2. Ivresse de
deux poèmes sur un même feuillet : A une Raison et Matinée d’ivresse !
A
cause de la mention finale « Assassins »,
le poème Matinée d’ivresse a été
assimilé à une expérience de consommation de haschisch, dans la mesure où les
italiques souligneraient l’étymologie commune de ces deux mots. Des
ressemblances superficielles avec des textes de Baudelaire et de Gautier sur
cette drogue ont été dressées comme des liens intertextuels patents pour Matinée d’ivresse. L’idée d’une allusion
au haschisch est cependant suspecte pour quelques rimbaldiens[1],
mais, bien que la récusant, Bruno Claisse y fait encore de nombreuses allusions
et semble ainsi l’admettre au plan du jeu de mots étymologique[2].
En fait, cette hypothèse de lecture ne saurait qu’intégrer difficilement la
promesse de dépassement du bien et du mal dont il est question dans le poème.
Antoine Fongaro a cru remarquer que l’exaltation du poème était assez exagérée
que pour supposer plutôt une lecture ironique du poème, et donc une satire de
la littérature sur les prétendus pouvoirs de la drogue, mais il ne suffit pas
de noter un enthousiasme marqué avec excès pour décréter que le poème est en
soi ironique[3]. A la
suite du livre de Miller Le Temps des
Assassins, on a pu penser de manière plus convaincante que la mention en
italiques « Assassins »,
tributaire d’une allusion à l’étymologie « haschischine » du mot,
privilégiait plutôt l’idée de secte subversive renversant l’ordre social. De
fait, les comparaisons des communards avec la secte du Vieux de la Montagne
circulèrent parfois dans la presse et notamment dans les premières pages du
livre de 1879 de Camille
Pelletan sur la Commune[4]
(recueil
d’articles déjà publiés en
fait).
Mais, pourquoi prêter cette fonction précise aux italiques : inviter à
identifier l’étymologie du nom « Assassins » ?
Les italiques mettent en relief le mot et n’exposent à aucune recherche pointue
dans un dictionnaire. La phrase finale exprime un paradoxe, l’avènement de
meurtres.
Jusqu’à
présent, consommateurs de haschisch ou démolisseurs de l’ordre établi, la
clausule de Matinée d’ivresse a été
lue comme une exaltation. La voix du poète annoncerait les temps nouveaux de
ceux qui vont « enterrer dans l’ombre l’arbre du bien et du mal ».
Cette impression est renforcée par les relations évidentes de Matinée d’ivresse avec le poème Barbare, par le retour de mots clefs
« fanfare(s) » ou « assassins ». Notons tout de même que,
dans Barbare, il est question d’un
rejet des « vieilles fanfares » et des « anciens
assassins ». Les rimbaldiens estiment que le discours de Barbare répudie un discours plus ancien
de Matinée d’ivresse. Va-t-on
désormais considérer que la pensée dialectique de Rimbaud a progressé et que ses
poèmes sont autant de résolutions de problèmes philosophiques ? Il me
paraît autrement plus logique d’opposer les « vieilles fanfares
d’héroïsme » à la « Fanfare » où enfin le poète ne
« trébuche point ». Il est clair que le poète oppose cette fanfare à
toutes les autres connues. Pourquoi Rimbaud rejetterait-il celle-là à son tour
avec les autres ? Dans l’esprit du poème Crimen Amoris de Verlaine, Matinée
d’ivresse est une « Fanfare » par-delà le bien et le mal, ce qui
n’a pas besoin de nous surprendre par un rapprochement avec Nietzsche.
Lamartine a fixé une origine romantique byronienne à cette idée dans son poème L’Homme, seconde des Méditations poétiques, poème et recueil
dont Musset et Baudelaire se sont fort inspirés jusqu’à la réécriture de maints
vers clefs. Ici, la raison « trébuche » incessamment sur le chemin
menant à Dieu et à sa justice du bien et du mal :
Toi, dont le
monde ignore encore le vrai nom,
Esprit
mystérieux, mortel, ange ou démon,
Qui que tu sois,
Byron, bon ou fatal génie,
J’aime de tes
concerts la sauvage harmonie,
Comme j’aime le
bruit de la foudre et des vents
Se mêlant dans
l’orage à la voix des torrents !
[…]
Et toi, Byron,
semblable à ce brigand des airs,
Les cris du
désespoir sont tes plus doux concerts.
[…]
Mais cette loi,
dis-tu, révolte ta justice ;
Elle n’est à tes
yeux qu’un bizarre caprice ;
Un piège où la
raison trébuche à chaque pas.
Le
« brigand des airs », c’est l’aigle, terme de comparaison qui
inspirera à Baudelaire un albatros et à Musset un pélican… La loi est celle de
la soumission chrétienne, celle donc des « honnêtetés tyranniques »
et de « l’arbre du bien et du mal » qu’il ne s’agit plus de connaître
dans le poème de Rimbaud (ce qui est déjà acquis pour le chrétien), mais de
rejeter.
Par
symétrie, on peut penser que les « anciens assassins » s’opposent à
de nouveaux assassins dans Matinée
d’ivresse. S’effondrerait alors l’idée d’opposer les poèmes Barbare et Matinée d’ivresse avec toutes les difficultés d’interprétation qui
en découlent. Mais il est encore une autre hypothèse de lecture. Les deux
poèmes pourraient désigner les mêmes assassins. Dans ce cas, la clausule de Matinée d’ivresse ne serait pas
l’annonce des temps nouveaux, mais l’avertissement de temps d’épreuves, ce qui
cadre parfaitement avec l’idée de raffermir la ferveur, de se préparer aux
« tortures » et à la mort même : « Nous savons donner notre
vie tout entière tous les jours. » Nous pouvons affirmer que l’une ou
l’autre solution est juste, mais nous opterons ici pour la seconde qui a notre
préférence en l’état actuel de nos recherches, d’autant qu’il ne suffit pas de
l’énoncer, mais qu’elle appelle des justifications supplémentaires. Nos
justifications se fonderont sur trois difficultés de lecture posées par le
poème Matinée d’ivresse.
Premier
point, le titre peut sembler contradictoire avec la mention « veille
d’ivresse ». Il suffit pourtant d’envisager le poème comme le récit d’une
ivresse prise en son cours. La « matinée d’ivresse » devient
« veille » quand elle se termine, tout simplement. Le titre du poème
insiste sur un avènement, puisque ce « poison va rester » dans les
veines du poète, et il célèbre bien un « éveil des énergies chorales et
orchestrales » (Solde). La
mention « veille » revient deux fois, en accompagnement de l’idée que
la fanfare a tourné et que nous sommes arrivés à la fin de l’expérience
enivrante : « et cela finit […] cela finit […] le souvenir de cette
veille […] Cela commençait […] cela finit […] Petite veille d’ivresse ».
Deuxième
point, le poème reconduit à plusieurs reprises une présentation parallèle des
verbes « commencer » et « finir », mais avec de
progressives modifications des temps verbaux. Le verbe « finir » est
une première fois au futur « finira », avant de passer au présent de
l’indicatif « finit », tandis que le verbe « commencer » au
passé simple « commença » apparaîtra une ultime fois à l’imparfait.
La reprise étant ternaire, jamais le couple verbal conjugué
« commencer » :: « finir » ne revient tel quel.
Cela
commença sous les rires des enfants,
cela finira
par eux.
Cela
commença par quelques dégoûts
et cela finit
[…], cela finit par une dérobade de parfums.
Cela
commençait par toute la rustrerie,
voici que cela finit
par des anges de flamme et de glace.
Cette
symétrie est très claire. Elle souligne l’évolution d’un récit coïncidant avec
le moment choisi par le poète pour s’exprimer (fiction littéraire sur le
papier, bien sûr). Cependant, Claisse affirme dans son étude sur Matinée d’ivresse (opus cité, note 1, p.59) :
[…] dans le
second leitmotiv (« Cela commença […] et cela finit »), le verbe
« finir », qui est coordonné, est nécessairement au passé
simple ; il s’agit en effet d’une succession temporelle, dont la
parenthèse indique nettement le caractère rétrospectif.
Rien
ne résiste à l’examen dans cette note. La parenthèse au participe présent :
« ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, » où
observer accessoirement la mention « sur-le-champ » ne nous semble
pas rétrospective. Il s’agit d’une vérité générale employée en contexte. La
coordination n’implique pas l’emploi des mêmes temps verbaux non plus, comme le
montrent les deux autres termes du leitmotiv. Justement, la « succession
temporelle » contraignante est la suivante. Si au début du poème, il est
dit que l’ivresse « finira » et à la fin que l’ivresse
« finit », il nous semble plus logique d’interpréter
« finit » plutôt comme une conjugaison du présent de l’indicatif que
comme un emploi rétrospectif au passé simple. Quant à la variation de temps du
verbe « commencer », elle s’explique de la même manière. Le début de
l’ivresse est antérieur au poème avec son début in medias res, ce qui justifie l’emploi du passé simple. Le passage
à l’imparfait crée un sentiment de discontinuité qui coïncide avec une énième
annonce de la fin de l’ivresse. Une lecture du poème ne peut faire l’impasse
sur un constat aussi éloquent.
Troisième point, l’expérience est placée
« sous les rires des enfants », ce qui semble indiquer des moqueries
de leur part, alors même que l’enfance, dont les enfants sont nécessairement
l’expression la plus fidèle, est une figure centrale de l’idéal rimbaldien.
C’est en ce sens qu’une lecture attentive de Matinée d’ivresse doit pouvoir faire avancer notre réflexion à ce
sujet. Le deuxième point nous a permis de mettre en relief l’idée que cette
ivresse décrivait un parcours d’un début à une fin. La rustrerie est au
commencement, mais l’élégante, savante et
violente vision des « anges de flamme et de glace » ponctue
l’expérience. Les dégoûts initiaux cèdent la place à « une débandade de
parfums ». Et que ces parfums échappent à toute saisie, ainsi que l’idée
d’éternité, n’empêche pas qu’ils aient été sentis et qu’ils marquent le
souvenir du poète. Les dégoûts ont à voir avec une « Horreur des figures
et des objets d’ici », comme la « rustrerie » est à rapprocher
d’une « discrétion des esclaves » et d’une « austérité des
vierges ». L’ivresse est bien évidemment désinhibante ; or, Claisse
range les « rires des enfants » (ou le « Rire des enfants »,
puisque l’accord varie) sur le même plan que dégoûts, horreur, rustrerie,
discrétion et austérité, et il s’appuie sur cette idée pour considérer que,
puisque les rires des enfants sont également à la fin de cette ivresse, c’est
qu’ils encadrent de leurs moqueries toute une ivresse qu’ils ne comprennent
pas, en maintenant le poète dans la torture mentale d’une réalité tragique et
désespérante. Il ne pourrait même pas espérer enseigner son bonheur aux autres.
Mais, ne devons-nous pas prendre conscience de l’autre série dessinée par le poème
qui réunit positivement en sommet de l’ivresse : « rires des
enfants », « dérobade de parfums » et « anges de flamme et
de glace ». En clair, l’énumération en début de deuxième paragraphe est
trompeuse : « Rire des enfants, discrétion des esclaves, austérité
des vierges, horreur des figures et des objets d’ici, » puisque le
« Rire des enfants » ne se situe pas sur le même plan que la suite.
Etant donné cette disponibilité des « rires des enfants » à une
interprétation positive, nous ne pouvons souscrire au jugement de Claisse qui
ne s’est pas intéressé à l’évidente symétrie de construction entre A une Raison et Matinée d’ivresse : il affirme ainsi que « le rire des enfants de Matinée d’ivresse ne saurait être confondu avec le chant des enfants d’A une Raison » (note 2, p.51). Nous pensons exactement
l’inverse et nous ne croyons pas pertinent le rapprochement d’Antoine Fongaro
sur lequel il s’appuie et qui compare superficiellement le groupe
prépositionnel « sous les rires des enfants » à tel autre du Cœur volé : « Sous les
quolibets de la troupe / Qui pousse un rire général »[5].
La syntaxe ne conditionne pas ainsi la lecture des deux extraits. Dans un cas,
nous avons une fanfare militaire, le rire général de la troupe tourné contre le
locuteur-poète, dans l’autre, nous avons des rires d’enfants, figure positive
de la poésie rimbaldienne, puisque l’idéal de l’enfance est au cœur de son
projet poétique et que les « enfants » ne sauraient être l’origine de
la morale du bien et du mal. Les enfants ne répondent pas clairement à l’appel
éducatif dont plusieurs termes, chrétiens notamment, répugnent à Rimbaud. Les
moqueries des enfants sont une sauvagerie naturelle acceptée dans l’expérience,
car ils ont à voir avec l’innocence et la disponibilité. Dans Le Bateau ivre, le poète regrette de ne
pas avoir montré aux « enfants » les visions qui furent les siennes.
Qui plus est, la phrase : « Nous n’oublions pas que tu as glorifié
hier chacun de nos âges[,] » suppose un rapprochement avec H où il est question d’un positionnement
« sous la surveillance d’une enfance » avec recours à la même
préposition et image, ce qui n’est pas sans écho avec tel passage de Guerre : « respecté de
l’enfance étrange… ». Les « rires » ne sont pas signes
d’aliénation comme le sont « discrétion », « austérité » et
« horreur ». Ils participent de l’ivresse, du chant de la nouvelle
Raison.
Si
« rire », « discrétion », « austérité » et
« horreur » sont bénis par le poète grâce au « souvenir de cette
veille », ce n’est sans doute pas parce que ces « esclaves » et
ces « vierges » sont si désespérants qu’ils en ont l’air : eux
aussi pourraient échapper à « l’ancienne inharmonie ». La prose d’Une saison en enfer qui se termine par
l’injonction : « Esclaves, ne maudissons pas la vie[,] »
s’intitule significativement Matin. Cette
célébration ne peut pas avoir d’autre sens : le poète a lui-même été
recouvert d’un « masque » que le jeu de relative paronomase entre
« gratifié » et « glorifié » place dans la même
sacralisation que ces quatre prétendus éléments tragiques dans la lecture de
Claisse. La mention du « masque » est même très subtile, quand il est
question de gagner « l’éternité ». L’ivresse n’a pas
changé l’être, le poète est encore appelé à d’autres expériences de
devenir, mais cette « première fois » l’a marqué. C’est le
premier pas qui compte !, peut-on dire.
Matinée
d’ivresse
est le récit partiel d’une expérience indélébile qui, nouvelle pour le poète,
lui apporte la révélation d’un Bien et d’un Beau personnels. Sous forme de
« fanfare », cette expérience donne un accès à l’éternité, mais est
soumise à un commencement et une fin. Son intérêt va toutefois au-delà d’une
révélation divine, puisqu’elle a pour effet d’inoculer un poison de manière
irréversible dans l’âme et la chair du poète. La fanfare a permis l’incorporation
définitive d’un pouvoir transformant décrié par la société, mais qui va
désormais permettre au poète de se dresser plus fermement contre les tyrannies
du monde. Ce « poison » est en fait une « promesse » qui
passera pour « démence » aux yeux de la raison chrétienne de
« l’arbre du bien et du mal ». Les excès prosodiques d’enthousiasme
du texte ne sont pas des marqueurs d’ironie, mais au contraire les cris d’une
provocation dérangeante. L’alliance platonicienne du Beau, du Bien et du Juste,
ravivée par Victor Cousin, dont la philosophie est résumée dans l’ouvrage au
titre platonicien Du Beau, du Bien et du
Vrai (1844), a été reprise inévitablement par la religion chrétienne.
Philosophie et religion se tiennent la main au plan moral. Les possessifs
indiquent l’opposition individuelle du poète à ce schéma, mais avec aussi
quelque chose d’ironique à l’encontre des platoniciens chrétiens, puisque ces
possessifs en italiques mettent en avant le précepte delphique cher à Socrate
du « Connais-toi toi-même ! » Rimbaud envisage aussi une
nouvelle équation du Bien et du Beau en se promettant « d’enterrer […]
l’arbre du bien et du mal », ce qui veut dire qu’il ne s’agit pas
simplement d’un rejet de l’épisode de la pomme d’Adam comme péché, mais d’un
rejet même de l’idée que cet arbre ait apporté une quelconque connaissance du
bien et du mal à l’Homme. L’équation de Rimbaud se prolonge d’ailleurs :
« mon Bien ! »,
« mon Beau ! »,
« notre très pur amour ». L’auteur du Banquet à l’origine à la suite de Socrate de la pensée
philosophique et la religion de la charité sont toujours aussi précisément
ciblés.
Le
poème évoque une extase en plein accomplissement et celle-ci approche de son
terme. Il a bien été annoncé le retour à une « ancienne inharmonie »
quand la fanfare cessera, ce qui nous assure que l’ivresse présente est celle
de « la nouvelle harmonie » du poème A une Raison. Or, la succession des deux poèmes sur un même
feuillet est signifiante. Ils sont la même ivresse. A une Raison est le début de l’extase, et Matinée d’ivresse sa suite et sa fin. Le verbe
« commenc(er) », présent dans A
une Raison, est significativement repris dans Matinée d’ivresse, où il revient plusieurs fois accouplé au verbe
« fin(ir) ». Nous avons vu les variations des temps verbaux au cours
de leurs emplois. Nous finissons par mesurer que la fin de l’extase était bien
plus proche que ce que le début du poème semblait à même de nous faire
soupçonner. Nous rencontrons pas moins de trois mentions de « finit »
à l’indicatif présent qui indique que l’événement ne saurait plus guère se
prolonger. Lors de sa dernière occurrence, nous ne pouvons pas en douter :
l’ivresse est consommée, et cela justifie sans doute qu’au début du troisième
paragraphe la mention du titre soit retournée en « veille
d’ivresse », comme si l’expérience de la « nouvelle harmonie »
et les premiers instants d’un retour à « l’ancienne inharmonie »
opposaient deux jours distincts. L’articulation entre les deux poèmes confirme
ce que nous avions dit sur l’écoulement du récit.
Le
troisième paragraphe est celui des remerciements succédant à l’événement. Mais
l’attention reste tournée vers le moment d’extase et c’est au cours de ce
troisième paragraphe que le poète songe à rassembler ses forces pour le combat
présent qui prépare d’autres « tortures » que celles du
« chevalet féerique » (ou de la « Fanfare atroce »). Aussi,
le quatrième paragraphe ne saurait annoncer ce qui vient de se terminer. On
peut imaginer que « cette première fois » annonce une relation
pérenne à la « nouvelle harmonie », mais l’écho entre les
présentatifs : « voici que cela finit… » et « Voici le
temps des Assassins » me paraît
indiquer que, face à l’exaltation du « très pur amour » dont Rimbaud
se vante de posséder la « clef » dans Vies, le monde va réenclencher la démarche meurtrière soulignée
dans Being Beauteous, expression
allégorique de la dignité des « tortures » de Matinée d’ivresse.
Il
s’agit d’un poème de l’affirmation du moi, ce qui est à rapprocher de Génie, mais aussi du second paragraphe
blasphématoire du poème Angoisse :
« Jeunesse de cet être-ci ; moi ! » Car cette affirmation
du moi passe par un rejet d’une morale perçue comme « faiblesse de la
cervelle », et passe par le rejet de la religion de l’arbre du bien et du
mal. Sur son « chevalet », dans sa situation « atroce »
promise aux « tortures » préalables à l’accès au Bien et au Beau, le
poète s’assimile à un martyr christique. La foi est placée désormais dans un
poison, non dans la guérison chrétienne. Et c’est avec la langue chrétienne que
s’exprime le rejet railleur de Dieu et du Christ, jusqu’au don de la vie :
« Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous
les jours. » Ces formules ont quelque chose d’exagéré car elles se moquent
de l’esprit aliénant de la soumission chrétienne, mais elles sont aussi un
refus radicalisé de celui-ci. Les lettres « du voyant » avaient
annoncé que le poète accepterait les tortures énormes. Matinée d’ivresse montre que leur acceptation est vie, face à une
religion qui est le déni du « corps merveilleux », autrement dit, du
corps librement épanoui. Du début à la fin du poème, le poète et ses italiques
opposent donc le Bien et le Beau personnellement admis à ceux qui veulent tuer
la vie par la tyrannie des honnêtetés, par la tyrannie des lois trompeuses du
bien et du mal. Rimbaud ne prétend pas en ce poème assassiner l’ordre moral, il
décrit au contraire sa préparation endurante face à la répression qu’entend lui
faire subir le monde moral. Le « pur amour » est du côté d’une
rébellion contre une société et un christianisme « assassins ». A
l’évidence, la clausule : « Voici le temps des ‘Assassins’ »[,] est un peu trop sèche que pour terminer en
gloire un poème d’ivresse. A la différence d’A une Raison, Matinée
d’ivresse mêle plus l’exaltation à la crispation.
Le
poème se fonde comme beaucoup d’autres de Rimbaud sur une reprise parodique
d’éléments de la liturgie chrétienne. Les alternances d’exclamation et de
phrases partiellement explicatives relèvent d’un dispositif imitant l’adhésion
religieuse à une foi. Le début du poème est éloquent entre l’effet de bouche en
cœur : « Ô mon Bien !
Ô mon Beau ! » et les
formules péremptoires plus raides : « Fanfare atroce où je ne
trébuche point ! chevalet féerique ! » Cette alternance se poursuit
au cours du premier paragraphe en s’amplifiant. Manifestation
d’enthousiasme : « Hourra pour l’œuvre inouïe et pour le corps
merveilleux, pour la première fois ! » avec toute l’oralité d’un
rythme binaire porté à l’excroissance ternaire par une sorte de rallonge.
Retour au raisonnement : « Cela commença… ». L’émotion exaltée
devient alors plus ample en s’étirant en crispation d’orgueil dûment
appuyée par les énoncés nominaux brefs et les assonances ou rimes :
« Ô maintenant nous si digne […] cette promesse, cette démence !
L’élégance, la science, la violence ! » Un mouvement justificatif
reprend : « On nous a promis… », mais la fin du paragraphe est
de nouveau exaltée, une proposition incise évoquant l’idéal suspend la
description et augmente l’intensité émotive du discours. Le discours des trois
derniers paragraphes est ensuite plus posé avec tout de même quelques montées
dans le troisième : « […] sainte ! quand ce ne serait
[…] ».
L’expérience
de l’ivresse n’est pas perdue, le souvenir a permis de consacrer une
« méthode », une méthode en très forte continuité avec l’esprit des
lettres de mai 1871. C’est sans ironie que Rimbaud parlera de la découverte de
« quelque chose comme la clef de l’amour » dans Vies. Cette « clef » revient dans le poème Parade qu’il est intéressant de comparer
sur certains points à Matinée d’ivresse.
La « clef » du poète se dresse comme formule d’un vrai paradis face à
une parade dont le « Paradis » à gagner ne s’approche pas par la
méthode du « masque » gratifiant de Matinée d’ivresse, mais par un abandon à la « grimace
enragée ». La clef de Rimbaud, c’est de délivrer derrière la fausse
« parade sauvage » de tous les artistes exploiteurs des consciences
l’accès à la véritable « parade sauvage », mais cet accès ne va pas
sans exigence éthique comme le montrent assez les alliances de contraires, les
tortures et les consciences tragiques des poèmes Matinée d’ivresse, Being
Beauteous ou Génie.
Nous
ignorons si notre argumentation convaincra le lecteur au sujet de la dernière
ligne du poème Matinée d’ivresse. Il
nous semble tout de même que la lecture d’ensemble est acquise et que
l’hypothèse d’un affrontement avec les assassins s’inscrit mieux dans le
mouvement du poème. Une interprétation inverse de la clausule ne remettrait de
toute façon pas automatiquement en cause l’essentiel des éléments de la lecture
proposée ci-dessus. Car, une fois pour toutes, l’opposition est d’abord des
« nouveaux hommes » aux « anciens assassins », A une Raison, Matinée d’ivresse et Barbare
étant trois visages d’un même combat.
[1] Cf. Bruno CLAISSE, opus cité, p.49 note 1, où figure
un rappel des réticences de Pierre Brunel qui ne croit pas cette allusion
nécessaire, de Cecil Arthur Hackett qui entend l’exclure et d’Antoine Fongaro
qui l’admet, mais pour supposer son renvoi comme faux-semblant. « Ces avis
détonnent au sein d’une critique largement épargnée par le doute. »
[2] « Les ‘Assassins’ du Poème du Haschisch (Baudelaire) et du Club des Haschischins (Gautier) – les
uns et les autres abusés par la croyance en ce qui n’existe pas (le Paradis) –
n’ont donc de commun avec les ‘Assassins’
de Matinée d’ivresse, qu’un lointain
rapport étymologique […] » (opus
cité, p.61). Fût-ce involontairement, l’allusion n’est pas pleinement
rejetée dans la mesure où l’auteur établit un contrepoint entre les
personnages.
[3] Antoine FONGARO, « Fraguemants » rimbaldiques,
« Deux points stratégiques dans la lecture de Matinée d’ivresse », Toulouse, Presses
universitaires du
Mirail, 1989, pp.69-76. « L’apparence est l’exaltation du ‘poison’ au sens
de drogue. Mais c’est l’exaltation (que rend factice son exagération même) d’un
procédé […] en réalité dévalué et disqualifié par Rimbaud » (pp.72-73). Les
exclamations ne seraient pas naturelles, mais, – et là, le commentaire devient
plus pertinent, – derrière le faux-semblant, le poète a une volonté de
subversion sociale qui est sa vraie méthode. L’ironie ne s’applique pas à
l’ensemble du poème. Fongaro voit que la gratification du « masque »
est celle d’un jeu subversif : « Bah ! faisons toutes les
grimaces imaginables », est-il dit dans Nuit de l’enfer.
[4] Camille PELLETAN, Le Comité central et la Commune, 1879.
Il s’agit d’un recueil d’articles publiés un peu auparavant dans des journaux.
[5] Bruno CLAISSE, opus cité, p.51 note 2 ; Antoine
FONGARO, De la lettre à l’esprit. Pour
lire Illuminations, Champion, 2004, pp.161-171 (reprise de l’article cité
en bibliographie et paru initialement dans le livre « Fraguemants » rimbaldiques).
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