jeudi 26 février 2015

Une saison en enfer annotée !

Le livre Une saison en enfer a été composé d'avril à août 1873 selon le témoignage de l'auteur lui-même ! Une lettre à Delahaye de mai 1873 souvent nommée "la lettre de Laïtou" confirme cette assertion, puisque Rimbaud y confie que depuis son arrivée à Roche il s'est astreint à un travail régulier qui consiste à concevoir un livre qui lui permettrait de surmonter l'impasse d'écrivain banni et sans publication significative antérieure dans laquelle il se trouve, "Mon sort dépend de ce livre" écrit-il ! Il s'agit d'une suite d'environ neuf histoires atroces dont trois sont déjà composées ! Le titre provisoire oscille dans son esprit entre "livre nègre" et "livre païen" ! Les histoires qu'il crée supposent une bêtise et une innocence qui tourneraient au fléau ! La notion d'innocence doit être surmontée et l'auteur a déjà l'idée d'un drame faustien, ce qui l'amène à solliciter l'envoi du Faust de Goethe qu'il ne peut se procurer là où il se trouve, il est question également de "traduct. de Shakespeare", mais il ne s'agit plus alors que d'une acquisition éventuelle, en fonction du catalogue de la collection éditoriale visée, la Bibliothèque populaire, et le propos est plus vague : les diverses pièces de Shakespeare s'apparentent plus à un simple souhait d'innutrition littéraire.
Citons pour mémoire les extraits clefs :
    Quelle chierie ! et quels monstres d'innocince, ces paysans.    .   .  .  La mother m'a mis là dans un triste trou.  Je ne sais comment en sortir : j'en sortirai pourtant. Je regrette cet atroce Charlestown, l'Univers, la Bibliothè .  , etc. Je travaille pourtant assez régulièrement : je fais de petites histoires en prose, titre général : Livre païen, ou Livre nègre.  C'est bête et innocent.  Ô innocence ! innocence : innocence ! innoc...  fléau !
    Je n'ai rien de plus à te dire,, la contemplostate de la Nature m'absorculant tout entier. Je suis à toi, ô Nature, ô ma mère !
    Je suis abominablement gêné .  Pas un livre, pas un cabaret à portée de moi, pas un incident dans la rue .  Quelle horreur que cette campagne française.  Mon sort dépend de ce livre pour lequel une demi-douzaine d'histoires atroces sont encore à inventer.  Comment inventer des atrocités ici ? Je ne t'envoie pas d'histoires, quoique j'en ai déjà trois, ça coûte tant !
   Prochainement, je t'enverrai des timbres pour m'acheter et m'envoyer le Faust de Goethe, Biblioth.  populaire .  ça doit coûter un sou de transport.
On constate que l'élaboration du livre est plusieurs fois ramenée à une comparaison avec la situation présente du poète. L'innocence qu'il réprouve chez les paysans a son répondant dans ce qu'il crée et se trouve présentée comme un véritable fléau, tandis que s'impose à notre esprit le lien étymologique entre les mots "paysans" et "païen". Le poète parle de sortir du "triste trou", ce qui fait songer à tant de tentatives d'escapades narrées dans Une saison en enfer.  On observe également une liaison frappante entre le regret de la ville natale "atroce" avec son café et sa bibliothèque et l'invention des "histoires atroces", ce que conforte bien l'idée que les atrocités ne s'inventent pas dans un "triste trou", et il faut bien souligner ici le rapport affectif paradoxal à sa ville de Charleville, qu'il faut distinguer de ce que nous retenons d'habitude le rejet de l'isolement provincial pour Paris ! Ici, toute atroce qu'elle est, la ville aimante le désir du poète par réaction à une campagne innocente, trop tranquille et imperturbable ! Ce mépris est l'occasion de railler parodiquement le rousseauisme et le romantisme en termes obscènes de son invention : "contemplostate" et "absorculant". Il convient d'autant mieux de s'imprégner du discours de cette lettre que dans Une saison en enfer le poème L'Eternité est présenté comme "une expression" "de joie" "bouffonne et égarée au possible", ce qui n'empêchera pas le poète de considérer en conclusion de sa relation infernale qu'il est un paysan "rendu au sol" "avec un devoir à cherche".
Maintenant, il faut bien cerner que la logique des pensées de Rimbaud ne va pas du Faust à son projet de livre, mais de son projet au Faust de Goethe, ce qui veut dire que le projet est d'emblée abordé comme faustien, mais sans que l'imprégnation du modèle allemand ne s'impose et, d'ailleurs, il reste à prouver qu'il ait obtenu et lu l'ouvrage sollicité dans les deux, trois mois qui ont suivi !
Les brouillons conservés par Verlaine nous apprennent que le projet avançait : à tout le moins les sections Mauvais sang, Nuit de l'enfer et Alchimie du verbe. Les comparaisons entre ces brouillons et l'état définitif des parties correspondantes dans Une saison en enfer montrent que les développements sont demeurés sensiblement les mêmes, l'auteur s'attache surtout à perfectionner le style, l'expression ! Aucune altération sensible du projet ne saurait être constatée à partir de la date du 10 juillet 1873, quand Verlaine tire sur Rimbaud.
Les éditeurs de Rimbaud pensent le plus souvent que celui-ci a complètement révisé son projet suite au drame de Bruxelles ! Ainsi, Louis Forestier, dans l'ancienne édition de 1992 pour la collection Bouquins, déclare qu'il "serait étonnant que l'on n'y lise pas /dans la saison/ des réminiscences des récents événements vécus par l'auteur" Et il pose l'hypothèse suivante : "Peut-être ces souvenirs sont-ils d'ailleurs moins d'ordre biographique que moral et spirituel." La comparaison avec les brouillons ne permet en aucun cas d'abonder dans son sens et son raisonnement qui demeure fortement hypothétique, qui n'est étayé par rien de précis, ne peut s'appliquer qu'aux sections pour lesquelles aucun brouillon ne nous est pas parvenu, mais dans l'absolu rien ne permet de dire si les autres sections ont été pensées, ébauchées, composées, rédigées même avant ou après le 10 juillet ! La même remarque formulée autrement se trouve dans son commentaire commun aux éditions en Poésie Gallimard et Folio classique : "On le voit, si la rédaction d'Une saison en enfer déborde l'événement biographique que constitua la rupture avec Verlaine, il serait surprenant qu'un souvenir n'en reste pas dans le volume au moment où Rimbaud le reprend et l'achève en août." J'ai déjà traité dans un précédent article des nombreuses failles regroupées en quelques lignes dans la citation suivante des notes de Pierre Brunel pour l'édition du centenaire d'Alain Borer, chez Arléa :

    Commencé à Roche, au printemps, quand il n'était encore que "Livre païen" ou "Livre nègre" )voir la lettre à Delahaye, p. 322), l'ouvrage ne fut achevé, toujours à Roche, qu'au cours de l'été, et après l'incident de Bruxelles. Rimbaud y avait sans doute travaillé à Londres, après son retour, mais la brouille avec Verlaine fut déterminante, et c'est, si l'on en croit le témoignage de sa soeur Isabelle, dans la rage qu'il termina la rédaction. On voit clairement comment, à partir des brouillons, un ensemble plus vaste s'organise tandis que s'efface, ou plutôt se stylise, la figure de l'ancien ami.  
L'idée d'un effacement stylisé de la figure de Verlaine ne me paraît pas aller de soi, cette idée me paraît tomber ici comme un cheveu sur la soupe ! Les termes modalisateurs "sans doute" "si l'on en croit" tendent fort heureusement à nous tenir prévenus contre certaines affirmations de cette citation : "la brouille avec Verlaine fut déterminante" ou "dans la rage qu'il termina la rédaction" ou "un ensemble plus vaste s'organise".  Non, rien ne permet d'affirmer que le projet a connu un infléchissement imprévu après le 10 juillet, rien ne permet d'affirmer que l'essentiel de la composition et surtout de la logique de l'oeuvre soient postérieurs au 10 juillet, rien ne permet d'affirmer que l'oeuvre a été achevée dans la rage, ni qu'Isabelle témoigne sincèrement d'un souvenir réel ! Les brouillons ne montrent pas du tout que l'ensemble s'est agrandi après le 10 juillet, puisque ces brouillons ne se présentent pas comme un ensemble complet, refermé sur lui-même !
Dans l'édition de la collection La Pochothèque pour Le Livre de poche, Pierre Brunel rédige une nouvelle notice qui renforce la même conviction : "Suivant l'incident du 10 juillet 1873 dans Bruxelles devenu le lieu d'un drame, Une saison en enfer est une oeuvre de la rupture : le passé récent est rejeté : la Vierge folle et son compagnon d'enfer forment un couple grinçant, celui de "Délires I". C'est surtout une oeuvre de rupture, même si elle a été préparée, dès le printemps de cette année-là, par les "histoires atroces"  ..." Le commentaire précise encore : "Au cours de l'été, le texte a sans doute été rédigé dans la rage. Mais l'ouvrage a été très travaillé."
Malgré une élaboration sur plusieurs mois qui n'est pas contestée, le livre est présenté comme faisant suite au drame du 10 juillet, ce qui amène à confondre la succession de deux faits avec un enchaînement causal, ce qui ici n'est pas acceptable : le 10 juillet arrive tard dans l'élaboration du livre qui s'inscrit entre les mois d'avril et août. Rien ne permet d'assimiler l'idée de rupture du livre à la dite "rupture" du 10 juillet, comme l'écriture rageuse est clairement assimilable à celle de la lettre à Delahaye en mai et rend défiant à l'égard d'une assimilation à une rage d'une autre nature causée par la commotion du drame bruxellois ! Les "histoires atroces" sont assimilées à une oeuvre préparatoire et non au premier jet du futur livre Une saison en enfer, mais qu'est-ce qui permet de dire que les trois histoires déjà écrites ne sont pas à peu près tels quels les récits que nous trouvons dans Une saison en enfer. Les brouillons qui nous sont parvenus rendent plausible cette hypothèse ! Le brouillon de Mauvais sang qui nous est parvenu joint les sections 4 et 8 sans solution de continuité, ce qui indique que le récit de l'assimilation du poète à un nègre était probablement autonome et a été inséré ensuite dans le corps d'un autre récit, ce qui laisse entendre que Mauvais sang serait la fusion de deux, sinon trois récits, en un seul ! Les trois premières parties de Mauvais sang ne nous sont pas parvenues sous forme de brouillons et nous ignorons s'il faut les considérer comme liées ou non au récit des sections 4 et 8 qui donc à l'origine, sur les brouillons qui l'attestent, formaient un seul corps de récit, une suite continue ! Les sections 5 à 7 ne nous sont pas parvenues sous forme de brouillons non plus, mais on comprend que formant un seul récit elles ont été introduites quelque peu abruptement à l'intérieur du récit des sections 4 et 8 des brouillons, elles se sont intercalées ! Voilà pourquoi Mauvais sang peut être la réunion de deux ou trois récits initiaux ! Quand Rimbaud écrit à Delahaye, il y a fort à parier qu'il se félicite d'avoir déjà écrit le futur texte de Mauvais sang, éventuellement celui de Nuit de l'enfer qui amorce très précisément l'idée faustienne du pacte infernal contre l'innocence !
Quant à la rage avec laquelle Rimbaud aurait écrit son livre, il convient de lui donner des contours ! Par son témoignage, Isabelle entend superposer l'idée d'une écriture qui témoigne par ses procédés d'un état rageur à la souffrance insupportable provoquée par le drame de Bruxelles, mais la plupart des parties les plus rageuses d'Une saison en enfer se concentrent dans la première moitié du livre et les trois principales ont été écrites avant le 10 juillet, puisque Verlaine avait conservé des brouillons de Mauvais sang, Nuit de l'enfer et Alchimie du verbe, avec un texte déjà fort ressemblant à l'état définitif !  Ni l'autorité, ni l'inférence d'Isabelle ne sont recevables et la lettre à Delahaye achève de confirmer que la rage d'écriture n'a rien à voir avec le 10 juillet, puisqu'en mai Rimbaud la pratique explicitement à la fois selon un tout autre ordre d'idée et en conformité avec le projet qu'il a lancé, la citation suivante est une preuve sans appel : "C'est bête et innocent. O innocence ! innocence, innocence, innoc..., fléau !" Ce n'est pas la poésie de Rimbaud selon Isabelle qu'il faut admirer, c'est la poésie d'Arthur telle qu'il nous la présente ! Avec la citation que je viens de faire, je ne peux pas être plus clair quant à la portée réelle de l'oeuvre et quant à la date "déterminante" du projet ! Le projet date d'avril 1873 et le drame de Bruxelles est probablement un fait accessoire dans la genèse de l'oeuvre. Quant à la section Vierge folle, rien ne prouve qu'elle est issue de la rupture du 10 juillet, d'autant qu'elle n'y correspond en rien ! De datation inconnue, sa rédaction est peut-être bien au contraire la cause de la fuite de Verlaine à la fin du mois de juin et donc du drame de Bruxelles lui-même, hypothèse complètement escamotée par les convictions impérieuses qui font actuellement consensus ! Car, si, en effet, l'idée de transposition de Verlaine en Vierge folle, interprétation traditionnelle probable du texte rimbaldien, suppose une situation d'échec, la fuite de Verlaine en juin permet de dire que cet échec n'a pas attendu le 10 juillet pour affleurer à la conscience de Rimbaud.
Dans la Notice qu'il livre dans son édition de la Pléiade en 2009, André Guyaux adopte pour sa part une position originale quant à la lente élaboration du projet :

   Une date figure au bas du texte : "avril-août, 1873", mais la genèse de cette autobiographie fragmentée a pu être plus longue. Un dessin de Verlaine que l'on n'a jamais retrouvé, mais que Charles Houin décrit représentant Rimbaud dans un café, devant son verre, portait cette légende : "Comment se fit la Saison en enfer, Londres, 72-73."   

   Cette thèse a été également soutenue récemment par Yves Reboul, dans son livre Rimbaud dans son temps, et elle nous éloigne clairement de la phrase de Louis Forestier à laquelle j'adhère pleinement : "Celui-ci /le livre que nous connaissons/ porte d'ailleurs des dates qu'aucune raison ne permet de mettre sérieusement en doute : avril-août 1873." Et Forestier s'appuie comme moi sur la lettre à Delahaye de mai 1873 ! Le dessin et sa légende ne posent pas véritablement problème, il fait même écho au regret du café de l'Univers dans la lettre dite "de Laïtou" ! Il s'agit d'un dessin railleur qui montre le lien désobligeant de la poésie rimbaldienne à la beuverie et que l'idée de gestation de l'oeuvre s'étende à l'année 1872 dans l'esprit de Verlaine n'est en rien problématique ! Il suffit de savoir distinguer la création d'une oeuvre en cinq mois et une période de temps plus longue pendant lesquelles les idées du poète ont pu mûrir, sauf que le dessin satirique les met sous le signe de l'abrutissement alcoolique de portée tragique !
     Mais, contradictoirement, André Guyaux poursuit sans transition sa présentation en défendant justement l'idée que le projet n'était pas encore bien établi en mai 1873, il affirme que "écrivant à Delahaye, l'auteur n'a pas encore bien fixé son sujet", ce que la lettre ne permet pas de constater du tout. Le critique développe pourtant une analyse plus nuancée, mais il semble affirmer l'influence décisive du 10 juillet sur la composition de Vierge folle :
     On a pu imaginer que  .  .  . le psychodrame et son issue tragique à Bruxelles, qui ont une implication immédiate dans "Vierge folle", avaient déterminé l'état d'esprit qui fit aboutir l'oeuvre : Rimbaud fait allusion aux événements de Bruxelles dans la page liminaire de son livre - "tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac !" - et dans L'Eclair - "Sur mon lit d'hôpital" -, c'est-à-dire dans des parties ou des moments de l'oeuvre qui peuvent coïncider avec la mise au net et l'achèvement.
L'idée d'infléchissement du projet est bien envisagée comme une frêle hypothèse, mais la proposition relative à propos de "Vierge folle" est formulée au présent de l'indicatif "ont" et non au conditionnel "auraient une implication immédiate" ! On a vu pourtant plus haut que j'estimais plausible la composition explosive en juin de Vierge folle et que je l'envisageais comme un élément déclencheur de la crise ultime entre les deux poètes ! Il serait absurde de nier le caractère allusif du "dernier couac" et du "lit d'hôpital" ! Même en imaginant que les premières ébauches de la prose liminaire et du texte L'Eclair aient été elles-mêmes antérieures au 10 juillet et qu'elles aient contenu précisément les mêmes mentions, ce qui reste envisageable après tout, il est certain que lors de la mise au net Rimbaud ne peut pas manquer de songer qu'il vient effectivement tout récemment de frôler la mort et de passer un séjour à l'hôpital suite à cela ! Toutefois, tandis que pour la justice la blessure au poignet qui vaut à Rimbaud un séjour à l'hôpital est supposée avoir entraîné un empêchement de travailler en tant qu'écrivain, ce qui est libellé sur l'acte d'accusation du procès de Verlaine, l'idée de relation à la mort traverse tout le livre ainsi du manque de courage à aimer la mort et ce thème est associé à celui de la charité, comme dans le poème Les Soeurs de charité qui lui date de juin 1871 et exclut l'influence du coup de feu bruxellois ! Faut-il penser que Rimbaud a retouché plusieurs endroits de son livre pour introduire comme motif le fait de braver la mort, ce qui serait d'ailleurs assez hypocrite quand on sait qu'il s'est réfugié près d'un agent de police lorsqu'il s'est senti à nouveau menacé ! La thèse a du mal à dépasser le stade de la spéculation ! Finalement, en concédant le caractère allusif des deux extraits ciblés, il convient de dissocier l'allusion gratuite dans le texte de la logique du récit qui elle a un sens très précis, bien construit, dont on ne peut que considérer le caractère radicalement incompatible avec le fait biographique !
Dans la prose liminaire, Rimbaud emploie l'expression "dernier couac" qui veut dire "ultime fausse note", le contexte permettant de comprendre qu'il est question de la dernière faute conduisant à la mort ! Le texte est très précis en ce sens, tout le récit orchestre cette idée d'une déchéance qui mène d'erreur en erreur au trépas, et Satan nous déclare clairement que tel est le projet : "Gagne la mort avec tous tes appétits et tous les péchés capitaux !" Cela ne correspond pas au plan biographique où Verlaine tire sur Rimbaud, puisque celui-ci n'est pas en train de commettre une ultime faute, ni en train de tenter la mort par ses actions répréhensibles ! Il y a donc bien un hiatus irréconciliable entre le danger de mort réellement vécu et celui mis en perspective dans un récit clairement articulé ! Les amateurs de Rimbaud veulent à tout prix tirer parti du fait biographique au détriment de la lecture, c'est complètement vain comme démarche : allusion il y a, grand bien leur fasse, mais ce n'est pas ça être un lecteur d'une oeuvre poétique !    
Comme si cette allusion au 10 juillet permettait d'éclairer la visée du texte, les notes des éditions courantes ne cessent d'appuyer dessus : "Il est plus que probable qu'il fait allusion au 10 juillet 1873 et au drame de Bruxelles" Steinmetz pour l'édition Garnier-Flammarion, "Le 10 juillet 1873 à Bruxelles est l'hypothèse la plus séduisante et finalement la plus satisfaisante. Encore qu'on soit tenté de renoncer à la chronologie réelle au profit de la chronologie de la fable : dans "Délires II", "l'histoire d'une de /s/es folies" conduit Rimbaud aux abords du trépas le dernier couac, plutôt)" Brunel dans la collection La Pochothèque du Livre de poche, "Couac : le mot a normalement le sens de fausse note, et renvoie à la disharmonie. Comme le fait observer Danièle Bandelier, c'est couic qui symbolise le fait de tordre le cou )Se dire et se taire, l'écriture d'Une saison en enfer, A la Baconnière, 1988, p. 56, n. 10). L'allusion à l'incident de Bruxelles paraît difficile à éviter" Brunel dans une note de l'édition du centenaire, "Allusion aux coups de revolver et aux menaces de Verlaine à Bruxelles, le 10 juillet 1873" Guyaux dans l'édition de la Pléiade en 2009. Bien que son commentaire déclare sa confiance dans le témoignage d'Isabelle Rimbaud, Suzanne Bernard ne propose pas de note pour éclairer le sens du "dernier couac" dans l'édition des Oeuvres de Rimbaud pour la collection Classiques Garnier et révisant son ouvrage André Guyaux n'en a pas ajouté quant à l'édition mise à jour en 2000.
Sur son site qui joue un rôle important dans la diffusion d'une lecture consensuelle de l'oeuvre de Rimbaud, Alain Bardel affirme dans sa rubrique sur les interprétations du prologue que l'allusion au coup de pistolet "est tellement évidente que tous les spécialistes ont fini par se ranger à cette explication." Et dans les lectures méthodique et linéaire qu'il a proposées en 2004 et 2009 son avis oscille entre la quasi certitude et l'évidence qu'alors il martèle.
Plus lucide, Louis Forestier a précisément écrit ceci dans une note de son édition des Oeuvres complètes pour la collection Bouquins, mais attention je traite de l'édition de 1992, ne possédant pas celle révisée bien plus récente : "Le dernier couac : deux sens possibles, nullement exclusifs. D'une part : m'étant trouvé près de mourir allusion autobiographique à l'affaire de Bruxelles)  d'autre part )et cette signification paraît plus riche) : m'étant trouvé près de faire entendre la dernière fausse note, par opposition aux harmonies perdues."  _    
Hélas, il supprime sa petite considération critique "et cette signification paraît plus riche" pour ne plus formuler que l'alternative qu'il envisage lorsqu'il rédige de nouvelles notes pour les collections Poésie Gallimard et Folio classique chez Folio : "On peut donner deux sens à l'expression "dernier couac!"  soit près de mourir )il s'agirait alors de l'affaire de Bruxelles), soit près d'émettre une fausse note )il s'agirait alors de l'incapacité à écrire)."
L'alternative n'est plus exactement la même, ou alors je n'ai pas compris que faire entendre une fausse note opposable à des harmonies perdues, c'est se retrouver incapable d'écrire ! Mais peu importe !
Ce qui importe, c'est que ce dernier critique convoqué a perçu l'importance du motif de la fausse note, il dit que la signification poétique en est plus riche, et il a proposé une alternative en précisant qu'elle n'était pas exclusive !
Je prétends ainsi résoudre la question : le dernier couac est bien une dernière fausse note, mais pas au plan artistique, au plan moral, il s'agit de la dernière fausse note d'un être livré à Satan et qui prétend tomber au néant de par la loi humaine ! En contexte, la fausse note se comprend aisément comme condamnation à mort, n'ayant même pratiquement guère besoin de mobiliser l'équivoque entre les mots "couac" et "couic" pourtant bien sensible dans l'économie tactique des effets visés par le poète !
Les preuves de ce que j'avance sont dans la prose liminaire elle-même, il suffit de la relire, et parmi ces preuves le mot de Satan "gagne la mort" n'est que la plus évidente, mais elle n'est en rien la seule !
J'évoquais tout à l'heure avec scepticisme l'idée d'un remaniement du texte postérieur au 10 juillet où Rimbaud aurait alors introduit le motif de la mort ! Or, les brouillons que détenait Verlaine le véhiculaient déjà ce motif. Je livre ici quelques transcriptions personnelles de ces brouillons n'ayant à ma disposition que le fac-similé du catalogue de la vente Jacques Guérin pour m'exercer ici à un rapide effort de déchiffrage : 

Plutôt, /mot illisible biffé/ éviter la /deux mots biffés différemment sans qu'on ait trop vite à préjuger de leur liaison nom adjectif : main brutale/ stupide justice .   de la mort j'entendrais /biffé : ma ?/ les complaintes chantée/s/ /superposition encore à déchiffrer, un mot biffé et bizarrement on croirait lire par-dessus "J'étais"/ /biffé : aux/ dans les marchés.  Point de popularité.

Les transcriptions des éditions courantes sont différentes de la mienne sur certains points ! Pour l'édition de la Pléiade en 2009 ou pour la collection de La Pochothèque en 1999, il n'apparaît pas de point au passage suivant "stupide justice de la mort", ce qui a d'importantes conséquences pour la lecture ! Pierre Brunel a cru voir une mention "souffrir" parmi les transcriptions biffées, mais il en doute en l'accompagnant d'un point d'interrogation et je n'ai nullement compris pourquoi il pensait avoir lu le mot "souffrir" ! Il propose de voir dans la correction illisible qui précède le mot "marchés" de lire "Justice dure", mais j'ai plutôt l'impression d'un mot commençant par "ag" et se terminant par un "e" sur lequel Rimbaud a écrit un "J" majuscule suivi du signe de l'apostrophe et de la forme verbale "étais", la terminaison "ais" étant aussi mal écrite et inclinée vers le bas que dans l'ajout "j'entendrais" à l'extrémité droite du feuillet. L'écriture du mot "Justice" ne me paraît pas plausible, celle de "dure" un peu plus, mais sans rien d'évident, quoique l'idée soit stimulante.    

la dure vie l'abrutissement pur, et puis soulever d'un poing desséché le couvercle du cercueil, s'asseoir et s'étouffer. /biffé : Je ne vieillirai pas/ Pas de vieillesse. Point de /biffé : terreurs/ dangers, la terreur n'est pas française.
Il est question de mort au monde ce qui revient dans "Vierge folle", de refus de la vieillesse, de "s'étouffer" et la formule "la terreur n'est pas française" réécrit la phrase de Napoléon Premier : "Impossible n'est pas français", mais elle est quelque peu surprenante et paradoxale quand on songe à la période révolutionnaire de ce nom !

Allons, feu sur moi. Ou je me rends ! /biffé : A bas/ Qu'on me blesse, je me jette à plat ventre, foulé aux pieds des chevaux. 
Le poète est finalement forcé de marcher dans la vie et le "sentier de l'honneur" que suppose la "vie française", mais nous avons une scène d'amorce de la révolte et fuite qui amène à défier les bourreaux, à mordre la crosse de leurs fusils, à appeler sur soi les fléaux !
Ces relations que nous établissons ne sont pas sans importance ici, puisque notre propos est d'interroger la possibilité d'une influence décisive des coups de feu de Verlaine sur la composition de l'oeuvre, on voit que cette thèse ne profite décidément d'aucun appui textuel ou documentaire fiable !

Jour de malheur ! J'ai avalé un fameux /biffé : verre/ gorgée de poison
Le "poison" n'est sans doute pas le catéchisme comme il m'est arrivé avec d'autres de l'envisager ! Il s'agit d'une image forte d'attirance satanique avec direction vers la mort ! L'expression "jour de malheur" fait écho à la phrase "Le malheur a été mon dieu" de la prose liminaire et la "gorgée de poison" qualifiée de "fameuse" pose le problème de la quantité excessive, ce qui fait écho à la phrase "J'en ai trop pris" au sujet des "pavots" de la prose liminaire toujours ! Même si elle a pu être écrite en dernier, et donc après le 10 juillet, la prose liminaire d'Une saison en enfer reprend effectivement les motifs exploités dans l'oeuvre pour créer un récit métaphorique infernal ! Cela fragilise énormément la thèse d'une nécessaire allusion biographique pour ce qui est de l'expression "dernier couac!" 

Un crime, vite, que je tombe au néant, par la loi /biffé : hu pour humaine / des hommes.
Tais toi, mais tais toi C'est /biffé : le doute/ la honte et le reproche, /biffé : qu'on me/ à côté de moi : c'est Satan qui me dit que son feu est ignoble, idiot : et que ma colère est affreusement laide. Assez.  Tais toi : ce sont des erreurs qu'on me souffle à l'oreille /biffé : la/ les magie/s/, /biffé : l'/ les alchimies, les mysticismes, les parfums /maudits/ faux, les musiques naïves, C'est Satan qui se charge de tout cela
J'ai sauté quelques passages qui n'étaient pas significatifs, mais la phrase exprimant la volonté de tomber au néant est capitale ! Le discours est un peu différent de ce que nous trouvons dans le passage sur la "charité" de la prose liminaire, mais il y a une similitude entre une approche de la mort et une réaction de Satan ! Dans la prose liminaire, le poète veut éviter la mort qu'il sent proche et après l'inspiration de la charité qui pousse à la vie, Satan se fâche et invite le poète à gagner la mort. Ici, le poète qui est entré dans la nuit infernale, franchissant une étape nouvelle par rapport au récit de Mauvais sang, en appelle à la mort, mais il fait quand même réagir de colère Satan qui le lui reproche ! Or, comme dans la prose liminaire l'inspiration de la charité rejetée n'est pas qualifiée de chrétienne, la chute dans le néant n'est pas placée ici dans une perspective théologique mais ramenée à une simple loi humaine ! Tout de suite après, la phrase du brouillon "Alors les poètes sont damnés" montre que l'aspiration à un néant de par la loi humaine est un moyen d'échapper à l'enfer et à Satan, ce qui explique sa colère, le néant de la loi humaine n'est pas la mort du damné ! On remarque également qu'à la réconciliation avec le festin ancien comme solution répond ici la prétention illusoire aux pouvoirs merveilleux du poète, lequel est un concurrent sulfureux pour les prêtres !

Je me permets d'abréger le relevé pour ce qui est du brouillon d'Alchimie du verbe, en me contentant de citations plus significatives : "J'avais bien autre chose à faire que de vivre", "Je me trouvais mûr pour /biffé : la mort/ le trépas et ma faiblesse me tirait jusqu'aux confins du monde et de la vie, où le tourbillon dans la Cimmérie noire : /biffé : parmi/ patrie des morts", "sa dent, douce à la mort, m'avertissait avec le chant du coq."   

Décidément, nous avons bien affaire à une idée constante !

En considérant que Rimbaud a complètement revu la perspective de son projet de livre suite au 10 juillet 1873, on réduit la portée des considérations importantes à extraire de la lettre à Delahaye et on tend à ne les appliquer qu'à une partie de l'oeuvre, essentiellement Mauvais sang, mais encore on introduit une dimension de sens plus complexe que l'oeuvre ne manifeste pourtant pas explicitement, ce qui fait que le lecteur court toujours après la signification biographique de la rupture avec Verlaine, quand il pourrait apprécier le sens littéral pour lui-même ! Il faut l'admettre : la lecture que je propose pour le "dernier couac !" considère le texte tel qu'il est, consiste à constater que le récit nous mène par étapes d'une situation à une autre et qu'il y a plein de rapprochements à faire, les échos entraînés par les reprises des mêmes motifs éclairant le sens, permettant de l'expliciter judicieusement ! C'est ça, la lecture !
Et quand j'exploite des documents antérieurs au 10 juillet, les brouillons et la lettre à Delahaye, je donne une quantité élevée d'arguments précis pour dire que le projet a été bien conçu en avril et non en juillet !
Il me tarde que mon opinion soit enfin prise en considération : les lecteurs ont visiblement beaucoup à y gagner ! Toutes ces publications sur Rimbaud n'ont-elles pas pour objectif de permettre au public de mieux comprendre et approfondir sa lecture ? Pourquoi la situation demeure-t-elle ainsi coincée ? A quoi ça rime ?

Les annotations concernant l'envoi à Satan qui lance Une saison en enfer appellent encore quelques autres mises au point ! pour ce qui est des guillemets qui ouvrent le texte et ne se referment jamais, Pierre Brunel a écrit pertinemment dans l'édition du centenaire, L'Oeuvre-Vie d'Alain Borer : "Comme plusieurs commentateurs l'ont signalé, le texte s'ouvre sur des guillemets qui ne se referment pas. Le fait, qui peut s'expliquer par une simple négligence typographique, mérite peut-être d'être commenté."

Le sceptique "peut-être" est bien venu, mais la négligence typographique, quelle est-elle ? On aurait oublié de refermer les guillemets. Je vous mets au défi de refermer les guillemets avec adresse à l'intérieur de la prose liminaire ! On ne peut guère que dérisoirement songer à mettre des guillemets à la fin soit de la prose liminaire, soit à la toute fin du livre, sans aucun intérêt subtil apporté à la compréhension de l'oeuvre !
En réalité, Christophe Bataillé, dans un article paru dans la revue Studi francesi, a envisagé que l'imprimeur de la rue aux Choux était spécialisé dans l'impression de pages juridiques dont un grand nombre commençait par des guillemets : il propose une thèse séduisante selon laquelle la casse des guillemets fut laissée par erreur sur la plaque utilisée pour établir cette fois le texte de Rimbaud ! Les guillemets seraient étrangers à ce texte, et cette thèse a le mérite de nous épargner des thèses franchement inutiles sur la propulsion initiale du livre dans l'oralité du discours tenu.
Dans le même ordre d'idées, certains commentaires affirment que les "petites lâchetés en retard" seraient une oeuvre littéraire, en particulier les poèmes en prose des Illuminations, cette thèse est celle d'André Guyaux dans l'édition de la Pléiade en 2009 : elles seraient les "projets littéraires que le temps consacré à Une saison en enfer a provisoirement éloignés, peut-être aux poèmes en prose des Illuminations". Mais, comment un écrit qui parle d'enfer ne serait-il qu'un maigre expédient pour attendre une oeuvre qui elle ne se veut pas spécifiquement satanique ! Satan attendrait avec plus d'impatience la lecture de Génie, Aube ou Métropolitain ?
Quel intérêt Rimbaud, puisque le pas de l'identification du poète qui parle au poète auteur est franchi, quel intérêt Rimbaud aurait-il à dire qu'une autre oeuvre va arriver, qu'il s'adresse aux lecteurs ou bien qu'il s'adresse à Satan ?
Et le texte ne serait-il pas maladroit ? Le poète détacherait des feuillets d'un carnet rempli d'autres écrits en annonçant qu'il a encore d'autres écrits à proposer !
Tout se passe comme si cette idée était à sa place, comme si le plus naturellement du monde Homère avait pu écrire au seuil de son Iliade, au beau milieu de la célèbre invocation à la Muse, qu'il offrait ceci en attendant d'offrir L'Odyssée : voici déjà une oeuvre en attendant la prochaine ! Je veux bien que ce ne soit pas exclu et il arrive que des préfaces d'auteurs annoncent un plus gros ouvrage pour une autre occasion, mais les Illuminations dédiées à Satan ce n'est pas des plus clairs !
Cette hypothèse de "lâchetés" comme "textes" est encore partagée par Steinmetz qui la présente même comme une évidence dans une note de l'édition qu'il a concoctée pour Garnier-Flammarion : "Ces mots laissent entendre d'autres textes où certains critiques, non sans vraisemblance, ont voulu voir les poèmes en prose des Illuminations." Et Forestier affirme la même chose dans son édition pour la collection Bouquins : "la tournure ironique désigne vraisemblablement des oeuvres littéraires réalisées ou sur le point de l'être". Il n'en démord pas, mais formule l'idée de manière plus prudente dans sa note en Poésie Gallimard : "Les 'petites lâchetés en retard' peuvent désigner les projets d'ouvrages laissés en souffrance", "peuvent" dit-il cette fois avec réserve. Pour l'édition dans la collection des Classiques Garnier, Suzanne Bernad abonde aussi en ce sens : "S'agit-il )puisque ces feuillets doivent venir en attendant) de poèmes promis par Rimbaud à Verlaine?" et on apprécie au passage la cocasse assimilation de Satan à Verlaine. Un ajout d'André Guyaux renchérit sur cette note dans la version mise à jour en 2000 : "Il n'est pas exclu, en tout cas, qu'il s'agisse des Illuminations, ce qui signifierait qu'au moment où Rimbaud écrit la Saison, ses poèmes en prose restent en attente, en réserve."
C'est Pierre Brunel qui voit juste quand il écrit en note dans l'édition de L'Oeuvre-Vie : "Il est plus que douteux qu'il s'agisse là d'une allusion aux Illuminations, comme le veulent certains commentateurs." Et Pierre Brunel ne pense pas même à des textes écrits, puisque dans l'édition de la collection La Pochothèque en 1999 il se contente d'une note lacunaire "les remords" pour définir ce que sont les "quelques petites lâchetés en retard", il a bien compris comme il le dit dans une autre note de son édition au Livre de poche que "le damné demande un sursis au démon : avant de se livrer à lui, il va lui livrer, pour apaiser son appétit, les "quelques feuillets" qui vont suivre." Il y a toutefois que la traduction de "lâchetés" par "remords" me paraît une surinterprétation et qu'il me semble plus simple de considérer que le mot "lâchetés" est à prendre dans son sens moral premier, il n'avait pas à être lu de manière métaphorique, son emploi était parfaitement compréhensible dans le contexte créé par le récit ! Et même on en tire encore un plaisant effet de tension entre le reproche que va se faire le poète de "manquer du courage d'aimer la mort" et ici l'idée que le chemin qui mène à Satan est fait de "lâchetés", mais surtout Rimbaud ne devait pas vendre la mèche dès la première page de son livre et le don narquois à Satan permet au poète d'entretenir le mystère sur la fin de son récit : la prose liminaire annonce un abandon à Satan qui suffit à considérer que la religion est d'emblée hors course )"Cette inspiration prouve que j'ai rêvé"), mais il y aura un pied-de-nez avec une fin donnée à la relation infernale et une confirmation alors du titre paradoxale alliant les mots "enfer" et "saison".     
  
Je combats évidemment l'idée que la Beauté au début du livre corresponde aux deux portraits de la Beauté fixés dans deux poèmes distincts des Fleurs du Mal ! Si on peut penser à Baudelaire au sujet des parfums faux ou maudits, au sujet de la quête de la Beauté dans Alchimie du verbe, il faut considérer que la Beauté au tout début du livre Une saison en enfer participe du festin "où s'ouvraient tous les coeurs" et que son refus va de pair avec le combat contre la justice et les vertus théologales, c'est le discours explicite qui sert d'introduction à Une saison en enfer, et cela rejoint une superposition classique bien connue d'origine grecques, platonicienne, qui superpose le Bien au Beau, qui les confond ! Cette idée était d'actualité avec l'oeuvre de Victor Cousin : Du Vrai, du Beau et du Bien ! Cette équation est clairement ciblée par Rimbaud dans Matinée d'ivresse, avec une formule que les rimbaldiens ont encore une fois rapprochée malgré l'anachronisme d'un passage de Baudelaire, des Fusées précisément, avant d'y renoncer : "Ô mon Bien ! Ô mon Beau !"
Ce qui est insupportable, c'est que les notes des commentaires vous précisent que l'allusion à Baudelaire est évidente, la majuscule initiale à "Beauté" prouverait le fait !
La Beauté est présentée comme une prostituée )"assise sur mes genoux"), mais l'image n'est pas d'origine baudelairienne, le critique Antoine Fongaro l'a relevée dans La Maison du berger d'Alfred de Vigny !
Dans tous les cas, la cohérence du texte que nous lisons doit primer avant d'affirmer comme certaine une source hypothétique !
 Il y a enfin un passage qui mérite une élucidation complète, précisément celui sur la charité !

    La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !    "Tu resteras hyène, etc...", se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."
Dans la mesure où les "pavots" sont des plantes réputées procurer le sommeil et donc provoquer les rêves, Pierre Brunel a formulé dans son édition philologique d'Une saison en enfer, parue en 1987, que le démon se récriait contre la phrase précédente "Cette inspiration prouve que j'ai rêvé!", laquelle phrase rejetait la charité, ce qui amenait à considérer que la charité, vertu théologale, était une séduction du démon lui-même. La charité n'est pas l'affaire de Satan, mais de Dieu, et cette anomalie du commentaire a fait réagir un critique Jean Molino qui a proposé à son tour sa solution ! Le démon se récrierait à cause du rejet du rêve, l'inspiration étant elle acceptée, mais le rêve serait celui des violences décrites auparavant dans le texte ! Pourtant, la phrase accompagnée d'un tiret expressif fait corps dans un mince alinéa avec la phrase "La charité est cette clef", tandis que ce n'est pas les violences qui sont suspectes dans le texte, mais le "festin" lui-même dont le souvenir n'est pas certain "Jadis, si je me souviens" et le poète dit bien "j'ai songé" quand il déclare vouloir renouer avec le festin premier et heureux ! Et Molino va jusqu'à prétendre que la charité n'est pas la vertu théologale, puisqu'amené à considérer que la solution de la charité comme clef est approuvée par Rimbaud il convient encore de s'accorder avec ce que nous savons des déclarations hostiles du célèbre poète ! Le problème, c'est que le texte joue à affronter les péchés capitaux aux vertus théologales, et cela se poursuit dans Mauvais sang !
La thèse de Molino soulève finalement plus d'objections immédiates que celle de Pierre Brunel, bien que la note d'André Guyaux semble y adhérer dans l'édition de la Pléiade :

"S'il est vrai que 'la charité est cette clef', alors cela prouve qu'auparavant je rêvais", observe Jean Molino, qui réfute l'interprétation assimilant cette "charité" à la charité chrétienne et opposant, de part et d'autre du tiret, la "charité" )chrétienne) à l' "inspiration" qui préside à l'oeuvre )"La Signification d'Une saison en enfer", dans Dix études sur "Une saison en enfer", éd. André Guyaux, Neuchâtel, A La Baconnière, 1994, p. 24-28 : voir aussi Jean-Luc Steinmetz, "La Cruelle Charité d'Arthur Rimbaud", Reconnaissances : Nerval, Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud, Mallarmé, Nantes, C. Defaut, 2008, p. 307-329).
   Je n'ai pas pu prendre connaissance de l'article de Steinmetz mentionné ici, et il ne commente pas notre extrait dans le volume de 1989 de la collection Garnier-Flammarion qui contient Une saison en enfer. J'ai juste relevé un passage de la notice où il considère contrairement à Jean Molino que l'allusion à "cette vertu d'amour apportée par le Christ et dont saint Paul répandit le message" est évidente, mais qu'étrangement le poète joue à s'en approcher et s'éloigner : "admise, refusée, puis de nouveau considérée, etc."   
Cette évidence est la mienne, Rimbaud joue clairement avec les notions chrétiennes : "Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine", notez le parallèle dans l'emploi de l'adjectif au féminin "humaine" si vous effectuez le rapprochement avec ce que nous commentions plus haut : "Un crime, vite, que je tombe au néant de par la loi humaine" ! "La charité est cette clef", "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux", "D'eux, j'ai : l'idolâtrie et l'amour du sacrilège" "tous les vices, colère, luxure, - magnifique, la luxure : - surtout mensonge et paresse", "J'attends Dieu avec gourmandise", "charité ensorcelée", etc. Rimbaud est même fort insistant sur le sujet ! Et en étant opposée à la mort, la "charité" ne saurait être autre chose que la promesse de vie chrétienne dans un texte où on s'inquiète de la damnation éternelle !

Il n'y a qu'une solution, il faut reprendre la lecture d'ensemble du prologue en paraphrasant les endroits supposés obscurs :

Jadis, si je me souviens bien /car c'est peut-être un rêve ou une idée insidieuse qu'on m'a inoculé sur ce passé lointain/, ma vie était /dans la concorde universelle/ un festin où s'ouvraient tous les coeurs, où tous les vins coulaient.
Un soir /indéterminé mais crépusculaire et avant le printemps/, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l'ai trouvée amère. - Et je l'ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous / qui êtes opposées à la justice et la Beauté, qui n'a plus donc de raison d'être identifiée aux figures sataniques baudelairiennes, puisqu'elle est bien plutôt du côté du Bien  la "Muse verte" comme il est dit dans Les Soeurs de charité/ que mon trésor /la "liberté libre" que j'ai au fond du coeur/ a été confié.
Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine /car je ne m'abaisserai même pas à la dire divine cette espérance à laquelle on renonce en arrivant en enfer/. Sur toute joie /nom qui a des résonances chrétiennes, liturgiques/ pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce /tels les loups venus piller un morceau de la bête qu'ils n'ont pas tuée/.
J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils /Je ne reculais pas encore devant la mort à ce moment-là/. J'ai appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, le sang. /Toujours cette idée de mordre la poussière, d'être terrassé, et de mourir volontairement/ Le malheur a été mon dieu /c'est-à-dire que je le choisissais pour tel/. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l'air du crime /sans prendre l'idée du crime au sérieux pour autant/. Et j'ai joué de bons tours à la folie / qui se croyait chez soi/.
Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot. /Cela ne s'arrangeait pas, le printemps est vie, mais je prenais conscience de ma bêtise et de ma laideur./
Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! /de commettre les derniers faux pas qui conduisent à la mort/ j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien /ancien car il est dévalué dans mon esprit/, où je reprendrais peut-être appétit.
La charité est cette clef. / Cela veut dire que le festin est chrétien./ - Cette inspiration /de la charité comme clef/ prouve que j'ai rêvé /et encore une fois je ne m'abaisserai pas à appeler cette inspiration divine/ ! /car il ne peut pas y avoir un festin de concorde chrétienne, cette projection d'un souvenir de mon passé était en leurre à moi qui "ne me souviens pas plus loin que cette terre-ci et le christianisme"/
"Tu resteras hyène, etc..., se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots /lui aussi m'a plongé dans le sommeil, mais il le fâche que je recule à l'idée du "dernier couac"/. "Gagne la mort /il ne dit pas : "perds le vie" bien sûr/ avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."
Ah ! j'en ai trop pris /de ces pavots empoisonnés/ : - mais cher Satan, je vous en conjure /je vous en prie, le jeu de mots sur conjurer le mauvais sort ne s'impose pas spécialement ici/, une prunelle moins irritée ! /vous me faites presque rire, mais certes vous avez raison sur un point vivre c'est apprendre à mourir/ et en attendant les quelques petites lâchetés /bassesses/ en retard !, vous qui aimez dans l'écrivain /le désordre/ l'absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache /un plaisir de gourmet/ ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné /car j'en reste un quand même/.

La paraphrase n'est pas très appréciée, elle a la réputation de ne répéter qu'en moins bien ce que le texte dit magnifiquement, mais son exhibition permet de juger des authentiques commentaires et de voir ceux qui lui résistent : ma paraphrase fait-elle de moi un piètre lecteur prosaïque ou n'ai-je pas la chance en m'abaissant à proposer de la prose paraphrastique d'éprouver ma lecture assurée de l'oeuvre rimbaldienne, car je peux à tout moment lire le texte sans mes ajouts maladroits, ma perception du sens sera exactement la même en ne prenant en considération que les formules de l'auteur ?
Ce qui distingue ma lecture, c'est que je ne considère pas que le démon se récrie pour ce qui est dit dans la phrase précédente sur l'inspiration : intuitivement, je dissocie l'inspiration et le démon en considérant qu'ils entrent chacun en scène, tour à tour, la première pour se saisir de l'aubaine, le second pour s'offusquer de la situation et des atermoiements du poète !
Ma lecture qui est portée par l'exercice de la paraphrase ne soulève aucune objection immédiate à la différence des lectures contradictoires de Pierre Brunel et Jean Molino !

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