Les poèmes en vers dans la correspondance de
Rimbaud en 1871
(deuxième partie)
Un
rappel est ici nécessaire. Nous avons fait un sort au prétendu « recueil
Demeny » dans un précédent article paru sur le blog Rimbaud ivre. Désormais, il conviendra de parler plutôt des
« feuillets Demeny » pour l’ensemble de poèmes en vers qui furent
remis par Rimbaud au poète douaisien. Dans cette étude de 2010, nous avons
montré également que Demeny n’avait jamais lu la plupart des feuillets que
Rimbaud lui avait communiqués en septembre et octobre 1870, puisque, à tout le
moins jusqu’à la transmission du dossier à Rodolphe Darzens en octobre 1887, le
poème Le Forgeron était demeuré pris
en sandwich entre les deux parties d’une transcription de Soleil et Chair qui se fit en deux temps. En effet, rappelons ici la
petite chronologie que nous avons établie ! Dans le courant du mois de
septembre 1870, Rimbaud, en plusieurs étapes, avait remis en mains propres à
Demeny une copie de l’essentiel de ses premiers poèmes, mais il s’était
interrompu à la première page manuscrite du poème Soleil et Chair. Avant de repartir au moyen d’un sauf-conduit pour
Charleville en compagnie des adultes Izambard et Deverrière, il s’était rendu à
nouveau chez Demeny. Celui-ci étant absent, peut-être à cause de sa liaison
amoureuse, Arthur avait trouvé la maison ouverte et sans doute d’autres membres
de la famille (parents, frère,…). Il s’était emparé d’un crayon et avait ajouté
le titre Soleil et Chair en tête de
la première page déjà transmise (soit que le dossier était en vue sur une table,
soit qu’un membre de la famille le lui présenta), puis il avait reporté le
titre avec la mention Soleil et Chair (suite)
sur la continuation de la copie qu’il amenait avec lui, et il avait encore
ajouté le titre Le Forgeron et une
indication en prose, toujours au crayon, en tête d’une autre et nouvelle
transcription qu’il apportait ce jour-là. Mais, dans la foulée, il se mit à
transcrire un mot d’adieu à la fin de sa continuation de Soleil et Chair, ce qui l’obligea à placer celle-ci à la fin du
dossier, de telle sorte que les feuillets du poème Le Forgeron se retrouvèrent pris entre le début et la fin de la
copie de l’autre long poème de cet ensemble. C’est ce qui explique que, le 25
octobre 1887, Demeny ait connu une hésitation quant à l’ordre de succession des
deux poèmes. Il a commencé à transcrire le titre Le Forgeron (Le Fo), l’a
biffé et a rétabli l’ordre rimbaldien logique Soleil et Chair, Le Forgeron.
Mais, à l’évidence, il n’a même pas daigné toucher à l’ordre des feuillets
eux-mêmes, car l’édition du Reliquaire
va imposer la succession inverse Le
Forgeron, Soleil et Chair, bouleversement
qui, même en dépit du mot d’adieu au crayon, n’aurait guère eu lieu d’être si
Darzens ou Genonceaux avaient hérité d’un dossier « corrigé » par
Demeny lui-même.
La
lettre de Demeny à Darzens nous donne l’explication de cette maladresse. D’une
part, Demeny n’a visiblement que mépris pour ce qu’il appelle « les
premières élucubrations » d’un « être bizarre », ce qui témoigne
d’une perception du volume des Poètes
maudits de Verlaine comme catalogue de curiosités en marge du grand
mouvement de la poésie. D’autre part, il parle d’un manque de temps pour s’en
occuper lui-même, ce qui va de pair avec son mépris bien entendu, puisque le
manque de temps signifie nécessairement qu’à ses yeux la poésie de Rimbaud n’a
pas une grande importance en soi. On pourrait parler d’une histoire cruelle à
la manière de Maupassant, tant la réponse désinvolte de Demeny fait un sinistre
écho au questionnement : « vous m’écrirez ? pas ? »,
du petit mot d’adieu qu’Arthur avait rédigé 17 ans plus tôt ! Tout ceci,
nous l’avons déjà développé dans notre étude sur la légende du « recueil Demeny », mais ce rappel est ici
nécessaire, car le problème de fond de la relation épistolaire de Rimbaud à
Demeny n’a jamais été compris. Ce dernier ne s’est jamais intéressé le moins du
monde à la poésie de Rimbaud. Ce correspondant a tout simplement conservé des
manuscrits qu’il n’a jamais lus.
Or,
Rimbaud a de nouveau rencontré Demeny lors de son second séjour douaisien
en octobre 1870, et il lui a remis sept nouvelles compositions, ce qui suppose
que les deux hommes se sont parlé. Par conséquent, Rimbaud avait
obligatoirement une idée, même approximative, du manque d’intérêt de son « confident »
pour sa production inédite. Il faut donc admettre deux choses. Loin d’une
complicité amicale, les lettres à Demeny de 1871 sont une démarche de combat de la part de Rimbaud pour se faire reconnaître
par un prétendu amateur de poésies. Il n’y a pas eu une séduction, une
conquête, un partage, mais seulement une situation de crise. C’est le premier
point à observer. Quand, dans la version complète demeurée longtemps inédite de
sa préface (mais publiée en 1998 par Jean-Jacques Lefrère[1]),
Rodolphe Darzens soutient que l’auteur des Glaneuses
était le « confident des premiers essais versifiés de l’écolier, son
conseiller aussi », et que « fatalement le jeune Arthur Rimbaud à ses
débuts poëtiques devait être attiré » par la « notoriété » du
poète douaisien, il ergote sur ce qu’il
ignore tout à fait et il ne s’attache après tout qu’à rendre la politesse à
celui qui lui a vendu les manuscrits. Il rend les mêmes politesses à Izambard
ou Delahaye, et il a à peine osé protester contre le sonnet injurieux que Verlaine
lui a consacré en l’insérant bientôt dans son recueil Dédicaces. Darzens a
même feint de croire que l’amphibologie qui le faisait passer pour un
« sot réussi / Pur, essentiel » n’était pas un fait exprès[2]. L’histoire
rimbaldienne a été faussée par tous ces hommages rendus à ceux qui ont témoigné
ou qui ont possédé des manuscrits. Tous les biographes ont pu être
reconnaissants à Demeny d’avoir su conserver une telle quantité d’œuvres
inédites d’Arthur. Pourtant, en l’état, seule l’existence d’un épais dossier de
poèmes en vers et de lettres conséquentes de la part de Rimbaud semble
témoigner d’une relation privilégiée entre les deux hommes. Or, en établissant
de manière définitive que Demeny n’avait même pas lu les copies de 1870 de
Rimbaud, non seulement il se confirme – ce qu’on pouvait déjà pressentir – que
l’auteur du Dormeur du Val essayait
désespérément d’être admiré par un petit écrivain mesquin et fier, mais il
devient tout aussi évident que les lettres à Demeny relevaient d’une pratique compensatoire et que le poète
s’adonnait au plus parfait soliloque. C’est le deuxième point à observer :
Rimbaud avait des échanges avec Izambard, mais il existait en revanche un
dialogue de sourds – consenti – pour tout ce qui concerne la Littérature dans
les lettres à Demeny. Ce problème a été perçu des rimbaldiens. Toutefois, jusqu’à
présent, Demeny a toujours été envisagé comme un lecteur et un réel confident d’Arthur.
Les deux adultes, Izambard et Demeny, n’étaient pas compétents, mais on pense
que Demeny prenait quand même en considération un adolescent doué que son ami
professeur présentait sans doute comme une « bête de concours » en
vers latins. L’autre idée, c’est que le discours politique de Rimbaud a dû faire
peur à Demeny, mais même si le poète douaisien n’a pas adhéré à la Commune rien
ne prouve qu’il n’ait pas été capable d’accepter une conversation politique
avec un jeune révolté. Il faut quand même préciser que la Commune n’a pris le
pouvoir que le 18 mars, que Rimbaud n’a pratiquement échangé avec Demeny qu’en
septembre-octobre 1870 au moment de la chute du Second Empire et en étant
accompagné d’Izambard, qui plus est dans une situation de reconnaissance pour
sa libération de prison. Enfin, les trois lettres envoyées à Demeny après le 18
mars, deux du temps de la Commune, une peu après la répression versaillaise, laissent
entendre l’adhésion communarde du carolopolitain, mais le discours politique,
au moins dans la prose, n’y paraît pas excessif, et Demeny n’a pas eu peur de divulguer
ses lettres et de les vendre à Darzens, à quelqu’un qui songeait à éditer les œuvres
de Rimbaud et à faire le récit de sa vie ! Bref, rien ne prouve que
Rimbaud se soit discrédité politiquement auprès de Demeny ! Notre thèse
nous paraît plus naturelle : Demeny ne s’intéressait pas à ce que disait
Rimbaud et celui-ci le comprit si bien qu’il ne lui a plus écrit du jour au
lendemain, une fois qu’il fut question de monter à Paris rejoindre Verlaine et
tout le milieu parnassien, voilà tout.
Mais,
ce qui est plus gênant, c’est que, sans la moindre preuve tangible, il ait été
affirmé que Demeny s’était engagé à publier un recueil complet de Rimbaud
constitué de la liasse de feuillets volants remise en 1870. Nous avons vu ce
qu’il en était et nous croyons qu’il est temps de prendre conscience d’une
crise bien plus profonde : Rimbaud feignait qu’il y ait communication
entre lui et Demeny, sa solitude de poète était bien plus extrême qu’on ne l’a
cru à cette époque, d’autant qu’il essuyait visiblement un mépris hautain qui
ne devait pas manquer d’étonner un artiste conscient de la réalité de son
génie. Et si Rimbaud demande à Demeny de brûler tous ses dons de 1870, comment
ne pas penser qu’il a été mortifié de constater, en octobre 1870 à Douai, que
Demeny n’avait pas lu ce qui lui avait été remis le mois précédent ?
Demeny n’a pas dû parler des manuscrits qu’il avait en dépôt dans ses lettres à
Rimbaud en avril, mai et juin 1871. Le 10 juin, si Rimbaud demande au poète
douaisien de brûler ce qu’il lui a remis, il le fait en précisant son
souvenir : il mentionne l’époque de ses passages douaisiens qu’il
transforme pudiquement en un « séjour » unique. Donc, on peut
observer qu’il ne s’agit pas d’un sujet de conversation permanent entre les
deux correspondants. Arthur se présente également comme un « sot »
d’avoir accompli un tel geste de fatuité de jeune écrivain. Sa sollicitation
met en doute la mansuétude et l’écoute de son correspondant : « ayez
la bonté de m’envoyer [votre recueil Les
Glaneuses], s’il vous plaît [sous-entendu : je montre que je m’intéresse
à votre poésie, comme je vous invite à vous intéresser à moi] – pitié !
– : enfin, veuillez bien me répondre, quoi que ce soit, pour cet envoi et
pour le précédent. » Cet extrait de la lettre n’a jamais été lu
correctement entre les lignes et tout le monde se demandait pourquoi Rimbaud
souhaitait redécouvrir un recueil qu’il avait si fortement méprisé un an
auparavant. Notons toutefois la présence du mot « pitié » qui montre
que Rimbaud privilégie la flatterie, malgré la part de raillerie.
Dans
toute cette histoire, le paradoxe vient de ce que nous sommes reconnaissants à
Demeny d’avoir épargné l’œuvre manuscrite précoce de Rimbaud, alors que le vœu
destructeur de celui-ci a dû être en partie précipité par l’indifférence de
personnes telles que le poète douaisien. En ce même mois de juin, Rimbaud
envoie à Aicard un remaniement du poème Les
Effarés. Cette coïncidence invite à penser que Rimbaud a relu en juin son
œuvre de jeunesse, qu’il a choisi de n’en conserver qu’un seul poème à forte
portée symbolique (songeons que Rimbaud se décrit en « pauvre
effaré » dans sa lettre du 15 mai) et qu’il a détruit toutes ses copies
personnelles, avec sans doute quelques poèmes inédits à la clef qui n’étaient
pas parvenus à Demeny ou Izambard. Une fois à Paris, Rimbaud n’eut plus de
raison d’écrire à Demeny et on ne saurait le lui reprocher, car il n’avait
sans doute aucun compte à lui rendre.
Certes,
le prochain recueil de Demeny Les Visions
avec son sonnet liminaire Les Voyants
montre que la lettre de Rimbaud a bien été lue, mais elle confirme la fin de
non-recevoir : sans gratitude, Demeny reprend le thème rimbaldien pour
s’en tenir au prolongement d’un poncif romantique. Pour lui, Rimbaud n’était qu’une
personne excitée qui révélait la force encore vive d’un cliché romantique qu’on
aurait pu croire déjà usé. Le témoignage d’Izambard n’a jamais évoqué d’antériorité
de la part de Demeny et ce dernier ne s’est pas empressé de signaler à Darzens
les résonances qu’il pouvait repérer entre son recueil Les Visions et cette lettre antérieure du 15 mai 1871. Enfin, à
cette époque d’échanges, sans compter l’enrôlement militaire d’Izambard et
Demeny, ce qui explique l’interruption de la correspondance rimbaldienne pour
quelques mois, Demeny est essentiellement préoccupé par son idylle amoureuse.
Dans sa lettre du 17 avril 1871, Arthur le félicite pour son mariage le 23 mars
précédent avec une douaisienne de vingt ans qui lui donnera un enfant en
juillet de la même année, ce qui veut clairement dire que cette femme s’est
retrouvée enceinte aux environs du second séjour douaisien de Rimbaud en
octobre 1870, sinon vers la fin du mois de septembre même, à peu près au moment
où Arthur rédige sa lettre d’adieu pour un Demeny dont l’absence peut dès lors
s’expliquer aisément. La formule « Bonne espérance » du mot de
Rimbaud ne concernerait même pas la future mobilisation de Paul Demeny comme
« sergent fourrier » dans la même compagnie qu’Izambard en fin
d’année, encore moins une tentative d’impression des manuscrits confiés, mais
tout simplement le projet d’union de Demeny avec une jeune fille dont la poésie
lui paraissait sans doute plus substantielle qu’un quelconque des sonnets de
Rimbaud. Rappelons-nous que Roman,
récit d’amour pour une riche « demoiselle », est daté du 29 septembre
1870, la plupart des lecteurs de Rimbaud s’obstinant étrangement à considérer
ce délicat sarcasme en vers comme la relation voluptueuse d’une expérience
intime et personnelle teintée de dérision. On le sait, la volonté rimbaldienne
de subjuguer Demeny par son talent n’allait pas sans une espèce de perversité.
Et Rimbaud sans doute a eu beau jeu d’épingler Demeny : « Vos sonnets
La font rire. » Seuls les « dix-sept ans » et l’écriture
antérieure de Ce qui retient Nina
préviennent l’amalgame, Demeny pouvant de toute manière consentir à la
raillerie amicale.
Dans
tous les cas, la gratuité avec laquelle Rimbaud a persévéré à écrire à Demeny
en 1871 a permis la conservation de six poèmes, dont un seul nous est connu par
d’autres transcriptions. Grâce aux lettres du 15 mai et du 10 juin, nous avons
droit à une théorie sur le devenir du poète dans la société et à cinq poèmes
inédits. Tout laisse à penser que Demeny a conservé soigneusement tout ce que
Rimbaud lui a communiqué et qu’il ne nous reste rien à désirer de ce côté-là. Toutefois,
il n’est pas impossible que la lettre du 17 avril ait été précédée de deux
lettres, une de Rimbaud et une de Demeny. Rimbaud précise effectivement qu’une
lettre de Demeny lui est parvenue le 16 et il se reproche une demande sotte à
son correspondant : « Quant à ce que je vous demandais, étais-je
sot ! Ne sachant rien de ce qu’il faut savoir, résolu à ne faire rien de
ce qu’il faut faire, je suis condamné, dès toujours, pour jamais. » Un
changement d’adresse de Demeny expliquerait peut-être le mauvais sort de cette
lettre inconnue de Rimbaud ! Toutefois, rien ne prouve que la demande de
Rimbaud ait fait l’objet d’une lettre à Demeny, lequel ne l’a pas retrouvée
dans tous les cas. Il peut très bien s’agir d’une demande par l’intermédiaire
d’Izambard ou des demoiselles Gindre, par exemple. Dans de telles conditions, Rimbaud
a pu recommencer à écrire à Demeny le 17 avril, sur fond de nouvelles qui
devaient lui être parvenues un peu auparavant. Cette « première »
lettre à l’auteur des Glaneuses ne
contient toutefois aucun poème, mais sans que cela ne doive inciter le lecteur
à penser que les six poèmes envoyés ultérieurement ont été composés après le 17
avril. Si les allusions à l’actualité permettent de considérer que le poème Chant de guerre Parisien ne devait pas
être terminé le 17 avril, voire qu’il ne devait pas encore exister, qu’est-ce
qui permet de supposer que les cinq autres poèmes ne sont pas plus
anciens ? Comme pour le dossier de 1870 qui contient une production étalée
sur six mois, Rimbaud a pu envoyer certaines œuvres depuis longtemps en
attente.
Un
fait remarquable mérite l’attention. Le poème Mes Petites amoureuses partage avec Ce qui retient Nina (ou Les
Reparties de Nina) une configuration rare, une alternance d’octosyllabes et
de quadrisyllabes, forme légère qui fait allusion au modèle de la chanson[3].
Or, malgré sa longueur, le poème Ce qui
retient Nina soulignait ce fait de genèse chansonnière par une reprise de
vers. L’incipit « Ta poitrine sur ma poitrine, » fait retour au vers
37 (vers 33 pour Les Reparties de Nina).
Plus significativement, le poème Mes
Petites amoureuses est connu comme une reprise du modèle de la ronde pour
enfants, avec, d’un côté, la quasi reprise du second quatrain en fin de poème,
et avec, d’un autre côté, la récurrence monotone des rimes qui s’appuient sur
les mentions « laideron(s) ». Encore une fois, maints amateurs de
Rimbaud s’obstinent à considérer ces poèmes comme de l’autodérision, tandis que
le nom de Musset a toutes les peines du monde à jaillir sous leurs plumes. Et
pourtant, qui dédiait des poèmes à Ninon ? Dans son recueil de Poésies nouvelles, Musset a placé un
poème en alexandrins intitulé A Ninon
qu’il a fait précéder d’une Chanson de
Fortunio, où il est question de « chanter à la ronde » sur le
modèle de versification de Mes Petites
amoureuses. Il suffit de la citer pour comprendre que Ce qui retient Nina raille la naïveté des imitateurs de Musset qui
s’éprennent d’une femme aux intérêts bourgeois, pour comprendre aussi que Mes Petites amoureuses n’est pas un
poème misogyne, mais tout simplement une poésie d’amour retournée au sujet de
laquelle la critique rimbaldienne s’est montrée abusivement perplexe.
Si
vous croyez que je vais dire
Qui
j’ose aimer,
Je
ne saurais, pour un empire,
Vous
la nommer.
Nous
allons chanter à la ronde,
Si
vous voulez,
Que
je l’adore et qu’elle est blonde
Comme
les blés.
Je
fais ce que sa fantaisie
Veut
m’ordonner,
Et
je puis, s’il lui faut ma vie,
La
lui donner.
Du
mal qu’une amour ignorée
Nous
fait souffrir,
J’en
porte l’âme déchirée
Jusqu’à
mourir.
Mais
j’aime trop pour que je die
Qui
j’ose aimer,
Et
je veux mourir pour ma mie,
Sans
la nommer.
Au
lieu d’inviter tout le monde à chanter à la ronde la même inconnue, Rimbaud
égrène sous forme de ronde le pluriel décevant de ses petites amoureuses (notez
au passage dans la lettre du 15 mai l’opposition de « mes petites amoureuses »
à « mes amants de Paris »). L’idée d’amour fort est retournée :
« Que je vous hais ! », « Nous nous aimions à cette
époque, » etc., et, plutôt que d’annoncer qu’il va accepter son martyre
silencieux, le poète se reproche sa bêtise d’avoir « rimé » et
« aimé » de tels désastres. Le fameux « hydrolat lacrymal »
renvoie bien évidemment au dolorisme affecté du grand lyrique[4] et
Ce qui retient Nina est une réponse
explicite aux interrogations du poète souffrant dans A Ninon. Dans cette dernière composition de Musset, le poète se
demande dans un aparté qu’il se donne avec la vision évoquée de Ninon, ce que celle-ci penserait de son amour s’il
lui déclarait en face. Le poète vit son amour non dans la réciprocité, mais
dans le fantasme solitaire, et il en arrive à se poser la question
cruelle : « Si je vous le disais [que je vous aime], peut-être en
ririez-vous. » Rimbaud a mis en scène l’aveu, l’agrémentant d’une chute à
se casser le nez, tout simplement. Les femmes aimées des poésies de Musset
étant caractérisées par une certaine légèreté de mœurs, le héros du poème de
Rimbaud essuie l’humiliante réponse d’une femme qui est déjà entretenue par un
amant plus riche.
Cette
lecture connue du mot « bureau », désignation d’une personne et non
d’un lieu, est souvent refoulée par les amateurs de Rimbaud qui s’imaginent que
Nina réplique simplement avec un peu de bon sens qu’elle doit songer à son
gagne-pain. Mais, au dix-neuvième siècle, ce sont essentiellement les femmes
ouvrières et paysannes qui travaillent ; les femmes de la bourgeoisie ou
une grande partie des femmes des classes moyennes ne sont pas concernées.
Quoi ? Rimbaud épinglerait le petit nombre de femmes à la « position
assurée » dans une étude notariale ou dans on ne sait quel emploi de
petits commis de province ? Quel pouvait être à l’époque le travail de
bureau pour une femme ? Dans une pièce bruxelloise quelque peu ultérieure,
Le Mariage de Madame Beulemans, une
fille de bonne famille tient effectivement les registres et comptes dans la
brasserie, mais la brasserie de son père ! Le sujet de la pièce tourne par
ailleurs autour de la soumission de la jeune fille promise à un mariage arrangé.
Rimbaud ne pouvait pas railler sans goujatterie cette réalité de la condition
féminine me semble-t-il ? Non, cette lecture courante du poème n’est pas
défendable selon moi. Le « bureau » n’est pas ici le symbole de
l’autonomie sociale et financière d’une femme de condition humble qui gagnerait
sa vie par un travail honnête. Pourquoi Rimbaud raillerait la femme à ce
sujet ? Il est évident que le mot « bureau » signifie un rappel
à la réalité sociale à laquelle la femme entretenue se soumet finalement, ce
qui laisse à penser quelle critique cinglante peut faire Rimbaud de la morale
licencieuse de Musset. Ce ne fut pas à la légère qu’il le considéra
« quatorze fois exécrable » dans sa lettre du 15 mai, où figurent à
très forte proximité quelques remarques sur le problème de « l’infini
servage de la femme ».
Dans
de telles conditions, le poème Mes
Petites amoureuses est impossible à dater plus précisément, mais la
versification adoptée et l’intertexte de Musset n’interdisent pas la
possibilité d’une composition qui serait plus ancienne, voire qui daterait de
la fin de l’année 1870. Toutefois, Izambard prétend avoir connu une version
antérieure, sans titre, de ce poème, ce qui surprend, vu que les absences de
titres ne deviendront courantes chez Rimbaud qu’à partir du milieu de l’année
1872 à tout le moins. Seul un envoi à Banville inconnu d’Izambard (« Par
les beaux soirs d’été,… ») et seul le sonnet : « Morts de
Quatre-vingt-douze… », anticipent cet envoi hypothétique à Izambard.
L’idée d’une lettre perdue est plausible, mais elle affaiblit dès lors l’idée
d’une composition déjà ancienne, puisque Rimbaud a dû recommencer à correspondre
avec Izambard à peine un peu plus tôt. Et ainsi l’absence de titre pourrait s’expliquer
par le caractère récent de la composition. Or, nouveau fait remarquable, dans
ses témoignages, Izambard prétend avoir critiqué ce poème tout autant que Le Cœur supplicié et Rimbaud n’aurait
guère défendu son œuvre : « C’est qu’il m’avait envoyé récemment ‘Un
hydrolat lacrymal’, pièce sans titre, qui devint Mes petites Amoureuses. Je ne lui cachai pas que je la jugeais
déplaisante. Est-ce tout ce que vous rapportez de la lecture de Rabelais ?
Il ne défendit pas la pièce, prétendant me l’avoir envoyée exprès… pour se faire
attraper : ‘Vous avez été scié,
me disait-il, et vous avez enragé.’ »[5]
Malheureusement, Izambard s’est bien gardé de divulguer cette lettre, ce qui ne
nous permet pas de contrôler les aspects sensiblement tendancieux de son
témoignage, sans parler de ses erreurs d’appréciation. Toutefois, étant donné
l’artificialité du rapport de Rimbaud à Demeny, on peut considérer comme
plausible que l’opposition quantitative de contenu entre les deux lettres dites
« du voyant » ne présuppose pas une relation privilégiée avec Demeny.
C’est bien le professeur Izambard qui comptait réellement pour Rimbaud, mais
une partie des lettres au professeur ne nous sont pas parvenues, et nous savons
qu’il en était d’antérieures aux missives rimbaldiennes célèbres du 13 mai et
du 15 mai. Izambard aurait reçu non pas une, mais deux lettres du type de celle
du 15 mai à Demeny (c’est bien là son témoignage) et il aurait renoncé à
divulguer la première pour camoufler, au mieux, un conflit patent et humiliant
entre lui et son ancien élève. Jusqu’à présent, les lettres du 13 et du 15 mai
ont trop facilement laissé entendre que Rimbaud avait établi une différence de
statut entre le collègue poète et le professeur, cela donc au profit de Demeny.
Il faut pourtant bien admettre qu’il nous manque des documents du côté
d’Izambard, la lettre du 13 mai supposant clairement un échange épistolaire
antérieur. L’idée est la suivante. Quand la relation par lettres a pu
reprendre, Rimbaud manquait d’argent, mais il a tout de même envoyé une
nouvelle composition sans titre à Izambard « Un hydrolat lacrymal »
(rappelons qu’il faisait débourser les frais de port à ses correspondants).
L’envoi étant contesté, il a continué de charrier son professeur avec la
raillerie du Cœur supplicié, en
espérant toutefois un peu plus de compréhension (« je vous en supplie, ne
soulignez ni du crayon, ni trop de la pensée »), et en poursuivant ce cours
de littérature qu’il aurait entamé si violemment par une profession de foi
« littératuricide » dans une lettre précédente. Comme Izambard a dans
ses écrits laissé entendre que ce discours « littératuricide » faisait
partie de la lettre du 13 mai qu’au départ il ne voulait surtout pas publier,
le jour où le contenu de la lettre a été divulgué les rimbaldiens ont considéré
que le professeur s’était abusé lui-même et que la lettre à Demeny divulguée et
publiée par Darzens avait dû l’induire en erreur ! Izambard se serait dit :
Rimbaud m’avait écrit une lettre semblable et il aurait affabulé des souvenirs
imaginaires ! Il me semble plutôt évident qu’Izambard a fait le choix
tactique de ne pas laisser entendre qu’il y eut plusieurs courriers échangés
entre lui et Rimbaud, il avouait déjà pas mal de lettres de discussions
littéraires en pleine période communarde finalement, et une seule nous est
parvenue, celle du 13 mai ! Quand on sait qu’Izambard ne voulait pas
publier même la lettre du 13 mai, il faut se garder de considérer que la lettre
du 13 mai infirme toutes les confidences d’Izambard sur la profession de foi « littératuricide »
d’Arthur. De toute façon, il manque des lettres antérieures, c’est une
certitude !
Mais
revenons à l’articulation entre les deux lettres dites « du voyant ».
Selon toute vraisemblance, en attendant la réponse d’Izambard à sa lettre du 13
mai, Rimbaud a proposé au poète douaisien une synthèse de tous les cours de
littérature par lettres qui furent faits au professeur renié Izambard (« Vous
n’êtes pas professeur »). Qui plus est, Demeny a sans doute eu la primeur
de poèmes que Rimbaud sentait ne pas pouvoir envoyer à celui qui se récriminait
contre le caractère déplaisant de Mes
Petites amoureuses, mais aussi contre les idées politiques communardes,
puisqu’Izambard, il faut nettement le rappeler ici, n’avait jamais revu Rimbaud
depuis le mois d’octobre 1870 et qu’il déclarait
pourtant savoir que Rimbaud admirait l’intégralité des poncifs de cette
révolution. Quand Rimbaud a-t-il exactement recommencé à écrire à son
professeur en 1871 ? Combien de lettres de Rimbaud à Izambard ne nous sont
pas parvenues ? En tout cas, la réponse d’Izambard au Cœur supplicié a sans doute confirmé Rimbaud dans son renoncement à
lui envoyer de nouveaux poèmes, puisque le professeur n’a plus prétendu avoir
eu connaissance d’un quelconque poème ultérieur de son élève. Le 10 juin 1871,
dans la double douleur de la Semaine sanglante et de l’incompréhension bête
d’Izambard, Rimbaud a envoyé une nouvelle lettre à Demeny livrant le texte de
trois poèmes, cette fois délestés de toute considération critique. Et, à côté
de l’indifférence de Demeny, les railleries humiliantes d’Izambard pourraient
expliquer nettement la rage de destruction et dépit qui lui fait alors écrire
cette phrase célèbre, théâtrale et désespérée : « brûlez, je le veux et je crois que vous
respecterez ma volonté comme celle d’un mort, brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner, lors de mon séjour à Douai ». Cette
nouvelle lettre contient une reprise du poème Le Cœur supplicié sous un titre qui fait nettement songer à une
réponse indirecte aux sarcasmes possibles d’Izambard : Le Cœur du pitre, sachant que le titre
retrouvera une tonalité plus sombre Le
Cœur volé par la suite. Quant à l’envoi du poème Les Effarés à Jean Aicard, loin de devoir passer pour une
contradiction, il a toutes chances de signifier que, justement et précisément à
ce moment-là, Rimbaud a brûlé toutes ses copies personnelles de poèmes de 1870
à une exception près. Ecrire à Demeny, c’était une façon pour Rimbaud de
retrouver la sérénité qu’il perdait avec Izambard, telle serait la thèse que
nous aimerions défendre à propos des lettres du 15 mai et du 10 juin 1871.
(fin de la
deuxième partie)
[1]
Jean-Jacques Lefrère, Les Saisons littéraires de Rodolphe Darzens,
suivi de documents sur Arthur Rimbaud, Fayard, 1998, p.705-735. Publié en
1998, ce document a encore l’intérêt de présenter une transcription du poème Les Poètes de sept ans avec la correcte
mention « rios » et non « rives », ce qui étrangement n’a
encore jamais retenu l’attention. C’est pourtant en 1998 que Steve Murphy a
consulté le manuscrit et corrigé la désormais célèbre coquille. Toutefois, dans la Correspondance posthume autour de Rimbaud, Jean-Jacques Lefrère a corrigé le texte et Darzens aurait écrit la leçon fautive rives et non rios. Le manuscrit du texte de Darzens conservé à Charleville-Mézières offrirait bien la leçon rives, mais nous n'avons pu le vérifier personnellement.
[2]
Nous ne partagerons
certainement pas l’avis de Lefrère qui pense que Darzens a eu tort de critiquer
le don d’un poème par le si prestigieux Verlaine. La volonté d’injurier est
indiscutable et elle est encore plus haineuse dans la version transmise à
Cazals : « fou réussi », « crétin fécal ». Le choix de
telles expressions, l’espèce d’atténuation publique « sot réussi / Pur,
essentiel », la prise de conscience nette de l’amphibologie par Darzens,
l’hésitation de Verlaine à inclure ce poème dans son recueil après la réaction
courtoise de Darzens, le fait d’assumer cette injure une fois les relations
distendues entre les deux hommes, tout prouve un abandon à une rage
irrépressible de la part de Verlaine qui ne pouvait pas manquer de se rendre
compte que la poésie de Darzens ne consistait qu’à aligner des pensées creuses
dans un style affecté. Toutefois, l’attitude de Verlaine était inqualifiable eu
égard à l’enquête menée par celui qu’il a maladroitement considéré comme un
inopportun concurrent.
[3]
Jacques Bienvenu a repéré
cette forme, issue de Ronsard, dans le poème A Elisabeth de Banville. Il s’agit de l’avant-dernier poème des Exilés qui s’intitule plus exactement A mon amie, pour s’en tenir à l’édition
originale de 1867, la seule que Rimbaud ait connue. Musset a également
influencé le poème de Banville et on relève dans le poème de ce dernier le
vers : « Nous nous aimions sans nous connaître ! », qui a
visiblement inspiré un vers de Mes Petites
amoureuses : « Nous nous aimions à cette époque, » avec écho
entre débuts de poèmes, deuxième et troisième quatrains respectivement. Jacques
BIENVENU, « Ce qu’on dit aux poètes à propos de Rimes », Parade sauvage, colloque n°5, Vies et poétiques de Rimbaud, colloque
de Charleville-Mézières [2004], dir. par Steve Murphy, 2005, p.248.
[4]
Le sens du mot
« pialats » n’a jamais été éclairci, mais il nous semble qu’il ne
peut guère s’agir, d’autant que les pialats sont présentés comme
« ronds », que d’une expression de taches liquides sur le modèle de
terminaison du mot « crachats ».
[5]
Georges
Izambard, Rimbaud tel que je l’ai connu,
XII « Arthur Rimbaud pendant la Commune. Une Lettre inédite de lui. Le
voyant »), La Part Commune, 2008, p.177 (édition pleine de coquilles et ne
recensant pas subtilement toutes les annotations et variantes des textes
d’Izambard, préférer l’édition au Mercure de France de 1963).
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