dimanche 22 février 2015

L'enfance du poète face à deux adultes

Les poèmes en vers dans la correspondance de Rimbaud en 1871

(deuxième partie)

Un rappel est ici nécessaire. Nous avons fait un sort au prétendu « recueil Demeny » dans un précédent article paru sur le blog Rimbaud ivre. Désormais, il conviendra de parler plutôt des « feuillets Demeny » pour l’ensemble de poèmes en vers qui furent remis par Rimbaud au poète douaisien. Dans cette étude de 2010, nous avons montré également que Demeny n’avait jamais lu la plupart des feuillets que Rimbaud lui avait communiqués en septembre et octobre 1870, puisque, à tout le moins jusqu’à la transmission du dossier à Rodolphe Darzens en octobre 1887, le poème Le Forgeron était demeuré pris en sandwich entre les deux parties d’une transcription de Soleil et Chair qui se fit en deux temps. En effet, rappelons ici la petite chronologie que nous avons établie ! Dans le courant du mois de septembre 1870, Rimbaud, en plusieurs étapes, avait remis en mains propres à Demeny une copie de l’essentiel de ses premiers poèmes, mais il s’était interrompu à la première page manuscrite du poème Soleil et Chair. Avant de repartir au moyen d’un sauf-conduit pour Charleville en compagnie des adultes Izambard et Deverrière, il s’était rendu à nouveau chez Demeny. Celui-ci étant absent, peut-être à cause de sa liaison amoureuse, Arthur avait trouvé la maison ouverte et sans doute d’autres membres de la famille (parents, frère,…). Il s’était emparé d’un crayon et avait ajouté le titre Soleil et Chair en tête de la première page déjà transmise (soit que le dossier était en vue sur une table, soit qu’un membre de la famille le lui présenta), puis il avait reporté le titre avec la mention Soleil et Chair (suite) sur la continuation de la copie qu’il amenait avec lui, et il avait encore ajouté le titre Le Forgeron et une indication en prose, toujours au crayon, en tête d’une autre et nouvelle transcription qu’il apportait ce jour-là. Mais, dans la foulée, il se mit à transcrire un mot d’adieu à la fin de sa continuation de Soleil et Chair, ce qui l’obligea à placer celle-ci à la fin du dossier, de telle sorte que les feuillets du poème Le Forgeron se retrouvèrent pris entre le début et la fin de la copie de l’autre long poème de cet ensemble. C’est ce qui explique que, le 25 octobre 1887, Demeny ait connu une hésitation quant à l’ordre de succession des deux poèmes. Il a commencé à transcrire le titre Le Forgeron (Le Fo), l’a biffé et a rétabli l’ordre rimbaldien logique Soleil et Chair, Le Forgeron. Mais, à l’évidence, il n’a même pas daigné toucher à l’ordre des feuillets eux-mêmes, car l’édition du Reliquaire va imposer la succession inverse Le Forgeron, Soleil et Chair, bouleversement qui, même en dépit du mot d’adieu au crayon, n’aurait guère eu lieu d’être si Darzens ou Genonceaux avaient hérité d’un dossier « corrigé » par Demeny lui-même.
La lettre de Demeny à Darzens nous donne l’explication de cette maladresse. D’une part, Demeny n’a visiblement que mépris pour ce qu’il appelle « les premières élucubrations » d’un « être bizarre », ce qui témoigne d’une perception du volume des Poètes maudits de Verlaine comme catalogue de curiosités en marge du grand mouvement de la poésie. D’autre part, il parle d’un manque de temps pour s’en occuper lui-même, ce qui va de pair avec son mépris bien entendu, puisque le manque de temps signifie nécessairement qu’à ses yeux la poésie de Rimbaud n’a pas une grande importance en soi. On pourrait parler d’une histoire cruelle à la manière de Maupassant, tant la réponse désinvolte de Demeny fait un sinistre écho au questionnement : « vous m’écrirez ? pas ? », du petit mot d’adieu qu’Arthur avait rédigé 17 ans plus tôt ! Tout ceci, nous l’avons déjà développé dans notre étude sur la légende du « recueil Demeny », mais ce rappel est ici nécessaire, car le problème de fond de la relation épistolaire de Rimbaud à Demeny n’a jamais été compris. Ce dernier ne s’est jamais intéressé le moins du monde à la poésie de Rimbaud. Ce correspondant a tout simplement conservé des manuscrits qu’il n’a jamais lus.
Or, Rimbaud a de nouveau rencontré Demeny lors de son second séjour douaisien en octobre 1870, et il lui a remis sept nouvelles compositions, ce qui suppose que les deux hommes se sont parlé. Par conséquent, Rimbaud avait obligatoirement une idée, même approximative, du manque d’intérêt de son « confident » pour sa production inédite. Il faut donc admettre deux choses. Loin d’une complicité amicale, les lettres à Demeny de 1871 sont une démarche de combat de la part de Rimbaud pour se faire reconnaître par un prétendu amateur de poésies. Il n’y a pas eu une séduction, une conquête, un partage, mais seulement une situation de crise. C’est le premier point à observer. Quand, dans la version complète demeurée longtemps inédite de sa préface (mais publiée en 1998 par Jean-Jacques Lefrère[1]), Rodolphe Darzens soutient que l’auteur des Glaneuses était le « confident des premiers essais versifiés de l’écolier, son conseiller aussi », et que « fatalement le jeune Arthur Rimbaud à ses débuts poëtiques devait être attiré » par la « notoriété » du poète douaisien, il ergote sur ce qu’il ignore tout à fait et il ne s’attache après tout qu’à rendre la politesse à celui qui lui a vendu les manuscrits. Il rend les mêmes politesses à Izambard ou Delahaye, et il a à peine osé protester contre le sonnet injurieux que Verlaine lui a consacré en l’insérant bientôt dans son recueil Dédicaces. Darzens a même feint de croire que l’amphibologie qui le faisait passer pour un « sot réussi / Pur, essentiel » n’était pas un fait exprès[2]. L’histoire rimbaldienne a été faussée par tous ces hommages rendus à ceux qui ont témoigné ou qui ont possédé des manuscrits. Tous les biographes ont pu être reconnaissants à Demeny d’avoir su conserver une telle quantité d’œuvres inédites d’Arthur. Pourtant, en l’état, seule l’existence d’un épais dossier de poèmes en vers et de lettres conséquentes de la part de Rimbaud semble témoigner d’une relation privilégiée entre les deux hommes. Or, en établissant de manière définitive que Demeny n’avait même pas lu les copies de 1870 de Rimbaud, non seulement il se confirme – ce qu’on pouvait déjà pressentir – que l’auteur du Dormeur du Val essayait désespérément d’être admiré par un petit écrivain mesquin et fier, mais il devient tout aussi évident que les lettres à Demeny relevaient d’une pratique compensatoire et que le poète s’adonnait au plus parfait soliloque. C’est le deuxième point à observer : Rimbaud avait des échanges avec Izambard, mais il existait en revanche un dialogue de sourds – consenti – pour tout ce qui concerne la Littérature dans les lettres à Demeny. Ce problème a été perçu des rimbaldiens. Toutefois, jusqu’à présent, Demeny a toujours été envisagé comme un lecteur et un réel confident d’Arthur. Les deux adultes, Izambard et Demeny, n’étaient pas compétents, mais on pense que Demeny prenait quand même en considération un adolescent doué que son ami professeur présentait sans doute comme une « bête de concours » en vers latins. L’autre idée, c’est que le discours politique de Rimbaud a dû faire peur à Demeny, mais même si le poète douaisien n’a pas adhéré à la Commune rien ne prouve qu’il n’ait pas été capable d’accepter une conversation politique avec un jeune révolté. Il faut quand même préciser que la Commune n’a pris le pouvoir que le 18 mars, que Rimbaud n’a pratiquement échangé avec Demeny qu’en septembre-octobre 1870 au moment de la chute du Second Empire et en étant accompagné d’Izambard, qui plus est dans une situation de reconnaissance pour sa libération de prison. Enfin, les trois lettres envoyées à Demeny après le 18 mars, deux du temps de la Commune, une peu après la répression versaillaise, laissent entendre l’adhésion communarde du carolopolitain, mais le discours politique, au moins dans la prose, n’y paraît pas excessif, et Demeny n’a pas eu peur de divulguer ses lettres et de les vendre à Darzens, à quelqu’un qui songeait à éditer les œuvres de Rimbaud et à faire le récit de sa vie ! Bref, rien ne prouve que Rimbaud se soit discrédité politiquement auprès de Demeny ! Notre thèse nous paraît plus naturelle : Demeny ne s’intéressait pas à ce que disait Rimbaud et celui-ci le comprit si bien qu’il ne lui a plus écrit du jour au lendemain, une fois qu’il fut question de monter à Paris rejoindre Verlaine et tout le milieu parnassien, voilà tout.
Mais, ce qui est plus gênant, c’est que, sans la moindre preuve tangible, il ait été affirmé que Demeny s’était engagé à publier un recueil complet de Rimbaud constitué de la liasse de feuillets volants remise en 1870. Nous avons vu ce qu’il en était et nous croyons qu’il est temps de prendre conscience d’une crise bien plus profonde : Rimbaud feignait qu’il y ait communication entre lui et Demeny, sa solitude de poète était bien plus extrême qu’on ne l’a cru à cette époque, d’autant qu’il essuyait visiblement un mépris hautain qui ne devait pas manquer d’étonner un artiste conscient de la réalité de son génie. Et si Rimbaud demande à Demeny de brûler tous ses dons de 1870, comment ne pas penser qu’il a été mortifié de constater, en octobre 1870 à Douai, que Demeny n’avait pas lu ce qui lui avait été remis le mois précédent ? Demeny n’a pas dû parler des manuscrits qu’il avait en dépôt dans ses lettres à Rimbaud en avril, mai et juin 1871. Le 10 juin, si Rimbaud demande au poète douaisien de brûler ce qu’il lui a remis, il le fait en précisant son souvenir : il mentionne l’époque de ses passages douaisiens qu’il transforme pudiquement en un « séjour » unique. Donc, on peut observer qu’il ne s’agit pas d’un sujet de conversation permanent entre les deux correspondants. Arthur se présente également comme un « sot » d’avoir accompli un tel geste de fatuité de jeune écrivain. Sa sollicitation met en doute la mansuétude et l’écoute de son correspondant : « ayez la bonté de m’envoyer [votre recueil Les Glaneuses], s’il vous plaît [sous-entendu : je montre que je m’intéresse à votre poésie, comme je vous invite à vous intéresser à moi] – pitié ! – : enfin, veuillez bien me répondre, quoi que ce soit, pour cet envoi et pour le précédent. » Cet extrait de la lettre n’a jamais été lu correctement entre les lignes et tout le monde se demandait pourquoi Rimbaud souhaitait redécouvrir un recueil qu’il avait si fortement méprisé un an auparavant. Notons toutefois la présence du mot « pitié » qui montre que Rimbaud privilégie la flatterie, malgré la part de raillerie.
Dans toute cette histoire, le paradoxe vient de ce que nous sommes reconnaissants à Demeny d’avoir épargné l’œuvre manuscrite précoce de Rimbaud, alors que le vœu destructeur de celui-ci a dû être en partie précipité par l’indifférence de personnes telles que le poète douaisien. En ce même mois de juin, Rimbaud envoie à Aicard un remaniement du poème Les Effarés. Cette coïncidence invite à penser que Rimbaud a relu en juin son œuvre de jeunesse, qu’il a choisi de n’en conserver qu’un seul poème à forte portée symbolique (songeons que Rimbaud se décrit en « pauvre effaré » dans sa lettre du 15 mai) et qu’il a détruit toutes ses copies personnelles, avec sans doute quelques poèmes inédits à la clef qui n’étaient pas parvenus à Demeny ou Izambard. Une fois à Paris, Rimbaud n’eut plus de raison d’écrire à Demeny et on ne saurait le lui reprocher, car il n’avait sans doute aucun compte à lui rendre.
Certes, le prochain recueil de Demeny Les Visions avec son sonnet liminaire Les Voyants montre que la lettre de Rimbaud a bien été lue, mais elle confirme la fin de non-recevoir : sans gratitude, Demeny reprend le thème rimbaldien pour s’en tenir au prolongement d’un poncif romantique. Pour lui, Rimbaud n’était qu’une personne excitée qui révélait la force encore vive d’un cliché romantique qu’on aurait pu croire déjà usé. Le témoignage d’Izambard n’a jamais évoqué d’antériorité de la part de Demeny et ce dernier ne s’est pas empressé de signaler à Darzens les résonances qu’il pouvait repérer entre son recueil Les Visions et cette lettre antérieure du 15 mai 1871. Enfin, à cette époque d’échanges, sans compter l’enrôlement militaire d’Izambard et Demeny, ce qui explique l’interruption de la correspondance rimbaldienne pour quelques mois, Demeny est essentiellement préoccupé par son idylle amoureuse. Dans sa lettre du 17 avril 1871, Arthur le félicite pour son mariage le 23 mars précédent avec une douaisienne de vingt ans qui lui donnera un enfant en juillet de la même année, ce qui veut clairement dire que cette femme s’est retrouvée enceinte aux environs du second séjour douaisien de Rimbaud en octobre 1870, sinon vers la fin du mois de septembre même, à peu près au moment où Arthur rédige sa lettre d’adieu pour un Demeny dont l’absence peut dès lors s’expliquer aisément. La formule « Bonne espérance » du mot de Rimbaud ne concernerait même pas la future mobilisation de Paul Demeny comme « sergent fourrier » dans la même compagnie qu’Izambard en fin d’année, encore moins une tentative d’impression des manuscrits confiés, mais tout simplement le projet d’union de Demeny avec une jeune fille dont la poésie lui paraissait sans doute plus substantielle qu’un quelconque des sonnets de Rimbaud. Rappelons-nous que Roman, récit d’amour pour une riche « demoiselle », est daté du 29 septembre 1870, la plupart des lecteurs de Rimbaud s’obstinant étrangement à considérer ce délicat sarcasme en vers comme la relation voluptueuse d’une expérience intime et personnelle teintée de dérision. On le sait, la volonté rimbaldienne de subjuguer Demeny par son talent n’allait pas sans une espèce de perversité. Et Rimbaud sans doute a eu beau jeu d’épingler Demeny : « Vos sonnets La font rire. » Seuls les « dix-sept ans » et l’écriture antérieure de Ce qui retient Nina préviennent l’amalgame, Demeny pouvant de toute manière consentir à la raillerie amicale.
Dans tous les cas, la gratuité avec laquelle Rimbaud a persévéré à écrire à Demeny en 1871 a permis la conservation de six poèmes, dont un seul nous est connu par d’autres transcriptions. Grâce aux lettres du 15 mai et du 10 juin, nous avons droit à une théorie sur le devenir du poète dans la société et à cinq poèmes inédits. Tout laisse à penser que Demeny a conservé soigneusement tout ce que Rimbaud lui a communiqué et qu’il ne nous reste rien à désirer de ce côté-là. Toutefois, il n’est pas impossible que la lettre du 17 avril ait été précédée de deux lettres, une de Rimbaud et une de Demeny. Rimbaud précise effectivement qu’une lettre de Demeny lui est parvenue le 16 et il se reproche une demande sotte à son correspondant : « Quant à ce que je vous demandais, étais-je sot ! Ne sachant rien de ce qu’il faut savoir, résolu à ne faire rien de ce qu’il faut faire, je suis condamné, dès toujours, pour jamais. » Un changement d’adresse de Demeny expliquerait peut-être le mauvais sort de cette lettre inconnue de Rimbaud ! Toutefois, rien ne prouve que la demande de Rimbaud ait fait l’objet d’une lettre à Demeny, lequel ne l’a pas retrouvée dans tous les cas. Il peut très bien s’agir d’une demande par l’intermédiaire d’Izambard ou des demoiselles Gindre, par exemple. Dans de telles conditions, Rimbaud a pu recommencer à écrire à Demeny le 17 avril, sur fond de nouvelles qui devaient lui être parvenues un peu auparavant. Cette « première » lettre à l’auteur des Glaneuses ne contient toutefois aucun poème, mais sans que cela ne doive inciter le lecteur à penser que les six poèmes envoyés ultérieurement ont été composés après le 17 avril. Si les allusions à l’actualité permettent de considérer que le poème Chant de guerre Parisien ne devait pas être terminé le 17 avril, voire qu’il ne devait pas encore exister, qu’est-ce qui permet de supposer que les cinq autres poèmes ne sont pas plus anciens ? Comme pour le dossier de 1870 qui contient une production étalée sur six mois, Rimbaud a pu envoyer certaines œuvres depuis longtemps en attente.
Un fait remarquable mérite l’attention. Le poème Mes Petites amoureuses partage avec Ce qui retient Nina (ou Les Reparties de Nina) une configuration rare, une alternance d’octosyllabes et de quadrisyllabes, forme légère qui fait allusion au modèle de la chanson[3]. Or, malgré sa longueur, le poème Ce qui retient Nina soulignait ce fait de genèse chansonnière par une reprise de vers. L’incipit « Ta poitrine sur ma poitrine, » fait retour au vers 37 (vers 33 pour Les Reparties de Nina). Plus significativement, le poème Mes Petites amoureuses est connu comme une reprise du modèle de la ronde pour enfants, avec, d’un côté, la quasi reprise du second quatrain en fin de poème, et avec, d’un autre côté, la récurrence monotone des rimes qui s’appuient sur les mentions « laideron(s) ». Encore une fois, maints amateurs de Rimbaud s’obstinent à considérer ces poèmes comme de l’autodérision, tandis que le nom de Musset a toutes les peines du monde à jaillir sous leurs plumes. Et pourtant, qui dédiait des poèmes à Ninon ? Dans son recueil de Poésies nouvelles, Musset a placé un poème en alexandrins intitulé A Ninon qu’il a fait précéder d’une Chanson de Fortunio, où il est question de « chanter à la ronde » sur le modèle de versification de Mes Petites amoureuses. Il suffit de la citer pour comprendre que Ce qui retient Nina raille la naïveté des imitateurs de Musset qui s’éprennent d’une femme aux intérêts bourgeois, pour comprendre aussi que Mes Petites amoureuses n’est pas un poème misogyne, mais tout simplement une poésie d’amour retournée au sujet de laquelle la critique rimbaldienne s’est montrée abusivement perplexe.
Si vous croyez que je vais dire
Qui j’ose aimer,
Je ne saurais, pour un empire,
Vous la nommer.

Nous allons chanter à la ronde,
Si vous voulez,
Que je l’adore et qu’elle est blonde
Comme les blés.

Je fais ce que sa fantaisie
Veut m’ordonner,
Et je puis, s’il lui faut ma vie,
La lui donner.

Du mal qu’une amour ignorée
Nous fait souffrir,
J’en porte l’âme déchirée
Jusqu’à mourir.

Mais j’aime trop pour que je die
Qui j’ose aimer,
Et je veux mourir pour ma mie,
Sans la nommer.

Au lieu d’inviter tout le monde à chanter à la ronde la même inconnue, Rimbaud égrène sous forme de ronde le pluriel décevant de ses petites amoureuses (notez au passage dans la lettre du 15 mai l’opposition de « mes petites amoureuses » à « mes amants de Paris »). L’idée d’amour fort est retournée : « Que je vous hais ! », « Nous nous aimions à cette époque, » etc., et, plutôt que d’annoncer qu’il va accepter son martyre silencieux, le poète se reproche sa bêtise d’avoir « rimé » et « aimé » de tels désastres. Le fameux « hydrolat lacrymal » renvoie bien évidemment au dolorisme affecté du grand lyrique[4] et Ce qui retient Nina est une réponse explicite aux interrogations du poète souffrant dans A Ninon. Dans cette dernière composition de Musset, le poète se demande dans un aparté qu’il se donne avec la vision évoquée de Ninon, ce que celle-ci penserait de son amour s’il lui déclarait en face. Le poète vit son amour non dans la réciprocité, mais dans le fantasme solitaire, et il en arrive à se poser la question cruelle : « Si je vous le disais [que je vous aime], peut-être en ririez-vous. » Rimbaud a mis en scène l’aveu, l’agrémentant d’une chute à se casser le nez, tout simplement. Les femmes aimées des poésies de Musset étant caractérisées par une certaine légèreté de mœurs, le héros du poème de Rimbaud essuie l’humiliante réponse d’une femme qui est déjà entretenue par un amant plus riche.
Cette lecture connue du mot « bureau », désignation d’une personne et non d’un lieu, est souvent refoulée par les amateurs de Rimbaud qui s’imaginent que Nina réplique simplement avec un peu de bon sens qu’elle doit songer à son gagne-pain. Mais, au dix-neuvième siècle, ce sont essentiellement les femmes ouvrières et paysannes qui travaillent ; les femmes de la bourgeoisie ou une grande partie des femmes des classes moyennes ne sont pas concernées. Quoi ? Rimbaud épinglerait le petit nombre de femmes à la « position assurée » dans une étude notariale ou dans on ne sait quel emploi de petits commis de province ? Quel pouvait être à l’époque le travail de bureau pour une femme ? Dans une pièce bruxelloise quelque peu ultérieure, Le Mariage de Madame Beulemans, une fille de bonne famille tient effectivement les registres et comptes dans la brasserie, mais la brasserie de son père ! Le sujet de la pièce tourne par ailleurs autour de la soumission de la jeune fille promise à un mariage arrangé. Rimbaud ne pouvait pas railler sans goujatterie cette réalité de la condition féminine me semble-t-il ? Non, cette lecture courante du poème n’est pas défendable selon moi. Le « bureau » n’est pas ici le symbole de l’autonomie sociale et financière d’une femme de condition humble qui gagnerait sa vie par un travail honnête. Pourquoi Rimbaud raillerait la femme à ce sujet ? Il est évident que le mot « bureau » signifie un rappel à la réalité sociale à laquelle la femme entretenue se soumet finalement, ce qui laisse à penser quelle critique cinglante peut faire Rimbaud de la morale licencieuse de Musset. Ce ne fut pas à la légère qu’il le considéra « quatorze fois exécrable » dans sa lettre du 15 mai, où figurent à très forte proximité quelques remarques sur le problème de « l’infini servage de la femme ».
Dans de telles conditions, le poème Mes Petites amoureuses est impossible à dater plus précisément, mais la versification adoptée et l’intertexte de Musset n’interdisent pas la possibilité d’une composition qui serait plus ancienne, voire qui daterait de la fin de l’année 1870. Toutefois, Izambard prétend avoir connu une version antérieure, sans titre, de ce poème, ce qui surprend, vu que les absences de titres ne deviendront courantes chez Rimbaud qu’à partir du milieu de l’année 1872 à tout le moins. Seul un envoi à Banville inconnu d’Izambard (« Par les beaux soirs d’été,… ») et seul le sonnet : « Morts de Quatre-vingt-douze… », anticipent cet envoi hypothétique à Izambard. L’idée d’une lettre perdue est plausible, mais elle affaiblit dès lors l’idée d’une composition déjà ancienne, puisque Rimbaud a dû recommencer à correspondre avec Izambard à peine un peu plus tôt. Et ainsi l’absence de titre pourrait s’expliquer par le caractère récent de la composition. Or, nouveau fait remarquable, dans ses témoignages, Izambard prétend avoir critiqué ce poème tout autant que Le Cœur supplicié et Rimbaud n’aurait guère défendu son œuvre : « C’est qu’il m’avait envoyé récemment ‘Un hydrolat lacrymal’, pièce sans titre, qui devint Mes petites Amoureuses. Je ne lui cachai pas que je la jugeais déplaisante. Est-ce tout ce que vous rapportez de la lecture de Rabelais ? Il ne défendit pas la pièce, prétendant me l’avoir envoyée exprès… pour se faire attraper : ‘Vous avez été scié, me disait-il, et vous avez enragé.’ »[5] Malheureusement, Izambard s’est bien gardé de divulguer cette lettre, ce qui ne nous permet pas de contrôler les aspects sensiblement tendancieux de son témoignage, sans parler de ses erreurs d’appréciation. Toutefois, étant donné l’artificialité du rapport de Rimbaud à Demeny, on peut considérer comme plausible que l’opposition quantitative de contenu entre les deux lettres dites « du voyant » ne présuppose pas une relation privilégiée avec Demeny. C’est bien le professeur Izambard qui comptait réellement pour Rimbaud, mais une partie des lettres au professeur ne nous sont pas parvenues, et nous savons qu’il en était d’antérieures aux missives rimbaldiennes célèbres du 13 mai et du 15 mai. Izambard aurait reçu non pas une, mais deux lettres du type de celle du 15 mai à Demeny (c’est bien là son témoignage) et il aurait renoncé à divulguer la première pour camoufler, au mieux, un conflit patent et humiliant entre lui et son ancien élève. Jusqu’à présent, les lettres du 13 et du 15 mai ont trop facilement laissé entendre que Rimbaud avait établi une différence de statut entre le collègue poète et le professeur, cela donc au profit de Demeny. Il faut pourtant bien admettre qu’il nous manque des documents du côté d’Izambard, la lettre du 13 mai supposant clairement un échange épistolaire antérieur. L’idée est la suivante. Quand la relation par lettres a pu reprendre, Rimbaud manquait d’argent, mais il a tout de même envoyé une nouvelle composition sans titre à Izambard « Un hydrolat lacrymal » (rappelons qu’il faisait débourser les frais de port à ses correspondants). L’envoi étant contesté, il a continué de charrier son professeur avec la raillerie du Cœur supplicié, en espérant toutefois un peu plus de compréhension (« je vous en supplie, ne soulignez ni du crayon, ni trop de la pensée »), et en poursuivant ce cours de littérature qu’il aurait entamé si violemment par une profession de foi « littératuricide » dans une lettre précédente. Comme Izambard a dans ses écrits laissé entendre que ce discours « littératuricide » faisait partie de la lettre du 13 mai qu’au départ il ne voulait surtout pas publier, le jour où le contenu de la lettre a été divulgué les rimbaldiens ont considéré que le professeur s’était abusé lui-même et que la lettre à Demeny divulguée et publiée par Darzens avait dû l’induire en erreur ! Izambard se serait dit : Rimbaud m’avait écrit une lettre semblable et il aurait affabulé des souvenirs imaginaires ! Il me semble plutôt évident qu’Izambard a fait le choix tactique de ne pas laisser entendre qu’il y eut plusieurs courriers échangés entre lui et Rimbaud, il avouait déjà pas mal de lettres de discussions littéraires en pleine période communarde finalement, et une seule nous est parvenue, celle du 13 mai ! Quand on sait qu’Izambard ne voulait pas publier même la lettre du 13 mai, il faut se garder de considérer que la lettre du 13 mai infirme toutes les confidences d’Izambard sur la profession de foi « littératuricide » d’Arthur. De toute façon, il manque des lettres antérieures, c’est une certitude !
Mais revenons à l’articulation entre les deux lettres dites « du voyant ». Selon toute vraisemblance, en attendant la réponse d’Izambard à sa lettre du 13 mai, Rimbaud a proposé au poète douaisien une synthèse de tous les cours de littérature par lettres qui furent faits au professeur renié Izambard (« Vous n’êtes pas professeur »). Qui plus est, Demeny a sans doute eu la primeur de poèmes que Rimbaud sentait ne pas pouvoir envoyer à celui qui se récriminait contre le caractère déplaisant de Mes Petites amoureuses, mais aussi contre les idées politiques communardes, puisqu’Izambard, il faut nettement le rappeler ici, n’avait jamais revu Rimbaud depuis le mois d’octobre 1870 et qu’il déclarait pourtant savoir que Rimbaud admirait l’intégralité des poncifs de cette révolution. Quand Rimbaud a-t-il exactement recommencé à écrire à son professeur en 1871 ? Combien de lettres de Rimbaud à Izambard ne nous sont pas parvenues ? En tout cas, la réponse d’Izambard au Cœur supplicié a sans doute confirmé Rimbaud dans son renoncement à lui envoyer de nouveaux poèmes, puisque le professeur n’a plus prétendu avoir eu connaissance d’un quelconque poème ultérieur de son élève. Le 10 juin 1871, dans la double douleur de la Semaine sanglante et de l’incompréhension bête d’Izambard, Rimbaud a envoyé une nouvelle lettre à Demeny livrant le texte de trois poèmes, cette fois délestés de toute considération critique. Et, à côté de l’indifférence de Demeny, les railleries humiliantes d’Izambard pourraient expliquer nettement la rage de destruction et dépit qui lui fait alors écrire cette phrase célèbre, théâtrale et désespérée : « brûlez, je le veux et je crois que vous respecterez ma volonté comme celle d’un mort, brûlez tous les vers que je fus assez sot pour vous donner, lors de mon séjour à Douai ». Cette nouvelle lettre contient une reprise du poème Le Cœur supplicié sous un titre qui fait nettement songer à une réponse indirecte aux sarcasmes possibles d’Izambard : Le Cœur du pitre, sachant que le titre retrouvera une tonalité plus sombre Le Cœur volé par la suite. Quant à l’envoi du poème Les Effarés à Jean Aicard, loin de devoir passer pour une contradiction, il a toutes chances de signifier que, justement et précisément à ce moment-là, Rimbaud a brûlé toutes ses copies personnelles de poèmes de 1870 à une exception près. Ecrire à Demeny, c’était une façon pour Rimbaud de retrouver la sérénité qu’il perdait avec Izambard, telle serait la thèse que nous aimerions défendre à propos des lettres du 15 mai et du 10 juin 1871.
(fin de la deuxième partie)




[1] Jean-Jacques Lefrère, Les Saisons littéraires de Rodolphe Darzens, suivi de documents sur Arthur Rimbaud, Fayard, 1998, p.705-735. Publié en 1998, ce document a encore l’intérêt de présenter une transcription du poème Les Poètes de sept ans avec la correcte mention « rios » et non « rives », ce qui étrangement n’a encore jamais retenu l’attention. C’est pourtant en 1998 que Steve Murphy a consulté le manuscrit et corrigé la désormais célèbre coquille. Toutefois, dans la Correspondance posthume autour de Rimbaud, Jean-Jacques Lefrère a corrigé le texte et Darzens aurait écrit la leçon fautive rives et non rios. Le manuscrit du texte de Darzens conservé à Charleville-Mézières offrirait bien la leçon rives, mais nous n'avons pu le vérifier personnellement.
[2] Nous ne partagerons certainement pas l’avis de Lefrère qui pense que Darzens a eu tort de critiquer le don d’un poème par le si prestigieux Verlaine. La volonté d’injurier est indiscutable et elle est encore plus haineuse dans la version transmise à Cazals : « fou réussi », « crétin fécal ». Le choix de telles expressions, l’espèce d’atténuation publique « sot réussi / Pur, essentiel », la prise de conscience nette de l’amphibologie par Darzens, l’hésitation de Verlaine à inclure ce poème dans son recueil après la réaction courtoise de Darzens, le fait d’assumer cette injure une fois les relations distendues entre les deux hommes, tout prouve un abandon à une rage irrépressible de la part de Verlaine qui ne pouvait pas manquer de se rendre compte que la poésie de Darzens ne consistait qu’à aligner des pensées creuses dans un style affecté. Toutefois, l’attitude de Verlaine était inqualifiable eu égard à l’enquête menée par celui qu’il a maladroitement considéré comme un inopportun concurrent.
[3] Jacques Bienvenu a repéré cette forme, issue de Ronsard, dans le poème A Elisabeth de Banville. Il s’agit de l’avant-dernier poème des Exilés qui s’intitule plus exactement A mon amie, pour s’en tenir à l’édition originale de 1867, la seule que Rimbaud ait connue. Musset a également influencé le poème de Banville et on relève dans le poème de ce dernier le vers : « Nous nous aimions sans nous connaître ! », qui a visiblement inspiré un vers de Mes Petites amoureuses : « Nous nous aimions à cette époque, » avec écho entre débuts de poèmes, deuxième et troisième quatrains respectivement. Jacques BIENVENU, « Ce qu’on dit aux poètes à propos de Rimes », Parade sauvage, colloque n°5, Vies et poétiques de Rimbaud, colloque de Charleville-Mézières [2004], dir. par Steve Murphy, 2005, p.248.
[4] Le sens du mot « pialats » n’a jamais été éclairci, mais il nous semble qu’il ne peut guère s’agir, d’autant que les pialats sont présentés comme « ronds », que d’une expression de taches liquides sur le modèle de terminaison du mot « crachats ».
[5] Georges Izambard, Rimbaud tel que je l’ai connu, XII « Arthur Rimbaud pendant la Commune. Une Lettre inédite de lui. Le voyant »), La Part Commune, 2008, p.177 (édition pleine de coquilles et ne recensant pas subtilement toutes les annotations et variantes des textes d’Izambard, préférer l’édition au Mercure de France de 1963).

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