Beaucoup d'écrits rimbaldiens admettent le texte soumis à leur sagacité comme une énigme résultant d'un discours dont la cohérence nous échappe, pire l'incohérence est admise comme rempart contre l'exégèse.
Les rimbaldiens ne se posent pas souvent la question de la cause ultime d'un texte, la question de la finalité du texte, et leurs analyses sont souvent des tentatives erratiques de ramener du sens en plaquant des grilles d'analyse protocolaires.
C'est ce qui explique qu'au lieu de mettre la "Beauté" au début du livre Une saison en enfer en relation avec les mentions éclairantes voisines "justice", "festin où s'ouvraient tous les coeurs", "trésor" confié à la "haine" et à la "misère", ils peuvent contradictoirement penser que la Beauté désignée est celle même que Baudelaire décrit à deux reprises dans Les Fleurs du Mal, ou bien ils pensent que la charité dont il est question est la£ique, malgré le défilé des noms des vertus théologales et des péchés capitaux, malgré le cadre infernal qui donne son titre à l'oeuvre et qui fait intervenir Satan.
Dans le poème en prose des Illuminations intitulé Parade, le poète écrit "J'ai seul la clef de cette parade sauvage", et on dirait que beaucoup d'amateurs de Rimbaud s'appliquent à entretenir la vérité de cet énoncé comme si la crédibilité de l'oeuvre en dépendait.
Un critique, Martin, a fait remarquer que cette ligne finale qui compte douze syllabes semble la réécriture d'un alexandrin dit par un fou dans la pièce Cromwell : "Nous avons seuls la clef de cette énigme étrange." J'ai proposé un jour un autre rapprochement hugolien avec un poème des Châtiments où le grand romantique dénonce les journalistes qui font de fausses clefs pour le paradis.
Mais, pour l'instant, ces deux pistes ne m'ont pas paru répondre à grand-chose de précis, je n'ai pas pu en tirer parti pour un article décisif sur le poème Parade pour lequel je précise encore que l'expression "prendre du dos" n'a pas du tout la signification obscène qu'on lui prête, puisqu'elle vient du monde des livres pour faire entendre métaphoriquement que les jeunes vêtus d'un luxe dégoûtant se présentent au public avec des dos épais et donc imposants. Il suffit de lire l'enchaînement de paragraphe à paragraphe pour comprendre que l'interprétation obscène n'est pas là à sa place : "Pas de comparaison avec vos Fakirs et les autres bouffonneries scéniques. Dans des costumes improvisés avec le goût du mauvais rêve, ils jouent des complaintes..." L'enchaînement laisse clairement entendre que les jeunes envoyés en ville viennent "prendre du dos" sur les planches d'une scène théâtrale. Nulle question de sodomie à l'évidence. M'appuyant sur l'idée d'une cohérence thématique, j'avais envisagé que ces jeunes prenaient peut-être des coups de bâton sur le dos. J'avais au moins le mérite de considérer que Rimbaud écrivait un texte cohérent et ne partait pas par caprices dans toutes les directions. Ceci dit, prendre du dos, c'est prendre du succès, plutôt que de prendre des coups de batte au vu de la suite du texte et surtout au vu de sa quasi amorce : "Plusieurs ont exploité vos mondes."
On a des personnages d'acteurs nettement campés qui font le sujet du poème, tout le poème se veut leur portrait caricatural.
Le deuxième paragraphe propose une revue variée des thèmes abordés par ces étranges poètes.
Evidemment, le motif de la "clef" revient dans Vies et dans Une saison en enfer, et à chaque fois comme une idée d'un amour essentiel, soit la "charité" chrétienne alors refusée en 1873, soit "quelque chose comme la clef de l'amour" qui justifie l'orgueil d'un "inventeur" se sentant plus "méritant" que les autres. Il est évidemment frappant que dans Parade nous ayons un jeu de mots aussi évident entre les mots "Parade" et "Paradis", voilà qui renforce le lien de Parade autant à Vies qu'à Une saison en enfer.
Je prépare un article conséquent sur une source majeure d'Une saison en enfer, rien moins que les Proverbes de Salomon, autrement dit les Proverbes de l'Ancien Testament, lesquels font partie des livres poétiques, et plus précisément ils suivent les Psaumes (de David) et précèdent le fameux texte de L'Ecclésiaste, référence explicitement convoquée dans la section L'Eclair d'Une saison en enfer avec la fameuse inversion "Rien n'est vanité". Le premier des livres poétiques, c'est l'histoire de Job, et là-dessus encore j'aurai des choses à dire. J'ajouterai que je citerai les Proverbes pour appuyer d'autres éclairages du sens en ce qui concerne des poèmes en prose des Illuminations, et je précise que dans la traduction de Lemaistre de Sacy les Proverbes étaient publiés isolément mais accompagnés de commentaires des "pères de l'Eglise" et de docteurs de la foi chrétienne qui font autorité. En effet, en tant que livre poétique, les Proverbes offrent une suite importante de métaphores que le poète Rimbaud n'a pas ignorées, mais ils présentent aussi en tant que sentences ce que doit être la recherche de la sagesse chrétienne, il s'agit donc d'un ouvrage de philosophie chrétienne et même de l'exposé d'une doctrine religieuse juive assez rudimentaire à forte base de réflexions de la sagesse populaire qui ont été reprises évidemment par la doctrine chrétienne. Il faut quand même dès lors se pénétrer de l'importance considérable d'un tel écrit pourtant méconnu et pas tellement cité à la messe ou dans la littérature chrétienne actuelle. On cite les épîtres de saint Paul ou les réflexions de saint Augustin sans considérer qu'ils se fondent eux-mêmes sur l'antériorité du discours philosophique des Proverbes. Certes, les Proverbes évoqués dans Vies ont plutôt été expliqués par un brahmane, mais il n'en reste pas moins qu'il est assez facile de constater l'évidente connexion entre les écrits en prose de Rimbaud et le texte des Proverbes, au plan des thèmes comme au plan des images.
Mais tout le discours de Rimbaud ne passe pas entièrement par la Bible, et il y a des sources romantiques à débusquer, il y a Chateaubriand par exemple dans Vies, car il est difficile de ne pas m'accorder que le titre "Vies" collé à la toute fin du texte en prose "d'outre-tombe" rappelle clairement le titre de l'oeuvre Mémoires d'outre-tombe. L'identification à un "gentilhomme" confirme le sentiment que la source est bien convoquée, puisque Chateaubriand ne cesse d'employer le mot "gentilhomme" pour s'y identifier.
Mais, pour lors, j'ai encore développé une nouvelle idée de liaison. Dans Vies, il est également question de Balzac "j'ai illustré la comédie humaine" et aussi de Shakespeare "j'ai eu une scène où jouer les chefs-d'oeuvre dramatiques de toutes les littératures". J'observe que dans Vies, dans d'autres poèmes en prose et dans Une saison en enfer, le poète aime bien s'attribuer un mérite total : avoir touché à tout, avoir proposé tous les parfums, etc. Le propos sent fortement l'influence romantique, l'influence d'Hugo, mais aussi respire l'image du dramaturge anglais qu'était Shakespeare.
Ma façon d'orienter la recherche critique n'est-elle pas frappée au coin du bon sens ? Je possède le volume intitulé William Shakespeare où Victor Hugo s'est lancé dans une synthèse de ce qu'il percevait de l'oeuvre de Shakespeare, lecture qui ne s'adresse plus guère aujourd'hui qu'à des spécialistes, qu'à des historiens de la littérature du dix-neuvième siècle, qu'à des passionnés de l'oeuvre hugolienne, car ce n'est vraiment pas une lecture primordiale à conseiller à tout le monde.
Ceci dit, on sait que le fils de Victor Hugo, François-Victor, a imposé à l'époque une massive traduction de référence de l'oeuvre de Shakespeare, c'est d'ailleurs la cause de l'écriture du gros essai William Shakespeare que je viens d'évoquer. Même à l'époque, Rimbaud n'a pas dû considérer qu'il pouvait cibler par quelques réécritures l'énorme essai. Peu de gens allaient lire cet essai et allaient ainsi plus ou moins facilement débusquer les allusions de la prose de Rimbaud.
Mais je me dis que Rimbaud pouvait s'intéresser en revanche à la plus brève Préface à cette nouvelle traduction de Shakespeare ! Là, il s'agissait d'un texte bref de grande diffusion, une lecture probable d'une bonne quantité de lecteurs étant donné le succès et la réputation et de Shakespeare et du travail du fiston traducteur.
Cette préface datée d'avril 1865 est subdivisée en huit parties au moyen de chiffres romains, ce qui coïncide avec les trois parties numérotées de Vies, mais à la fin de la section VI je relève encore un alinéa bref qui véhicule le motif de la clef et qui ponctue très précisément cette sixième section de la préface :
Forgez-vous une clef de science pour ouvrir cette poésie.
La fin du paragraphe précédent comporte le mot "paradis", je le cite d'ailleurs en entier :
Arriver à comprendre Shakespeare, telle est la tâche. Toute cette érudition a ce but : parvenir à un poëte. C'est le chemin de pierres de ce paradis.
En revanche, je ne citerai pas en son intégralité le très long paragraphe qui le précédait à son tour. Il s'agit d'une revue folle de tout ce qu'il faudrait lire pour prétendre comprendre l'oeuvre de Shakespeare, celui-ci étant infiniment cultivé et s'étant nourri d'une quantité extrême de livres "de toutes les littératures" antiques et médiévales pour citer ici Vies de Rimbaud.
Dans la section VII, Hugo nous offre ces suites verbales simples dont il a le secret : "Il cherchait, puis trouvait : il trouvait, puis inventait : il inventait, puis créait." Rimbaud lui se dit un "inventeur" dans son poème Vies. Il déplace l'idée d'innutrition littéraire en orgueil d'une supériorité acquise sur les prédécesseurs. Notons encore qu'au début de la section VII, Hugo écrit : "Et de la sorte, vous saurez de qui est contemporain le Thésée du Songe d'une nuit d'été", sachant que cette comédie est plusieurs fois évoquée dans l'oeuvre de Rimbaud visiblement, ou Hugo écrit encore : "vous saurez quelle quantité d'Oreste il y a dans Hamlet", ce que je ne peux pas ne pas penser à rapprocher de l'idée d'un Rimbaud discutant avec l'une des autres vies d'une personne qu'il dit avoir abordée dans Alchimie du verbe, dans le droit fil de son idée qu'à chaque vie, plusieurs autres vies semblent dues.
Le temps de la mise au point décisive viendra de ma part, mais comme dit Rimbaud "on est chez soi et l'on a le temps"!
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