dimanche 5 décembre 2021

Lunettes pour "Voyelles" (Partie 1 : les lettres)

En 1993, dans un ouvrage nommément "parascolaire", 12 poèmes de Rimbaud, Analyses et commentaires, Marie-Paule Berranger consacrait dix-neuf pages au sonnet "Voyelles" (pages 81-99) avec une entrée en matière cliché, mais contreproductive. Après le sous-titre " 'Voyelles'... ou l'asphyxie d'un sonnet", la première phrase de l'étude disait ceci : "Est-il bien raisonnable de commenter encore "Voyelles" - certes non." A une date indéterminée, en ce début de vingt-et-unième siècle, Alain Bardel a rédigé une petite page de "commentaire" sur "Voyelles", page de "commentaire" anormalement plébiscitée par le Dictionnaire Rimbaud paru en 2021, puisqu'Alain Vaillant, Yann Frémy et Adrien Cavallaro ont accepté que Bardel reprenne la moitié de ce commentaire succinct pour en faire la conclusion de l'entrée "Voyelles" qu'il a rédigée pour le susdit Dictionnaire. Sur la toile, cette page de commentaire s'ouvre par le même esprit de dérobade : "Ne cherchons pas autre chose dans ce bel et célèbre sonnet qu'un ingénieux protocole de création poétique : les cinq voyelles, paradigme propre à épeler l'alphabet de la création et formule magique [...]". Et dans la réponse qu'il a fournie sur internet au sujet du dérisoire livre Cosme de Guillaume Meurice, il a soutenu que, selon lui, le sonnet ne semble "dissimuler aucun secret particulier".
Pourtant, plusieurs lectures contradictoires sont régulièrement offertes de ce sonnet, avec celles de Bienvenu, Meurice, Cornulier et Reboul parmi les plus récentes. Et Bardel tend à à peu près s'aligner sur celle d'Yves Reboul qui est offerte pourtant comme une révélation sur le sens du poème.
Oui, il y a eu un déluge d'interprétations rimbaldiennes du sonnet, et il y a même eu une polémique célèbre entre Robert Faurisson et René Etiemble dont il faut aussi dire quelques mots. Robert Faurisson était tout à fait capable d'offrir une lecture suivie intéressante d'un poème quand la perception de la visée de sens n'en était pas d'emblée problématique. Il a même réussi à publier une étude valable d'un poème hermétique, "Le Bateau ivre". Il n'en a pas percé les mystères symboliques, mais il a su en donner une lecture littérale d'un rendement assez efficace et il a su expliquer le passage des "pieds lumineux des Maries" en tant qu'allusion aux petites bougies votives que les femmes des pêcheurs mettent près des statues de la vierge pour obtenir le retour de leurs maris (Pardon du jeu de mots, comme dirait l'autre). Les mots que j'emploie sont ceux de mon article de 2006, dont je ne rappellerai jamais assez qu'il est antérieur à celui de Steve Murphy (puisque celui-ci le cite parmi ses lectures), mais en principe Faurisson a à peu près rendu cette lecture-là, qui est aussi la mienne, celle de Murphy, mais de peu de personnes à ce que je sache à l'heure actuelle. Toutefois, sans doute mu par un immense orgueil, Faurisson, ne supportant pas de ne pas pouvoir étaler un savoir maîtrisé au sujet de "Voyelles" ou des poèmes en prose des Illuminations, s'est lancé dans des explications délirantes (au sens propre) du sonnet ou de pièces énigmatiques telles que "H" ou "Dévotion". Face à lui, René Etiemble ne manquait pas lui aussi d'un tout puissant orgueil. Pour contourner ses propres carences, Etiemble s'est spécialisé dans la démolition des lectures erronées et délirantes des poésies de Rimbaud avec soit l'ouvrage sur le sonnet des "Voyelles", soit sa série interminable Le Mythe de Rimbaud, que j'ai à peine survolée jusqu'à présent. Etiemble a tenu des propos dépréciatifs sur les critiques, même parfois contre ceux dont il reprenait les idées intéressantes sans les nommer (Barrère au sujet de "Voyelles" si je ne m'abuse) et surtout il a tenu un discours dépréciatif sévère sur maints poèmes de Rimbaud, et cet avis sévère est devenu la marque de fabrique d'un Antoine Fongaro qui pourtant par ses notes de lecture témoignait d'un réel intérêt pour la poésie rimbaldienne.
Bien que le spectre d'Etiemble se soit éloigné dans le temps, et que les études rimbaldiennes aient pris un véritable élan à partir des années 80, la publication d'une lecture personnelle du sonnet "Voyelles" est devenue gênante, presque douloureusement honteuse.
Cependant, un fait important est passé sous les radars. Deux synthèses ont été publiées au sujet des études sur "Voyelles" de 1989 à 1993. Il y a d'un côté l'ouvrage parascolaire de Marie-Paule Berranger avec dix-neuf pages consacrées au sonnet et d'un autre côté, un peu auparavant, il y a eu une très longue étude de Peter Collier parue dans le bulletin n° 5 de la revue Parade sauvage. Le livre de Marie-Paule Berranger est très intéressant. Bruno Claisse en a fait la recension dans la revue Parade sauvage et en a dit du bien, mais le problème c'est évidemment la survie à long terme de cet ouvrage dans le paysage littéraire. En plus, il n'est pas très solide et les pages se détachent. Mais, pour l'article de Peter Collier, c'est encore pire. Il a très peu publié sur Rimbaud à ma connaissance, et même s'il a été publié dans la revue Parade sauvage il a été publié dans un bulletin avec un format plus petit, une présentation typographique de moindre qualité, etc. Surtout, les universités françaises se fournissent essentiellement en numéros principaux de la revue, voire en colloques. A l'international, je ne sais pas trop ce qu'il en est. En Belgique, à Bruxelles, je n'ai pas pu accéder à une collection de volumes de Parade sauvage il y a une vingtaine d'années. Par chance, j'étais étudiant à l'Université de Toulouse le Mirail qui, en fait de ressources bibliographiques sur Rimbaud, pulvérise les universités de Nice ou de Montpellier, voire les universités parisiennes (l'avantage de la capitale, c'est la ville elle-même). Malheureusement, quand je demandais un numéro de bulletin, on me communiquait un numéro de la revue et je devais m'acharner pour leur faire comprendre qu'ils avaient aussi les bulletins (ils étaient même rangés à côté, car, de guerre lasse, on me faisait entrer dans la salle aux étagères inaccessibles au public). Ceci dit, lorsqu'ils ont rénové les bâtiments, beaucoup de volumes des petites bibliothèques de sections (Lettres modernes, etc.) ont été envoyés au pilon, et c'est le cas des volumes de Parade sauvage, aussi bien les numéros de la revue que les bulletins. Et donc, ils n'ont plus la belle collection d'antan. Ceci dit, il y a de beaux restes. Mais, bref, tout ça pour dire : qui lit et connaît l'article de Peter Collier sur "Voyelles" ? Il court de la page 56 au haut de la page 102. Il est précédé d'un article sur "Voyelles" par Jean-Jacques Lefrère et est suivi d'encore un autre article sur "Voyelles" par Louis Gemenne. Je vous cite le titre de ce dernier : "En finir avec le sonnet des Voyelles ?" Sans surprise, le mot de la fin n'a pas rencontré son public. L'article de Lefrère tient en une page : "Zola et les Voyelles", une demi-page pour l'article et une demi-page pour les notes. La note 3 est en fait plus intéressante que la demi-page d'article, et de loin ! Il s'agit d'un passage du Journal des Goncourt en date du 18 mars 1872. Je le citerai prochainement. Ce qui m'importe, c'est que Peter Collier fait donc une revue critique et méthodique des approches de "Voyelles" et c'est ce que j'ai fait moi-même dans mon long article de 2003 paru dans le numéro 19 de la revue Parade sauvage. Je prétends que c'est par une routinière inattention que les gens ne remarquent pas la forte différence de nature entre mon étude et soit les travaux de Barrère, soit cette synthèse critique de Collier. Mais, on va voir justement comment y revenir pour mieux mettre les choses au clair.
L'article de Collier est subdivisé en plusieurs sous-parties dont je ne peux manquer d'indiquer les titres qui vous feront comprendre pas mal de choses sur le contenu : "Méthodes", "Couleurs", "Lettres", "Cultes", "Erotisme", "Sons", "Configurations", "Ouvertures".
Pour sa part, Berranger, après une page de citation du poème, a fourni deux pages d'introduction dominée par le fait de battre de verges le véhément et dépréciateur René Etiemble, puis elle a appelé "Notes de lecture" une approche vers par vers, et enfin elle a conclu par une proposition de plan pour une lecture méthodique sur deux pages, elles-mêmes suivies de deux pages de références bibliographiques. Je précise, au passage, que pas une seule fois, pas une ! Berranger n'emploie le mot "alphabet" dans les deux pages de plan de lecture méthodique. Récemment, avec Cornulier ou Bardel, il devient cliché de considérer que les "Voyelles" sont un mini-alphabet. Je prétends que cet infléchissement des commentaires est issu de mon étude de 2003 et dans mon article je donne un sens précis et non vague à la notion d'alphabet, ce que j'ai renforcé dans mes études ultérieures, plus importantes encore, puisque je considère une partie des conclusions de 2003 comme caduques. J'ai dit en toutes lettres que Rimbaud reprenait la métaphore de l'alphabet de lumière des poésies hugoliennes :
[...] nous allons très vite nous rendre compte que Rimbaud récupère la notion hugolienne de l'alphabet cosmogonique, si présente dans Les Contemplations, où, comme dans La Légende des siècles, elle est amplifiée par tant de métaphores voisines : livre, voix d'en haut, etc. (David Ducoffre, "Consonne", Parade sauvage, N°19, p. 62).
Et quand j'écris cela en trois lignes, je revendique clairement le repérage du grand alphabet des lettres d'ombre ou des sept lettres d'or formant le nom de "Jéhovah" dans les poèmes des Contemplations. C'est clair, net et précis.
L'idée d'assimiler les cinq voyelles à un alphabet est, il est vrai, présente dans l'article de 1989 de Collier, mais à la marge. Il ne la met pas en avant, mais elle semble simplement jaillir à quelques reprises sous sa plume de manière un peu mécanique sans qu'il la justifie nettement. Il l'associe aux ouvrages sur l'idée d'un emploi par Rimbaud d'abécédaires pour enfants, puis à l'étude ancienne de Barrère. Je relève toutes les mentions suivantes dans la sous-partie intitulée "Lettres", et il est significatif que ces mentions soient contenues dans la sous-partie traitant des voyelles en tant que lettres du système écrit, car cela laisse bien à penser que, contrairement à mon approche, Collier n'envisage pas la pertinence critique de la notion d'alphabet pour une interprétation d'ensemble du sonnet. Il ne saisit pas complètement l'opportunité de la notion. Deux mentions encadrent même cette sous-partie intitulée "Lettres", puisque je vais citer la première et la dernière phrase de cette section :
   Après l'audition colorée, l'alphabet en couleurs. Gaubert, Héraut ont découvert des alphabets scolaires colorés [...] alphabet enfantin courant [...]
Cette première mention, page 63, n'a rien à voir avec mon idée d'un alphabet de voyelles-couleurs. Collier cite le cas de la présence de voyelles mises en couleurs dans les abécédaires pour enfants. Rien  à voir avec notre propos. Il peut le contenir en germe, mais on voit bien qu'il n'est pas exprimé ici.
Une mention plus intéressante survient à la page 65, mais cette occurrence est tributaire de la transition de l'article qui passe des idées d'abécédaires à des considérations plus symboliques :
   Les abécédaires illuminés qui ont cherché à dépasser dans le symbolisme le manuel scolaire ont plutôt dégradé le poème. Le dernier livre de Richer, notamment, fait disparaître le sonnet sous un monceau d'hiéroglyphes et de théories de l'origine du langage écrit. Et pourtant, les valeurs symboliques des lettres de l'alphabet existent bel et bien, et nous savons que le langage même est signe. Face à l'alphabet scolaire, face à l'herméneutique de l'origine de l'écriture, je préfère m'appuyer en cette matière sur la thèse de J. K. Wimsyatt exposée dans "The Intentional Fallacy" (Wimsyatt, 1954). [...] Les recherches de Richer sont tellement en deçà de la conscience publique, universelle du langage, que je préfère à tout prendre consulter un dictionnaire d'usage courant ayant pu être utilisé par Rimbaud et son lecteur.
Collier ne vient toujours pas sur le terrain des cinq voyelles comme mention métonymique du concept d'alphabet. Il parle d'aller inspecter ce qui se dit de symbolique sur cinq voyelles qui demeurent des signes graphiques au même titre que les consonnes. D'ailleurs, la suite de son développement est décevante. Il va citer une symbolique abstraite tirée d'une édition du Littré que Rimbaud aurait pu consulter, mais les rapprochements sont absurdes avec le sonnet. Il ne rapporte rien sur le U, mais il mentionne le cas du Y qui "Sert souvent à désigner une inconnue". Il nous apprend que le "E" est une "abréviation pour Excellence ou Eminence", sans même préciser qu'il songe à un rapprochement avec les "rois blancs", rapprochement auquel je ne souscris certainement pas. Il nous renseigne sur le fait que le "E", "[d]ans la logique scolastique", "était le "signe des propositions générales et négatives", tandis que le "I" était celui des "propositions particulières et affirmatives entrant dans les syllogismes", ce qui n'a aucun intérêt. Pour le "O", nous apprenons que c'est le signe du silence dans la notation musicale propre à Jean-Jacques Rousseau, que c'est le temps parfait, l'éternité. Tout ça est assez vain. Et c'est ainsi que notre critique en arrive à mentionner la thèse de Barrère (page 67) :
   De loin la plus intelligente des interprétations à partir de l'alphabet est celle de Barrère. [...]
Toutefois, l'idée de Barrère se résume à ceci : chercher dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, des mots commençant par une des cinq voyelles et qui pourraient correspondre à une définition d'une image du poème. Et ce n'est qu'insensiblement qu'à la toute fin de son article Collier semble formuler une phrase qui anticipe quelque peu mon affirmation de 2003 que les cinq voyelles sont une métonymie renvoyant au concept symbolique plus fort de l'alphabet, sauf que l'articulation du propos à la référence du dictionnaire d'où tirer des mots clefs montre bien que Collier n'envisage toujours pas la notion d'alphabet comme je le fais personnellement depuis 2003 (page 70) :
[...] Et si les derniers volumes imprimés de ce dictionnaire ont vu le jour après la date de composition supposée du sonnet des voyelles, cela ne nous empêche pas de réaliser à quel point le poème de Rimbaud puise son alphabet imaginaire dan la mythologie de son époque.
Je remarque que sans citer de sources Bardel dans son commentaire sur son site rimbaldien parle d'un poète en venant à "épeler l'alphabet de la création". Si cette pensée est si naturelle que ça à la pensée de tout un chacun, comment se fait-il que Collier qui tourne sans arrêt autour et l'approche de très près n'arrive pas à la formuler clairement ? Pourquoi n'apparaît-elle pas dans le plan de lecture méthodique de Berranger en 1993 ? Alors, on peut soutenir que mon article n'a influencé personne, ni les articles qui ont suivi d'ailleurs... mais je me permettrai du coup de pointer du doigt un impensé de la critique rimbaldienne.


Alors, sur cet aspect des lettres, je fixe une première conclusion, héritée de Barrère qui n'est pas intéressant pour l'idée de chercher des mots dans un dictionnaire de l'époque de Rimbaud, mais pour tout ce qui a permis d'orienter la lecture du côté des métaphores spirituelles chrétiennes. Il va de soi que l'interversion du "O" permet de créer un mouvement de l'alpha à l'oméga en impliquant une citation de l'Apocalypse : "Je suis l'Alpha et l'Oméga". Il y a une idée de totalité, de totalité perceptible comme manifestation du divin également. Nous comprenons que le "A" en tant que première voyelle et même première lettre de l'alphabet correspond à un commencement, et les dictionnaires ne se sont pas faits faute de nous renseigner sur ce symbolisme associé à la voyelle. Dans le cadre strict du poème, le "O", en réalité issu du "omicron", est assimilé à la lettre "Oméga" et symbolise la fin. En revanche, il n'est pas possible de développer une lecture symbolique du positionnement alphabétique des lettres E, I et U. Le "U" et le "O" ne respectent pas la distribution canonique, et c'est bien sûr la mention du "Oméga" qui justifie la lecture symbolique particulière réservée au "O".
Comment dans de telles conditions, tirer un parti symbolique des lettres ?
Malgré ses propos dévalorisants sur le sonnet, Etiemble a eu raison de montrer que Rimbaud n'associait pas les cinq voyelles à leurs cinq formulations phonétiques correspondantes. Rimbaud ne va pas concentrer des mentions phonétique du [a] pour le "A noir", ni du [e] pour le "E blanc" (au passage, Bardel dit absurdement que le "e" est muet soit dans le Dictionnaire Rimbaud de 2021, soit sur son site, ce qui est faux, puisqu'il existe différentes réalisations phonétiques du "e" au contraire. Essayez de lire le "E" en tant que voyelle muette au vers 5, vous perdez une syllabe à votre alexandrin... : "E, golfes d'ombr, frissons des vapeurs et des tentes" (leçon de la copie Verlaine)), ni du [I] pour le "I rouge", ni du [y] pour le "U vert", ni du [o] pour le "O bleu". En revanche, je me reproche d'avoir déprécier l'importance du jeu sur la forme dans mon article de 2003, bien que j'ai conservé ce que je trouvais pertinent à l'époque pour le A, le U et le O. J'étais soucieux de placer le débat au plan de la symbolique abstraite des "voyelles", mais il y a réellement un jeu sur la forme graphique des lettres, et au passage cela veut dire que le poème parle du système de la langue écrite, pas du système des phonèmes avec toutes les lacunes qu'on pourrait aisément dénoncer. Rimbaud a réellement joué sur la forme du A que forme une mouche les ailes repliées vue de haut, même s'il les représente en train de bombiner. Il est clair aussi qu'il joue sur la forme du "A" pour imposer l'image des "golfes d'ombre". Il est tout aussi clair qu'il joue sur la forme du "O" dans le cas du "clairon" strident.
Un autre cas intéressant est celui de l'abondance de "v" dans le tercet du "U vert", puisqu'il s'agit d'une limpide allusion à une création par dérivation : le "v" est né de la transcription de la voyelle latine "u". Par ailleurs, le v est défini comme "cycles" au pluriel. Une suite de "v" représente les cycles et les oscillations des vagues : vvvvv. Je précise qu'on peut aller plus loin dans la définition visuelle du cycle par la lettre v. Vous avez tous compris que la suite vvvv représente la réduplication d'un cycle v. Mais, à un degré supérieur d'analyse dont on n'a pas forcément conscience, le "o" ne peut pas être l'image du cycle sur la ligne du temps, puisque le mouvement de la main pour le dessiner implique un retour en arrière, une négation de la ligne du temps autrement dit. Sur la ligne du temps, le cycle ne prendra pas la forme d'un o, mais celle d'un v. C'est tout bête, mais on n'y pense pas forcément. Et, ce que vous constatez désormais, c'est que trois lettres du poème ont une justification symbolique solide. Le A et le O, en tant qu'oméga, sont le début et la fin, avec une idée de totalité. Le U représente la figure du cycle. Il faut bien sûr ajouter que le "O" a une forme sphérique, tandis que le "A" représente un angle, et ce n'est pas innocent cette idée d'angle, puisque les "golfes d'ombre" sont en tant que tels une visualisation d'un angle, et la seule autre image du "A noir" est polarisée sur le "corset" qui désigne un étranglement. Je ne connais pas l'étymologie précise du mot "étranglement", mais j'ai employé ce mot à dessein, il fait entendre "angle". Le corset serre le corps de la mouche et crée son enveloppe.
Depuis 2003, je répète désespérément que l'idée symbolique commune aux deux images du "A noir" est celle de l'enveloppe maternelle protectrice. Dans son article, Collier, peut-être parce qu'il a en tête le lien étymologique du mot "golfe" avec la mamelle, surtout à cause des lecture érotiques farfelues déjà avancées par d'autres, fait cette dénégation étonnante que je ne partage en aucun cas :
[...] Je ne vois pas le sein ou le ventre maternel dans les golfes d'ombre [...]
Je pense exactement l'inverse. Le "A noir" symbolise un commencement paradoxal de la vie dans la pourriture, dans la mort même ("puanteurs cruelles"), dans les recoins que la vie en expansion ne privilégie plus (les "golfes d'ombre"). C'est clairement cela le symbolisme du "A noir" dans ce poème. Et non seulement Collier refoule la lecture étymologique du golfe comme sein, mais il dissocie étrangement le "corset" et les "mouches éclatantes". Or, Rimbaud n'a pas écrit que le "A noir" est "noir corset velu", puis "mouches éclatantes", puis "puanteurs cruelles", il n'a composé qu'une image dont le "corset" est le centre : "noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles". C'est d'ailleurs à cette aune qu'on n'a pas à se soucier de la forme des "mouches" qui "bombinent", l'idée qui prédomine est la vision du corset de la mouche en général. Et c'est pour cela que j'insiste sur l'idée d'une polarisation inversée. Tous les commentateurs se précipitent pour parler de la "charogne" en allusion à Baudelaire, ce qui n'est pas très riche pour la lecture au passage, sur les "puanteurs cruelles". Mais, jamais un lecteur n'enchaîne avec moi pour souligner qu'au lieu d'insister sur la vision d'ensemble Rimbaud insiste sur le "corset" de la mouche qui va avoir des petits, qui se nourrit pour leur donner une chance de vivre. Le mot "corset" dans cette image, c'est celui du salut. Le "A noir", c'est une forme de salut, c'est ça qu'il faut comprendre bien évidemment. Remarquons qu'à l'autre bout de la chaîne, personne non plus, à part Steve Murphy ou Benoît de Cornulier, pour me suivre quant à l'idée que s'il y a des "puanteurs cruelles" il y a un charnier humain anormal, et dans le contexte de l'hiver 71-72 l'allusion aux guerres récentes relève de l'évidence, allusion plutôt à la Commune qu'à la guerre franco-prussienne, mais on verra ça une autre fois.
Collier qui dit pourtant clairement que le sonnet est une célébration qui se finit dans la joie enferme le "A noir" dans un cas à part de voyelle négative, de commencement sale, horrible et répugnant. Non, les cinq voyelles sont des valeurs positives. Le "A noir", c'est les enveloppes protectrices maternantes du "corset" de la mouche, des "golfes". C'est du pur bon sens. Notons également que nous pourrions, au-delà de la performance pensée par Rimbaud, gloser sur l'angle A du commencement et la rotondité finale du O, mais je m'en abstiendrai.
Les justifications pour les formes du "E" et du "I" sont en revanche moins sensibles pour deux raisons. D'abord, les formes majuscules de l'écriture cursive sur le manuscrit ne coïncident pas avec les formes imprimées attendues d'une publication. Ensuite, les images développées dans le second quatrain se raccordent assez mal avec les différentes formes graphiques majuscules du E et du I. On peut toujours comparer les volutes du "E" en écriture cursive à des "vapeurs", le rapprochement est délicat et il faudrait considérer que Rimbaud ne tenait aucun compte des caractères d'imprimerie. Son but était d'être lu dans une revue, puis dans un recueil de sa composition. J'estime donc que pour le E et le I Rimbaud n'a pas cherché à tout prix un développement symbolique individuel lettre par lettre. On peut toujours légèrement nuancer cet avis, mais c'est la conclusion la plus prudente. Pour le I, je ne l'envisagerai jamais comme des lèvres, je considère que son élan vertical peut être une expression visuelle de la notion de verticalité du rire, de l'affirmation du pouvoir par la couleur "pourpre". Si je dois exploiter une symbolique de la voyelle "I", ce sera celle d'élévation, je ne suis pas à la recherche d'une ressemblance formelle sans intérêt. Pour le "E", les images symboliques développées me font songer aux points de contact entre l'être et l'extérieur. Nous retrouvons l'idée d'enveloppe du "A noir", mais au lieu de souligner l'intériorité on souligne le contact avec l'extérieur et c'est à cette aune que je pourrais admettre que le "E" en écriture cursive ressemble à la blancheur d'une eau qui cesse d'être vapeur, mais je suis loin de trouver évidente une quelconque justification des formes majuscules du E par rapport aux images déployées.
Loin de s'intéresser à la notion d'alphabet et de système écrit de la langue, et je m'empresse de préciser qu'il y a encore des choses à développer à ce sujet, Collier qui pourtant a admis que Rimbaud ne jouait pas à associer les phonèmes vocaliques eux-mêmes à des images colorées, revient pourtant sans arrêt sur cette idée, comme si malgré tout il était incapable de la dépasser. Il va mentionner la relation des cinq voyelles à plusieurs interjections : "ah", "oh", "hi", etc. Il n'a pas fait clairement le départ entre la mention des voyelles comme phonèmes et des voyelles comme éléments de l'écriture classés dans un alphabet. Il n'envisage donc pas clairement ce qu'implique la notion d'alphabet.

J'ai commencé par les "Lettres", mais la prochaine partie de l'étude va porter sur les "couleurs". C'est le sujet par lequel a commencé Collier. Et il va y avoir un développement très important. Collier et Berranger ont tous les deux évoqué la mention d'Etiemble au sujet de la variation du bleu et du violet dans la théorie de Helmholtz, mais ni l'un ni l'autre ne semblent l'avoir comprise. Toutefois, ce qui va être intéressant, c'est de voir que Collier définit symboliquement les couleurs avec beaucoup d'à-propos.

La suite, très prochainement.

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