célèbres de "Rolla" est son adresse à Voltaire au premier vers de la partie IV :
Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourireVoltige-t-il encor sur tes os décharnés ?[...]
Banville fait une claire allusion à ce vers par la reprise ci-dessous de l'adjectif content dans une phrase interrogative où l'homme est accusé d'avoir tué les dieux :
Homme, vil meurtrier des Dieux, es-tu content ?
Par son sujet, l'exil des Dieux antiques chassés par l'avènement du christianisme et puis des temps modernes, la référence à "Rolla" va de soi dans le cas de cette pièce de Banville, mais à cette saillie "es-tu content ?" il faut ajouter l'idée que les Dieux marchent en errants et vagabonds sur la Terre, ce qui contraste avec les deux premiers vers très bien tournés de "Rolla" :
Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terreMarchait et respirait dans un peuple de dieux ?
Voilà pour une mise au point exceptionnelle sur un poème des tout débuts de Rimbaud. Il y en a aura d'autres. Je peux envisager un lien minimal entre "Rolla" et Leconte de Lisle, en m'appuyant sur la mention "barbare" à la rime de Musset. Tout ça je vais le développer au fur et à mesure, mais la mise au point d'exception est ci-dessus. C'est vraiment le sujet essentiel qui avait échappé aux rimbaldiens jusqu'à présent.
Edité vers 18 heures :
Vu qu'il y a eu de premières lectures, j'édite cet article en fin de journée en plaçant à sa suite un chapelet de quelques remarques complémentaires espacées par des astérisques.
Le vers 64 de "Credo in unam" fait partie de la composition d'ensemble du poème :
Oh ! les temps reviendront ! les temps sont bien venus !
Il contient et répète le syntagme clef "les temps" qui était véhiculé dans la triple anaphore : "Je regrette les temps...", et cette anaphore structure nécessairement le récit et le propos par le fait qu'elle suppose une relation à la profondeur du temps historique. Dans le vers que je viens de citer, où il est encore question d'insistance par la répétition, Rimbaud argumente de manière passionnée, en considérant que si les temps heureux de l'antique jeunesse ont existé on peut se fier à l'idée qu'ils devraient pouvoir revenir, ce qui s'oppose à la fatalité d'une vieillesse du monde dans le discours de Musset. Mais j'avais été frappé, sans avoir trop rien à dire d'intéressant là-dessus par leur ressemblance avec le vers de "Rolla" :
Les jours sont revenus de Claude et de Tibère[.]
Notons que Musset envisage un cycle du temps uniquement sur le mode du défaitisme, Rimbaud fournit la version heureuse que s'interdit de concevoir ou penser Musset.
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A s'en fier au site Wikisource, dans la Revue des deux Mondes, les quatre vers introducteurs du basculement dans l'ère chrétienne formaient une brève séquence à part, entre deux blancs typographiques donc.
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On appréciera aussi que "Rolla" conforte Rimbaud dans l'idée d'une manière d'écrire d'époque pour les hémistiches : "Par les beaux soirs d'été..." ou "Par une nuit d'été...", puisque nous y relevons en second hémistiche d'alexandrin le tour : "par un beau soir d'automne".
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Je relève un hémistiche qui résume lapidairement la vie insouciante de "Rolla" sur un mode métaphorique qui entre inévitablement en résonance avec "Soleil et chair" : "Il vécut au soleil [...]". Dans la pârtie V, nous aurons : "Roi du monde, ô soleil ! la terre est ta maîtresse."
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Je relève aussi dans un passage sur la vie comme mascarade le gérondif "en y parlant tout haut". Il y a toute une série de syntagmes "parler haut"/"parler bas" que je relève parmi les poètes qui ont inspiré "Sensation", "Soleil et Chair" et bien sûr "Ophélie"...
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Il y a accessoirement des rapprochements à faire avec "Les Etrennes des orphelins" pour les mentions lit rideau, doux sommeil, les motifs de l'absence de la mère pour veiller sur l'enfant et du père déjà mort, et on peut ajouter une variation "Marie"/"Maria" sur le mode "Ophélie"/"Ophélia". Mais peu importe. Il y a même un vers inspiré d'un de Phèdre de Racine que Rimbaud a lui-même imité dans son "Invocation à Vénus" traduisant Lucrère en plagiant Sully Prudhomme : "Les songes de tes nuits sont plus purs que le jour[.]"
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Le poème "Rolla" offre un exemple de monosyllabe calé devant la césure pour précipiter un effet d'enjambement dans le second hémistiche, mais pour "gros de sève et d'embryons" la source rimbaldienne est ailleurs :
Lui ! chrétien, homme, fils d'un homme ! Et cette femme,[...]
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La rime "amère"/"mère" a une seconde occurrence dans la partie III de "Rolla", à proximité de la mention "courtisane" à la rime. Il est question aussi de "baisers brûlants" qu'on peut rapproche de "l'amour brûlant" au vers 2 de "Credo in unam".
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Rimbaud a pu s'inspirer aussi du vers suivant : "En songeant à la mort, il regarda les cieux."
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Quelques passages font penser à Baudelaire, l'amour vrai au fond des cimetières et monastères ou le passage lyrique "Ange des souvenirs" et "amours enfantines" avec plus loin : "Dites-moi, verts gazons..."
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L'emploi récurrent du verbe "voltiger" m'intéresse, me fait penser au début de "Bannière de mai".
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Je relève le mot au pluriel "cabarets" pour qualifier la vie de débauche de Rolla.
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Si pas dans la version de la Revue des deux mondes, du moins dans les recueils, une mention du verbe "aimer" est en italique : "Et pourquoi donc aimer ? [...]"
Le verbe "aimer" revient à plusieurs reprises vers la fin du poème et Musset décrite de manière certes feutrée une nuit d'orgie entre jacques Rolla et la prostituée Marie devenue une Marion en soulignant que ni l'un ni l'autre ne s'aiment, ce qui à y regarder de plus près pose un problème de logique, car si la prostituée se donne au plaisir sans amour les motivations orgiaques de Rolla en ressortent peu claires, comme un défi masochiste, ce qui amène inévitablement Rimbaud à la défiance.
En tout cas, il faut citer le début d'un passage plus lyrique qui fait le pont avec "Credo in unam" :
J'aime ! - voilà le mot que la nature entièreCrie au vent qui l'emporte, à l'oiseau qui le suit !Sombre et dernier soupir que poussera la terre,Quand elle tombera dans l'éternelle nuit ![...]
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Vu un emploi en relief de part et d'autre de la césure de l'expression "vous tous" dans "Le Forgeron", il faut remarquer qu'il y a un "tous" en relief après la césure dan un poème des Exilés de Banville, et qu'il y en a un ici sans rejet, à la manière classique :
Si Dieu nous a tirés tous de la même fange[.]
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Je ne m'attarde pas sur la fin mélodramatique ridicule de "Rolla" avec sa feinte un peu facile : Marie veut sacrifier un bijou pour ne pas que Rolla se suicide, et celui-ci qui sait que cela ne reconduira que peu son jour de ruine prend le poison et meurt dans le sourire d'un unique instant final d'amour partagé, ce qui est assez vain et surtout littérairement bien artificiel.
J'ai hésité enfin, mais j'en parle quand même, à citer les passages avec l'adjectif "éternel". Il y a un passage en particulier qui est intéressant. Musset fixe la perfection de la jeune fille à ses quinze ans quand elle est "blanche d'innocence", et c'est l'occasion d'une rime facile "immortel"/"éternel" :
Quinze ans ! - l'âge où la femme, au jour de sa naissance,Sortit des mains de Dieu si blanche d'innocence,Si riche de beauté que son père immortelDe ses phalanges d'or en fit l'âge éternel !
La considération est formulé quelque peu de manière tarabiscotée. Je cite la suite immédiate qui est séparée par un blanc typographique :
Oh ! la fleur de l'Eden, pourquoi l'as-tu fanée,Insouciante enfant, belle Eve aux blonds cheveux ?[...]
Rimbaud fait un usage de l'adjectif qui contraste nettement avec celui-ci en privilégiant une rime paradoxale si on la soupèse bien "charnelle"/"éternelle" :
Tout ce qu'il a de Dieu sous l'argile charnelle,L'Idéal, la pensée invincible, éternelle,Montera, montera, brûlera sous son front !
La nouvelle version du poème s'intitulera "Soleil et Chair", donc je ne lis pas ces vers, en dépit de l'apparence, comme un rejet de la chair pour la pensée invincible. L'articulation de la pensée éternelle au régime charnel nous éloigne de la conception simplement chrétienne et regrettée du poème de Musset.
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Rolla ouvrer le recueil des Poésies nouvelles de Musset et le poème qui suit "Une bonne fortune" mentionne Endymion dès son premier sizain mais pas à la rime. Rimbaud s'est inspiré pour la rime "Endymion" et "pâle rayon" de "La Mort de Socrate" de Lamartine, "Endymion" est évoqué aussi à la toute fin de l'anthologie Les Poètes français de Crépet en 1862. Le motif est surtout connu en peinture, en musique (opéra, etc.) en France, il est moins célèbre qu'en Angleterre au plan littéraire. Ajoutons un cas précoce avec Deschamps et Gautier d'adverbe hémsitiche en "-ment" dans "Une bonne fortune": "impitiyablement", puis une attaque, mais j'en relève chez plusieurs poètes, proche du "Voici plus de mille ans" dans "Ophélie" : "Que voilà cinq mille ans qu'on le trouve adorable[.]"
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Voilà pour l'essentiel des rapprochements que je souhaitais effectuer.
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