Le livre Une saison en enfer se termine sur une précision finale "Avril-août 1873" qui est une précision voulue par l'auteur quant à sa période de composition !
Rimbaud a renoncé au vers, mais il s'exprime dans une forme de prose poétique !
Le renoncement au vers s'est accompagné d'un renoncement à trois règles prosodiques des versificateurs ! Rimbaud ne s'interdit pas les hiatus, ni les "e" languissants (autrement dit les "e" précédés d'une voyelle et suivis d'une consonne)! Il a certes pratiqué les hiatus et les "e" languissants dans ses derniers poèmes en vers, mais la prose d'Une saison en enfer témoigne assez de ce qu'il n'y prête même plus attention ! La relative rareté des hiatus n'est pas propre à la prose de Rimbaud, les hiatus sont par nature plus ou moins rares sous la plume de qui que ce soit, il suffit de constater que Rimbaud en commet en prose autant que quiconque!
J'ai parlé de trois règles prosodiques, car je songe encore à l'évitement des supposées cacophonies, il s'agit de deux syllabes successives de prononciation identique ("parmi mille féeries profanes"), mais là encore Rimbaud a déjà chahuté la proscription dans ses poèmes en vers et en témoigne la nouvelle version du poème L'Eternité incluse dans Alchimie du verbe : Rimbaud est passé d'un vers qui a de l'allure "C'est la mer allée / Avec le soleil" à un vers qui se rapproche dangereusement de la cacophonie tant honnie des classique "C'est la mer mêlée / Au soleil", car à la quasi identité syllabique "mer mê" s'ajoutent l'assonance appuyée du "[è]" et la promiscuité du "é" dans une phrase quelque peu familière ! Le défaut syllabique et la rime approximative confirment le refus de la beauté établie : mêlée face à soleil, et trois syllabes au lieu de cinq pour le second vers cité !
La prose poétique d'Une saison en enfer s'éloigne bien sûr des égalités de la mesure versifiée, et on rencontre encore moins de jeux sur la syllabation dans Une saison en enfer que dans les poèmes en prose des Illuminations, à au moins une exception remarquable près, ainsi dans la section L'Eclair relève-t-on un superbe exemple de succession de membres de sept syllabes soulignés par d'autres effets de symétries au plan de la tournure syntaxique et de rimes internes : "que la prière galope et que la lumière gronde" !
Ce dernier exemple montre que Rimbaud n'abandonne pas complètement les traits caractéristiques de la poésie versifiée, il en use encore à l'occasion, et c'est un trait connu de la versification classique, voire traditionnelle, que les poètes recourent à un principe d'inversion, rhétoriquement nommé "transposition" !
Dans la continuité des romantiques et de Victor Hugo qui avaient attaqué ce procédé pour fonder la révolution du vers romantique, Rimbaud s'était amusé à associer la transposition classique au rejet romantique dans les vers de rupture du Bateau ivre :
L'eau verte pénétra ma coque de sapinEt des taches de vins bleus et des vomissuresMe lava
La transposition ou inversion consiste à ne pas respecter l'ordre canonique des mots dans la phrase : le complément du nom est placé avant le nom qu'il précise, ou bien le complément d'objet direct ou indirect devant le verbe ! La force des vers précédents vient de ce qu'ils sont à la fois classieux et chahuteurs, ce que Rimbaud obtient en pratiquant l'inversion, il n'écrit pas "et me lava des taches de vins bleus et des vomissures", mais inverse la distribution en soulignant emphatiquement la forme "Me lava" ! Mais il aurait pu coordonner deux groupes de six syllabes ! Au lieu de ça, il coordonne un groupe de sept et un autre de cinq, ce qui crée le rejet provocant de l'adjectif monosyllabique "bleus", rejet qu'aggrave l'inversion, car le cerveau du lecteur subit plus de suspensions d'un coup: comparer "Me lava / et des taches de vins + bleus et des vomissures" à "Et des taches de vins + bleus et des vomissures / Me lava" ! Dans le second cas, le rejet de "bleus" se superpose à l'attente du verbe dont dépend le complément "taches" ! La forme "Me lava" est présenté elle aussi sous la forme d'un rejet violent !
A-ton perdu les possibilités redoutables du versificateur quand nous lisons la prose de Rimbaud ? Pas vraiment ! Observez le début de Mauvais sang : "J'ai de mes ancêtres gaulois l'oeil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la lutte", vous y relevez une remarquable inversion qui s'harmonise avec la recherche d'un style proche des habitudes de l'oral, proche de l'échange non littéraire !
Je pense que les titres de Céline Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit sont inspirés du titre Une saison en enfer : le premier coïncide "voyage" contre "saison" et "bout de la nuit" contre "enfer", le second implique un paradoxe sur la mort qui rebondit sur celui du même titre rimbaldien : il n'y a pas de mort à crédit, il n'y a pas d'enfer contenu dans une saison !
En effet, le style de Céline est certainement tributaire de celui d'Une saison en enfer et dans tous les cas il conviendrait de se pencher plus attentivement sur les antériorités de Rimbaud, voire d'Hugo, sur le travail célinien !
Le style d'Une saison en enfer est particulièrement désinvolte et familier parfois, ce qui permet de distinguer cette prose de celle des Illuminations ! Avant Céline, Rimbaud inclut la négation du langage familier dans une prose littéraire, et même ici poétique : "L'éternité serait-elle pas perdue pour nous ?" au lieu de "ne serait-elle pas" ! Il choisit des expressions rares qui interpellent : "Les échappons-nous?" Il mélange à une prose soutenue des énoncés lapidaires propres à l'échange oral : "Mais non, rien", énoncé qui est d'ailleurs isolé par les retours à la ligne dans la seconde section de Mauvais sang, ce qui est remarquable d'audace pour son époque !
Rimbaud semble parfois tordre le cou à la syntaxe, mais hélas il n'est pas impossible parfois que nous apprécions la syntaxe torturée de la phrase quand en réalité le prote a pu oublier de transcrire un mot :
"Il m'est bien évident que j'ai été toujours été race inférieure", c'est assez crâne d'écrire ainsi, c'est superbe, mais comment exclure l'hypothèse d'un "de" passé à la trappe lors de la confection typographique "j'ai toujours été de race inférieure" !
L'oubli d'un mot, le verbe, est indiscutable au sujet de la phrase "Après, la domesticité même trop loin", la correction de "même" en "mène" étant insoutenable, factice et non argumentée !
Que penser de la phrase : "Ma race ne se souleva jamais que pour piller : tels les loups à la bête qu'ils n'ont pas tuée", puisque nous ne pouvons déterminer s'il manque ou non un verbe dans la transcription qui a été faite à partir d'un manuscrit inconnu ! Dans tous les cas, le sens est perçu mais il passe en dansant !
Il est pourtant difficile de croire que ces paroles brutes qui sonnent juste n'aient pas été voulues telles par Rimbaud ! Seule la phrase "Après, la domesticité même trop loin" pose un problème évident pour le sens !
Passons maintenant au sens de cette oeuvre !
La prose liminaire peut être comparée à la première promenade des Rêveries du promeneur solitaire de Rousseau : en effet, Rousseau s'estime persécuté par l'humanité entière et il décide de se séparer du genre humain, ce qui justifie que désormais son écriture à tendance biographique ne soit plus celle de confessions, mais celle de rêveries, car la solitude fait de la vie du philosophe une espèce de rêverie où il peut être le plus lui-même, mais une rêverie qui implique le délire comme il le répète souvent et qui rompt également avec un certain ordre du réel ! L'écriture et la méditation n'ont plus les mêmes finalités !
Le projet de Rimbaud est nettement distinct de celui de Rousseau, mais il y a des points de comparaison intéressants : Rousseau fuit l'humanité, il s'en sent persécuté, son "âme sensible" a été la victime des "raffinements de leur haine" à tous ces humains ! Rousseau se dit "seul sur la terre" et cela par choix ! Il rompt avec la "société" et le rapprochement est d'autant plus intéressant avec la prose liminaire d'Une saison en enfer que Rousseau définit et annonce son exil dans les premières lignes de la première promenade !
Me voici donc seul sur la terre, n'ayant plus de frère, de prochain, d'ami, de société que moi-même. Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit par un accord unanime. Ils ont cherché dans les raffinements de leur haine quel tourment pouvait être le plus cruel à mon âme sensible, et ils ont brisé violemment tous les liens qui m'attachaient à eux. J'aurais aimé les hommes en dépit d'eux-mêmes. Ils n'ont pu qu'en cessant de l'être se dérober à mon affection. Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi puisqu'ils l'ont voulu. Mais moi, détaché d'eux et de tout, que suis-je moi-même ?" Voilà ce qui me reste à chercher.
Rousseau se dit ostracisé ("proscrit"), mais cet ostracisme s'accompagne de sa fuite propre et de son renoncement à aimer les hommes ! On assiste à une scène comparable à celle du festin "où s'ouvraient tous les coeurs" qui débouche sur une amère révolte ! La différence vient de ce que Rousseau est rejeté par les hommes et se considère un coeur plus ouvert que les autres, alors que le poète se rebelle de lui-même dans Une saison en enfer ! Mais dans les deux cas, une personne se met en-dehors de la société ! Les comparaisons peuvent aller plus loin : la formule "que suis-je moi-même" n'est pas sans rappeler le "Je est un autre" de la lettre à Demeny du 15 mai 1871, d'autant que quelque peu symétriquement la première page du premier livre des Confessions contient la formule suivante : "[...] j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre."
On peut dire que cette revendication n'a rien à voir avec l'idée du "Je est un autre", mais cela reste frappant "je suis autre" contre "Je est un autre" ! Remarquez que la question "que suis-je moi-même?" rappelle le "Connais-toi toi-même" socratique que Rimbaud reprend dans Mauvais sang : "Connais-je encore la nature ? me connais-je" !
Dans la lettre à Izambard du 13 mai 1871, à proximité de la première mention datée du "Je est un autre", Rimbaud n'a pas manqué de consacrer une allusion perfide au petit ergot du "cogito ergo sum" et l'arrière-plan du discours cartésien semble même dominer tout ce passage de la lettre :
[...] C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On me pense. - Pardon du jeu de mots. -
Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et Nargue aux inconscients, qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait !
Le mot "inconscients" n'est lui-même pas innocent, à condition de ne pas y voir un renvoi à l'inconscient, mais bien un renvoi à la conscience de soi, ce qui n'est pas la même chose !
Les oeuvres de Rousseau que sont Les Confessions et Les Rêveries du promeneur solitaire ont renouvelé l'approche du moi et le genre biographique tout à la fois. Peu importe que quand Rousseau dit "au moins je suis autre" cela n'ait rien à voir avec l'idée du "Je est un autre". En revanche, la réflexion sur le moi et le traitement très particulier de cette question par Rousseau peuvent entrer en résonance avec la démarche rimbaldienne ! Les historiens de la Littérature rejettent la notion de "pré-romantisme", parfois selon un argument factice selon lequel si on dit "pré-romantisme" c'est qu'on sait déjà se définir par rapport à ce qui va arriver ! Passons sur ce détail ridicule! Il est vrai que l'oeuvre de Rousseau n'est pas pleinement romantique ! En effet, Rousseau s'isole du monde mais reste concerné par le bonheur, il n'est pas dans l'insatisfaction et le dégoût romantique ! Ceci dit, le romantisme a pris pas mal de formes et a été revendiqué par des personnalités diverses ! Qui plus est, Rousseau a eu un énorme succès au dix-neuvième siècle, et notamment auprès des romantiques, et on peut dire qu'une partie des idées romantiques sont bel et bien en germe dans son oeuvre ! Les Mémoires d'outre-tombe sont largement inspirés des Confessions : si Chateaubriand dit que sa mère lui infligea la vie, c'est parce qu'il a lu le récit que fait Rousseau de sa propre naissance : "je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs." La cinquième promenade contient l'adjectif "romantiques" et offre un exemple de communion avec la Nature qui est spécifiquement romantique, il n'y a pas à tergiverser là-dessus. Rousseau a fait un séjour en Angleterre peu de temps auparavant et l'adjectif "romantiques" est sous sa plume un quasi synonyme de "romanesques", mot qui surgit à son tour dans le texte de cette cinquième promenade, terme "romanesques" qui a déjà une signification clef dans Les Confessions, en étant lié à la découverte de l'amour, à l'enfance, etc. Chez Rousseau, le terme "romantiques" s'applique aux rives du lac de Bienne : "Les rives du lac de Bienne sont plus sauvages et romantiques que celles du lac de Genève, parce que les rochers et les bois y bordent l'eau de plus près" ! Il justifie même l'emploi du mot, il s'en explique : "parce que..." ! L'adjectif "romanesque" suppose les aventures de romans autant que les décors bons pour des romans, l'adjectif valorise l'idée de l'imagination romanesque, de l'abandon au délire du moi ! Il ne manque plus que la mélancolie désespérée ou éternellement insatisfaite et nous avons le romantisme!
Rimbaud est lui du côté du romantisme, il vit de cette mélancolie particulière et cela le distingue du discours rousseauiste ! Mais la quête de la tranquillité, de l'ataraxie va se retrouver dans l'oeuvre et les veillées de Rimbaud ! Le problème de l'espérance humaine qu'on tient à l'écart se pose aussi pour Rousseau, comme pour Rimbaud qui cherche à la faire s'évanouir en utilisant le tour "Je parvins à" qui est un tic d'écriture de Rousseau dans Les Rêveries du promeneur solitaire. Dans la cinquième section de Mauvais sang, le poète dit qu'enfant il admirait le "forçat intraitable" qui avait "lui, lui seul ! pour témoin de sa gloire et de sa raison", et cela provoquait chez le poète enfant un rapport d'osmose et confiance avec "le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne", tout cela fait drôlement écho au discours du rêveur rousseauiste solitaire. Tout au long de son ultime ouvrage Rousseau vante l'intérêt supérieur de sa solitude et son rapport aimant à la Nature dont il rapproche les états de ses propres humeurs : "Ces heures de solitude et de méditation sont les seules de la journée où je sois pleinement moi et à moi sans diversion, sans obstacle, et où je puisse véritablement être ce que la nature a voulu", "La campagne, encore verte et riante, mais défeuillée en partie et déjà presque déserte, offrait partout l'image de la solitude et des approches de l'hiver. Il résultait de son aspect un mélange d'impression douce et triste, trop analogue à mon âge et à mon sort pour que je ne m'en fisse pas l'application", "La méditation dans la retraite, l'étude de la nature, la contemplation de l'univers forcent un solitaire à s'élancer incessamment vers l'auteur des choses et à chercher avec une douce inquiétude la fin de tout ce qu'il voit et la cause de tout ce qu'il sent". Dans Les Confessions, Rousseau parlait de se décrire "Moi, seul", dans Les Rêveries, il parle d'écrire pour lui "seul", d'obtenir des révélations spécifiques à sa nouvelle solitude !
Rimbaud n'adhère sans doute pas à la foi religieuse revendiquée par Rousseau, mais Une saison en enfer interroge bien l'élan vers Dieu, cela est explicite dans "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer", "Vierge folle" et ailleurs encore ! Mais pour Rimbaud la transcendance tourne court, déclare-t-il, à cause d'un "mauvais sang" constitutif de son être ! Pourtant, comme Rousseau parle de la richesse de son "coeur sensible" et des "trésors [qu'il] portai[t] en [lui]-même", Rimbaud l'injurieur haineux se vante d'un "trésor" intérieur qu'il a soustrait au monde pour le confier à des sorcières !
Et si Rimbaud dédie son ouvrage à Satan, ce qui ne saurait être le cas de Rousseau qui pose qu'il croit au jugement dernier, ce geste est celui d'un enfoncement dans sa solitude singulière propre et cela s'accompagne d'une similitude à nouveau frappante, puisque Rousseau qui n'écrit plus que pour lui-même et ne songe plus à publier parle de son livre ultime comme de "feuilles", tandis que Rimbaud assimile l'unique qu'il ait pourtant imprimé à des "feuillets" détachés d'un carnet !
La comparaison entre ces ouvrages composés à un siècle de distance, et si Rousseau a pour dernier devoir de chercher à connaître son moi, Rimbaud renoncer à son orgueil dans Une saison en enfer pour se donner à nouveau "un devoir à chercher" !
Certes, l'influence de Rousseau a été telle sur les écrivains du dix-neuvième siècle qu'on peut toujours parler de rencontres entre les deux auteurs, mais ces quelques coïncidences de détails, même si cela n'a rien à voir avec de la réécriture, de l'intertextualité comme on dit aujourd'hui, ces petites similitudes, tout cela m'invite à penser que Rimbaud a au moins lu les oeuvres quelque peu autobiographiques de Rousseau !
Nous savons encore par Izambard que Rimbaud a lu en partie Les Essais de Montaigne, dès 1870, et notamment le texte qui rappelle à l'attention la vision du poète inspiré selon Platon, puisque cela aurait beaucoup amusé notre poète !
Or, Montaigne est précisément le modèle dont se réclame Rousseau dans Les Confessions comme dans Les Rêveries du promeneur solitaire, et dans ce dernier ouvrage celui-ci dit écrire sur son "moi" à la manière de Montaigne mais dans un but opposé, puisque Montaigne écrivait encore pour les autres, alors que Rousseau n'écrit plus que pour lui-même!
Qu'annonce la prose liminaire du livre Une saison en enfer ?
Rimbaud joue avec l'idée d'un âge d'or perdu, mais il s'agit ici d'un âge d'or individuel, personnel! Le poète serait né heureux, puis il aurait connu une chute qui n'aurait fait que s'aggraver ! Les parallèles bibliques sont inévitables, même si les agapes peuvent faire songer à un modèle antique !
Car ce qu'interroge le poète c'est la notion de faute ou de chute !
Il y a un paradis perdu dont il s'est enfui et il semble n'appartenir qu'à lui d'y retourner!
Voilà qui déplace quelque peu les lignes du récit de la faute biblique dont la leçon est sensée s'appliquer à tous les hommes.
Mais, le poète ne se disant pas proscrit ou chassé pose alors le débat en des termes neufs : il pose qu'il lui est viscéralement impossible de renouer avec les agapes premières !
A cela s'ajoute un autre point singulier : le souvenir du bonheur perdu n'est pas certain, il n'est comme l'histoire de la chute d'Adam et Eve qu'une conviction culturelle !
Une seule certitude, le poète a rejeté ce monde source de tout bonheur, et ce monde est celui du christianisme, avec la Beauté, les coeurs ouverts les uns aux autres, la justice, et aussi la richesse à laquelle s'oppose la misère et enfin la bonté à laquelle s'oppose la haine!
Dans cette prose liminaire et dans "Mauvais sang", les vertus théologales (espérance, charité, foi) et les sept péchés capitaux sont convoqués sur la scène du drame présenté pourtant comme saisonnier !
Au fur et à mesure du texte, nous allons découvrir la facticité de cette concorde chrétienne, le poète fait état de plusieurs révélations contradictoire "personne ne pense à autrui", "mépris et charité", etc.
Cette opposition à la religion chrétienne et à un idéal de bonté est clairement formulée : "Le malheur a été mon dieu" ! La "joie" relève bien d'un esprit de religion, puisque s'y oppose la bête féroce, ce qui exclut une idée de "joie féroce" par exemple ! Il faut bien insister parce qu'il semble que l'importance de cette lutte ne soit pas toujours comprise, puisqu'une majorité de lecteurs pensent que la "Beauté" dont il est question serait la Beauté satanique de Baudelaire par exemple ! Non, la Beauté rejetée est clairement du côté d'un ordre social que le poète défie et tente de renverser ! Le désordre va ainsi en s'amplifiant : le poète devient en apparence un fou et un criminel, ce qu'il exprime par de superbes images "Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie." S'il est question d'un "affreux rire de l'idiot" face au "printemps", c'est à cause de son inadaptation sociale, le poète enfant admirait le "forçat intraitable" et c'est cette admiration qui était reportée sur la nature !
Rappelons-nous que le poète du sonnet Ma Bohême se proposait de vivre nu et qu'il est à nouveau question de se plaindre du fait de devoir s'habiller dans "Mauvais sang" : "Il faut se soumettre au baptême, s'habiller, travailler."
C'est un contresens que de voir une allusion à l'allégorie baudelairienne dans la "Beauté" d'Une saison en enfer qui, même si elle est quelque peu courtisane, prostituée, appartient à la sphère chrétienne !
Sans cette mise au point, il n'y a pas de lecture d'Une saison en enfer.
Le désordre du poète a été tel qu'il dit être passé récemment fort près de la mort. C'est parce qu'il "manqu[e] du courage d'aimer la mort" que le poète envisage donc de réévaluer la question de son adhésion à la concorde sociale.
Ici, citons et paraphrasons un célèbre extrait de la prose liminaire, puisque nous ne sommes pas d'accord avec les lectures qui en sont faites !
Brutalement, une inspiration se présente pour dire au poète que "La charité est cette clef" qu'il cherche pour renouer avec le "festin" déjà dévalué comme "ancien" ! Sans s'en expliquer, le poète déclare d'évidence qu'une telle inspiration ne peut que relever du délire ! Il songeait à rechercher cette clef, mais le verbe "songer" a un double sens ici nettement exploité !
L'emploi du verbe "prouver" est étonnant, puisque Rimbaud ne daigne pas expliquer sa preuve et la phrase est en partie ambiguë puisque le rêve est certes la charité perçue comme clef, mais cela frappe aussi d'irréalité le festin dont le souvenir n'était pas tout à fait sûr ! L'inspiration est bien sûr supposée être divine pour un esprit chrétien, mais le poète ne la qualifie pas, il ne précise pas la nature de cette "inspiration" venue des profondeurs de la culture assimilée, ce qui peut appuyer la fin de non-recevoir pour mieux la dévaluer comme humaine et non plus providentielle !
Satan entre alors en scène, et nous ne partageons pas du tout l'avis des lecteurs qui pensent que Satan s'indigne du rejet de l'inspiration de la charité comme clef, ni les lectures acrobatiques qui supposent à tort que l'inspiration rejetée par le poète n'est pas celle de la phrase précédente : "La charité est cette clef" !
Le démon se récrie non pas à cause du rejet de l'inspiration bien entendu, mais à cause de cette peur récente du "dernier couac", autrement dit cette peur de la dernière fausse note liée au comportement social qui conduit à la mort ! Les pavots de Satan sont la séduction et le mensonge : l'expression "gagne la mort" doit être retournée en "perds la vie" pour en apprécier tout le sel ! On remarque que le rejet du monde de la Beauté et de la justice est souligné par la notion d'égoïsme, quand pour Rousseau ou Stendhal on parle plutôt d'égotisme : "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux" !
La cohérence thématique du texte de Rimbaud n'aurait jamais dû faire ainsi débat : la Beauté injuriée n'y est pas baudelairienne, la charité n'est pas laïque mais il s'agit bien évidemment de la vertu théologale dans son opposition explicite à Satan et aux péchés capitaux, et après le récit d'un moment d'hésitation aux approches de la mort, nous avons très clairement un récit en deux étapes avec d'un côté une inspiration chrétienne, si pas divine, qui est automatiquement rejeté, puis une intervention de Satan qui veut pousser le poète au "dernier couac". Concevez tout ce que la lecture perd avec de tels contresens !
La réponse du poète à Satan est alors désinvolte ! Il ne s'engage pas à mourir, mais lui annonce qu'il va se replonger dans les désordres, les "lâchetés en retard" viennent de ce soudain recul devant la mort, le poète doit se rattraper et il annonce à son maître qu'il ne sera pas déçu par la lecture de sa production écrite !
Il est en fait question d'un accommodement avec Satan : celui-ci ne mérite pas d'être considéré avec une telle importance qu'il faille l'écouter et mourir pour lui, mais il est moyen d'établir une relation plus équilibrée où sans pour autant mourir on peut tourner le dos à la société du Beau, du Bon et du Bien !
En présentant la suite d'Une saison en enfer comme une suite de "feuillets" déjà écrits, la prose liminaire suppose donc que cette réponse à Satan est postérieure aux réflexions philosophiques du texte final qu'est Adieu, ce qui veut clairement dire que la lecture d'Adieu ne suppose en aucun cas un poète rentré dans le rang !
Prochainement, la lecture de "Mauvais sang" et "Nuit de l'enfer" !
Dans "L'éternité SERAIT-ELLE PAS perdue pour nous ?", le "pas" sans "ne", dans une telle question rhétorique, nous semble plutôt une affectation de langue classique qu'un trait de langage familier. Hugo, après Racine et d'autres (en alexandrins sérieux), avait employé le "pas" sans "ne" en question totale rhétorique.
RépondreSupprimer(Aux 17-18e siècle, c'était déjà peut-être un peu une affectation, si, comme on peut imaginer, ça remontait en fait à un usage epsilonesque de "pas" au sens de "le moins du monde"; car, par exemple, "avais-je pas raison?", crié au lièvre par la tortue de La Fontaine, signifie plutôt rhétoriquement "J'avais raison, non?" que "Avais-je le moins du monde raison?". Nous disons ça nous disons rien, n'ayant point étudié la question).
Heu? Le problème avec La Fontaine c'est qu'il adopte des emplois archaïques, et illustre donc mal le classicisme en tant que tel, mais c'est vrai que j'étais frappé par l'allure classieuse du tour rimbaldien qui n'avait rien de relâché !
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