dimanche 15 juin 2025

Assis sur le poème "Les Assis" : l'évolution hermétique de Rimbaud, le poème-réécriture, l'aridité statistique...

J'ai envie de développer ici des raisonnements critiques qui découlent de l'état de mes recherches plutôt que de fournir de nouveaux résultats factuels.
J'ai trois idées clefs à développer à partir de ce que je ressens du cas particulier fourni par le poème "Les Assis".
Le poème "Les Assis" est un premier poème d'évolution importante au plan de l'hermétisme rimbaldien.
Les poèmes antérieurs qui forment un ensemble pas trop massif n'ont pas le niveau d'hermétisme des "Assis", ni bien sûr de tout ce qui a suivi.
Tout commence avec des poèmes latins. Au plan des poèmes latins, il y a une difficulté interprétative qui se pose d'évidence. Tout le monde ne peut pas lire Rimbaud en latin dans le texte, et c'est nettement mon cas. Je peux passer quelques heures à travailler sur quelques vers, à les traduire moi-même, à étudier le rapport du texte latin de Rimbaud aux traductions proposées, il y a une dimension qui m'échappe pour partie, celle des doubles sens en latin et des citations d'auteurs latins. Spécialiste des vers latins de Rimbaud, Georg Hugo Tucker prétend qu'il y a des sens obscènes dans les vers latins, notamment une parodie de la masturbation dans la description de Jésus enfant qui scie une planche et se blesse. Ce qui me surprend, c'est qu'aucun poème en vers français ne fait l'objet d'une telle analyse en termes de sous-entendus cryptés. Il y a des poèmes que tout le monde admet obscène de la part de Rimbaud, mais il n'y a aucun consensus sur des poèmes spécialement conçus pour cacher un sens obscène sous une fausse première surface de lecture. Rimbaud serait plus brillant pour les doubles sens érotiques en latin qu'en français. Et les lectures obscènes de vers français de Rimbaud, même quand elles sont contestées, ne font pas consensus, ne relèvent pas de la même logique d'élaboration que ce qu'on attribue généreusement à Rimbaud dans ses compositions et latines et scolaires. Rimbaud cite un passage de tel auteur latin, et comme le passage en question est érotique, donc la composition scolaire est subrepticement obscène, etc. Le rythme des vers pour décrire le mouvement d'une scie serait le mime d'une masturbation. Je veux bien, mais on n'a aucun équivalent de tout ça dans ses compositions ultérieures dans une langue maternelle, le français, qu'il maîtrise autrement mieux. Les compositions latines de Rimbaud sont bâties sur une consultation laborieuse de dictionnaires avec des citations. Rimbaud ne lisait pas les écrits licencieux latins dans le texte, ni couramment, ni chez lui sous les yeux de sa mère, puisque même si elle ne pouvait rien y comprendre il fallait encore que notre Rimbaud possédât une bibliothèque de livres en latin.
La pièce "Jugurtha" pose également un autre problème interprétatif. Rimbaud y est-il réellement subversif ? Son développement découle du sujet imposé et les professeurs avaient des dizaines de copies à corriger, ce qui fait qu'inévitablement il y aurait des copies plus critiques sur le régime de Napoléon III. L'analyse du poème comme tenant un discours spécifiquement subversif ne va pas du tout de soi. Je n'ai jamais étudié le sujet, mais à chaque fois que je lis les traductions du poème latin, par Ascione ou d'autres, je ne trouve pas que les attaques soient criantes. Même les arguments des commentaires sont inexistants.
Enfin, bref, passons sur ces poèmes dont pour l'instant je ne suis pas spécialiste, même si contrairement aux rimbaldiens j'ai beaucoup insisté sur leur rôle dans la genèse des "Etrennes des orphelins", de "Credo in unam" et dans la conception du poète comme être élu et voyant.
Il reste alors à traiter des "Etrennes des orphelins", de vingt-deux poèmes remis à Paul Demeny et de textes en prose comme Un coeur sous une soutane et "Le Rêve de Bismarck".
Ces textes ne posent pas de problème de lecture immédiate.
Et s'il y a des obscénités cachées dans Un coeur sous une soutane, cela ne fait que conforter la lecture immédiate satirique du récit, sachant qu'il y a à boire et à manger dans les obscénités que les critiques prétendent déceler : il faut faire la part entre ce qui est probable et les inventions de la critique littéraire qui a le prétexte parfois facile. Mais, bref, la nouvelle sur le séminariste Léonard n'est pas de l'ordre du récit hermétique en tant que tel.
Bizarrement, la lecture du premier poème en vers français de Rimbaud "Les Etrennes des orphelins" ne posait pas problème, mais depuis les années quatre-vingt-dix et un article de Steve Murphy c'est devenu un poème que plusieurs lisent sous un angle satirique, et pas forcément celui de Murphy, alors que cela n'était pas du tout le cas auparavant.
C'est la chute du poème qui pose problème. Les tenants d'une lecture satirique du dernier vers : Murphy, Cornulier et quelques autres, supposent que les deux enfants n'ont pas compris la signification des "médaillons argentés". Cornulier part dans une thèse selon laquelle le texte en majuscule "A NOTRE MERE" imite la fin du poème "L'Expiation" des Châtiments : "DIX-HUIT BRUMAIRE", ce qui est exploité un lien formel assez discutable et mince, d'autant que "dix-huit brumaire" est un crime et "A notre mère" un acte d'amour.
Pourtant, il y a plein de choses qui ne tiennent pas dans cette optique de lecture. Les enfants dorment dans une profonde tristesse, donc ils savent ce qu'est le malheur et avant d'avoir identifié des couronnes mortuaires il a fallu que la mère décède. Ensuite, le récit a pris le chemin d'une vision onirique en compagnie de "l'ange des berceaux". Evidemment, les tenants de la lecture satirique balaient cela d'un revers de main, puisqu'ils supposent que c'est une illusion qui rend plus cruelle la chute du poème. L'idée, c'est que dans le vers : "Là, sur le grand tapis, resplendit quelque chose..." nous aurions du discours indirect libre comme on dit pour exprimer le regard ignorant des enfants.
Et les tenants de la lecture satirique supposent donc que ces médaillons argentés sont ce que les enfants ont pris pour leurs étrennes, et en réalité il s'agit d'un témoignage qu'ils ont tout perdu.
Je ne suis évidemment pas convaincu par cette lecture. J'ai toujours spontanément compris que la chute du poème nous révélait que c'étaient les enfants à leur tour qui faisaient un don à leur mère, ce qui est le sens explicite des trois mots gravés en or jusqu'à plus ample informé...
Enfin, j'ai un argument en béton armé, mais comme il est de moi et inédit à ce blog il y aura des levées de boucliers et des rimbaldiens du genre de Bardel, Dominicy et d'autres pour s'y opposer, et des rimbaldiens taiseux qui laisseront faire ou qui suspendront leur jugement, mais le récit des "Etrennes des orphelins" a très exactement la structure du célèbre récit déjà plusieurs fois traduit en français de la fille aux allumettes des contes d'Andersen.
Bref, le poème qui ne présente aucune difficulté de lecture immédiate est devenu un objet instable à cause de l'ironie et du second degré que le lecteur se croit ou non autorisé à y inséminer. Or, c'est pas au lecteur à créer le sens du poème...
Pour les poèmes de 1870, les problèmes de lecture ne sont pas liés à l'hermétisme des compositions. Il s'agit de problèmes le plus souvent d'approfondissement ou d'identification des sources. Le poème "Le Dormeur du Val" est l'exception qui rejoint "Les Etrennes des orphelins". Le poème a toujours été lu comme une dénonciation de la guerre et là encore le basculement a été opéré dans la dernière décennie du vingtième siècle, et cette fois j'adhère à ce basculement. Jean-François Laurent a montré qu'une parodie de la résurrection christique était à l'oeuvre dans le poème. Et je précise que la formule "dans le soleil" qui impose la référence au phénix soit dit en passant est reprise à un poème de Leconte de Lisle où elle a une valeur métaphysique de vie d'au-delà. Murphy a donné une lecture où certains décodages sont forcés, comme le renvoi à la Montagne politique de l'époque révolutionnaire, mais il a bien souligné que le poème était daté d'octobre 1870, époque où Rimbaud encourage à la guerre pour défendre la République. Qui plus est, les liens évidents d'images du "Dormeur du Val" avec d'autres des sonnets "Morts de Quatre-vingt-douze..." et "Le Mal" confirment, même si "Le Mal" dénonce la guerre, que le dormeur du val est rendu organiquement à la Mère-Nature pour revivre autrement et que le sang versé est une fleur de la République, enjambement "Morts de Fleurus", hémistiche : "Millions de Christs", etc.
Il est vrai que le sonnet se termine sur la vision des "trous rouges", mais "trous rouges" n'est pas donné pour comprendre qu'on se trompe en croyant que le soldat dort. Le rejet de "rouges" est une valorisation du sang livré pour le pays, non ?
J'ai fait remarquer à plusieurs reprises et depuis très très longtemps que le poème était fondé sur une répétition d'un schéma phrastique tout au long du poème : "Il dort", un soldat dort, il est étendu dans son lit, il fait un somme". J'ai expliqué que l'euphémisme "il dort" pour "il est mort" ne marche que si la phrase est isolée. Rimbaud répète sans arrêt cette phrase, et qu'on ne vienne pas nous dire que la répétition est ce qui rend suspecte l'affirmation, parce que ce n'est évidemment pas génial comme idée de composition et cela est en tension avec les images de résurrection solaire qui parcourent le poème. Les rimbaldiens n'ont jamais daigné enregistrer que le poème était composé de répétitions, soit la cellule phrastique "il dort", soit la localisation : "trou de verdure", "lit vert" avec parallélisme de subordonnées relatives ou de groupes prépositionnels. Encore une fois, je ne pense qu'une chose, c'est que les rimbaldiens sont assez bêtes. Quoi qu'on pense de l'interprétation, il faut s'emparer de ce constat sur la composition. Déjà ils n'ont jamais pensé à commenter cette répétition lancinante, mais quand on leur soumet ils ne la voient toujours pas. Moi, comme dirait Rimbaud, j'appelle ça de la bêtise, ce n'est pas du printemps, c'est de la bêtise !
En tout cas, l'hermétisme du "Dormeur du Val" ou des "Etrennes des orphelins" ne se fonde que sur l'incertitude de devoir lire ou non avec ironie certains passages.
Après, il y a un hermétisme qui peut relever des intentions comme en témoigne "Vénus Anadyomène", poème où se confrontent là encore deux lectures opposées. La plupart des gens y voient une description d'une Vénus laide et donc une désacralisation. Murphy a le premier montré les intentions satiriques fines du sonnet qui ne s'attaquait pas spécialement à la femme décrite.
Mais, dans ce cas, il n'y a aucun hermétisme, juste une lecture débile qu'il a fallu évacuer. Il y a d'ailleurs d'autres arguments sans appel. Le poème a beau s'intituler "Vénus anadyomène", il ne s'agit pas de Vénus en tant que telle. C'est un peu comme "La Vénus du Titien" qui est une épouse nubile de quatorze ans que le mari commanditaire assimile à une Vénus. Du coup, la désacralisation de la déesse, on repassera. De toute façon, décrire une femme laide, c'est fait depuis longtemps, j'ai déjà cité les vers anti-érotiques de du Bellay.
Le poème "Ce qui retient Nina" déconcerte quelque peu par la progression de certains plans, notamment le passage sur la Nature triviale avec la vache qui fiente, mais le sens satirique n'échappe pas vraiment aux lecteurs. Il y a juste la finesse de la chute qui n'est pas toujours comprise, le bureau comme homme qui entretient Nina, mais ce n'est pas ça l'hermétisme des Illuminations.
Le principal poème dont l'hermétisme se rapproche des "Assis", c'est le sonnet "Le Châtiment de Tartufe" dans la mesure où le personnage décrit est peu évident à relier à une charge de Napoléon III, pourtant rendue explicite par l'indiscutable acrostiche mordant révélé par Steve Murphy : "Jules Cés...ar".
Il y a pourtant encore pas mal de finesses à découvrir dans les poèmes de 1870, mais même sans ces finesses les poèmes sont compréhensibles. On peut avoir des lectures très satisfaisantes des poèmes de 1870, cas à part du "Châtiment de Tartufe" même si on ne sait pas trop certaines subtilités et allusions qui s'y lovent.
Pour moi, il y a eu un saut qualitatif de Rimbaud en matière d'hermétisme à partir de 1871, ce que pense déjà à peu près tout le monde, sauf qu'ici j'essaie de définir un petit peu l'horizon d'hermétisme des poèmes antérieurs en prévision de considérations globales sur l'hermétisme des poèmes ultérieurs, quitte à sérier ces hermétismes divers en périodes de l'auteur.
Pour moi, ça devrait être un sujet de réflexion rimbaldien immédiat.
J'envisage maintenant l'idée du poème-réécriture.
Une des particularités des poésies de Rimbaud, c'est que celui-ci ne s'aventure pas tellement dans la pure création personnelle. Ses poèmes sont souvent une refonte de plusieurs poèmes qu'il a bien médités, et auxquels il va apporter un discours opposé ou sinon son propre grain de sel. A chaque fois, avec Rimbaud, on peut partir à la recherche de modèles qui ont des antériorités. Cela est sensible dans le cas des jeux à la rime, Rimbaud emprunte très souvent des rimes.
Ici, cela me fait dégager un point amusant. Musset, bien qu'inspiré des vers de Victor Hugo, ce qu'avec une bêtise que je ne m'explique pas ignore superbement les critiques universitaires, Msset, dis-je, suit une inspiration plus personnelle pour aligner des vers les uns après les autres, mais Musset m'a frappé par le fait de composer des poèmes qui corrigent des poètes antérieurs et parfois des extraits poétiques célèbres. Musset épingle Sainte-Beuve sur l'idée du poète mort jeune en lui faisant remarquer qu'il l'a dit avec des alexandrins blancs glissés dans sa prose, et il épingle aussi le célèbre propos de Dante selon lequel il n'est pire douleur qu'un souvenir heureux dans le malheur et le désespoir, et partant de là Musset développe sa poétique rédemptrice du souvenir. Rimbaud, lui, pratique la réécriture de ce qu'il veut contredire mais sans prendre la peine de préciser la cible dont il prétend retourner le discours. Et inévitablement cela contribue à un certain hermétisme. Notons que même quand Rimbaud dévoile pour partie son jeu les rimbaldiens peuvent négliger la référence. Récemment, j'ai montré que la "cavale" dans "Credo in unam" faisait allusion à la cavale têtue de "Rolla" qui se croyait libre en se laissant mourir et j'ai montré que "Credo in unam" réfutait plusieurs points du discours du poème "Rolla".
Evidemment, les rimbaldiens soit vont récupérer cela discrètement sur du long terme, trouver une justification pour dire qu'ils impliquaient déjà cette idée dans leurs commentaires ou bien ils vont compter sur des petits soldats pour contester mon idée si jamais elle prenait de l'ampleur. Je ne comprends pas la bêtise qu'il y a à agir ainsi, mais bon...
Enfin, dans le cas des "Assis", j'en arrive à la limite de l'enquête par les rimes sous le nom d'aridité statistique. Rimbaud a forcément repris à ses modèles le rejet de "aux dents", et il y a deux vers de Leconte de Lisle qui sont concernés, l'un dans "Le Soir d'une bataille", sinon "Le Sacre de Paris", l'autre dans "Tristesse du diable" avec "serrant les dents". L'enquête par les rimes montre aussi que Rimbaud s'inspire de Gautier et tout particulièrement du recueil Emaux et camées. La rime "bagues"/"vagues" est réellement une rareté spécifique à Gautier, par exemple, sauf que les rapprochements ne s'imposent pas.
Et donc e vais devoir dresser un tableau statistique tiré de la lecture de plein de poètes et recueils pour montrer aux rimbaldiens que ce n'est pas déconnant, sauf que, pour eux, comme ils sont un peu au ras des pâquerettes, si le lien ne s'impose pas, c'est qu'il faut passer à autre chose, ne pas perdre son temps. Je remarque quand même que grâce à mon enquête on comprend que Rimbaud reprend des rimes à des poèmes sur le thème de la danse macabre, sorte de carnaval des ossements, ce qui est déjà pas mal, parce que, du coup, commenter le poème c'est parler de son aspect de danse macabre des assis sur leurs chaises. Pour "épileptique", je le trouve chez plusieurs poètes : Gautier bien sûr, Baudelaire avec "Une gravure fantastique", mais aussi Leconte de Lisle qui le fait rime avec "étique". Pour l'instant, je ne trouve pas d'emploi à la rime des mots "amygdales" ou "rachitiques", et en l'état actuel de mes recherches les critiques objecteurs de conscience vont dire que Rimbaud peut très bien après tout inventer de temps en temps ses propres rimes, sans oublier que l'inspiration peut venir de la vie réelle ou de textes en prose qui sont ensuite repensés en vers. La rime "lisières"/"visières" retient aussi pas mal mon attention. Musset emploie au moins "lisière" à la rime.
A moins de trouver quelques perles dans mes lectures à venir, il va me falloir rendre compte de ma recherche d'une manière qui fasse comprendre à mes lecteurs que je n'ai pas perdu mon temps et qu'il se dégage déjà certaines informations. De toute façon, outre la statistique, je prévois d'autres rebondissements dans la façon de faire une enquête formelle à partir des rimes. Je vais laisser mûrir tout ça. Le poème "Les Assis" me met en difficulté pour ce qui est de la recherche de sources, de modèles, mais je vais progressivement tourner cela en force.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire