vendredi 28 mars 2025

Les Cariatides de 1842 de Banville (partie 1 : la préface bien lue par Rimbaud !)

Le recueil Les Cariatides de Banville tel qu'il a été publié en 1842 se compose d'une dédicace, d'une préface et d'une subdivision en trois livres. Il s'agit des trois premiers des six livres de l'édition des Cariatides de 1864.
Le Livre premier offre le sous-titre "Poëmes". Il est composé de trois pièces : un poème court "Sur ce livre", la composition de longue haleine "La Voie lactée" (pages 25-72) et  le poème "Stephen".
Le deuxième Livre affiche le sous-titre "Poésies" avec une section "Madame Yseult", puis les poèmes "Phyllis", "Le Songe d'une nuit d'hiver", "Clymène", etc., jusqu'à la pièce "Les Imprécations d'une Cariatide". Le troisième Live a pour sous-titre la mention "Odes et épîtres", et tous les titres y ont la forme d'une adresse lancée par la prépostion "A" : "A la Muse grecque", "A M. V. H.", "A Victor Perrot et Armand du Ménil", "A Vénus de Milo", "A Auguste Supersac", "Aux amis de Paul", etc. Et nous observons un poème "A Clymène" qui fait pendant au morceau "Clymène" du deuxième Livre.
Le poème final "A une Muse" fait pour sa part pendant à la fois au premier poème du troisième livre : "A la Muse grecque" et aussi aux deux premiers poèmes de l'ensemble, les pièces "Sur ce livre" et "La Voie lactée" du premier livre.
Le poème conclusif du recueil "A une Muse" est composé en sizains, tout comme "Le Saut du tremplin" à la fin des Odes funambulesques. Il s'agit de la source d'inspiration du "Sonnet rêvé pour l'hiver". Ainsi, quand Rimbaud a composé ce qu'on appelle le cycle belge, sept sonnets composés en octobre 1870 plus probablement à Douai même après sa seconde fugue du côté de la Belgique, il a eu l'idée de souligner l'importance à ses yeux de la poésie de Banville, puisque le sonnet "Rêvé pour l'hiver" réécrit dans son ensemble le poème "A une Muse" et le sonnet "Ma Bohême" ne se contente pas de reprendre des rimes aux Odes funambulesques, mais les tercets sont une réécriture de tout le sizain auquel Rimbaud a repris la rime "fantastique(s)"/"élastique(s)".
Le poème "Rêvé pour l'hiver" contient une alternance d'alexandrins et de vers plus courts de huit ou six syllabes. Rimbaud ne s'est pas inspiré des poèmes de Baudelaire : "La Musique" ou "Le Chat", ni des poèmes équivalents à ceux des Fleurs du Mal d'Henri Cantel, mais il s'est inspiré du poème "Au Désir" des Epreuves de Sully Prudhomme qu'il cite précisément à l'époque comme lecture qu'il a faite plusieurs fois dans une lettre à Izambard.
La mention "A Elle" en épigraphe au sonnet "Rêvé pour l'hiver" désigne donc la Muse, maintenant que la filiation à Banville est fixée. Cela va plus loin. Banville célèbre Vénus et l'importance du motif de la Muse éclaire considérablement le sens de poèmes comme "Aube" et "Voyelles". Rappelons que le poème en prose "Aube" qui évoque le mythe d'Apollon et Daphné est à rapprocher de la composition scolaire en vers latins "Ver erat" où Rimbaud a mis en scène le poète latin Horace en racontant le moment de son élection divine avec un discours sur le manque de lumière ici-bas, l'intervention d'oiseaux qui apportent le laurier dans une scène d'ouverture lumineuse du ciel où les Muses font leur apparition.
Rimbaud est cohérent qui relie l'inspiration des Cariatides à l'imaginaire d'élection du poète de ses compositions latines. Banville met en avant les mêmes principes et notamment la figure de Vénus.
En 1842, Banville était tout jeune également. Il est né le 14 mars 1823 et la préface de son premier recueil est datée du "20 septembre 1842", il avait donc précisément dix-neuf ans et demi quand son premier recueil a été publié. Rimbaud joue à l'évidence sur ces informations quand il écrit sa lettre à Banville en mai 1870 :
 
    Cher Maître,
    Nous sommes aux mois d'amour ; j'ai dix-sept ans. L'âge des espérances et des chimères [...] et voici que je me suis mis [...] à dire mes bonnes croyances, mes espérances, mes sensations [...] moi j'appelle ça du printemps.
 Malgré l'humour d'autodérision, les propos n'en sont pas moins à prendre au premier degré au plan des intentions poétiques. Notez que le mot "sensations" finira par devenir le titre du poème en deux quatrains : "Par les beaux soirs d'été..." qui n'en offre pas la moindre mention interne. Ce discours que les "choses des poètes" sont du printemps est à relier à l'appel d'amour de la poésie de Banville, mais aussi à l'idéologie professée par Rimbaud en latin dans "Ver erat". Rimbaud se dit clairement "enfant touché par le doigt de la Muse", mention donc de l'impulsion vitale qui fait le poète qui donc permet d'identifier de qui parle "Voyelles" par exemple au dernier vers, confusion des personnages de la Muse et de Vénus en quelque sorte. La Muse est un personnage central dans la composition organisée du recueil de 1842 Les Cariatides. Nous pouvons aller plus loin. La mention "bonnes croyances" est remarquable, elle anticipe le titre "Bonne pensée du matin" de mai 1872, poème où il est question de Vénus, d'appel poétique à la lumière enivrante et où l'inspiration suppose aussi une référence à une poésie venue de plus loin.  Le poème "Bonne pensée du matin" offre des mètres différents et des irrégularités dans la composition des strophes. Il s'agit clairement d'une allusion à la poésie chansonnière, on peut penser à Desaugiers, mais les vers : "Où la richesse de la ville / Rira sous de faux cieux" deviennent dans la version régressive d'Une saison en enfer une claire allusion à un poncif classique qu'on rencontre sous la plume de poètes du XVIIe comme Pierre Corneille : "Où la ville / Peindra de faux cieux."
Je précise que je ne suis pas en train de passer du coq-à-l'âne, puisque justement j'essaie de montrer que les rimbaldiens opposent un peu vite dans le temps les compositions de Rimbaud. Je suis en train de pointer du doigt les continuités idéologiques de Rimbaud de ses débuts "Ver erat" et "Credo in unam" à ce qui paraît n'appartenir qu'à lui : "Voyelles", "Bonne pensée du matin" et "Aube". Je pointe du doigt les continuités dont les rimbaldiens n'ont jamais fait aucun cas.
Il y a enfin la question des "dix-sept ans". On le sait, Rimbaud appréhende le rejet et se vieillit quelque peu volontairement. Rimbaud est né le 20 octobre 1854, en mai 1870, il a quinze ans et demi seulement.
L'année suivante, Rimbaud va envoyer une nouvelle lettre à Banville où il respecte la progression de dix-huit à dix-sept ans en fonction du vieillissement qu'il s'est prêté. Rimbaud ne  se souvient plus de la date exacte de l'envoi de sa première lettre : "juin 1870" au lieu du "24 mai". Rimbaud écrit : "J'ai dix-huit ans" et  "L'an passé je n'avais que dix-sept ans !" Ces mentions de son âge sont liées à des attentes en fait de reconnaissance par un pair : "Ai-je progressé ?" "Vous fûtes assez bon pour répondre !" "C'est le même imbécile qui vous envoie les vers ci-dessus [...]". Il est clair, quoi que vous pensiez du contenu de la réponse de Banville, que Rimbaud a vécu cette réponse comme dédaigneuse. Mais notons que Rimbaud perçoit que le jugement de Banville est défaillant, vu l'insolence de ce qu'il lui envoie à la figure. La formule : "- J'aimerai toujours les vers de Banville[,]" n'est pas qu'un hommage au "Maître", elle suppose aussi qu'il y a quelque chose qui fait douter Rimbaud du jugement de Banville. Rimbaud n'aurait aucune raison d'écrire cette phrase s'il ne pensait pas avoir envoyé une charge violente. Et c'est là que c'est subtil à remarquer, mais Rimbaud quand il se vieillit travaille aussi dès le mois de mai 1870 à ne pas humilier Banville. Banville a publié à dix-neuf ans et demi, et Rimbaud en mai 1870 est quatre ans plus jeune ! Même dans sa lettre d'août 1871, Rimbaud n'a que seize ans et dix mois. Rimbaud peut se donner encore deux ans et demi devant lui pour supplanter définitivement Banville.
Je ne pense pas que c'est s'illusionner rétrospectivement que de considérer que Banville n'a pas été capable de sentir le génie des poèmes "Credo in unam" et "Ophélie", sans oublier la pièce pourtant moins marquée d'influences immédiates : "Par les beaux soirs d'été..."
La préface des Cariatides de 1842 a elle aussi de l'intérêt. Banville dans sa dédicace joue les modestes : "Je sais que les élus de notre petit cénacle daignent accorder à mes humbles poëmes plus d'importance qu'ils n'en méritent", si ce n'est que l'emploi du mot "élus" trahit la pose affectée et l'orgueil réel du parvenu. Dès son premier paragraphe, la préface se fait entendre comme une réponse au public et à la critique. La préface se veut une réponse à diverses objections. En août 1871, Rimbaud rappelle à Banville qu'il a été cette forme de censeur maladroit du côté du public et de la critique quand il a évalué les poèmes en vers que lui avait envoyés Rimbaud en mai 1870. Mais le poème de 1871 "Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs" contient un discours complexe sur ce que doit être la poésie. La préface des Cariatides en 1842 contient en plus explicite un discours du même ordre. Banville s'y prend à ceux dont il dit qu'ils "s'attaquent à l'art", "avec leurs feuilletons, leurs vaudevilles" et Scribe est le nom donné aux faux artistes de cette époque. Les Scribes, avec tout ce que ce nom permet de jeu de mots, désignent les hommes de métier qui ne sont pas des artistes. Pensons au "siècle à mains" de "Mauvais sang".
Banville passe ensuite à sa propre défense et s'il dit qu'on l'accuse d'être "trop original" il formule aussi des idées qui ont un écho dans la première lettre que lui a envoyée Rimbaud :
 
[...] D'autres prétendent que j'imite tout le monde. [...] j'ai formulé quelques naïvetés assez vieilles [...] l'or n'est pas une chimère [...] Pour les autres je ne suis qu'un faiseur de pastiches [...]
A quel point, Banville a-t-il réduit "Credo in unam" et "Ophélie" à des centons ? Comment n'a-t-il pas cerné l'originalité évidente de "Par les beaux soirs d'été..." et "Ophélie" ? Comment n'a-t-il pas cerné la passion et la vivacité prosodique dans "Credo in unam" à défaut de trouver cela original ?
Le mot "chimère" est repris par Rimbaud au pluriel dans sa lettre et le mot "naïvetés" a son pendant dans les formules : "pardon si c'est banal !" etc.
Il y a ensuite un paragraphe que je tiens absolument à citer :
   Pour les autres, je ne suis qu'un faiseur de pastiches. La Voie lactée, c'est Hésiode, Stéphen et la Lyre morte c'est Alfred de Musset, le Songe d'une nuit d'hiver c'est Shakspeare, Phyllis et Clymène c'est Virgile ; quant au reste, Victor Hugo, toujours Victor Hugo, Victor Hugo quand même.
Victor Hugo est valorisé en tant que modèle ultime, ce que conforte nettement la composition de longue haleine "La Voie lactée" qui lui rend un hommage appuyé. On remarque l'absence de mention étonnante de Lamartine qui a eu une influence si nette sur à la fois Musset et Hugo en réalité. Il est clair que, selon Banville, Victor Hugo a plus de choses à dire que Lamartine, avis qui est tout à fait pertinent par ailleurs. Notez que la mention de Shakespeare a son écho avec le choix d'envoyer "Ophélie" à Banville, que "Credo in unam" déplace la référence à Virgile dans le cadre plus large de la poésie latine. Les allusions à des vers du "Rolla" de Musset figurent dans "Credo in unam", mais je me permets aussi de faire remarquer un fait original. Le sonnet "Ma Bohême" est relié par les rimes et par ses tercets aux Odes funambulesques, mais il est question d'étoiles au ciel et de souliers blessés dont tirer les élastiques comme sur une lyre, Cornulier ayant expliqué que Rimbaud fait référence à des élastiques en forme de lyres pour enlever des chaussures d'époque. Or, le premier livre des Cariatides offre cas à part de la pièce "Sur ce livre", deux poèmes de longue haleine, dont un a pour titre "La Voie lactée", ce à quoi fait allusion les "étoiles au ciel", l'autre "Stephen ou la lyre morte", ce à quoi fait allusion les "souliers blessés" utilisés comme des lyres. Enfin, le poème "La Voie lactée" se réclame du patronage d'Hésiode qui écrivait des cosmogonies, ce qui va dans le sens d'un article que j'ai publié il y a quelque temps déjà sur ce blog où je comparais "Voyelles" et des passages d'Hésiode, et notamment en prenant en considération le second vers : "Je dirai quelque jour vos naissances latentes[.]"
Et Banville rebondit en se vantant qu'en imitant autant il apporte pourtant un cachet original. C'est impressionnant comme propos, parce que ça peut caractériser la démarche de Rimbaud lui-même passant de l'essai insuffisant aux yeux de Banville "Credo in unam" à "Voyelles" puis à "Aube".
Et "Le Bateau ivre" avec ses réécritures évidentes de vers hugoliens entre nettement lui aussi dans cette catégorie de considérations.
Banville répète à nouveau l'importance d'Hésiode sur la composition de "La Voie lactée". Notons en passant qu'il invitait aussi Rimbaud à lire le "grand Hégésippe Moreau". Et ce qui est amusant, c'est que quand Rimbaud écrit en 1871 : "J'ai dix-huit ans" en tête d'un paragraphe, c'est exactement symétrique de l'attaque de paragraphe suivante de Banville dans la suite immédiate de sa préface :
 
   J'ai dix-neuf ans. Puis-je juger cet amour dont je suis si près encore ? Je ne sais. Que pourrai-je en dire que vous ne sachiez mieux qu'en moi ? [...]
 
 Dans sa lettre du 24 mai 1870, Rimbaud écrivait "j'ai dix-sept ans", mais pas aussi nettement en tête de paragraphe. Rimbaud s'amusait déjà en mai à faire savoir à Banville qu'il avait bien lu la préface de 1842, et il accentue cela dans la stratégie d'écriture de la lettre d'août 1871. C'est particulièrement acide : "J'ai dix-huit ans" pour rappeler : "J'ai dix-neuf ans", avec cette insolence qui veut que même si Banville ne se rend pas compte de l'allusion directe il n'en sort pas indemne, puisqu'ignorer l'allusion aggrave sa position d'homme en pleine bêtise affichée.
Notez aussi que Banville parle comme Rimbaud le fera de l'état de jeunesse qui fait que le mois d'amour est vécu naïvement et l'enchaînement est lui-même intéressant, puisque peu de temps après la réponse de Banville Rimbaud a écrit le poème "Les Reparties de Nina" dont la forme sera reprise dans "Mes Petites amoureuses", et justement ces deux poèmes adoptent la forme de la "Chanson de Fortunio" de Musset après la lecture de la préface du disciple de Banville Glatigny où la même opposition est faite entre le poète jeune et le poète mûr devenu un peu plus positif, comme Fortunio revu par Offenbach. Il s'agit évidemment de second degré. Et la pièce "Mes petites amoureuses" confirme que l'idée de Rimbaud est de dépasser le stade de la naïveté, ce qui est aussi le sujet de la pièce "Roman" sur un niais de dix-sept ans, même s'il faut se garder de l'identification nette à Rimbaud dans le cas de cette performance.
Banville égrène des étapes de la vie : après les premières illusions, il y a une "seconde jeunesse" par le regret et la mélancolie, puis il est question de la "vie sérieuse" avec ses "soucis".
Yseult est dressée alors en "type suprême", j'ai envie de m'amuser à comparer cela à la fin du sonnet autographe de "Voyelles" : "Suprême Clairon" et mention finale : "Ses Yeux", avec Y voyelle majuscule sur le dernier mot qui sonne d'ensemble un peu comme "Yseult"; "Ses Yeux". Mais je ne vois cela que comme une digression par jeu ici.
Banville aligne les clichés : pâle jeune homme, fatalité byronienne, et il parle au passé de la mode du romantisme. Pour un historien de la littérature, il faut ici faire attention, puisqu'en 1842 nous sommes quelques mois encore avant l'échec des Burgraves qui est considéré comme la fin de la période romantique en France, ce que Baudelaire en personne nuancera en précisant que l'échec de Victor Hugo ne fut qu'un moment de lassitude qui ne changea rien au fait que la littérature était toujours romantique une décennie plus tard. Oui, Baudelaire en personne vous explique que lui, Banville et d'autres appartiennent au romantisme.
Notez que la Mort est assimilée à une courtisane dans le récit préfaciel de Banville. Et cela concorde avec la mise en avant qui est faite du personnage d'Yseult. Enfin, la préface se clôt abruptement par un discours ironique dont s'inspire Rimbaud quand il écrit à Banville tant en 1870 qu'en 1871 :
 
    Pourquoi ne pas admettre tout de suite que Publius Virgilius Maro soit un crétin triste, et Quintus Horatis Flaccus un déplorable goîtreux ?
     Nous ignorons de fond en comble l'opinion des Scribes et des journalistes à l'endroit de ces choses.
 Ces deux paragraphes concis sont la source directe de Rimbaud quand il écrit "toutes ces choses des poètes" en mai 1871 et surtout : "C'est le même imbécile qui vous envoie les vers ci-dessus, signés Alcide Bava." Notez que Bava est un faux nom propre qui rejoint du coup la mention de "Scribes" en guise de calembour. Jacques Bienvenu a souligné la présence du mot "imbécile" à plusieurs reprises dans le traité de Banville, mais il faut évidemment y superposer l'allusion à la fin de la préface de 1842. Rimbaud en se faisant passer pour un "imbécile" déverse de l'acide brûlant sur Banville, puisqu'il l'assimile à un Scribe qui appellerait le nouveau Virgile ou Horace un "imbécile".
Même si Rimbaud écrit : "J'aimerai toujours les vers de Banville", il faut bien comprendre que Rimbaud est dans l'emportement le plus violent contre son "Maître". Rimbaud peut mélanger un mot d'hommage avec sincérité aux reproches les plus brûlants qui soient.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire