Je tiens d'abord à mettre en perspective mon travail, ma réflexion, par rapport aux principales publications critiques sur Une saison en enfer ! Je vais donc dresser un rapide tableau des écrits sur lesquels se fondent nos idées actuellement sur cette oeuvre complexe, car il y a un blocage que j'entends dénoncer, mais il faut que le public puisse apprécier que jamais les considérations critiques sur le livre de 1873 ne sont parties dans tous les sens ! Il y a un consensus qui se joue sur très peu de choses qui passent inaperçues et ne sont jamais interrogées! Dont acte !
Les éditions courantes récentes du livre Une saison en enfer sont essentiellement accompagnées de notes de l'un des quatre rimbaldiens suivants : Louis Forestier, Pierre Brunel, André Guyaux et Jean-Luc Steinmetz. André Guyaux a remanié le travail de Suzanne Bernard pour les Classiques Garnier et il a proposé la nouvelle édition des Oeuvres complètes de Rimbaud dans la Pléiade. Jean-Luc Steinmetz est l'éditeur des oeuvres de Rimbaud en Garnier-Flammarion depuis le début des années 90 et les rééditions n'ont connu aucun remaniement majeur. Louis Forestier propose sous deux couvertures différentes Folio et Poésie Gallimard deux volumes identiques en fait d'annotations et commentaires, et il est derrière également les deux dernières éditions des oeuvres de Rimbaud dans la collection Bouquins chez Robert Laffont ! Enfin, dans l'édition du centenaire d'Alain Borer chez Arléa nommée "Oeuvre-Vie", les Notes qui concernent Une saison en enfer sont dues à Pierre Brunel, avec deux interventions de Jean-Luc Steinmetz et une autre préliminaire d'Alain Borer.
Pour les universitaires, les livres de référence consacrés à Une saison en enfer forment un groupe de trois depuis les années 80 avec la thèse parue chez José Corti de Yoshikazu Nakaji Combat spirituel ou immense dérision?, l'édition philologique chez José Corti également du livre Une saison en enfer par Pierre Brunel, et enfin un livre d'analyse formelle et linguistique un peu particulier, qui me déconcerte, Se dire et se taire de Danièle Bandelier ! On peut ajouter à cela un certain nombre d'articles divers dans des revues, avec certaines lignes constantes celle qui croit à un combat contre le dualisme de Mario Richter ou celle très portée sur la réflexion philosophique de Hiroo Yuasa ! Peu de recueils d'articles entièrement consacrés au livre Une saison en enfer, si ce n'est vers 1990 celui simplement intitulé Dix études sur "Une saison en enfer"! Vers la fin des années 90, toutefois, Yann Frémy a rédigé à son tour une thèse sur Une saison en enfer, et puis, grande surprise, tout récemment lorsque Rimbaud a fait partie des auteurs au programme de l'Agrégation en 2010 plusieurs articles et recueils d'articles ont enfin paru au sujet de ce livre clef, en même temps d'ailleurs qu'un recueil d'articles toujours sur ce livre Une saison en enfer qui était dirigé par Yann Frémy, mais situé en marge de la préparation au concours : Je m'évade, je m'explique ! Et à son tour Michel Murat a fini par enrichir en 2013 son livre L'Art de Rimbaud de chapitres qui manquaient sur la Saison.
Il faut bien mesurer que même s'il existe un déluge d'écrits universitaires au sujet de la poésie rimbaldienne et même si Une saison en enfer plaît auprès du public, ce livre n'est pas tellement l'objet d'études critiques ! Les trois livres de référence des années 80 trônaient un peu seuls pendant un certain temps et ils n'étaient même pas faciles d'accès et disponibles dans toutes les bibliothèques universitaires du pays. Etudiant à Toulouse, j'ai dû me procurer mes propres exemplaires des deux livres de Nakaji et Brunel parus chez José Corti.
Il y a maintenant le cas des éditions courantes, car vous comprendrez que ce sont les principales sources de nos pensées consensuelles sur l'oeuvre ! Il faut déjà remarquer que les trois éditions sous la houlette de Louis Forestier se répètent : Folio, Poésie Gallimard et collection Bouquins chez Robert Laffont ! On observe aussi que Pierre Brunel, qui a publié un des trois livres de référence sur Une saison en enfer, à savoir une édition philologique précédée d'un essai personnel distribué en chapitres, Pierre Brunel a annoté les deux versions du Livre de poche de 1998 et 1999 )Classiques de poche et Pochothèque), mais aussi la partie consacrée à Une saison en enfer dans l'édition du centenaire d'Alain Borer, ce qui implique inévitablement un certain retour des mêmes conclusions, de la même perception de l'oeuvre.
Enfin, il y a sur internet un site particulier sur Rimbaud, celui d'Alain Bardel qui présente au grand public des comptes rendus des lectures universitaires ou critiques qu'il a pu faire, Alain Bardel propose des synthèses et donne son propre avis en général !
Je me propose maintenant de reprendre les notes et commentaires du livre Une saison en enfer dans les éditions courantes, puisque nécessairement cela tend à influer de manière décisive sur les opinions du lecteur ! Mais le présent article va consister à partir de quelques lignes de notes de Pierre Brunel dans l'édition du centenaire à interroger le consensus qui veut que le tir de Verlaine sur son ami ait été le déclencheur du projet littéraire autobiographique singulier que nous connaissons !
Se fiant à la datation en fin de livre "Avril-août 1873", Pierre Brunel ne manque pas de relier la genèse du livre Une saison en enfer à la description faite à Delahaye par Rimbaud dans une lettre du mois de mai de la même année d'un projet entamé de Livre nègre ou Livre païen, ce qui tombe sous le sens ! Toutefois, pour des raisons qui ne sont pas expliquées et qui mériteraient tout de même un certain recul critique, l'achèvement du livre passe pour plus important que le commencement au printemps ! La thèse soutenue est également que le projet aurait considérablement évolué, le Livre nègre ou Livre païen ne saurait s'identifier au résultat final Une saison en enfer. Il me semble plus prudent de rappeler que par la force des choses nous ne savons pas grand-chose de précis quant au projet initial, et je suis loin de trouver évident que les titres )Livre païen ou nègre face à saison en enfer) puissent s'exclure réciproquement !
Voici ce qu'affirme Pierre Brunel et qu'il faut citer, car l'idée qu'il exprime fait largement consensus et forme un récit consistant composé de plusieurs éléments de détails qu'il faut observer à la loupe :
Commencé à Roche, au printemps, quand il n'était que "Livre païen" ou "Livre nègre" )voir la lettre à Delahaye, p. 322), l'ouvrage ne fut achevé, toujours à Roche, qu'au cours de l'été, et après l'incident de Bruxelles. Rimbaud y avait sans doute travaillé à Londres, après son retour, mais la brouille avec Verlaine fut déterminante, et c'est, si l'on en croit le témoignage de sa soeur Isabelle, dans la rage qu'il termina la rédaction. On voit clairement comment, à partir des brouillons, un ensemble plus vaste s'organise...
Pierre Brunel affirme péremptoirement que la brouille avec Verlaine fut déterminante, c'est-à-dire qu'il considère que le "dernier couac" est le coup tiré le 10 juillet et que Rimbaud en fait un argument explicite ayant précipité la rédaction de son livre ! Plutôt que de produire une oeuvre neuve, il aurait recyclé son Livre nègre. C'est la conviction partagée par la majorité des lecteurs et je me doute bien qu'un acte de foi n'est pas facile à contredire, mais le bel édifice est bien fragile en certains points tout de même !
Dans la citation que je viens de faire, on relève l'affirmation selon laquelle le projet n'était pas tellement avancé avant la crise de juillet, ce qui est logique si on pense que c'est le drame entre Verlaine et Rimbaud qui fait le sujet du livre )ce qui n'est pas mon cas). Brunel affirme que Rimbaud n'a sans doute pas tant travaillé à ce livre à Londres, mais ce n'est qu'une hypothèse, et une hypothèse qui peut être démentie par les faits ! Verlaine avait en sa possession les brouillons d'une large partie de Mauvais sang, Nuit de l'enfer et Alchimie du verbe. Rimbaud n'a pas envoyé ses brouillons aux prisons de Bruxelles, puis Mons, où Verlaine consommait sa peine, d'autant qu'il n'en a guère eu le temps, puisque l'oeuvre est déclarée finie en août )début ou fin du mois peu importe) et l'impression date d'octobre !
Nous avons la preuve que la moitié du livre Une saison en enfer était déjà composée avant le drame de Bruxelles et qu'elle ne s'éloignait guère au plan des idées et de la succession des paragraphes du résultat final ! Si je dis "la moitié", c'est que les brouillons sont mutilés, il manque le début de Mauvais sang et le début d'Alchimie du verbe, mais les déchirures confirment que les parties manquantes existent elles-mêmes déjà !
Quelles sont les inconnues ? Le texte liminaire évidemment, les sections cinq à sept de Mauvais sang puisque le brouillon qui nous est parvenu fond les sections 4 et 8 du texte établi dans le livre final !, il nous manque Vierge folle et toute la fin avec les sections souvent plus courtes L'Impossible, Matin, L'Eclair et Adieu !
Ceci dit, on ne peut préjuger de rien ! Les brouillons détenus par Verlaine attestent de certaines compositions avancées, mais elles n'infirment en aucun cas l'existence d'une rédaction londonienne en juin des autres sections ! On ignore quand et comment Verlaine a eu ces brouillons, et pourquoi il les a gardés ainsi ! En tout cas, ils ne semblent pas avoir fait défaut à Rimbaud, encore que peut-être certains détails de ces brouillons lui ont manqué, qu'en sais-je moi-même !
Surtout, puisqu'il est admis que la "Vierge folle" cible quelque peu le compagnon Verlaine, comment se fait-il que cette Vierge folle ne présente pas de point de rencontre avec le Verlaine des événements de juillet ? Pas de tentative de meurtre, pas de chantage fait à l'Epux infernal Rimbaud, pas d'amour en tiers d'une Mathilde, pas de conduite verlainienne de l'action qui fuit, pas d'Epoux infernal qui pleure après son retour en jouant tour à tour la flatterie et le chantage), rien de tout ça ! Si le coup de feu est la source du livre Une saison en enfer, comment expliquer que ce sujet sensible ne soit pas présent dans la section Vierge folle, fût-ce allusivement ? Rappelons que dans le livre définitif, la section Vierge folle se trouve précisément entre Nuit de l'enfer et Alchimie du verbe. Or, les brouillons qui nous sont parvenus, c'est précisément ces textes voisins : une partie de Mauvais sang, le texte de Nuit de l'enfer sous le titre de "fausse conversion" et Alchimie du verbe !
Et le comble de tout cela, c'est qu'on ne peut même pas dire imperturbablement que justement l'absence de Vierge folle prouve qu'il y a eu remaniement du projet suite au drame de Bruxelles, puisque nous n'avons pas les brouillons complets des trois textes, nous n'avons pas tout le début d'Alchimie du verbe, ce qui veut dire que les brouillons ne se suivaient pas l'un après l'autre, nous n'avons même pas une suite continue de brouillons !
Et je vais aller plus loin : Verlaine s'est disputé avec Rimbaud et est parti sur un coup de sang ! Il n'est pas parti parce que son épouse lui manquait, il est parti à cause de Rimbaud qui cherche à s'en excuser dans ses lettres ! Verlaine a daigné nous faire savoir que Rimbaud s'était moqué de lui en le voyant avec un maquereau dans la main, nom "maquereau" qui intéresse le domaine de l'équivoque sexuelle, et Rimbaud avoue des erreurs dans lesquelles il s'entêtait, une mauvaise humeur ! Et Vierge folle est précisément admis comme l'expression d'une mauvaise humeur de Rimbaud qui raille son compagnon d'enfer ! Car ce qu'évacuent, voire escamotent les études critiques du livre Une saison en enfer, c'est que loin d'avoir été précipitée par le drame de Bruxelles l'écriture d'une première ébauche inconnue de Vierge folle était peut-être la cause de l'enchaînement tragique du mois de juillet 1873 ! N'a-t-on pas traité le problème à l'envers ? Il faut au moins envisager la question avant de l'exclure ! Personnellement, je trouve plus convaincante l'idée que le texte Vierge folle ait été élaboré en juin et ait précipité sous une première forme la dispute entre les deux hommes ! Car, ainsi, on comprend mieux que Rimbaud ait publié son texte malgré le 10 juillet, au lieu qu'on lui suppose une composition railleuse postérieure aux événements, et surtout on comprend mieux que le portrait fait par Rimbaud de Verlaine n'envisage pas du tout les aspects pourtant franchement intéressants de juillet 1873 ! Quand il composait Vierge folle, Rimbaud ne songeait visiblement pas au 10 juillet, ce qui l'aurait entraîné dans une bien autre direction, et s'il ne le fait pas, une hypothèse vraisemblable c'est qu'il ne pouvait pas prévoir l'avenir, connaître ce qui allait lui arriver en juillet quand il compose en juin ! Verlaine se montrera très réactif au sujet du "satanique docteur" de Vagabonds, poème cette fois des Illuminations qui selon moi est le testament poétique rimbaldien et le tombeau de la liaison des deux poètes, et Vagabonds correspond mieux à l'idée qu'on peut se faire d'une rupture en juin-juillet entre les deux hommes ! Mais dans Vierge folle il n'est pas question de rupture et conflit, il est seulement question d'un certain poids d'être sensible, d'un mépris pour la pleureuse compagne !
Mon hypothèse vaut autant que celle qui fait consensus à l'heure actuelle, elle se défend avec des arguments qui me semblent bien difficiles à éluder !
Dans tous les cas, il est à peu près certain, à moins de pinailler, que la moitié du livre Une saison en enfer était composée avant le 10 juillet, au vu de brouillons correspondant à trois sections assez longues du livre final ! J'ai d'ailleurs une cartouche en réserve à ce sujet, vous verrez plus bas !
Mais, on peut encore aller plus loin, puisque dans la citation plus haut que j'ai faite nous sommes conviés à nous reporter à la lettre à Delahaye où Rimbaud parle de son projet !
Que dit Rimbaud ? il précise qu'il "travaille pourtant assez régulièrement" ! Il est clair qu'il n'est pas en train de développer des bribes d'idées encore informes ! Il définit un ensemble et parle de plusieurs "histoires", ce qui suppose des trames déjà bien élaborées de petits récits : "je fais de petites histoires en prose, titre general : Livre païen, ou Livre nègre. C'est bête et innocent. O innocence ! innocence, innocence, innoc..., fléau !" Rimbaud ne compose pas des poèmes épars, il compose un livre, le mot "livre" revient trois fois, deux fois sous forme de titres envisageables, et quand Arthur rouvre sa lettre il apparaît une troisième fois pour annoncer un projet d'édition : "Mon sort dépend de ce livre, pour lequel une demi douzaine d'histoires atroces sont encore à inventer" Rimbaud sait qu'il est dans l'impasse, il n'est pas dans une situation favorable pour devenir un écrivain ou poète reconnu, et le choix d'un livre de récits en prose est sans doute quelque peu tactique, c'est bien ce que laisse entendre sa formule : "Mon sort dépend de ..."
Mais ce qui est frappant également, c'est que Rimbaud dit le nombre précis de récits dont il compte encore enrichir le travail en cours ! On ne peut pas réduire le raisonnement de Rimbaud à une évaluation d'un nombre de pages à composer pour un petit volume, ce qui expliquerait qu'il considère qu'il n'ait que six histoires à ajouter, pas plus ! D'abord, il ne compose pas un recueil de poésies, il se lance dans un projet qui n'avait à l'époque pas d'équivalent et il parle vaguement d'ailleurs de livre à histoires atroces ! Il ne se situe pas avec une grande précision dans les genres littéraires : poésie ou récit, nouvelle ou conte, etc. Et justement, que penser de cet autre consensus, à savoir que quand Rimbaud ajoute en précision dans sa lettre qu'il a déjà composé trois histoires, tous les rimbaldiens font automatiquement le rapprochement avec les huit sections portant un titre du livre Une saison en enfer ! Comment concilier ce constat avec l'idée que c'est le coup de pistolet du 10 juillet qui a été déterminant quant à la conception décisive du livre ? Car le constat n'est pas sot, et c'est effectivement à la lecture de Mauvais sang et Nuit de l'enfer que correspondent le mieux les échos des trois petites histoires déjà composées : thèmes du païen, du nègre et de l'innocence, l'idée d'un rapport fusionnel à la Nature qu'il faut connaître comme il faut connaître le moi, le sentiment d'une bêtise qui situe le poète dans une sphère préservée d'innocence que le baptême va ruiner ! L'idée de l'innocence comme fléau est au coeur elle aussi d'Une saison en enfer ! Il y a décidément une bonne mise en place de grands termes du débat, et comme il y a opposition de trois histoires déjà écrites suite à un travail régulier face à six histoires encore à inventer, il est bon de remarquer que pourtant le brouillon du poète en nègre correspondant aux sections 5 à 7 de Mauvais sang n'était pas entre les mains de Verlaine, alors même que tous les rimbaldiens sont légitimement convaincus qu'il en existait un premier état au vu des confidences de la lettre à Delahaye. On a vraiment l'impression nette que divisé autrement le texte des deux parties de Mauvais sang et Nuit de l'enfer fut composé à Roche en avril-mai 73 ! Rimbaud quittera Roche le 24 mai, mais la lettre date plutôt du début de ce mois d'après les recoupements ! Le mois de juillet, la dispute même avec Verlaine sont encore loin ! Rimbaud a pu pas mal composer pendant les deux mois qui séparent la lettre à Delahaye et la fuite de Verlaine à Bruxelles !
En se reportant à la lettre à Delahaye ainsi que nous y avons été conviés, loin de constater que le projet n'était encore qu'embryonnaire, nous sommes plutôt en train de découvrir que ce que Rimbaud avait rédigé en mai était peut-être déjà très proche de l'état définitif ! Rimbaud a certainement perfectionné son texte, mais on n'a aucune raison pour prétendre que le projet a été complètement transformé au fil des mois, et l'incidence du 10 juillet sur la composition du livre tend de plus à plus à relever d'un mythe biographique plaqué sur un livre qu'on n'a pas su considérer pour lui-même !
Je rappelle que j'ai cité quelques lignes des notes de Pierre Brunel et que présentement j'y reviens sans cesse pour montrer que ces lignes qui sont assimilées en quelques secondes par des milliers de gens posent énormément de problèmes en termes de présupposés critiques, mais tous ces problèmes passent inaperçus ! Or, Pierre Brunel nous prend alors à témoin : "On voit clairement comment à partir des brouillons, un ensemble plus vaste s'organise..." Mais cette opposition n'est pas fondée, nous ne possédons que quelques brouillons, des brouillons discontinus, mutilés, avec des manques ! Nous possédons les brouillons d'une partie de l'oeuvre, point, cela ne suppose en aucun cas le développement d'une oeuvre qui devient plus vaste ! Il n'y a aucun indice d'un projet plus limité, restreint, dans les brouillons ! On ne peut rien préjuger ! Au contraire, les masses sont équivalentes entre les brouillons et les parties définitives correspondantes, voire Rimbaud tend plutôt à élaguer !
Et, si nous laissons les brouillons pour retourner une ultime fois à la lettre à Delahaye, certes au mois de mai une demi douzaine d'histoires sont encore à inventer, mais Rimbaud semble savoir où il va, il a déjà composé trois histoires, il travaille régulièrement, il évalue qu'il doit encore composer six histoires, peut-être pouvons-nous lui accorder une pensée précise quant à la ligne générale de son oeuvre ? Peut-être qu'il pense déjà à un récit autour du couple, à un récit sur la création poétique, à ponctuer sa relation par un adieu, à développer les "thèmes" de l'impossible, du matin, de l'éclair!
Pour qu'il ait composé déjà trois histoires, il doit bien savoir ce qu'il veut nous dire, il avait alors une idée du parcours à créer !
Car il faudra un jour l'admettre ! On n'en sait rien si le projet a été chamboulé à un quelconque moment, on n'en sait rien: tout cela ne tient qu'à une pétition de principe, le discours d'Une saison en enfer serait né soudainement, en un moment d'inspiration immédiate avec tout son cortège d'idées, du coup de pistolet de Verlaine dont on ne comprend pas alors pourquoi il ne partage pas le titre d'auteur avec Rimbaud ! On brode sur ce qu'on ignore tout à fait, mais du coup au lieu que toutes les hypothèses soient en concurrence, une hypothèse fait consensus et est martelée pour s'imposer dans les têtes des milliers de lecteurs, et les faiblesses de l'hypothèse ne sont jamais interrogées, et cela dure des décennies et on se résigne passivement à ne jamais comprendre le livre Une saison en enfer, on se refuse à considérer que peut-être bien on ne l'a pas envisagé par le bon bout!
Car l'importance qu'on accorde au 10 juillet quant à la genèse de l'oeuvre minimise toutes les considérations précises de la lettre à Delahaye, ce qui est quand même un comble, et on peut supposer qu'il ne manque pas de lecteurs pour dire que la plupart des récits d'Une saison en enfer ne sont pas atroces, en dépit de la sévérité de l'Adieu ! Si tous les récits sont atroces selon Rimbaud !
D'ailleurs, dans cette lettre à Delahaye, Rimbaud demande encore à son ami de lui fournir des pièces de Shakespeare et le Faust de Goethe, des rimbaldiens ont pensé alors trouver des sources au livre de Rimbaud dans le Faust de Goethe notamment. La recherche de telles sources semble ne pas avoir été probante, à l'exception du sabbat des sorcières et du bois de Saxe, et quelque peu de l'anneau ! Toutefois, loin de penser comme Steinmetz dans sa note à l'édition du centenaire que le modèle faustien a éloigné Rimbaud du projet initial pour une oeuvre plus satanique, si Faust a pu être envisagé comme source à sa création par le jeune Arthur, l'influence, du moins l'influence plus sensible de cette lecture ne concernerait pas les trois histoires déjà écrites, le témoignage de la lettre est imparable sur ce point, et cela vaut pour Mauvais sang, si pas Nuit de l'enfer ! Mais, au-delà de la recherche des sources, on a le fait de boire le poison qui est en soi un geste faustien et qui revient dans la prose liminaire avec les pavots et le don à Satan ! On a l'idée du couple entre Epoux infernal et Vierge folle! On a l'idée d'une oeuvre alchimique ! Or, si Rimbaud vient de composer les histoires de Mauvais sang, si son païen ou nègre est amené à affronter la conversion et l'Enfer, pourquoi dire que le Faust de Goethe a eu comme le coup de pistolet une influence décisive qui a réorienté le projet de "livre nègre" ! Quand on lit la lettre à Delahaye, on voit bien que Rimbaud a un projet avec un titre et que le modèle faustien est déjà prévu ! C'est beaucoup plus probablement parce qu'il envisage déjà les trois sections Nuit de l'enfer, Vierge folle et Alchimie du verbe sans oublier L'Impossible qu'il songe à lire de plus près l'oeuvre de Goethe !
Non, la lettre à Delahaye est la preuve que Rimbaud avait déjà une idée très claire de ce qu'il voulait écrire et il fait lui-même observer que la composition est bel et bien lancée !
Or, il me reste à ruiner deux arguments selon lesquels Rimbaud aurait composé Une saison en enfer en août à Roche, comme si son propre témoignage incluant les quatre mois d'avril, mai, juin et juillet ne pesait pas dans la balance ! Mention d'avril d'autant plus significative que la lettre à Delahaye date du mois de mai et que c'est en avril que Rimbaud est arrivé à Roche ! Quand il date son texte, Rimbaud ne prévoit pas un jeu de pistes des critiques littéraires qui vont faire parler la lettre dite "de Laïtou" !
Pierre Brunel mentionne Isabelle comme un argument d'autorité, mais il l'introduit non sans un certain scepticisme : "si l'on en croit le témoignage de sa soeur Isabelle" ! Et c'est bien là le problème, vu le travail de déformation hagiographique qu'elle a conduit, on est libre de croire ou non au témoignage de la soeur Isabelle ! Sa valeur d'autorité est nulle, on aurait préféré une page du journal de Vitalie comme témoignage ! Mais surtout, un élément du récit d'Isabelle est fortement suspect : celui de la "rage", car les pages finales d'Une saison en enfer ne sont pas les plus rageuses, il est même question des soupirs empestés qui s'apaisent, se modèrent dans Adieu !
Verlaine possédait les brouillons du texte le plus vif et il est piquant de constater que la rage qu'Isabelle supposait à son frère à Roche se soit exprimée en mai quand il composait les trois premières histoires du Livre païen, appréciez l'extrait suivant : "C'est bête et innocent. O innocence ! innocence, innocence, innoc..., fléau !" Ce n'est pas un extrait de son oeuvre ! et pourtant !
Alors, on pourra me répliquer que ce serait plutôt la preuve de la fiabilité de son témoignage puisque cela converge avec celui de cette lettre ! Et puis, il est certain que le drame de juillet était assez marquant que pour rendre le mois d'août à Roche douloureux à Rimbaud ! Mais on ne peut pas confondre la rage littéraire de la lettre de mai qui coïncide avec la rage d'Une saison en enfer )on y rencontre la même humeur et la même expression) et la rage existentielle à laquelle songent Isabelle et le cortège du consensus rimbaldien à sa suite ! Non, on ne peut sûrement pas confondre les deux rages ! Et la lettre à Delahaye est une preuve, ce que ne saurait être le témoignage tardif d'Isabelle ! Car la lettre à Delahaye, c'est Rimbaud qui l'a écrite, et ce n'est pas une rage avec des paroles, c'est une rage de l'écrit, c'est explicitement la prolongation des procédés rhétoriques mis en oeuvre dans Une saison en enfer! Là, il n'y a pas de spéculation, il y a un fait, c'est la même rage, tandis qu'Isabelle propose quelque chose d'invérifiable l'équivalence entre le style rageur de l'écriture et une rage de désespoir qu'il aurait connue en août ! Le récit d'Isabelle est invérifiable, mais l'adéquation entre la lettre de Rimbaud à Delahaye et le livre Une saison en enfer nous l'avons, et le lecteur a un choix à faire : la poésie de Rimbaud était-elle celle des écrits d'Arthur ou celle des témoignages d'Isabelle ? Pour ma part, j'ai peut-être trop d'assurance, mais j'ai déjà tranché !
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