mercredi 8 décembre 2021

Lunettes pour "Voyelles" (Partie 2 : les couleurs)

Dans la première partie, nous avons vu que les "voyelles" ne sont pas désignées en tant que phonèmes, mais en tant que lettres graphiques appartenant au système écrit de la langue. Le poète n'a pas conçu les analogies entre des phonèmes et des images, mais entre des lettres de l'alphabet et des images. Dans son "Sonnet des sept nombres", Cabaner ne respectera pas cet aspect scrupuleux du sonnet de Rimbaud. La preuve de la référence aux lettres est donnée par trois analogies en fonction de la forme des lettres majuscules. Rimbaud a joué sur le caractère angulaire de la lettre "A" pour suggérer "corset" puis "golfes" ; il a joué sur la forme ronde du "O" pour créer la vision du "clairon" (j'hésite à prononcer l'idée d'un jeu formel où le "oméga" représenterait les paupières de la Vénus finale) ; enfin, Rimbaud a joué sur l'excellente prédisposition du "U" déplacé en "v" correspondant pour représenter la figure des "cycles" au pluriel, mention qui se fait très précisément au milieu du sonnet, début du premier tercet. On préfère éviter d'affirmer un jeu similaire sur les graphies majuscules des lettres E et I qui changent nettement de caractères d'imprimerie à l'écriture cursive manuscrite. Nous avons aussi souligné que nous préférions chercher un symbolisme porteur : nature angulaire du A, figure du cycle du U, rotondité du O, et que pour le "E" et le "I" nous ne voyions pas l'intérêt d'une comparaison à des lèvres, une idée de verticalité pour le "I" étant autrement plus pertinente. Bref, Rimbaud ne semble pas avoir produit un jeu d'analogies systématiques autour des formes des majuscules. Les jeux sont locaux, faits chacun pour soi, et la conclusion d'ensemble se limite à constater que les voyelles sont désignées en tant que lettres, non en tant que phonèmes. Mais nous avons souligné un autre aspect important. Rimbaud a cité les cinq lettres comme une forme de totalité, en créant un ordre du "A" d'origine alpha au "O" qui est corrompu au dernier vers en "Oméga". Il s'agit donc d'un jeu très clair sur l'idée de totalité. Peu importe qu'il y ait une intention ou non au sujet du "Y" du dernier mot du poème. Rimbaud a donc joué sur le symbolisme alphabétique des lettres, et seuls le A et le O corrompu en oméga permettaient de jouer sur le positionnement des voyelles dans l'ordre alphabétique.
Il y a encore d'autres choses à dire sur la notion d'alphabet, j'y reviendrai dans une partie ultérieure, mais je peux déjà annoncer quelque peu ce qu'il va se jouer. Rimbaud joue sur la notion d'alphabet comme langage secret de l'univers. On cite souvent "Les Correspondances" au sujet de "Voyelles", bien que le sonnet reprenne des métaphores de Lamartine, Hugo, voire Chateaubriand et surtout reprenne une théorie qui vient du romantisme allemand comme l'atteste Baudelaire en personne dans ses écrits en prose (Salons ou "Réflexions à propos de quelques-uns de mes contemporains"). L'idée du sonnet "Les Correspondances" demeure pertinente et bien des poèmes des Fleurs du Mal se terminent sur l'idée d'un regard, si je ne m'abuse. Le sonnet des "Correspondances" est l'objet d'un clin d'œil dans la célèbre lettre à Demeny du 15 mai 1871 : "Cette langue sera de l'âme pour l'âme,  résumant tout parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant." Le couplage avec la parodie de la formule "l'art pour l'art" est à observer en passant, ainsi que le style hugolien d'ensemble de la phrase que nous venons de citer, car cela légitime l'analyse de "Voyelles" en fonction de telles superpositions de référents. Cabaner qui n'avait pas connaissance de la lettre "du voyant" a parodié le même passage des "Correspondances" dans son "Sonnet des sept nombres" : "Sons, voyelles, couleurs vous répondent [...]", début du vers 3. Il faut donc qu'il ait été mis au courant par Rimbaud lui-même de cette implication importante quant à son sonnet et même quant à ses idées sur le fait de devenir voyant dans le domaine de la poésie. N'oublions pas la mention des "Silences / Parfumés" dans un poème "Les Chercheuses de poux" contemporain de l'invention de "Voyelles", contemporain de la vie parisienne de Rimbaud dans la compagnie même de Cabaner. Mais j'en arrive à mon idée importante. Il ne faut jamais oublier que Baudelaire a composé un recueil avec ses poèmes en vers, un recueil qui porte le titre Les Fleurs du Mal. Dans toutes les éditions des Fleurs du Mal (1857, 1861 et 1868), le poème "Les Correspondances" est systématiquement précédé par le poème "Elévation". Pour la sélection de 1855 dans la Revue des deux mondes, aucun des deux poèmes n'y figurait. Et je voudrais citer la fin du poème "Elévation" avec son envol et son idée capitale de "langage" des "choses muettes" :
[...]
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins !

Celui dont les pensers, comme des alouettes,
- Qui plane sur la vie et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes !
Je ne vais pas développer ici de rapprochements entre "virides" et "vigoureuse", entre "champs" et "pâtis", entre "sereins" et la double mention "Paix" du côté de "Voyelles". Je tiens ici ma transition. Pour signifier le langage des choses muettes, les voyelles conviennent mieux en tant que signes alphabétiques, plutôt qu'en tant que phonèmes, et sachant qu'il est question de "Silences traversés des Mondes et des Anges" dans un cadre sensible d'observation du ciel, j'en arrive au glissement où cinq couleurs primordiales sont les lettres. Une vision n'est pas qu'affaire de couleurs, mais nous avons les cinq couleurs fondamentales assimilées aux cinq voyelles de l'alphabet, la conception traditionnelle étant qu'il y a cinq voyelles dans l'alphabet, le "Y" n'ayant été rétabli d'évidence qu'au vingtième siècle.
Les voyelles étant une totalité par l'allusion à un parcours de l'alpha à l'oméga, les couleurs doivent correspondre à une totalité elles aussi. Depuis la publication même de ce sonnet, tout le monde pressent cela, puisque, à de nombreuses reprises, les rimbaldiens s'étonnent que Rimbaud n'ait pas mentionné le jaune, mais le vert. Tout le monde admet que le noir et le blanc forment un premier couple, et tout le monde s'étonne qu'au lieu de choisir l'ensemble ternaire des couleurs primaires : rouge, jaune et bleu, Rimbaud ait choisi une succession d'apparence aléatoire le rouge, le vert et le bleu. Or, ce qu'il s'est passé, c'est que la critique rimbaldienne s'est déportée sur l'idée d'allusion au prisme solaire. La lumière se décompose en six couleurs, mais, obnubilé par le chiffre sept mystique, Newton y a ajouté artificiellement l'indigo entre le bleu et le violet. Les sept couleurs du prisme sont le rouge, l'orange, le jaune, le vert, le bleu, l'indigo et le violet. Et le discours qui s'est développé au sujet de "Voyelles", c'est que Rimbaud évoque les couleurs du prisme solaire. Et c'est sur cette base qu'on prétend expliquer le glissement du bleu au violet à la fin du poème, le violet étant l'ultime couleur du spectre. Toutefois, il n'en reste pas moins que Rimbaud n'a cité ni le jaune, ni l'orange, et surtout à l'époque de Rimbaud il serait étonnant qu'on lui ait enseigné à rejeter l'indigo.
Dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", Rimbaud nous a porté livré une autre idée en science optique. Le mouvement final V de ce poème envoyé par lettre à Banville préfigure nettement la création du sonnet "Voyelles", ce que Jacques Gengoux a relevé dans son livre La Pensée poétique de Rimbaud, mais sans en tirer le moindre parti, au point de l'ignorer dans son livre pour le grand public La Symbolique de Rimbaud. Mais peu importe Gengoux qui n'a rien compris du tout au sonnet. Citons tout le début de ce mouvement final de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" :
Quelqu'un dira le grand Amour,
Voleur des sombres Indulgences :
Mais ni Renan, ni le chat Murr
N'ont vu les Bleus Thyrses immenses !

Toi, fais jouer dans nos torpeurs,
Par les parfums les hystéries ;
Exalte-nous vers des candeurs
Plus candides que les Maries...

Commerçant ! colon ! médium !
Ta Rime sourdra, rose ou blanche,
Comme un rayon de sodium,
Comme un caoutchouc qui s'épanche !

De tes noirs Poèmes, - Jongleur !
Blancs, verts, et rouges dioptriques,
Que s'évadent d'étranges fleurs
Et des papillons électriques !

[...]
Il y a plein de choses à remarquer, le "grand Amour" est flanqué d'un "A" majuscule et lié à l'idée d'obscurité ("sombres") et il est mis en liaison avec l'idée d'une vision en bleu où le mot "Thyrses" lui aussi flanqué d'une majuscule suppose une mystique bacchique. Le vers "N'ont vu les Bleus Thyrses immenses" est quelque peu railleur, mais il est aussi à rapprocher du vers du "Bateau ivre" tant décrié par Léautaud : "Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir." Or, le quatrain suivant comporte la rime "hystéries"/"Maries" qui est quasi reprise dans un quatrain du "Bateau ivre" :
J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !
En clair, le "Poème / De la Mer", que le "bateau ivre", sous le signe du thyrse de Bacchus, a voulu suivre est une voie d'accès aux "naissances latentes" des "voyelles" couleurs. Nous constatons à nouveau le remplacement de la religion, puisque l'assaut des récifs s'oppose aux prières votives des femmes de pêcheurs qui mettent de petites bougies au pied des statues de la vierge Marie. Dans le poème envoyé à Banville, Rimbaud blasphème sur l'idée de la candeur de la Vierge, comme le dernier vers de "Voyelles" est très clairement blasphématoire pour un public chrétien en substituant une Vénus à Dieu. Dans le quatrain suivant, la Rime, non la voyelle, est vue en couleur. L'idée de candeur est poursuivie par les mentions "blanche" et "rose". Dans la version définitive de "Voyelles", Rimbaud optera pour la mention au pluriel "candeurs" dans le cadre de la vision imagée du "E blanc". Mais, revenons au poème "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", après le blasphème d'une exaltation vers une blancheur plus pure que celle de la Vierge Marie, le poème bascule dans l'équivoque sexuelle avec cette Rime qui doit sourdre, rose ou blanche, et c'est ce même verbe "sourdre" qui sert à évoquer les pleurs d'un onanisme songé dans "Les Chercheuses de poux" au milieu des "silences / Parfumés". Le "caoutchouc qui s'épanche" poursuit l'équivoque. Ce poème envoyé à Banville, et notamment ce passage que nous avons cité, permet d'affirmer que "Le Bateau ivre", "L'Etoile a pleuré rose...", "Voyelles", "Les Chercheuses de poux" et "Oraison du soir" sont cinq poèmes étroitement solidaires. Pour "L'Etoile a pleuré rose...", comprenez que je songe à rapprocher l'image de la "Rime" qui "sourdra, rose ou blanche".
Et, après l'idée d'une rime vue en couleur, Rimbaud va parler de couleurs jaillissant de poèmes vus non sous l'aspect de lettres combinés mais sous l'aspect encré. Je suppose que "noirs Poèmes" désignent l'encre du manuscrit ou l'encre d'imprimerie. Mais cette idée n'est pas exclusive, d'autres idées ont ici du sens. Toujours est-il que Rimbaud mentionne dans le bon ordre les quatre premières couleurs de "Voyelles" : "noirs Poèmes", puis au vers suivant : "Blancs, verts, et rouges dioptriques". On appréciera la présence de la virgule après "verts", fait de scansion rythmique intéressant. C'est- sans doute la deuxième mention du blanc dans ce poème, mais la première mention était au féminin singulier "blanche". Rimbaud a cité les cinq couleurs de "Voyelles" au pluriel dans la section finale de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" : "Bleus Thyrses immenses !", "noirs Poèmes", "Blancs, verts et rouges dioptriques". Et la convergence avec "Voyelles" ne s'arrête pas là. Peut-être que vous déplorez que le bleu soit mentionné avant les autres couleurs et même isolé, mais il y a deux arguments qui doivent amener à relativiser cette prétendue distorsion. Premièrement, comme je l'ai déjà dit, nous avions un quatrain qui liait le "grand Amour" avec un grand A aux "Bleus Thyrses immenses", ce qui était déjà l'idée d'un survol de la gamme complète des couleurs du sonnet "Voyelles". Deuxièmement, si nous n'avons pas droit à un rappel en mention "bleus", nous avons à la place la mention à la rime "étranges fleurs". L'adjectif "étranges" est important également pour une lecture du poème "Les Corbeaux" dont la dernière strophe a des rimes clairement associables à un quatrain clef du "Bateau ivre". Mais l'adjectif "étranges" est l'avant-dernière rime de "Voyelles" et du poème "Les Mains de Jeanne-Marie", le mot "étranges" à la rime figure dans le dernier tercet de "Voyelles" comme dans le dernier quatrain des "Mains de Jeanne-Marie". En clair, vous constatez que "Les Mains de Jeanne-Marie" et "Les Corbeaux" rejoignent quelque peu la chaîne solidaire de poèmes : "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", "Le Bateau ivre", "Voyelles", "L'Etoile a pleuré rose...", "Les Chercheuses de poux" et "Oraison du soir". Or, nos "étranges fleurs" sont encore associées à des "papillons électriques". Difficile de ne pas songer aux "lunules électriques" et au "papillon de mai" du "Bateau ivre". Le dossier s'étoffe ! Le dossier s'étoffe ! En tout cas, pour s'en tenir à notre sujet de recherche actuel, les "étranges fleurs" en écho aux "strideurs étranges" permet minimalement de considérer que la suite de "Voyelles" n'est pas inenvisageable dans le quatrain : "noirs Poèmes", "Blancs, verts, et rouges dioptriques", "étranges fleurs". Et comme je suis déchaîné, j'aurai encore le goût de vous rappeler le dernier vers du poème "Elévation" avec l'exaltation pour le poète qui "comprend sans effort / Le langage des fleurs et des choses muettes." Oui, Baudelaire mentionnait les "fleurs" à côté de "choses". Les "fleurs" et les "papillons" sont deux variétés de choses muettes, ou d'êtres muets, sauf quand ils disent leur nom à l'aube... J'ai toujours dit que le passage "une fleur qui me dit son nom" dans "Aube" faisait référence à "c'est l'étoile, ma sœur" de Victor Hugo,  et j'ai toujours dit que la fleur avait dit muettement son nom en étant éclairée par l'aube poursuivie par le poète. Et comme je suis vraiment déchaîné, je vais encore indiquer que le verbe "s'évadent" du poème envoyé à Banville a de quoi faire songer au "Je m'évade" d'Une saison en enfer. Je l'ai dit aussi, les voyelles étant des couleurs, les "strideurs" sont des striures dans le ciel que le poète scrute, et donc des fleurs par analogie avec le monde terrestre. Tout se tient. Comme dirait Lautréamont : "allez-y voir vous-même, si vous ne voulez pas me croire."
Dans un article quelque peu mal bienveillant à notre égard, Jacques Bienvenu a souligné que Rimbaud a pu trouver des explications sur la dioptrique dans les ouvrages dont il conseille la lecture à Banville même. Le dernier quatrain de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" cite "Monsieur Figiuer", ce qui permet de faire retour sur le vers : "Blancs, verts, et rouges dioptriques".


Dans son livre Les Merveilles de la science, Louis Figuier s'est intéressé à l'histoire de la lumière et il a opposé le système dioptrique au système catoptrique dans le cas des phares maritimes utilisés pour avertir les navires au loin. Le système dioptrique (réfraction des rayons lumineux passant d'un milieu à un autre) offre une "lumière plus intense" et des "éclats plus vifs" que le système catoptrique (réflexion de la lumière sur des miroirs). Tel est le discours de Figuier et rappelons que plus haut dans le même poème de Rimbaud envoyé à Banville, avant les "papillons électriques" rimant avec "dioptriques", nous avions eu la création étrange "papillons d'éclat", elle aussi à la rime.
Or, comme le cite Bienvenu, Figuier précise que "Trois couleurs seulement se prêtent, avec le blanc, à un éclairage bien tranché : ce sont le rouge, le vert et le bleu." L'explication fonctionne à plein pour "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", et c'est normal étant donné la mention à la rime du mot mis au pluriel "dioptriques". Notons toutefois que cela n'épuise pas la question. Rimbaud a tout de même isolé le bleu. Il a cité une série blancs, verts rouges, et la mention "bleus" est isolée. Quant au sonnet "Voyelles", il n'y a pas de mention du mot "dioptrique(s)" et nous avons un dispositif où cinq couleurs sont mises sur un même plan : le noir, le blanc, le rouge, le vert et le bleu. Le noir et le blanc forment un couple. Dans un cas-limite, une reprise du blanc peut faire système dioptrique avec le rouge, le vert et le bleu qui suivent. Toutefois, il faudrait impliquer une lecture du sonnet où les couleurs sont mentionnées pour rendre un éclat plus vif, plus intense, pour avertir le poète en mer de l'horizon de la future vigueur. Or, cela ne semble pas exactement le cas. Le "rire des lèvres belles" ou le vert des "pâtis semés d'animaux" n'ont pas spécialement intérêt à évoquer les phénomènes dioptriques. J'estime donc qu'il est loisible de chercher une autre piste, d'autant que le bleu a été lié à la mention de la couleur violette qui n'entre pas à ma connaissance dans le discours sur l'efficacité du système dioptrique. Pourtant, Bienvenu refuse d'envisager l'idée d'une référence à la trichromie additive rouge, vert, bleu. Le rouge, le jaune et le bleu étaient les couleurs primaires des peintres, et elles étaient aussi quelque peu les trois couleurs primaires pour les scientifiques. Rappelons que dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", le poète est assimilé dans la section III à un "blanc Chasseur" parcourt le "Pâtis panique", tandis qu'un peu auparavant il était question de "paisibles photographes". des "forêts" et des "prés", nouvelle idée qui amena à la naissance d'un extrait de "Voyelles" : "Paix des pâtis semés d'animaux".
Charles Cros a publié en 1869 dans une revue un article où il exposait le procédé de la photographie des couleurs ("La photographie des couleurs" dans Les Mondes, revue hebdomadaire des sciences et de leurs applications aux arts et à l'industrie, tome XIX), et augmenté cet article a fait l'objet la même année d'une publication en plaquette : "Solution générale du problème de la photographie des couleurs". Rimbaud a été hébergé par Charles Cros dans la seconde moitié du mois d'octobre 1871, selon les dires de Charles Cros lui-même dans une lettre adressée en novembre 1871 à Gustave Pradelle, et Charles Cros fréquentait pas mal Rimbaud à la fin de l'année 1871, notamment lors des réunions du Zutisme à l'Hôtel des Etrangers. Rimbaud était sans doute trop paresseux pour devenir un scientifique. Il n'a eu aucune patience avec l'appareil photographique qui lui fut livré à Harar. Il était néanmoins d'une curiosité intellectuelle insatiable comme l'atteste sa production poétique. Il manquait d'ardeur pour une activité rigoureuse suivie n'apportant pas de résultats immédiats, mais la situation d'aisance de sa pratique poétique lui permettait en revanche de s'investir plus intensément. Rimbaud n'avait aucun besoin de devenir un expert en sciences ou en philosophie, il arrivait à tirer une substantifique moelle en tant que littéraire d'une discussion nourrie. Il est clair que Charles Cros a dû lui toucher un mot de l'état de la science sur les questions théoriques en optique. Et il faut aussi rappeler que l'hébergement de Rimbaud par Charles Cros est postérieur à la composition et à l'envoi du poème "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" autour du 15 août 1871. Quant au sonnet "Voyelles", la confrontation des deux manuscrits connus permet d'envisager comme probable que le sonnet soit une composition tardive à proximité de la date d'éloignement de Rimbaud de Paris après le 7 mars 1872. C'est très peu de temps avant son bannissement que Rimbaud a dû composer son poème. Ce qui amène à le penser, sans même parler des liens du poème avec "Les Mains de Jeanne-Marie" daté de février 1872, c'est que la copie de Verlaine qui inclut le poème dans un dossier clairement antérieur au retour de Rimbaud, avec un problème d'accès à plusieurs manuscrits de poèmes anciens ou non, comporte une répétition par trop maladroite "frissons" aux vers 5 et 6 qui sera dépassée par la correction du manuscrit autographe où le premier mot "frissons" au vers 5 est biffé et remplacé par "candeurs". Il y a fort à parier que peu de temps s'est passé avant que Rimbaud ne renonce à cette dérangeante répétition. Par conséquent, Verlaine recopiait une composition encore fraîche dans la suite paginée, d'évidence établie en l'absence de Rimbaud en mars-avril 1872.
Intéressons-nous quelque peu à ce mémoire publié par Charles Cros. A défaut du texte de l'article tel qu'il a été publié initialement dans une revue, nous pouvons nous procurer un fac-similé de la plaquette sur le site Gallica de la BNF. Il ne s'agit que d'un ensemble d'une douzaine de pages.
Le premier paragraphe est remarquable et vaut la peine d'être cité (page 1) :
   J'ai trouvé une méthode générale pour arriver à enregistrer, fixer et reproduire tous les phénomènes visibles, intégralement, c'est-à-dire dans leurs deux ordres de caractères primordiaux, les figures et les couleurs. Je vais exposer cette méthode et les règles pratiques qui en dérivent.
Nous ressentons l'exaltation de Charles Cros à la lecture de ce premier paragraphe, et nous comprenons qu'il peut l'être à bon droit. L'idée de "reproduire tous les phénomènes visibles", c'est bien aussi ce que nous percevons dans le cas du sonnet "Voyelles". Derrière ce "nous", je parle de moi, David Ducoffre, en regard de tout ce que j'ai pu écrire sur ce sonnet. Mais, songeons qu'il y a un texte en prose important à relier à "Voyelles" et qui lui est postérieur, c'est "Alchimie du verbe". Quelque part, le titre "Alchimie du verbe" est sur le terrain de la poésie l'équivalent du titre "Solution générale du problème de la photographie des couleurs". Ce n'est pas tout. Face au "J'ai trouvé une méthode générale...", nous avons droit au "J'inventai la couleur des voyelles !" Charles Cros parle aussi pour fixer une image de "deux ordres de caractères primordiaux, les figures et les couleurs." Plus proche des termes de la philosophie aristotélicienne comme l'a bien vu Yves Bonnefoy et quelqu'un que je ne nommerai pas ici (sauf que je ne veux pas le spolier), Rimbaud parle lui de "forme" et de "mouvement". Rimbaud a inventé "la couleur des voyelles", nous dit-il, mais il n'oublie pas "la forme et le mouvement" qu'il associe aux compléments des voyelles que sont les consonnes :
   J'inventai la couleur des voyelles ! - A noir, E blanc, I rouge, O bleu, U vert. - Je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne, et, avec des rhythmes instinctifs, je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction.
Dans ce court paragraphe, Rimbaud réécrit une partie du sonnet "Voyelles", mais sous une forme volontairement prosaïque et dérisoire, d'où la suppression de la référence à l'alpha et l'oméga dans l'ordre des voyelles. La répétition verbale confirme qu'il faut distinguer l'invention des couleurs et l'invention verbale qui consiste à pouvoir dire "un jour ou l'autre", "quelque jour", les "naissances latentes". Rimbaud va au-delà du projet de photographie en couleurs en intégrant le mouvement, il passe déjà au cinématographe. Il va de soi que le mot "forme" peut aussi s'entendre ici comme un équivalent du mot "figures" employé par Charles Cros.
Poursuivons !
Je ne saurais trop vous conseiller de lire vous-même l'intégralité de ce mémoire. La suite immédiate du texte est saisissante. Le texte est divisé en cinq parties numérotées et la partie I est assez impressionnante au plan de la mise en scène désintéressée de soi.
Charles Cros commence par exposer le principe suivant, réservant sa démonstration pour parler comme Rimbaud :
Les couleurs sont des essences qui, de même que les figures, ont trois dimensions, - et par conséquent exigent trois variables indépendantes dans leurs formules représentatives.
Je vous épargne de trop abondantes citations. A la page 3, Cros explique ce qu'enregistre à son époque l'appareil photographique et développe son propos :

   Or, qu'est-ce qu'enregistre l'appareil photographique ? L'intensité photogénique qui se traduit par du blanc, du noir et par les gris intermédiaires. Une seule échelle linéaire numérique suffirait à classer et à désigner chacun des termes de cette série du blanc au noir.
Toutefois, au quatrième paragraphe de cette deuxième partie de son mémoire, Cros va énumérer trois couleurs primaires. Nous n'aurons pas le vert, mais les trois couleurs primaires des peintres : rouge, jaune et bleu. Mais nous savons qu'historiquement le vert s'est substitué au jaune, et pour l'instant on va apprécier le discours de Cros tel qu'il nous est livré :
   Les trois espèces élémentaires de la couleur sont : le rouge, le jaune, le bleu.
   Il s'agit donc de prendre trois épreuves différentes, l'une de tous les points plus ou moins rouges ou qui contiennent du rouge, la seconde de tous les points jaunes ou contenant une proportion de jaune, la dernière de tous les points bleus ou contenant du bleu.
   Ces trois épreuves, en les supposant obtenues en teintes uniformes comme celles de la photographie ordinaire, exprimeront en noirs et en gris, plus ou moins foncés, les quantités respectives de rouge, de jaune, de bleu qu'il y a dans tous les points du tableau.
Cros précise alors que nous avons ainsi tous les renseignements mais pas la reproduction de l'image, nous avons l'analyse, mais pas la synthèse.
Dans la troisième partie, Cros explique quatre procédés d'analyse (analyse successive par transparence, analyse successive par réfraction, analyse successive par éclairage monochrome, analyse simultanée à l'aide de lentilles et en fonction d'un prisme). Il emploie le mot "bouillons" comme Rimbaud dans le poème "Mémoire" et s'il ne parle pas d'alchimie, il est tout de même question d'une "activité chimique". La quatrième partie s'intéresse alors à la synthèse, à l'enjeu de représenter l'image saisie par l'appareil photographique, et enthousiaste Cros ne mâche pas ses mots en fait d'annonce :
[...] on peut recomposer le tableau et soumettre aux regards le tableau intégral de la nature, de toutes les choses qui changent et passent.
Ici, Cros parle plus en poète qu'en scientifique. La photographie n'offre ni une image figée d'un instant, ce qui n'aurait aucun sens (elle ne coince pas un commencement et une fin temporels si minime que soit l'instant de la prise de vue), ni un "tableau intégral" puisqu'elle rend une vision avec un inévitable problème d'épaisseur. Mais on voit mal comment Rimbaud n'aurait pas lu ces douze pages exaltantes, assez simples d'accès jusqu'à un certain point, et qui ne contiennent pas de formules rebutantes pour les profanes.
La quatrième partie parle d'images en négatif et de superposition des épreuves, je m'abstiens de citations et commentaires.
Parallèlement à la partie III sur l'analyse, la partie V sur la synthèse fait reposer ses procédés sur le successif ou le simultané. Cros parle alors du succès récent du zootrope (ou "phénakisticope" de son petit nom belge) qui le dispense de longues explications sur la synthèse successive. Et on sait l'intérêt de Rimbaud et Verlaine pour de tels procédés d'animation. Pour la démonstration de la possibilité de synthèse successive, Cros considère qu'il suffit de mentionner le "disque tournant à secteurs colorés". Cette fois, c'est la synthèse simultanée qui se subdivise en trois parties impliquant la réflexion, la réfraction ou la transparence au moyen des "positifs antichromatiques".
Le procédé par réfraction est signalé à l'attention comme particulièrement intéressant :
   La synthèse par réfraction donne une des solutions les plus élégantes du problème. Elle est fondée sur le principe suivant : le trajet d'un rayon coloré simple, qui traverse une succession de milieux réfringents différents, est le même dans les deux sens, c'est-à-dire que la source du rayon et son point d'arrivée peuvent échanger leurs places sans que le trajet varie.
   Or, si l'on envoie à travers un prisme un rayon mixte contenant du rouge, du jaune, du bleu, chacun de ces rayons viendra se projeter à une place distincte. Si ensuite, de chacune des places où ces rayons sont tombés, on envoie des rayons de même espèce dans le prisme sous les mêmes angles respectifs que ceux d'émergence, on reconstituera un rayon mixte identique.
   [...]
Cros explique que :
[...] le même appareil qui sert à décomposer le tableau en trois épreuves prises dans les régions rouge, jaune, bleue du spectre, servira, une fois ces épreuves obtenues, à faire la recomposition. [...]
Et il soutient que :
[...] on aura la reproduction du tableau naturel, soit dans l'œil directement, soit sur un écran.
Cros se félicite de l'absence d'intervention d'aucun produit artificiellement coloré dans le procédé :
[...] Les couleurs sont ainsi transformées en conditions purement géométriques, et ces conditions régénèrent à leur tour les couleurs. L'appareil réalisé ne rend de cette façon que ce qu'il a reçu.
Dans le développement sur l'idée des positifs antichromatiques, Cros va introduire trois couleurs : le vert, le violet et l'orangé en tant que couleurs complémentaires respectivement du rouge, du jaune et du bleu. A partir de l'épreuve rouge, on tire une épreuve en vert, épreuve verte de laquelle on tire l'épreuve en violet, puis l'épreuve en orangé, le second et le troisième tirages étant opérés au moyen de laques transparentes.
Cros dit enfin ceci en conclusion :
   Voilà l'ensemble des moyens que j'ai pu découvrir par avance. Peut-être en trouvera-t-on d'autres dans le courant des luttes pratiques ; mais j'ai lieu de penser qu'ils seront dérivés de ceux-ci [...]
En appendice à ce mémoire qu'il avoue "tout théorique", Cros décrit la première expérience qu'il rêve de pratiquer. Pour l'objet fixe à reproduire, il mentionne alors trois exemples : une peinture, mais aussi "un bouquet de fleurs" ou "un casier de papillons". Faut-il croire que Rimbaud a eu connaissance de ce mémoire avant sa montée à Paris et son hébergement par Charles Cros ? Dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", il est question que "s'évadent d'étranges fleurs / Et des papillons électriques." Rimbaud échangeait par lettres avec des correspondants parisiens, Verlaine de toute évidence, en août 1871, et Verlaine cherchait à entrer en contact avec les frères Cros à ce moment-là comme l'atteste ses courriers à Valade et Blémont.
Pourquoi Rimbaud n'a-t-il pas privilégié le jaune dans son sonnet avec une si belle théorie qui venait s'offrir à lui ?
C'est une réalité de fait qu'au vingtième siècle nous sommes passés à la trichromie du rouge, du vert et du bleu.
Le mémoire de Cros date de 1869. Il peut très bien avoir évolué sur le sujet, mais sans qu'il nous en ait laissé d'écrit. Louis Ducos de Hauron, le rival de Charles Cros, sur cette question de la photographie en couleurs n'a sans doute pas lui non plus développer l'idée de la trichromie du rouge, du vert et du bleu.
Toutefois, la première photographie en couleurs daterait de 1861 et serait le fait d'un savant écossais célèbre James Clerk Maxwell. Le procédé était certainement insuffisant, mais Charles Cros devait avoir une idée des travaux de Maxwell. Or, en se fondant sur les travaux de Thomas Young (1773-1829), Maxwell (1831-1879) semble avoir établi le premier la possibilité de la synthèse additive du rouge, du vert et du bleu prises comme couleurs primaires. Thomas Young a publié un texte en novembre 1801 intitulé "The Bakerian Lecture. On the Theory of Light and Colours."


Dans cet article en anglais qui ne manque pas d'occurrence du mot "vibration", les trois couleurs principales demeurent le rouge, le jaune et le bleu, tandis que le vert ("green") est assez peu mentionné. Mais Young émet l'hypothèse de la présence sur la rétine de trois types de récepteurs. Les récepteurs les plus gros réagiraient au rouge et au jaune, les récepteurs moyens au vert, les plus petits récepteurs au bleu et au violet. En 1859, Hermann von Helmholtz, qui devait lire l'anglais, puisqu'allemand, va corriger le schéma des couleurs et surtout prouver expérimentalement l'intuition de Young. Helmholtz est un scientifique célèbre tant pour l'optique et la théorie des couleurs que pour la perception des sons. Révolté contre Newton, la théorie des couleurs fut une obsession de Goethe lui-même, mais il a échoué. L'explication de la perception visuelle porte le nom de "Théorie de Helmholtz-Young". Le jaune a disparu, nous avons un cône dit vert, un cône dit rouge et un cône doit bleu ou violet.
Revenons à James Clerk Maxwell qui n'est pas considéré comme le premier venu par les spécialistes de la relativité ou de la physique quantique. Il a publié de 1855 à 1872 une série de recherches sur la perception des couleurs. En gros, il a fait le travail préparatoire pour Rimbaud et il a tout arrêté au moment où Rimbaud a composé son sonnet. Mais, trêve de plaisanteries, pour ses travaux sur les couleurs, Maxwell a reçu la médaille Rumford dès 1860. On lui attribue d'avoir fondé la synthèse additive du rouge, du vert et du bleu.
Il est certain que je n'ai pas encore sous la main une documentation en français pour établir que Rimbaud connaissait la synthèse additive du rouge, du vert et du bleu ou qu'à défaut Charles Cros la connaissait. D'après mes repérages, Helmholtz était publié ou cité dans des articles de la Revue des Deux Mondes dans les années qui ont précédé la composition du sonnet "Voyelles". Bref, il y a un moment où il est difficile de ne pas penser que Rimbaud a mis le "vert" dans son sonnet en se faisant plus avant-gardiste que son collègue poète Charles Cros avec son mémoire de 1869. De 1869 à 1871, j'ose espérer pour Charles Cros qu'il a eu des échanges plus fructueux que moi sur mon blog avec le monde passif des rimbaldiens. Je n'ai pas la preuve ultime, mais les pressions sont énormes pour dire que la suite rouge, vert et bleu désignent bien la trichromie selon Maxwell. J'éviterai d'affiner mon propos par des considérations anachroniques pour lesquelles je pourrais me faire tancer. Le principal, c'est que j'ai encore les yeux en face des trous et que je vois bien qu'une étude du sonnet "Voyelle" ne peut pas se dispenser d'une prise en considération de l'hypothèse d'une allusion à la synthèse additive de Maxwell ou à la théorie de Young-Helmholtz en optique. Tout cela était d'une actualité scientifique brûlante à l'époque de Rimbaud.
Mais le fait étonnant, c'est qu'aucun rimbaldien n'enregistre cette idée. René Ghil s'indignait du choix du vert à la place du jaune, puisqu'il lui semblait acquis que le jaune était la couleur primaire en jeu au plan d'une théorie de la création. Cet aveuglement peut se concevoir à son époque, mais de manière étonnante les rimbaldiens font régulièrement la remarque qu'il est surprenant que Rimbaud ait choisi le vert au lieu du jaune : Charles Chadwick, et d'autres encore plus récents. En 2021, c'est toujours à cette idée que s'arrête Alain Bardel, le rimbaldien officiel sur internet, selon l'adoubement de la revue Parade sauvage et du Dictionnaire Rimbaud de Vaillant, Frémy et Cavallaro. Des contacts personnels m'ont appris l'existence de la trichromie du rouge, du vert et du bleu suite à mon article "Consonne" de 2003 où je n'en fais pas état, et j'en ai parlé pour la première fois dans un article paru en 2005. Suite à une conférence au café Le Procope en décembre 2010, j'ai publié un article où j'en fais état en 2012 dans la revue Rimbaud vivant, à temps pour ne pas me faire doubler par l'article de Victor Gysembergh dans la revue Parade sauvage qui fut le premier à citer nommément Helmholtz parmi les articles rimbaldiens sur "Voyelles" du troisième millénaire. Je ne citais que l'existence de la trichromie du rouge, du vert et du bleu de 2005 à 2011. Je possède désormais un petit ouvrage de vulgarisation sur la vie et l'oeuvre de Helmholtz. Mais je me suis soudainement rendu compte que l'idée d'une allusion de "Voyelles" à la théorie de Young-Helmholtz avait déjà été formulée il y a longtemps dans le milieu rimbaldien, et, pire encore, je me suis rendu compte que j'avais déjà lu cela, mais que je l'avais purement et simplement négligé et oublié. Dans l'état actuel de mes connaissances, Etiemble est le premier à avoir publié une remarque selon laquelle l'hésitation de Rimbaud entre bleu et violet faisait référence à la théorie optique de Helmholtz. Il y a fort à parier qu'Etiemble reprend une idée qu'on lui a fait remarquer ou qu'il a lue quelque part, il ne fait que la traiter dédaigneusement en passant, ce qui est un peu étrange s'il est véritablement le premier à y avoir pensé. Mais peu importe. Ce n'est pas cela qui sauvera Etiemble de sa médiocrité de lecteur rimbaldien. Je me suis rendu compte que dans l'ouvrage parascolaire de Marie-Paule Berranger 12 poèmes de Rimbaud, celle-ci avait cité le passage célèbre d'Etiemble. J'avais lu l'ouvrage de Marie-Paule Berranger avant de rédiger mon article en 2003, mais cette information n'avait pas retenu mon attention. Or, cette information est également relayée par Peter Collier dans son très long article sur "Voyelles" paru dans le bulletin n°5 de la revue Parade sauvage, ce dont je me suis rendu compte il y a une semaine environ. J'avais lu également l'article de Peter Collier avant de composer l'article "Consonne". A deux reprises, j'ai manqué l'information intéressante relayée par Etiemble.
Voyons de quoi il retourne.
Mon mépris instinctif pour l'arrogant et antirimbaldien primaire Etiemble a peut-être contribué à mon manque de vigilance, mais ce n'est pas la seule raison.
L'extrait qui nous intéresse se situe à la page 88. Berranger vient de parler de l'étonnante absence du jaune qui peut être "or" (au passage, le poème "Voyelles" parlant de "l'alchimie", c'est une autre raison de trouver étonnante l'absence du jaune or, mais passons pour l'instant). Berranger précise qu'Etiemble accorde de l'importance à l'ordre des couleurs avec dans un premier temps le contraste évident du noir et du blanc. Et elle lance alors la citation conséquente suivante qui nous vient apparemment de son volume Le Sonnet des voyelles. De l'audition colorée à la vision érotique de 1968, car c'est la seule des trois références bibliographiques qui peut concorder avec la pagination indiquée "(pp. 218-219)"  :
Puis les couleurs du spectre qui vont du rouge au violet [...]. Ces trois couleurs [Rouge, vert, violet] sont justement considérées comme fondamentales dans certaines théories de la vision, [celle] de Helmholtz par exemple. Il n'est donc pas nécessaire de recourir à des notions mystiques - comme a fait M. Rolland de Renéville - pour comprendre que Rimbaud ait ainsi ordonné ces couleurs. D'autre part, Rimbaud range les voyelles, à une exception près, dans l'ordre adopté ordinairement [...] et l'[oméga], dernière lettre de l'alphabet [grec], correspond à la dernière couleur du spectre le violet.
Je ne reviens pas sur la question de la distribution de l'alpha à l'oméga et abrège donc la citation. Etiemble désamorce maladroitement l'intérêt de sa remarque. Helmholtz est cité comme un vague exemple de l'intérêt pour ces trois couleurs. Leur importance théorique est particulièrement évasive : "considérées comme", "dans certaines théories",... Le pédant empoisonne tout ce qu'il touche, même quand c'est excellent. Et il ne se sert de ce modèle que comme d'un repoussoir face aux interprétations mystiques. Ceci dit, il indique que ces théories de la vision existent (la théorie est prouvée aujourd'hui par les photorécepteurs d'ailleurs). Le problème, c'est que la citation formulée par Berranger n'évoque pas l'hésitation entre le bleu et le violet, et, vu que j'ai mentionné la fin de la citation faite par Berranger on peut voir que la description est suffisamment confuse et entraîne une confusion avec la décomposition de la lumière en prisme. Quand on lit cela naïvement, on a certes trois couleurs considérées comme fondamentales mais il est toujours question du prisme solaire du rouge au violet, lequel implique d'autres couleurs. C'est pour cela qu'en 2003 je n'étais pas allé plus loin que l'idée d'une évocation du prisme newtonien. Quand elle traite du tercet du "O" et du glissement du bleu au violet, Berranger ne rappelle pas le propos d'Etiemble sur Helmholtz, signe qu'elle ne s'est pas renseignée plus que le moi de 2003. Voici l'explication qu'elle propose à la page 93 :
O bleu est surdéterminé par des associations géométriques et symboliques ; il vire au violet, peut-être par adjonction du I rouge, dans le dernier vers, un violet qui n'était pas annoncé au premier vers mais qui permet de boucler "l'écharpe d'Iris", les couleurs de l'arc-en-ciel.
Tout n'est pas mauvais dans l'étude de Berranger, nous en reparlerons ultérieurement, mais elle contribue à ruiner la référence à Helmholtz qu'elle a pourtant le bonheur d'évoquer. Avant même la citation qu'elle fait d'Etiemble, Berranger affirme que le "vert" n'est pas une couleur fondamentale et que c'est le jaune qui aurait été à sa place. En clair, elle créait en amont les conditions pour ne pas se poser la question du pourquoi certaines théories remplaçaient le jaune par le vert dans les couleurs fondamentales :
[...] On peut remarquer l'absence du jaune qui est pourtant une couleur fondamentale, alors que le vert ne l'est pas. [...]
Elle écrivait cela vers le bas de la page 87, neuf à dix lignes avant la citation d'Etiemble que nous avons rapportée plus haut.
Et pour les petits malins qui voudraient continuer de persifler en disant que le vert n'était pas considéré comme une couleur primaire, au mépris des théories de Young, et surtout Helmholtz et Maxwell, nous aurons la cruauté en retour de répliquer que Rimbaud ne dit nulle part "couleurs primaires", si c'est l'appellation "couleurs primaires" votre seule idée à prendre en considération. Mais passons.
Dans son article de 1989, Collier a témoigné d'une compréhension nette, fort proche de la nôtre, de la justification symbolique des cinq couleurs, peut-être dans la suite de l'article de Charles Chadwick dont il rend compte. Le "noir" est comme la lettre "A" un point de départ en tant qu'absence de couleur. Le blanc vient ensuite par contraste. Tout ce que dit Collier n'est pas toujours pertinent, mais il définit très bien les valeurs symboliques du rouge, du vert et du bleu en fonction des images déployées par Rimbaud : "le rouge du sang et de la vie succédant naturellement au premier contraste du noir et blanc, couleurs qui renvoient, chacune à sa manière, à l'absence de vie." L'idée d'une "absence de vie" n'est pas très heureuse, mais il approche de la correcte compréhension des articulations du poème. Il continue ainsi pour les tercets, toujours à la page 60 : "La couleur de la nature, le vert, et la couleur du ciel, le bleu, succèdent tout naturellement à ce moment-là au rouge de la vie et de l'amour charnel."
Un néerlandais ne dirait pas mieux : "Natuurlijk ! Natuurlijk !" Ces lignes montent bien que j'ai raison de spécifier que le "U vert" décrit la Nature du monde sublunaires terres herbeuses et océans, le O bleu le ciel scruté mystiquement à défaut d'être atteignable. Je ne parle pas d'absence de vie pour le A noir et le E blanc, mais je précise que le A noir c'est le ventre maternel qui se nourrit dans l'ombre des putréfactions, que le E est la grâce du jour qui tombe sur l'enveloppe, la coquille des êtres, et le I rouge c'est la vie intérieure qui rend en retour son sang, sa sève intérieure. J'élimine les défauts de la représentation sommaire que se fait Collier, mais je rends la même note articulatoire évidente ("naturellement" voulant plus dire "évidemment" que "de manière naturelle" sous la plume un chouya anglo-néerlandaise de Collier).
Pourquoi le message ne passe-t-il pas auprès des rimbaldiens ? Je ne comprends pas.
Collier n'en vient pas rapidement à l'idée des trois couleurs fondamentales. Il n'en fait aucun cas, ne la mentionne même pas. A la cinquième page de son article, page 60, il répond à l'étonnement de Chadwick sur l'absence du jaune en prenant le parti d'un Rimbaud qui n'aime pas la couleur jaune, ce qui est en réalité contredit par les mentions valorisantes de l'or, et contrebalance cela assez heureusement par un nouveau propos pertinent sur les choix symboliques de Rimbaud :
[...] Si donc Rimbaud laisse de côté le jaune dans cette symphonie colorée, ce n'est ni par antipathie irréfléchie ni par le hasard la distribution de sa palette, c'est qu'il voulait choisir cinq couleurs bien distinctes qui évoquent mort ou corruption, pureté ou absence de vie, amour ou violence, calme de la nature, rayonnement de l'âme Cette lecture n'est pas géniale, mais elle laisse de côté certaines incohérences de critiques aussi avertis que Chadwick et que René Etiemble.
Quel malheur qu'il dévalorise ici ce début de mise au point que je revendique avoir porté à une dimension géniale de 2003 à aujourd'hui. A la page suivante 61, l'idée d'Etiemble d'une allusion au prisme (comme s'il était le premier à avoir eu l'idée) est traitée. Etiemble et Gauclère auraient démontré "que l'oméga, dernière lettre de l'alphabet, correspond au violet, dernière couleur du spectre", ce qui n'est pas limpide et clair, car cela serait supposer le glissement du "O bleu" au "Oméga violet", thèse qui ne me convainc pas du tout et qui est absurde vu le vers 1 du poème de Rimbaud. Collier tente de remettre en cause la thèse d'Etiemble et Gauclère selon un autre argument : "Ils ne résolvent pas le problème de l'apparition subite du violet, non annoncé au départ [...]". Collier est convaincu d'avoir trouvé un subtil basculement dans le poème. Il croit que si le noir a été engendré par le A, c'est le noir qui a engendré le blanc ensuite. Mais laissons cette idée sur le bas-côté. Collier reste finalement sur l'analyse du propos d'Etiemble en écrivant ceci :
   Etiemble admet aisément que l'ordre : rouge - vert - bleu/violet correspond à l'ordre (p.219) le plus communément répété de ces couleurs du spectre. [...]
De manière plus criante encore que dans le cas de Berranger, le texte de Collier ne permet pas de remonter à la justification de la relation privilégiée entre bleu et violet. Collier noie la référence dans l'idée d'une référence au seul ordre du spectre. Collier n'a pas plus prêté attention que Berranger à la mention du nom de Helmholtz. Il n'a pas cherché à connaître quelles étaient les théories de la vision en question où les trois couleurs fondamentales étaient le rouge, le bleu et le vert. Etiemble opposait clairement Helmholtz aux occultistes, mais il faisait de ses théories des hypothèses vagues qui, du coup, ne paraissaient pas être scientifiques. En tout cas, les lectures de Berranger et de Peter Collier, et l'extrait cité d'Etiemble par Berranger aussi, ne permettent pas de cerner ce qu'est la théorie de la vision autour du rouge, du vert et du bleu / violet selon Helmholtz. Et surtout, il n'est nulle part rendu compte de la raison pour laquelle le bleu et le violet sont liés l'un à l'autre. Il n'est nulle part dit que la théorie scientifique hésite entre le bleu et le violet comme couleur fondamentale, hésitation qui s'explique par des vibrations, ces "vibrements" qu'Etiemble conspue comme si mal venus dans le sonnet "Voyelles".
Ces deux premières parties sur le sonnet "Voyelles", elles permettent des conclusions sans appel. Ma lecture va beaucoup plus loin que celles de Peter Collier ou Marie-Paule Berranger ou Camille Barrère dont je n'ai pas encore traité des apports intéressants, mais ma lecture a l'intérêt d'être en lien avec les bases de leurs mises au point, tandis que beaucoup d'autres lectures proposées ne tiennent aucun compte des mises au point déjà bien effectuées en 1989 par Peter Collier et sont donc d'ores et déjà caduques.
Je vais poursuivre sur ce poème. Remarquez que dans sa notice au poème pour l'édition du centenaire, l'Oeuvre-Vie, dirigée par Alain Borer, Jean-Luc Steinmetz écrivait (page 1096) au sujet de l'interprétation érotique assez stupide de Faurisson :
[...] Une telle lecture cependant réduit sensiblement la portée de ce texte qui contient en lui l'univers (et non le seul microcosme féminin). [...]
Je crois bien que cela aussi nous allons montrer que ce n'est pas absent en idée dans nos condensés quatorze vers.
Vous avez les lettres, les formes du A, du U et du O, l'alpha et l'oméga, l'opposition du noir et du blanc, trois couleurs fondamentales dans le poème de Rimbaud qui coïncident sans doute pas par hasard avec les théories les plus récentes sur la vision de Helmholtz et Maxwell, théorie aujourd'hui prouvée en optique, et puis bien sûr que Rimbaud joue classiquement sur le symbole des cinq couleurs. Le noir est lié au retrait, à la part des ombres, aux coins, au soustrait au regard immédiat, le blanc est lié à l'éclat lumineux et à la pureté, le rouge est lié au sang, aux émotions fortes de l'être humain, le vert est la couleur de la Nature dominant sur la planète avec les mers (considérées plus vertes que bleues) et les étendues d'herbes et forêts, le bleu se fonçant ou non en violet est la couleur du ciel. Toute cette mise en place symbolique n'a pas de raison d'être discutée. Une notion spirituelle d'alphabet est bien mise en place et il est clair que Rimbaud fait allusion à l'Apocalyspe et remplace le Dieu chrétien par une divinité féminine érotique. Pourquoi proposer des lectures qui se dérobent à de tels constats ?
On va voir aussi dans la suite de notre approche qu'étant donné l'hermétisme du sonnet beaucoup de commentaires se concentrent sur des marges. On ne commence pas à lire le sonnet par les singularités à la rime, ce n'est pas le point de départ. On ne commence pas à gloser abstraitement sur les couleurs ou sur les voyelles ou sur leurs associations. Il faut lire en priorité les images et leurs relations entre elles. Il faut se laisser aller au principe de la lecture courante, immédiate. C'est ce que les rimbaldiens n'ont pas fait, et c'est pour ça que les mises au point sur ce poème tardent à venir et qu'encore de nos jours des parvenus s'amusent à publier une thèse de lecture qui n'est en rien une lecture et se font un succès d'estime avec des billevesées. Ce n'est pas normal que la communauté des gens qui publient sur Rimbaud se soumettent à un constat ridicule qu'il y aurait selon certaines règle de décompte 666 signes graphiques (blancs compris) dans le sonnet "Voyelles". Il faut lire ce qui est écrit. Rimbaud a composé tous ses poèmes de cette façon-là. Il a écrit pour être lu, et moi j'y parviens et je suis celui qui peut vous dire qu'il ne faut pas avoir peur de lire. Maintenant, les enfants ça suffit, il faut devenir grands et courageux. Il faut avoir la force de lire Rimbaud. On se concentre, on y croit, on s'y met. Voilà, j'ai bien parlé avec bienveillance en cette fin d'article ? Sinon, vous pouvez toujours essayer la jalousie. Moi, j'arrive à lire "Voyelles", et je suis le seul au monde à y arriver, le seul ! Je dis bien : le seul ! Si ce n'était pas le cas, vous seriez à même de contre-argumenter...

2 commentaires:

  1. En quelques heures de matinée, l'article a été pas mal consulté décidément. J'ai quelques coquilles à corriger, mais j'indique déjà deux oublis de ma part. Pour la citation du mémoire de Cros : "tous les phénomènes visibles", je songeais au poème "Guerre", mais surtout à "tous les paysages possibles" que le poète prétendait posséder dans "Alchimie du verbe".
    Pour "Les Chercheuses de poux" et "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", j'ai bien cité "silences / Parfumés", mais j'ai oublié de citer l'idée des "parfums" hystériques de "Ce qu'on dit au poète...", ce qui achevait de confirmer l'importance du rapprochement.

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  2. Une autre idée que je médite, c'est que Helmholtz a été publié dans la Revue des deux mondes et ce fut le cas aussi en 1855 de la première fournée de Fleurs du Mal, et pour Charles Cros la première version fut publiée dans une revue Les Mondes. Je ne sais pas encore quoi faire de cette idée.

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