Dans l'ensemble, pour un rimbaldien, il y a deux limites à son intérêt au Musset poète.
Premièrement, Rimbaud conspue Musset dans sa lettre du 15 mai 1871 à Demeny, il va jusqu'à le considérer comme "quatorze fois exécrable" et nous sommes clairement invités à laisser tomber ce poète. Il est considéré comme fade et paresseux, ce qui était déjà le lot d'Izambard deux jours plus tôt, Rimbaud ciblant sans doute aussi le poème intitulé "Sur la paresse" avec une citation volontairement mal interprétée de vers de Mathurin Régnier.
Il y a une première limite chronologique : pas la peine de lire Musset comme source possible à tout ce que Rimbaud a pu écrire au-delà du 15 mai 1871. Pourtant, dans son édition des Poésies complètes de Musset, Frank Lestringant fait remarquer que le poème "Les Sœurs de charité" daté de juin 1871 semble pourtant se référer à Musset, et précisément à "Rolla" et "Namouna", idée que, sans connaître l'avis de Lestringant, j'ai moi-même formulé depuis longtemps à quelques reprises. En 2006, dans la préface de son édition, Lestringant à la page 10 écrivait ceci, mais en considérant alors à tort que "Credo in unam" rendait hommage au "Rolla" :
[...] La même piété du disciple se retrouve, un an plus tard, au lendemain de la Commune, dans une pièce d'inspiration toute baudelairienne en apparence, "Les sœurs de charité" : "Le jeune homme dont l’œil est brillant, la peau brune, / Le beau corps de vingt ans qui devrait aller nu", est décidément le frère de Jacques Rolla, le jeune débauché qui "marchait tout nu dans cette mascarade / Qu'on appelle la vie".
Depuis plus de vingt ans, j'insiste plutôt sur le rapprochement avec "Namouna". Et, évidemment, je prends en compte les divergences et ne considère pas que Rimbaud est disciple de Musset en écrivant "Les Sœurs de charité". Notons que "Les Déserts de l'amour" font songer aussi à Musset par instants et à sa Confession d'un enfant du siècle. La limite chronologique est finalement poreuse, mais Musset ne serait convoqué qu'à la marge.
La deuxième limite pour un rimbaldien, c'est le temps de péremption du génie de Musset. Peu de rimbaldiens ont conscience de cette limite et si on leur en parle ils ne l'admettront pas, mais elle joue forcément sur tout le monde de manière insidieuse, et puis l'interroger permet aussi de penser la relation de Rimbaud à Musset.
Musset est un écrivain mort à quarante-six ans et demi. Il est né le 11 décembre 1810 et mort le 2 mai 1857. Il n'avait même pas 46 ans et cinq mois lors de son décès. Toutefois, au plan du génie littéraire, Musset a certes été précoce, mais il n'a été génial que sur un petit nombre d'années. La rupture est l'année 1837 : autrement dit, l'essentiel de son œuvre est antérieur à ses vingt-six ans révolus.
Le recueil Contes d'Espagne et d'Italie date de la toute fin de l'année 1829, le recueil Un spectacle dans un fauteuil date de 1833. A cela s'ajoutent des poèmes divers et célèbres qui sont tous antérieurs à 1837 : "Les Voeux stériles", "Octave", "Les Secrètes pensées de Rafaël", "Pâle étoile du soir", "A Pépa", "A Juana", "J'ai dit à mon coeur...", et tout le début de la section des Poésies nouvelles : "Rolla", "Une bonne fortune", "Lucie", les quatre "Nuits", la "Lettre à M. de Lamartine" et enfin "A la Malibran". Il faut y ajouter "Le Saule", mais encore la "Chanson de Fortunio" qui date avec la comédie Le Chandelier de 1835 et le poème "A Ninon" publié dans la nouvelle Emmeline par la Revue des Deux-Mondes en 1837. Le poème "A Sainte-Beuve" date lui aussi de 1837.
Que reste-t-il comme grands poèmes de Musset au-delà de 1837 ?
Il reste "L'Espoir en Dieu" qui date de février 1838 et dont nous allons reparler plus loin. "Dupond et Durand" n'est peut-être pas un grand poème, mais il s'agit d'un modèle pour Bouvard et Pécuchet de Flaubert, et on voit ici comment Musset est inspiré par les traditions scolaires potaches, puisque "Dupond et Durand" partage avec "Don Paez" l'accumulation de pastiches de vers cornéliens et joue sur le modèle aussi des églogues latines avec un dialogue à deux voix.
Après, il reste quoi ? Le poème "Souvenir" de 1841 qui a inspiré un quatrain de "L'Eternité" : "Là tu te dégages, [...]", et qui est cité avec dérision dans la lettre à Delahaye de mai 1873 : "ô nature, ô ma mère", ce qui se double d'une citation de Rousseau que Musset citait lui-même à ce moment-là.
Il reste le poème "Une soirée perdue", un "Impromptu en réponse à cette question : qu'est-ce que la poésie ?", le sonnet "Tristesse", les poèmes "Sur la paresse" et "Le Mie prigioni", et ça s'arrête là. Même le poème laissé de côté "La Loi sur la presse" date de 1835.
Il va de soi que la médiocrité poétique de Musset pendant vingt ans de 1837 à 1857 pèse dans le jugement dépréciateur de maints parnassiens et de Rimbaud lui-même.
J'insiste sur l'année 1837, parce que Musset a très peu publié cette année-là, ce qui conforte l'idée que c'est l'année clef de la déchéance de Musset.
Le roman La Confession d'un enfant du siècle est publié en février 1836, l'autre roman Gamiani ou deux nuits d'excès date de 1833, le drame Lorenzaccio date de 1834, les grandes comédies Les Caprices de Marianne, Fantasio et On ne badine pas avec l'amour datent de 1833 et 1834. André del Sarto date de 1833, Le Chandelier et La Quenouille de Barberine de 1835, Il ne faut jurer de rien de 1836 et Un caprice atteint notre limite de 1837. Sa traduction de Quinbcey date carrément de 1828. Une seule comédie célèbre est plus tardive : Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée en 1845. Musset a aussi composé des récits en prose classés en nouvelles et en contes, ce qui lui fait aussi de ce côté-là quelques derniers sursauts moyennement intéressants : Les Deux maîtresses en 1840, Histoire d'un merle blanc en 1842. J'avoue prévoir de lire la comédie en vers tardive Louison de 1849, ma principale lacune dans mes vastes lectures et relectures de Musset.
Voilà le cadre posé.
J'en arrive enfin au point qui m'intéresse, le poème "L'Espoir en Dieu", pièce qui date de 1838, époque charnière de basculement pour Musset.
Musset avait écrit sa "Lettre à Lamartine" sans recevoir de réponse, et Musset y affirmait sa volonté de se placer du côté des croyants. Dans "L'Espoir en Dieu", il reformule cette idée, mais sans s'adresser à Lamartine qui ne lui a pas répondu. Déjà, c'est intéressant par rapport à la colère de Rimbaud contre Musset exprimée clairement dans sa lettre du 15 mai 1871 à Demeny, mais aussi dans "Credo in unam" où Rimbaud reproche au poème "Rolla" de regretter de ne pas ressentir une foi mise au-dessus de l'Antiquité païenne. On voit déjà que les rimbaldiens et les universitaires en général n'ont pas compris "Rolla" de Musset, ni "Credo in unam" de Rimbaud.
Le poème "L'Espoir en Dieu" me fait penser au liminaire d'Une saison en enfer. Musset commence par formuler qu'il doit dire adieu à ses illusions, et il cite en particulier le modèle épicurien comme modèle opposable au christianisme.
Vous connaissez les alinéas suivants à la fin de la prose liminaire d'Une saison en enfer :
Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !"Tu resteras hyène, etc...," se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."Ah ! j'en ai trop pris : - Mais, cher Satan, je vous en conjure [...]
Les critiques rimbaldiens ne comprennent rien du tout à ces alinéas et les interprètent tous de manière ridicule les uns après les autres, et si j'ai fourni l'explication limpide et claire de ce passage, ils refusent à la fois de m'en féliciter et de la prendre en considération, puisqu'ils continuent de broder des âneries à tout va.
Comme je l'ai clairement expliqué, le poète ne veut pas mourir. Le christianisme sous la forme d'une inspiration essaie de profiter de cette peur de la mort pour le plier à la pratique de la charité, vertu théologale, ce que Rimbaud rejette comme une ineptie d'évidence. Satan prend à son tour la parole en s'indignant de cette peur de la mort. J'insiste sur le fait qu'aucun rimbaldien ne comprend ainsi le texte que je viens de citer... Ils ont un problème de logique que je ne m'explique pas.
Peu importe ces cas perdus. Voici un extrait de "L'Espoir en Dieu" qu'on peut comparer à ces alinéas :
Je ne puis ; - malgré moi l'infini me tourmente.
Je n'y saurais songer sans crainte et sans espoir ;Et, quoi qu'on en ait dit, ma raison s'épouvanteDe ne pas le comprendre, et pourtant de le voir.Qu'est-ce donc que ce monde, et qu'y venons-nous faire,Si, pour qu'on vive en paix, il faut voiler les cieux ?Passer comme un troupeau les yeux fixés à terre,Et renier le reste, est-ce donc être heureux ?Non, c'est cesser d'être homme et dégrader son âme.Dans la création le hasard m'a jeté ;Heureux ou malheureux, je suis né d'une femme,Et je ne puis m'enfuir hors de l'humanité.Que faire donc ? - Jouis, dit la raison païenne ;Jouis et meurs ; les dieux ne songent qu'à dormir.- Espère seulement, répond la foi chrétienne ;Le ciel veille sans cesse, et tu ne peux mourir.Entre ces deux chemins j'hésite et je m'arrête.Je voudrais, à l'écart, suivre un plus doux sentier.Il n'en existe pas, dit une voix secrète ;En présence du ciel il faut croire ou nier.Je le pense en effet ; les âmes tourmentéesDans l'un et l'autre excès se jettent tour à tour,Mais les indifférents ne sont que des athées ;Ils ne dormiraient plus s'ils doutaient un seul jour.Je me résigne donc, et puisque la matièreMe laisse dans le cœur un désir plein d'effroi,Mes genoux fléchiront ; je veux croire, et j'espère.Que vais-je devenir, et que veut-on de moi ?[...]
Aucun rimbaldien ne vous cite jamais cet extrait à des fins de comparaison, afin de mettre le discours de Rimbaud dans une perspective historique...
Mais, bon, les rimbaldiens n'admettront jamais de passer sous le billard après avoir perdu la partie : ils sont trop vieux.
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