Je considère un nouvel angle d'attaque qui permet de conforter ma lecture du livre Une saison en enfer ! J'ai présenté une première forme de lecture du texte liminaire du livre Une saison en enfer dans un article du numéro 20 de la revue Parade sauvage paru en décembre 2004, la revue avait alors vingt ans ! L'article s'intitulait "Les Poèmes de bilan : Vies, Guerre et Une saison en enfer" et c'est dans cet article que j'ai souligné l'importance du lien entre des poèmes en prose des Illuminations qui faisaient visiblement le point sur la vie du poète et Une saison en enfer! J'insistais aussi sur la présent de l'expression "à présent" dans trois poèmes des Illuminations : Vies, Guerre et Jeunesse II, et si je ne fus pas le premier à le faire je pense, je fus en tout cas le premier à penser à montrer que Vies était un unique poème en trois parties numérotées et non la réunion de trois poèmes qu'il aurait été loisible de lire séparément et je fus le premier à chercher à établir que les poèmes Guerre et Vies se répondaient et avaient des correspondances entre eux, en même temps qu'il était envisageable de disposer les poèmes de bilan sur un axe chronologique à partir d'une étude scrupuleuse et minutieuse de leurs significations respectives, sachant que cela impliquait bien sûr une prise de position sur l'antériorité ou la postériorité de certains poèmes des Illuminations par rapport à Une saison en enfer! Dès cet article, j'ai plaidé pour l'antériorité de Guerre et Vies ! Il est question de la "phrase musicale" et du talent de "musicien" dans ces deux poèmes ! Il est question aussi de devenir "un très méchant fou", il me semble évident que si ces poèmes ont un plan autobiographique, ils ne peuvent pas être postérieurs à l'autocritique volontaire et engagée qui ressort de la lecture du livre de 1873. Si les mots d'ordre d'Une saison en enfer ont un sens : "Esclaves, ne maudissons pas la vie", "Enfin, je demanderai pardon pour m'être nourri de mensonges", les poèmes Guerre et Vies ne sauraient être postérieurs à Une saison en enfer ! Et la folie est clairement placée dans le catalogue des épreuves du passé que ce soit au plan de la prose liminaire : "Et j'ai joué de bons tours à la folie" ou au plan de la relation littéraire d'Alchimie du verbe : "Aucun des sophismes de la folie, - la folie qu'on enferme, - n'a été oublié par moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système." Dans Nuit de l'enfer, le poète rejoue la scène de l'imminence du "dernier couac" ! Loin du plan biographique, il faut admettre la production de sens par la fiction elle-même et le poète s'est tout simplement empoisonné : "J'ai avalé une fameuse gorgée de poison" ! Sa révolte contre le poison et la mort sera consacrée dans L'Eclair : "Non ! non ! à présent je me révolte contre la mort!" Et les poèmes des Illuminations nous ont appris à ne pas considérer comme anodine l'expression "A présent" qui tantôt marque des ruptures décisives tantôt oppose le présent au passé ! Rappelons que la phrase : "Comme je deviens vieille fille, à manquer du courage d'aimer la mort !", figure pratiquement à la fin de Mauvais sang, dans l'avant-dernière de ses huit subdivisions, et que cette phrase n'a pas seulement une signification éthique à cet instant précis du récit, mais elle est une articulation du récit, puisque rétrospectivement nous comprenons qu'à ce moment-là le poète se dirige vers le poison qu'il va ingurgiter et dont il est question dans la section suivante de Nuit de l'enfer ! Les textes de Délires semblent intercalés dans l'ensemble, dans la mesure où l'un fait parler un compagnon sous forme de confession, ce qui crée une rupture de ton, et l'autre critique une pratique poétique ! Mais le texte L'Impossible reprend le récit où l'avait laissé Nuit de l'enfer avec une tonalité identique et des continuités thématiques évidentes ! Et ceci se prolonge dans L'Eclair et ainsi de suite, ce qui me fait trouver très suspecte l'idée que Rimbaud ait composé la fin d'Une saison en enfer après le 10 juillet 1873 et qu'il ait remanié son projet en profondeur ! Mon sentiment, c'est que Rimbaud avait fini son livre en juin 1873, qu'il le peaufinait encore, et que ce livre fut à l'origine de la dispute fatale avec Verlaine ! Mais, dans Nuit de l'enfer, outre l'intervention de Satan qui reproche au poète son appel au néant pour échapper à la damnation éternelle, ce qui est parallèle quelque peu à la crise décrite dans la prose liminaire où là il est plutôt question d'éviter la mort, outre cela donc, je constate que le discours est celui d'un abandon aggravé à la folie et aux hallucinations, et surtout qu'il s'agit d'une tare ancienne : "Les hallucinations sont innombrables. C'est bien ce que j'ai toujours eu", dit-il. Le poète se vante, à l'isntar de son discours des lettres de mai 1871, de ses pouvoirs supérieurs : "J'ai tous les talents !", "Fiez-vous donc à moi", "Je suis mille fois le plus riche". Et bien sûr relevons l'extrait suivant : "poètes et visionnaires seraient jaloux"! Cette mise en scène se retrouve dans Vies, le poème où il est question de devenir "un très méchant fou" : "Je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m'ont précédé : un musicien même, qui ai trouvé quelque chose comme la clef de l'amour." On retrouve l'idée que le poète a la prétention d'une "charité ensorcelée" opposable à celle d'inspiration chrétienne qu'il rejette au début d'Une saison en enfer! Les amateurs de Rimbaud ne veulent s'en remettre pour dater les textes les uns par rapport aux autres qu'à des découvertes matérielles, factuelles : un manuscrit, un intertexte, ils ont viscéralement peur de la lecture dirait-on, mais la lecture impose un tel cadre qu'on ne voit pas comment après le discours de sérénité retrouvée qui clôt la "saison", le poète pourrait se contredire et en une radicale volte-face retourner vers l'enfer et l'orgueil ! Surtout, en choisissant expressément de faire écho d'un texte à l'autre, puisque "clef de l'amour" et "La charité est cette clef", tout cela se répond métaphoriquement bien évidemment ! Car et la scène d'orgueil de Nuit de l'enfer et celle de Vies sont sévèrement critiquées dans Adieu : "J'ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames", voilà une phrase qui permet de nous assurer d'un lien explicite avec les propos de bilan du poème Vies : "j'ai illustré la comédie humaine", "A quelque fête de nuit", "j'ai accompli mon immense oeuvre et passé mon illustre retraite", "j'ai eu une scène où jouer les chefs-d'oeuvre dramatiques de toutes les littératures." Il faut rappeler que par ceux qui n'admettent pas qu'on envisage l'hypothèse de poèmes des Illuminations composés avant Une saison en enfer il a souvent été affirmé qu'il n'existait aucune passerelle intertextuelle entre les deux oeuvres de Rimbaud ! Ceci témoigne assez du flagrant délit de mauvaise foi ! Or, ce rejet de la magie implique d'autres poèmes en prose : Génie et Conte ! En effet, je considère que le parcours de violence de Conte est quelque peu comparable à celui de la prose liminaire, le déchaînement de violence est similaire, et dans l'un le poète se décrit comme le personnage violent qui finit par se ressaisir, dans l'autre il critique cette violence en la mettant à distance, en la faisant endosser par un prince : les deux textes supposent l'affront à la beauté, l'un par l'injure et le sentiment d'amertume, l'autre par un reproche de complaisance et un saccage : "Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée", "Il prévoyait d'étonnantes révolutions de l'amour, et soupçonnait ses femmes de pouvoir mieux que cette complaisance agrémentée de ciel et de luxe", "Quel saccage du jardin de la beauté !" Le recul devant le "dernier couac" a ici son correspondant sous forme de critique morale : "Peut-on s'extasier dans la destruction, se rajeunir par la cruauté !" Mais, ce qui étonne, c'est que la rupture du soir imprécis succède au carnage, et tandis que le poète se décrit comme n'affrontant pas le dernier couac le Prince se perd lui dans le miroir trompeur du Génie qui se dresse devant lui : "Le Prince et le Génie s'anéantirent probablement dans la santé essentielle. Comment n'auraient-ils pas pu en mourir ? Ensemble donc ils moururent." Et le motif métaphorique de la "musique savante" n'y manque pas qui permet d'établir des liens toujours plus étroits avec les poèmes Vies et Guerre où le poète se définit "musicien" et proche d'une "phrase musicale" !
On pourrait répondre que Conte est un doublon par rapport et à la prose liminaire et à l'Adieu d'Une saison en enfer, comme on répondra que Guerre et Vies sont des variations opposant le chemin assumé d'orgueil et folie contrairement à Une saison en enfer. Pour ce qui est de l'idée des variations, elle entame bien abruptement la crédibilité du poète Rimbaud : ses paroles seraient du vent et ses poèmes ne seraient que du jeu, ce qui n'aurait plus rien à voir avec un magistère de voyant ! Mais pour ce qui est d'un doublon de Conte par rapport à Une saison en enfer, il y a quand même un problème, c'est que le poème Conte suppose la critique de l'admiration illusoire du Génie, et le mot Génie ne peut pas ne pas imposer la référence au poème qui porte ce titre d'une part, et à la présence de cette figure dans le poème Les Soeurs de charité d'autre part, lequel poème en vers unit clairement le motif de la charité comme mort et celui du Génie, ce qui équivaut bien à une rencontre d'un motif explicite d'Une saison en enfer et d'un autre des poèmes en prose des Illuminations. Et l'identification du poète célébrant le Génie a un "Epoux infernal" est confortée par des reprises sensibles de motifs du poème Conte dans Vierge folle : "je le suivais" répète inlassablement celle-ci, ce qui la présente comme équivalente aux femmes du Prince, "on voit son Ange, jamais l'Ange d'un autre, - je crois", terrible écho à la moralité de Conte : "Le Prince était le Génie. Le Génie était le Prince" dans la bouche de celle qui agace quelque peu l'Epoux infernal. Quand la Vierge folle déclare : "J'étais dans son âme comme dans un palais qu'on a vidé pour ne pas voir une personne si peu noble que vous : voilà tout", comment ne pas songer aux actions du Prince : "Il soupçonnait ses femmes de pouvoir mieux", "Toutes les femmes qui l'avaient connu furent assassinées", "Il tua tous ceux qui le suivaient", "Il fit flamber les palais"? Et Conte et Une saison en enfer critiquent les visions d'un nombre conséquent de poèmes en prose des Illuminations, notamment la prétention au "nouvel amour" d'A une Raison et l'idée même du Génie est atteinte !
On peut toujours répliquer que le poème Génie déplacerait quelque peu les lignes, il serait question d'une admiration collective et non plus égoïste, mais l'orgueil est quand même une clef conceptuelle du poème : "l'orgueil plus bienveillant que les charités perdues", voilà qui est clairement dans le sujet et qui s'oppose nettement aux discours d'Une saison en enfer et Conte ! Remarquons que l'expression de Génie disloque l'expression "perdu d'orgueil" pour recomposer subversivement une notion positive, la fameuse "charité ensorcelée" du "musicien" ayant "trouvé quelque chose comme la clef de l'amour" ! Dans la prose liminaire d'Une saison en enfer, le démon retourne de manière comparable l'expression "perds la vie" en "gagne la mort", ce qui pour ceux qui n'admettent pas l'antériorité sensible d'un grand nombre de poèmes en prose des Illuminations épaissit alors un dossier de coïncidences et de rencontres de motifs dont on ne saurait douter qu'ils ont les mêmes significations métaphoriques, mais en s'inscrivant dans des époques contradictoires de la vie du poète! Qui plus est, il semble plus probable que Rimbaud ait peaufiné sa matière à l'aide de poèmes en prose avant de composer un livre fortement articulée, alors que la thèse de la postériorité des Illuminations suppose que la Saison a été écrite sans que nous ne connaissions de traitements antérieurs autres des thèmes mobilisés que le poème Les Soeurs de charité, tandis que les poèmes en prose des Illuminations dévalueraient le projet et la pensée du poète en des variations brutalement et stérilement contradictoires !
Il y a encore d'autres comparaisons à effectuer entre les deux oeuvres qui pourraient à la longue travailler à peaufiner la perception d'une relation chronologique possible entre les poèmes en prose et le livre de 1873 ! Ainsi dans Bottom je ne saurais m'empêcher de trouver remarquable le lien de la "réalité épineuse" à "la réalité rugueuse" : "La réalité étant trop épineuse pour mon grand caractère", ce n'est pas là le discours d'un qui est rendu au sol, avec "la réalité rugueuse à étreindre" ! Si le poète s'identifie au personnage de Bottom, le poème en prose est nécessairement antérieur au discours d'Une saison en enfer ! Evidemment, les rimbaldiens ont une réponse : le personnage de Bottom et le Prince de Conte ne sont pas des figurations du poète, mais des personnages dont on se moque ! Et même s'ils transposaient en fiction le passé de Rimbaud, ils seraient des oeuvres de dérision qui ne contredisent pas la critique d'Une saison en enfer !
Mais ce discours sur les doublons peut bien valoir pour deux poèmes comme Bottom et Conte, il n'en reste pas moins qu'Une saison en enfer et Conte supposent la critique de poèmes comme A une Raison et Génie, qu'un retournement carnavalesque du poème Aube est à enregistrer dans le cas de Bottom : "Au matin, - aube de juin batailleuse, - je courus aux champs, âne, claironnant et brandissant mon grief, jusqu'à ce que les Sabines de la banlieue vinrent se jeter à mon poitrail." Car ce qui reste, c'est qu'on ne saurait nier que des poèmes comme A une Raison, Matinée d'ivresse et Génie, et d'autres parmi les plus beaux des Illuminations, sont clairement atteints par les critiques d'autres poèmes des Illuminations et par Une saison en enfer ! Il serait malhonnête intellectuellement de ne pas admettre une parole engagée de la part du poète quand il s'exprime successivement dans A une Raison ou Génie, puis dans Une saison en enfer ! Il serait impardonnable de ne pas chercher une cohérence entre l'attente d'une transformation en "très méchant fou" dans Vies après un parcours déjà sulfureux et orgueilleux et la ressaisie d'Une saison en enfer qui renonce aux mensonges de l'art et veut embrasser la réalité telle qu'elle est ! On ne peut pas faire comme si Rimbaud n'avait pas parlé, comme si sa voix n'était pas plus consistante que celle des "clochettes mouvantes" dans un pré !
Un autre rapprochement m'intéresse, c'est celui entre la prose liminaire d'Une saison en enfer et le poème Après le Déluge ! Pour chaque récit, il est question d'une révolte ! Dans Après le Déluge, un énigmatique "enfant" claque la porte dans le passé de la fiction mise en place en adressant ses voeux à la giboulée et sa figure finit par s'éclairer quand il rejoint dans le présent la figure du poète qui en appelle à un nouveau déluge des éclairs et du tonnerre !
Si l'enfant claque la porte, c'est qu'il n'admet pas les "merveilleuses images" qu'on lui propose, il se désolidarise d'un groupe d'enfants conviés à une même célébration au sein de la "grande maison de vitres encore ruisselante" ! Sa révolte a lieu suite au renoncement au déluge, et son appel à la giboulée qui deviendra l'appel aux Déluges du poète signifie que selon lui la société ne mérite pas d'être épargnée, qu'elle n'est pas assez juste, puisque dans le texte biblique le déluge est châtiment et que seule la figure du juste qu'est Noé est épargnée, ici le poète installe la critique du mal dans l'arche même de la société épargnée !
Cet objet de pensée est explicitement formulé par ailleurs dans le poème Mouvement connu pour inaugurer le recours au vers libre moderne en poésie française.
Au début de la Saison, le poète refuse la concorde chrétienne, le festin est quelque peu un tableau que va méprise le poète, et un tableau de concorde universelle selon la foi, l'oeuvre sans aucun doute de l'un de "ses célébrités de la peinture et de la poésie moderne" comme il est dit dans Alchimie du verbe !
Dans Après le Déluge, le printemps de la beauté consensuelle portée par Eucharis est rejetée, mis en doute par un silence éloquent et une modalisation qui met à distance la parole de la grâce : "Eucharis me dit que c'était le printemps", c'est donc sa prétention sur laquelle le poète refuse de se prononcer ! Il oppose même violemment à ce printemps son désir d'orages dévastateurs !
Dans la Saison, le printemps va imprimer au poète un air idiot fait sans aucun doute de la perplexité opposée à Eucharis et de cette forte dose de révolte impatiente qui en appelle au renversement de la société !
Dans Après le Déluge, le poète souhaite connaître le secret de cette sorcière qui dédoublée dans la prose liminaire d'Une saison en enfer se révèle une figure de haine et misère à laquelle le poète a confié son "trésor", celui qu'il veut jalousement soustraire à la société humaine désavouée : "soysons avare comme la mer"!
Il s'agit encore une fois d'un argument puissant qui invite à penser que la composition du poème Après le Déluge a été elle aussi antérieure à celle du livre de bilan de 1873 !
Penchons-nous maintenant sur la succession des étapes et le choix des temps verbaux dans chacun de ces poèmes !
Le poème Après le Déluge a été conçu en quatre parties qui se répondent par des jeux de miroirs que rendent explicites certaines reprises de mots ! Il y a toute une symétrie volontaire entre les trois premiers et les trois derniers paragraphes, la fin du poème apparaissant comme l'amplification de son commencement ! Le coeur du poème articule lui deux volets de respectivement trois et quatre paragraphes ! J'ai déjà établi ce fait dans un article paru dans le colloque n°5 de la revue Parade sauvage. Mais au plan des temps verbaux, nous pouvons opposer les trois premières parties du poème à la dernière ! Les trois premières parties réunissent donc les dix premiers paragraphes et elles situent le récit dans un temps très précis, immédiatement après le renoncement à la menace du Déluge salvateur ! Ils décrivent la reprise d'une vie et d'une activité d'apparence somme toute normale, au grand dam du poète ! L'anomalie éclate avec l'alliance de mots "la mer étagée là-haut" et se confirme par un ensemble de visions inquiétantes quoique présentées de manière fragmentée ! Le récit est au passé simple et seul le premier verbe s'en distinguerait par le choix du passé antérieur, s'il n'y avait pas deux imparfaits dans l'exclamation désolée du second paragraphe !
Le passé simple s'oppose au passé composé, car il coupe la relation au présent et établit une distance maximale avec celui-ci !
Tout cela est très significatif, si le couple du passé simple et du passé antérieur permet d'envisager un récit coupé de la relation au présent à la différence du recours au passé composé, cette coupure avec le présent n'est pas ici au centre des enjeux du poème, ce qui est intéressant surtout c'est que le passé simple a une valeur particulière, une aura ! Une action au passé simple est envisagée comme un tout dont on perçoit le début et la fin! Ici, le passé simple a un caractère inaugural, il dresse le mur contre lequel va buter le poète ! L'imparfait implique lui un déroulement de l'action dont les contours demeurent flous, l'emploi de l'imparfait au second paragraphe exprime la dérobade de "l'idée du déluge" quand "les pierres précieuses" "se cachaient" et quand les "fleurs" "regardaient déjà"!, ces imparfaits désignent le souvenir d'une action de délitement de l'idée du déluge, les derniers instants mortifiants où la vision du déluge était encore là, juste avant ce "Aussitôt" qui lance le texte !
A partir du onzième paragraphe, on observe la reprise d'une scansion temporelle dont le caractère formulaire désinvolte appuie l'idée d'un poète désabusé : "Depuis lors", "Puis"! La mention de la "Lune" réintroduit précisément l'idée d'un cycle du temps, mais en l'agrémentant d'un cortège de plaignants ! La déclaration d'Eucharis est alors enfermée dans le passé, avec un verbe de parole "dit" au passé simple et accessoirement une conjugaison à l'imparfait pour son propos rapporté "c'était le printemps", le discours fallacieux est ainsi mis à distance par un enfermement dans le passé, la parole d'Eucharis n'atteint pas le présent, ne le rencontre point ! Cela crée une succession brutale avec l'exhortation du poète à un soulèvement diluvien des orages, puisque nous passons d'un récit dominé par le passé simple à une jactance à l'impératif présent "Sourds, roule, roulez et montez, montez et relevez"! Le dernier paragraphe offre alors l'occurrence d'un passé composé significatif qui établit un nouveau plan, puisque cette fois un jugement est porté sur le passé, le passé est apprécié en tant que résultat, et ce résultat est un présent d'ennui ! Le figement hiératique du texte porté par les passés simples cède à la nouvelle propension du désir de "musique savante" du poète, ce qu'accompagne un futur simple de l'indicatif "ne voudra jamais", mais sous la forme d'un énoncé négatif qui imprime en même temps un élan de dérision désespérée ! La moralité du poème martelée par deux relatives finales parallèles au présent de l'indicatif "ne voudra jamais nous raconter ce qu'elle sait et que nous ignorons" est clairement superposable à celle du poème Conte, dont le présent de l'indicatif s'oppose également à un récit au passé : "La musique savante manque à notre désir", le "manque" étant l'ignorance face à la sorcière, et la "musique savante" "ce qu'elle sait", et il est assez frappant de voir se lier des textes entre eux par de discrètes reprises "raconter", "Conte" et "Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée!"
Il est clair qu'il y a des continuités à cerner entre ces écrits d'Arthur Rimbaud.
Dans l'espèce de prologue de la Saison, la relation au passé est différemment posée et contraste nettement avec les choix du passé simple dominant Après le Déluge, puisque cette fois les emplois du passé composé prolifèrent : "j'ai assis", "je l'ai trouvée amère", "et je l'ai injuriée", "je me suis armé", "je me suis enfui", "mon trésor a été confié" tournure passive, "j'ai fait", "j'ai appelé" répété deux fois, "Mon malheur a été", "le printemps m'a apporté", "je me suis allongé", "je me suis séché", "j'ai joué", "j'ai songé" ! Or, citons Emile Benveniste dans ses Problèmes de linguistique générale : le passé composé "établit un lien vivant entre l'événement passé et le présent où son évocation trouve place. C'est le temps de celui qui relate en témoin, en participant : c'est donc aussi le temps que choisira quiconque veut faire retentir jusqu'à nous l'événement rapporté et le rattacher à notre présent."
J'espère que la citation de cette source autorisée fera bien sentir le contraste esthétique fort entre d'un côté Après le Déluge et de l'autre le début de la Saison, cela malgré une forte ressemblance formelle au plan du découpage des alinéas brefs, les deux textes étant même d'une longueur quelque peu équivalente. Le récit au passé occupe à peu près les mêmes proportions dans les deux écrits, et le basculement est chaque fois soudain, crise paroxystique des impératifs ou inspiration soudaine mise en débat !
Toutefois, un passé simple isolé mais fulgurant retient l'attention dans la prose de la Saison : "Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine", le passé simple souligne la ténuité du prodige en le ramassant verbalement, mais il en souligne aussi le caractère ponctuel qui l'isole dans le passé au contraire des autres actions, ce qui se conçoit aisément puisque l'espoir renaît avec les appréhensions causées par le danger du "dernier couac" !
La comparaison entre Après le Déluge et l'ouverture de la Saison permet de mieux cerner les enjeux de l'alinéa fort allusif : "Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot", comme nous l'avons indiqué plus haut, il permet aussi de concentrer l'attention sur l'idée que le poète rejette bien la société bourgeoise et chrétienne de l'ordre versaillais, puisque le poème Après le Déluge transpose clairement sur un mode métaphorique le désenchantement des lendemains de la Commune écrasée ! L'une des célébrités de la poésie moderne évoquées dans Alchimie du verbe est sans doute François Coppée, poète qui a exprimé publiquement son hostilité à la Commune.
Au tout début de la Saison, le motif du "festin" peut sembler relever de la littérature antique et il est certain que la lecture de Lucrèce a compté dans l'élaboration du discours antichrétien du poème Credo in unam, mais il n'en reste pas moins que "festin" et "beauté" ont bien une résonance chrétienne dans le texte de la Saison ! Le festin évoqué est celui donc d'un supposé passé lointain mis à distance en tant que souvenir incertain : "Jadis, si je me souviens bien" Le festin est une espèce de tableau de la concorde universelle à cette aune, et il est appréciable que le récit poétique en prose de Rimbaud ait l'audace de ponctuer son paragraphe initial par un vers blanc rendu sensible par les symétries internes de sa composition : "où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient", car c'est une façon désinvolte de déclarer la guerre à l'alexandrin au commencement de cette prose, une façon d'annoncer qu'il ne se laissera pas séduire par les liens serviles d'une métrique "académisée" !
Ce qui m'importe, c'est le rapprochement patent de ce paragraphe initial avec les deux passages suivants de Mauvais sang : "Je ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme. Je n'en finirais pas de me revoir dans ce passé", et un peu avant : "Je me rappelle l'histoire de la France fille aînée de l'Eglise. J'aurais fait, manant, le voyage de terre sainte", et ajoutons à cela une citation significative de Nuit de l'enfer : "Les hallucinations sont innombrables. C'est bien ce que j'ai toujours eu : plus de foi en l'histoire, l'oubli des principes."
On comprend évidemment que le "festin" ne saurait coïncider avec un plan biographique, avec l'enfance du poète! L'enfance mythique du poète n'est pas celle des premières années de sa vie, mais bien celle qu'on lui prête à l'aide même de "merveilleuses images" dans les livres d'Histoire! Observez bien que la succession "Jadis, si je me souviens bien" est fort précisément reprise par la succession présent de l'indicatif et conditionnel présent de l'une de nos précédentes citations : "Je me rappelle", "j'aurais fait"!
Le festin dont il faut se souvenir, c'est celui d'une enfance mythique de l'humanité, celle qu'on enseigne à l'école, celle d'une Histoire qui est très précisément présentée comme notre passé ! Le conditionnel "si je me souviens bien" ou "j'aurais fait" met précisément à distance la scolarisation ! Si on comprend cela, le texte devient d'une clarté lumineuse. Le poète ne dit pas avoir de souvenir au-delà de cette terre et du christianisme, le couplage posant en fait un décor exclusif par combinaison des deux ! Par conséquent, le festin, lointain souvenir, est pris dans cette sphère chrétienne de la vie française qu'expose les manuels scolaires, les livres d'Histoire! Rimbaud s'en prend donc très clairement aux discours édifiants qu'il juge pour lors suborneurs. Le titre "Mauvais sang" est repris sous les termes de "race inférieure" qui ne sauraient manquer d'éclairer l'enjeu, puisque l'idée est, en évitant ici d'employer des expressions qui ont hérité de nouvelles significations lourdes au vingtième siècle, que la culture aboutie du monde chrétien occidental et notamment français doit partir à la conquête du monde pour le civiliser et lui imposer sa loi, ce qui était le discours de Michelet lui-même, voire de Victor Hugo, même si pour ce dernier des nuances et une évolution dans le temps sont à prendre en considération, même si dans le cas de Michelet la mission civilisatrice de la nation supérieure devait se faire au nom de la Révolution et non plus du christianisme ! Mais Rimbaud ne vise ni Michelet, ni Hugo, il cible le discours d'historiens et de livres scolaires qui propagent l'appel à un projet civilisateur conquérant, au nom de valeurs entrées en conflit avec l'insurrection communarde de 1871. Car, "aussitôt après" la répression versaillaise, le projet de société, l'idée de ce qu'elle doit être, ont été martelés par nombre d'auteurs dont François Coppée, comme en témoignent tant et tant de consultations de la presse d'époque, et cela dans l'indifférence paradoxale pour les victimes encore chaudes de la semaine sanglante. Une saison en enfer est un lointain écho de ces instants terribles et ce n'est pas pour rien que le poème en vers le plus proche d'Une saison en enfer, celui qui en pose pour la première fois et de manière explicite un enjeu majeur n'est autre que Les Soeurs de charité, oeuvre datée de juin 1871 sur la copie qu'en a faite Verlaine !
Et notre citation de Nuit de l'enfer a une résonance singulière dans le prolongement de notre raisonnement, car sa formule laisse entendre que "les hallucinations" du poète ne sont pas simplement des délires, mais des réécritures des vérités et orientations officielles d'une Histoire dont le poète ne partage ni la foi, ni les principes!
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