Sur son blog Rimbaud ivre, Jacques Bienvenu a publié un article où il propose d'envisager que Rimbaud a employé le mot "comme" à la rime suite à sa lecture des poésies de Banville : cliquer ici pour lire l'article "Une rime rarissime du 'Dormeur du Val' inspirée par Banville".
Ma perspective pour l'instant n'est pas de déterminer de qui Rimbaud s'inspire à tel moment. Je suis dans la réflexion sur une évolution d'ensemble de la versification française, et le présent article va revenir sur deux sujets : celui d'un emploi plus souple du vers au théâtre et celui des mots grammaticaux d'une syllabe à la rime, et sur ce dernier sujet je vais revenir sur l'importance dans le cas de Banville d'accéder à toutes les versions de ses recueils.
Je me permets de parler très rapidement du premier sujet sur les vers de théâtre.
L'idée des métriciens : Cornulier, Gouvard, etc., c'est de laisser à part les vers de théâtre, ce que je ne trouve pas défendable.
Effectivement, il existe un contraste entre les vers de théâtre de Victor Hugo et ce qu'il se permet dans ses poésies, poésies lyriques ou satiriques puisque Châtiments il y a. Toutefois, qu'ils écrivent en tant que dramaturge ou en tant que poète, Victor Hugo et Alfred de Musset sont les mêmes personnes et toutes leurs œuvres furent lues avec la même attention par Baudelaire, Banville et leurs divers successeurs.
Ce n'est pas tout. Selon les critères des métriciens, le seul vers déviant de Musset à la césure n'appartient pas à son théâtre en vers, mais à un poème lyrique "Mardoche": "Mais une fois qu'on les commence, on ne peut plus [...]". Tout aussi déviant selon les mêmes critères des métriciens, son "Comme une" à la rime figure, en revanche, dans une comédie en vers, mais il se trouve que cette comédie en vers fait partie du premier recueil de poésies de Musset Contes d'Espagne et d'Italie à la toute fin de l'année 1829. Marceline Desbordes-Valmore a pratiqué un tel vers déviant à la césure dans un décasyllabe de son recueil de poésies de 1830, tandis que Pétrus Borel a pratiqué l'enjambement de mots dans un poème de son recueil Rhapsodies de 1833, en se pliant, il est vrai, à la composition un peu théâtrale d'un dialogue en vers : "Adrien que je redise encore [une fois]". Défaut de mémoire de ma part pour la fin du vers, mais peu importe. Gouvard recense aussi un vers de Barbier et un autre de l'obscur Savinien Lapointe. Il faudrait une enquête sur les vers de théâtre de la décennie 1830, surtout du côté des parodies de Victor Hugo après la bataille d'Hernani. A défaut, on voit que la séparation entre vers de théâtre et vers lyriques n'est pas pleinement justifiée.
Le contraste ne concernerait pour l'instant que le seul Victor Hugo. Toutefois, il est d'autres faits à observer. Avant Cromwell, Hugo a pratiqué la forme "comme si" à la césure dans ses Odes et ballades, et de mémoire il pratiquait déjà aussi à cette époque à la césure ou à la rime l'isolement de l'adverbe "Puis" qui est un équivalent de l'adversatif "Mais" que Corneille emploie à deux reprises à la césure dans Suréna. Le "comme si" et le "Puis" reviennent à l'honneur aux césures et aux rimes des Contemplations. Mais, avec le seul cas des Odes et ballades, avec le seul cas du "comme si" devant la césure du poème "Mon enfance", la séparation pour Victor Hugo lui-même est fragilisée. Il faut y ajouter les mots grammaticaux vers d'une syllabe dans "La Chasse du burgrave", objets jadis de remarques dans le livre d'Alain Chevrier La Syllabe et l'écho : "ni" et "si".
Et ce qui devient intéressant, c'est que selon les critères des métriciens qui ont par ailleurs écarté plusieurs mots grammaticaux d'une syllabe il n'y a que six vers déviants de Victor Hugo sur l'ensemble de son théâtre en vers de 1827 à 1843, deux vers à chaque fois dans les trois drames Cromwell, Marion de Lorme et Ruy Blas. Il n'y a pas de vers déviant dans Hernani, Le Roi s'amuse et Les Burgraves. C'est essentiellement les emplois à la césure ou à la rime de "comme" qui font qu'il y a aussi des vers déviants dans Hernani et Les Burgraves. Hugo a écrit Marion de Lorme en 1829 avant Hernani, ce qui contredit le classement habituel réservé à la chronologie de ses pièces. ET cela dégage surtout que Victor Hugo a eu une période importante de remise en cause de la versification de 1825 à 1829 qui a connu ensuite une retombée dont se ressentent au théâtre Hernani et Le Roi s'amuse. Certes, le recueil des Orientales, contemporain de Marion de Lorme confirme la réalité d'un contraste dans la pratique du vers par Hugo, contraste entre théâtre et poésie lyrique, mais ce contraste est plus mince qu'il n'y paraît. Un "comme" à la rime figure dans un poème des Feuilles d'automne, ce qui fait une égalité d'audace avec la pièce contemporaine Hernani, malgré le scandale du rejet au premier vers : "escalier / Dérobé", Hugo pratiquant et le trimètre et les rejets d'épithètes dans ses poésies lyriques.
Au passage, je me demande si quand Sainte-Beuve fait dire à son Joseph Delorme que les romantiques pratiquent la césure mobile et l'enjambement libre il dissocie simplement l'enjambement à la césure et celui à la rime, puisqu'il n'y a aucun autre moyen d'opposer les deux notions.
Dans ses Odes funambulesques, Banville a publié en 1857 sa première césure déviante, il l'a fait sur le déterminant "un", ce qui est une citation pour moi très claire de Marion de Lorme. Banville l'a fait aussi dans une comédie en vers qu'il a introduite dans un recueil de poésies, ce qui coïncide avec le cas des Marrons du feu de Musset, et justement, si on passait alors du "c'est un" devant la césure au "comme une" à la rime, Banville pratique donc le "un" à la césure dans une comédie en vers et il pratique à la rime dans un poème la séquence "Dans un", poème dont le titre est une allusion à un poème célèbre de Victor Hugo : "La Tristesse d'Olympio" nous vaut une "occidentale" intitulée "La Tristesse d'Oscar", et au sein de ce poème Banville a cité l'entrevers "Comme une" de Musset qui était déjà une citation de Victor Hugo" :
Jadis, le bel Oscar, ce rival de Lauzun,Du temps que son habit vert-pomme était dans unEtat difficile à décrire,[...]
Il y a un autre emploi du déterminant à la rime dans un poème des Odes funambulesques, toujours dans l'édition originale de 1857, au sein du rondeau "A Désirée Rondeau" :
[...]Que son éloge aurait valu mieux qu'unRondeau.
Dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", Rimbaud cite très précisément le "dans un" à la rime de "La Tristesse d'Oscar" :
Toi, même assis là-bas, dans uneCabane de bambous, - voletsClos, [...]
En-dehors des critères des métriciens, il est quelques emplois de monosyllabes à la rime qui doivent être mentionnés.
Dans les Odes funambulesques, nous avons une rime "qui"/"Sakoski". De mémoire, il me semble que Banville l'a déjà employée dans un recueil antérieur, elle figure ici dans le poème "Les Théâtres d'enfants". Pour être employé à la rime, le mot "qui" doit être précédé d'un autre mot grammatical qui permet de rendre la "pause" à la rime acceptable, mais ici le "qui" est précédé d'une virgule :
[...]Passez ce pantalon et ces bottines, quiViennent de chez Renard et de chez Sakoski ;[...]
Il s'agit clairement d'une rime déviante sur un mot grammatical d'une syllabe.
Le début de la comédie "Les Folies nouvelles" exhibe d'emblée des rimes sur préposition d'une syllabe : "contre" et "sur"., tandis que le premier poème du recueil "La Corde roide" offre un "Mais" à la rime.
En clair, dans ses Odes funambulesques, Banville n'a pas nettement dissocié les audaces des vers lyriques de celles des vers de comédie, même si les vers de comédie sont un peu plus provocateurs en fait d'enjambement et se réservent la mention du "un" devant la césure. Précisons que les audaces se concentrent dans les tout premiers vers, je cite le début de la première scène carrément :
Au meurtre ! épargnez un bourgeois ! [...] J'ai donné contreUn mur, et j'ai cassé le verre de ma montre !Mon chapeau défoncé s'est tout aplati surMa tête. C'en est fait ! je suis mort à coup sûr !
C'est un bourgeois qui parle, et ses enjambements peuvent amener à conclure qu'il ne sait pas parler en vers, mais l'enjambement est ici le sel comique du poète.
Le contraste existe entre les vers de théâtre et les vers lyriques ou satiriques, mais il est faible que ce soit chez Hugo, chez Musset ou chez Banville. Notez que la comédie de Banville inclut plusieurs chansons en vers, ce qui vaut comme autre référence à Hugo et Musset.
Je prévois prochainement de faire un sort complet aux césures et rimes de Banville, mais j'aimerais accéder aux versions originelles de ses recueils, en particulier Les Cariatides. Le recueil Le Sang de la coupe est daté de 1857, mais en réalité il y a eu une édition des poésies complètes de Banville en 1854 ou 1855, là encore il me faudrait mettre la main dessus, car dans sa préface au Sang de la coupe Banville explique que les poèmes ont été publiés dans ce volume de 1854, mais sans les notes et dates explicatives.
Il me faut un historique des rimes déviantes de Banville, vu que sur les césures il a un temps de retard sur Baudelaire et Leconte de Lisle. Or, dans ses Odes funambulesques de 1857, pour un déterminant "un" devant la césure, on en a deux à la rime.
Il y a d'autres sujets à traiter sur les Odes funambulesques. Sa préface peut éclairer l'humour de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" comme du "Bateau ivre", ce que Michel Murat a déjà envisagé dans son livre L'Art de Rimbaud. La rime "hyacinthe"/"Hyacinthe" ne serait-elle pas l'origine de la rime "hyacinthes"/"jacinthes" d'un dizain de l'Album zutique ? Banville écrit un an après la publication des Contemplations qui contient "Réponse à un acte d'accusation". Banville utilise le titre "Triolets rythmiques" qui a son importance dans la parodie "Le Martyre de saint Labre" de Daudet. Il y a d'autres choses encore...
Mais, j'en reviens aux vers de théâtre. Avec Cyrano de Bergerac, Edmond Rostand est revenu sur la versification de Cromwell et comme son époque en avait vu d'autres il commet des audaces inconnues du Cromwell de 1827. Rostand est un versificateur assez médiocre, mais au plan de l'histoire du vers l'analyse de sa pièce est essentielle, et je relève aussi la mention "triolet" à la rime qui suppose aussi une référence à Banville. Il y a en particulier plusieurs enjambements de mots qui permettent de dire si oui ou non Rostand pratiquait ce semi-ternaire que Martinon, puis les métriciens attribuent à Hugo et d'autres poètes du dix-neuvième siècle. Rostand situe aussi l'action à l'époque de Corneille ce qui nous rapproche encore une fois de Marion de Lorme, drame romantique complètement inconnu de la critique universitaire, mais alors complètement.
Je ferai une revue sur la pièce de Rostand dans un prochain article.
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