Je mets parfois des accompagnements musicaux choisis gratuitement, mais les titres ci-dessus ont à voir avec la présent article où il est question d'emprunter ou voler des rimes si je puis dire, et où il est question d'un sommeil d'inattention qui n'a que trop durer pour moi.
Dans divers articles, et en particulier à partir d'un colloque qui s'est tenu en 2004 à Charleville-Mézières, Jacques Bienvenu a mis en avant que, dans sa réponse à la lettre de Rimbaud de mai 1870, Banville avait probablement critiqué les rimes imparfaites des trois poèmes qui lui avaient été soumis : une version sans titre de "Sensation", la pièce "Credo in unam" devenue "Soleil et Chair" et enfin le poème intitulé "Ophélie".
Les Actes de ce colloque ont été publiés dans le colloque n°5 de la revue Parade sauvage et nous y trouvons l'étude de Jacques Bienvenu sous le titre suivant : "Ce qu'on dit aux poètes à propos de rimes", page 247 et suivantes.
Cette thèse n'a retenu ni l'attention des rimbaldiens en général, ni l'attention des métriciens. Je suis le seul à en avoir soutenu les conclusions et j'ai travaillé à la prolonger, notamment au plan de l'emploi des vers de neuf syllabes du côté de Charles Cros et Paul Verlaine. Bienvenu souligne que Rimbaud a pu avoir accès à une pré-originale des premiers chapitres du traité de Banville avant de rédiger ses lettres du 13 et du 15 mai 1871 à Izambard et Demeny. Dans ce traité, Banville se montre fermement opposé aux licences en fait de rimes. Banville a probablement critiqué la rime "lys"/"cueillis" du poème "Ophélie" puisqu'il était en train de dénoncer ce genre d'abus des poètes dans le traité qu'il était en train de rédiger, ainsi que la rime "Vénus"/"venus", bien plus fautive à l'oreille d'un Banville que la rime sulfureuse "Vénus"/"anus" que Rimbaud allait bientôt se permettre dans "Vénus anadyomène". Au fait, pourquoi Marc Ascione, Alain Chevrier et d'autres passent leur temps à croire inutilement que Rimbaud jouerait sur le sens de "vieille femme" avec le mot "anus" ? Ils ne savent pas ce que c'est qu'un anus ? Parlent-ils seulement le français ? Elle a un ulcère à la vieille femme, ça ne veut rien dire. Evidemment que le sens normal se suffit à lui-même à la lecture de ce sonnet ? Et je dis bien normal, parce que si je disais le sens premier ils partiraient sur leur goût pour le sens second. Non, votre lecture, elle est anormale. Point barre.
Reprenons.
Banville aurait critiqué ces rimes chez Rimbaud plutôt que de crier au génie, ce qui prouve au passage que Banville n'est pas quelqu'un qui sait goûter la poésie d'autrui. Il a un petit manque de compétence assez évident. Moi qui suis intelligent et qui ai de la sensibilité, je trouve admirables "Ophélie", "Sensation" et le très décrié "Credo in unam" il a une sacrée verve et une sacrée prosodie, et il déploie un propos. Mais, bref, reprenons.
Parmi les rimes que Banville a pu critiquer, il y a celle-ci qui figure dans "Ophélie" : "aune qui dort,"/"astres d'or." En liaison avec l'époque lointaine où le "t" de fin de mot se prononçait, il est de tradition de ne pas faire rimer "or" et "dort". Je vous épargne les autres proscriptions du genre, mais remarquons que les poètes ont eu recours à cette rime un peu négligée, et tout particulièrement Alfred de Musset. Mais ici, il est question de la réaction d'un Banville tatillon, tel que son traité écrit à la même époque peut en donner une idée. Ce qui est tout de même étrange, c'est que dans la suivante lettre à Banville, celle du mois d'août 1871, Rimbaud a envoyé un poème où figure la rime "Bois qui dort,"/"pommades d'or". L'expression "Bois qui dort" est un équivalent évident de l'expression "aune qui dort" et "pommades d'or" fournit une rime identique de départ "dort"/"d'or", mais aussi une autre forme d'équivalence, puisque l'émotion du poète qui se paie avec des "astres" est tournée en dérision par le mot "pommades". Et Rimbaud déforme aussi pour l'occasion l'expression "pommes d'or". Le mot "pommades" est frappant à d'autres égard, puisque la forme "pommadés" est à la rime au vers 2 de "Vénus Anadyomène", poème qui contient lui aussi un équivalent de la rime "dort"/"d'or" avec la rime du second quatrain : "ressort"/"essor".
En clair, nous avons des indices que "Vénus anadyomène" est un sonnet composé après la réponse de Banville, et un sonnet qui digérerait par la raillerie la réponse du censeur qui ne lui a pas encore ouvert les portes du Parnasse. Le poème "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" s'amuse à rappeler volontairement la rime du poème "Ophélie", c'est le discours supposé avec fermeté par Bienvenu et je me range pleinement à cette conviction. Et cela ne s'arrête pas là ! J'ai encore plus d'un épisode à dérouler...
Reprenons l'expression "Bois qui dort", elle est assez singulière et elle se retrouve à nouveau, plutôt suggérée que formulée telle quelle il est vrai, dans le poème "Tête de faune", lequel poème s'inspire de la comédie Le Bois de Glatigny comme JE l'ai démontré et annoncé le premier, du poème "Sous bois" de Glatigny et du poème du même titre "Sous bois" de Banville, deux dernières sources découvertes par Steve Murphy.
Comme le témoignage d'Ernest Raynaud fait entendre que des manuscrits de "Paris se repeuple" et "Tête de faune" furent récupérés auprès de Charles Cros et Théodore de Banville, Jacques Bienvenu tend à considérer que le manuscrit lui-même de "Tête de faune" venait plutôt de Banville étant donné qu'il contient encore une fois une occurrence de la rime "dort"/"d'or", et la source relevée par Murphy du poème "Sous bois" conforte cette hypothès : "écrin vert taché d'or", "où le baiser dort". C'est le lien avec l'expression du dernier vers : "Baiser d'or du Bois" qui permet de faire le rapprochement avec "Bois qui dort" dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs".
Rimbaud renverrait sans arrêt cette rime aux yeux de Banville.
Cela était involontaire dans la lettre initiale et le poème "Ophélie", il s'agit d'une provocation dans la lettre d'août 1871 et le poème "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" dont personne ne s'étonne jamais qu'il ne figure pas dans le dossier paginé de Verlaine, puis dans "Tête de faune" la provocation se double d'une perspective d'en avant poétique. Les trois dizains de "Tête de faune" ont des césures chahutées comme jamais, et cela joue, comme l'a fait remarquer Bienvenu, sur les ambiguïtés de Banville qui célèbre la règle tout en avouant qu'Hugo aurait tout de même pu créer un art totalement libre en fait de césure. Du coup, la rime "d'or"/"dort" et la confusion phonétique du quatrain final, rimant tout en "oeil" si je puis dire : "écureuil", "feuille", "bouvreuil", "se recueille", participent d'une revendication faunesque de poète qui veut la "liberté libre" en soutien aux audaces à la césure. Je rappelle que "Tête de faune" est un poème en décasyllabes littéraires avec une césure, à lire de manière forcée, après la quatrième syllabe. Ne croyez pas les billevesées des métriciens sur la variation des césures en l'espace de ces douze vers, même si vous pourriez vous croire fort d'expliquer que la liberté libre c'est quand il n'y a plus de césure.
Dans "Tête de faune", la rime "d'or"/"dort" annonce clairement l'avènement des vers "nouvelle manière" du printemps et de l'été 1872.
Mais il y a un poème plus régulier que "Tête de faune", peut-être un peu antérieur, qui offre lui aussi une occurrence de la rime "d'or"/"dort". Il s'agit des "Mains de Jeanne-Marie", poème qui s'inspire du poème du recueil Emaux et camées de Théophile Gautier : "Etude(s) de mains". Notez que le poème véhicule une rime reprise à la comédie Vers les saules de Glatigny : "cousine"/"usine", rime qui donnait raison à Yves Reboul de tourner le dos au délire des recherches de sens douteux pour le mot "cousine" pour lui préférer le sens normal du mot. Le poème "Les Mains de Jeanne-Marie" offre donc la rime : "fleurs d'or"/"éclate et dort." Le poème a-t-il un lien étroit avec Banville ? Pour une fois, il est permis d'en douter. En tout cas, cette rime obsède Rimbaud.
Rimbaud ne commet qu'une fois la rime équivalente avec des mots bien distincts : "ressort"/"essor" dans "Vénus anadyomène", mais il revient à plusieurs reprises sur une rime à l'identique : "dort"/"d'or". Les mots à la rime sont dans le même ordre de "Ophélie" à "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs". L'ordre de défilement inverse "d'or"/"dort" est adopté dans les deux poèmes "Les Mains de Jeanne-Marie" et "Tête de faune" composés au début de l'année 1872, en février et éventuellement en mars.
La rime revient dans cet ordre "d'or"/"dort" dans le sonnet "Poison perdu", ce qui est un argument important de l'attribution du poème à Rimbaud, la rime "d'or"/"dort"/"mort" des tercets accompagnant une rime faible en "'-ée", sans consonne d'appui : "piquée", "trempée", "préparée".
Or, si nous revenons aux poèmes de l'année 1870, nous nous apercevons qu'après le sonnet "Vénus anadyomène" daté sur un manuscrit du 27 juillet, nous avons une rime équivalente dans le sonnet "Le Mal" : "calices d'or", "hosannah s'endort", puisque "s'endort" n'est après tout qu'une forme enrichie de la conjugaison verbale "dort".
Mais là vous me direz que le poème "Le Mal" ne peut pas être une provocation à l'encontre de Banville, puisqu'il ne semble pas lui avoir été communiqué et puisque son sujet n'a rien à voir avec les poésies de Banville, et à peu près tout avec Les Châtiments de Victor Hugo.
Et pourtant, on sent qu'il se joue quelque chose et que la réplique à Banville couve sous cette rime...
Avant de vous apporter la solution, je confirme que nous sommes sur la bonne voie par le relevé d'une dernière rime de Rimbaud. Dans Un cœur sous une soutane, Rimbaud a inclus des poèmes parodiques qui permettent de tourner en dérision son personnage principal. Et il y a une pièce essentielle à verser au dossier qui n'est autre que le poème intitulé "La Brise" :
Dans sa retraite de cotonDort le zéphyr à douce haleine ;Dans son nid de soie et de laine,Dort le zéphyr au gai menton !Quand le zéphyr lève son aileDans sa retraite de coton,Quand il court où la fleur l'appelle,Sa douce haleine sent bien bon !O brise quintessenciée !O quintessence de l'amour !Quand la rosée est essuyée,Comme ça sent bon dans le jour !Jésus ! Joseph ! Jésus ! Marie !C'est comme une aile de condorAssoupissant celui qui prie !ça nous pénètre et nous endort !
Cette création anticipe le "Sonnet du Trou du Cul", d'autant que la relative "où la fleur l'appelle" préfigure "où la pente les appelait". On peut être frappé également combien ce poème tout en dérision fait écho aux vers pourtant aimés de "l'Ariette oubliée" envoyée à Verlaine en avril 1872 : "Le vent dans la plaine / Suspend son haleine." En bon lecteur des Cariatides de Banville, Rimbaud s'inspire ici des répétitions de vers qu'il peut apprécier dans les "triolets" des Odes funambulesques, comme dans pas mal de productions baudelairiennes des Fleurs du Mal. Ce poème en quatre quatrains est aussi la première ébauche du poème en trois quatrains "Tête de faune". Au lieu de l'anaphore sur deux vers : "Dans la feuillée," nous avons l'anaphore "Dort" aux vers 3 et 4 et au lieu de la chute "se recueille", la conclusion verbale : "et nous endort". Nous partons dans un cas d'un abri sous la feuillée et dans l'autre cas d'une "retraite de coton". Et Rimbaud s'est inspiré du livre deux des Cariatides dans l'édition de 1864, la section "Amours d'Yseult", ensemble qui deviendra pour "Elise" dans les éditions définitives. Je n'ai pas mon exemplaire de 1864 sous la main, mais je consulte en ligne le fac-similé de l'édition originale de 1842 des Cariatides, et Rimbaud cible donc directement le poème V de la section "Amours d'Yseult". Il s'agit d'un sonnet, et la reprise est évidente du début de cette pièce banvillienne, mais la lecture d'ensemble confirme les intentions comiques de la parodie :
Le zéphyr à la douce haleineEntr'ouvre la rose des bois,Et sur les monts et dans la plaineIl féconde tout à la fois.Le lis et la pâle verveineS'échappent fleuris de ses doigts,Tout s'enivre à sa coupe pleine,Et chacun tressaille à sa voix.Mais il est une fleur penchéeQui se retire desséchéeSous le baiser qui veut l'ouvrir.Or, je sais des âmes plaintivesQui sont comme les sensitivesEt que le bonheur fait mourir.
Il y a de fortes et bonnes raisons de penser que ce sonnet est aussi une source directe pour "Tête de faune" (le baiser qui veut l'ouvrir, la rose des bois, Tout s'enivre, chacun tressaille) et pour "Poison perdu" (chute "le bonheur fait mourir", rime d'attaque des tercets). La chute "que le bonheur fait mourir" ressemble à la chute du poème cité plus haut : "et nous endort". Le premier quatrain avec ses fortes connotations sexuelles : "Entr'ouvre la rose des bois", "féconde", confirme le sens assez cru de la formule "la rosée est essuyée" chez Rimbaud. Avec "Assoupissant" en guise de relais, nous passons aussi des deux mentions en attaque de vers "Dort" au mot de la fin "s'endort". La forme "Dort" est justement martelée dans "Le Dormeur du Val", poème que de prime abord on ne ferait pas intervenir dans cette série visant Banville. Pourtant, ça prend de la consistance.
Mais, si je ne vous fournis pas l'ultime pièce du dossier, vous pouvez encore vous dire que tout cela n'a aucun sens précis.
Normalement, Banville n'a jamais pratiqué la rime "d'or"/"dort", contrairement à Musset, Hugo, Gautier et d'autres, sauf que Banville retouchait ses vers.
Dans l'édition définitive de ses œuvres, on peut lire le poème des Cariatides intitulé "Phyllis" et daté de juillet 1842, la préface du recueil datant du mois de septembre. Le poème "Phyllis" est une imitation latine classique avec des exemples très connus, comme celui de Clément Marot au début de son Adolescence clémentine. Vers la fin du poème, nous avons une rime très correcte : "effort"/"s'endort". Je me permets de citer les vers en question :
Voici la douce Nuit qui vient, et sans effortSous le baiser du soir la Nature s'endort.
Vous noterez que la Nuit est un peu l'équivalent du faune rimbaldien.
En 1842, Banville avait tourné cela autrement avec une autre rime :
Fermez l'arène, enfants. Déjà sur ses longs voiles,La nuit brode en courant sa ceinture d'étoiles,Et dans l'herbe fleurie et sur l'arène d'or,Sous le baiser du soir la Nature s'endort.[...]
Notez que dans le peu vers restants, nous avons la mention "Anadyomène" à la rime.
En clair, Banville s'est reproché la licence "d'or"/"s'endort".
Je dois vérifier sur ma fragile édition de 1864, à moins que je ne le fasse sur le fac-similé de cette édition disponible sur le site Gallica. J'éditerai alors cet article demain. Mais Rimbaud a identifié ce défaut de rime dans la poésie de Banville, et c'est pour cela qu'il n'a eu de cesse de citer cette rime. "Vénus anadyomène" répond à Banville en offrant une variante de la licence "ressort"/"essor" pour "dort"/"d'or", puis le sonnet "Le Mal" fait siffler la forme verbale même employée par Banville en sa jeunesse : "s'endort" avec la même rime "d'or"/"s'endort", puis le poème d'Un cœur sous une soutane offre une variante "condor"/"s'endort" au milieu d'autres allusions précises aux poèmes voisins de l'églogue "Phyllis" qui contient la fameuse rime hérétique originelle de Banville.
J'aurais d'autres choses à dire, des prolongements à proposer, mais je vous laisse sur cette mise au point qui vous fera énormément songer, je n'en doute pas.
**
Je viens de vérifier sur le fichier fac-similaire du site Gallica de la BNF de la nouvelle édition en 1864 des Cariatides. Banville avait déjà corrigé la rime "dort"/"s'endort", je ne pouvais donc mal de la repérer tant que je n'avais pas accès à l'édition originale. Une vérification reste à faire du côté de l'édition des "poésies complètes" de 1857 qui contient l'ajout "Le Sang de la coupe" (petit cafouillage dans mes derniers articles sur ce point). En tout cas, voici la leçon de 1864 :
Fermez l'arène, enfants. Déjà sur ses longs voiles,La nuit brode en courant sa ceinture d'étoiles,Les flammes du couchant meurent, et sans effortSous le baiser du soir la Nature s'endort.La Nature pâmée est plus jeune et plus belleQue la Vénus de marbre et la nymphe d'Apelle :A toi donc, ô Daphnis ! la victoire et le prixDu combat que tous deux vous avez entrepris.Car si belle que soit une AnadyomèneSortie en marbre blanc des mains de Cléomène,Mieux vaut la chaste enfant dont l’œil sourit au jour,Dont le sein est de chair, et palpite d'amour !
C'est un pavé dans la mare des études rimbaldiennes que je soumets là à l'attention. Vous avez enfin l'explication nette pour laquelle Rimbaud a poursuivi Banville avec la rime "dort"/"d'or". Vous avez des éléments qui intéressent de loin en loin la genèse de "Tête de faune" où le baiser fugitif est quelque peu vent et soleil. On pense à la brise du zéphyr, on pense ici à un "baiser du soir" qui est double mort avec les "flammes du couchant" qui "meurent" et une "Nature pâmée", mais un baiser du soleil à la Nature aussi, ce que cache une lecture de surface du syntagme "baiser du soir".
Il va de soi que dans le poème "La Brise" de Léonard (Rimbaud) le mot "condor" peut se lire "con d'or" et fait écho à la double mort de la pièce "Phyllis". J'ai déjà fait état de l'occurrence du mot "Anadyomène" à la rime qui justifie l'idée que "Vénus Anadyomène" soit aussi une réponse à Banville. Vous constatez aussi un paradoxe, puisque quand il a envoyé les poèmes "Ophélie" et "Credo in unam" à Banville Rimbaud ne prévoyait pas une réflexion sur la rime "dort"/"d'or". Pourtant, la rime "voiles"."étoiles" est la première du poème "Ophélie" où elle encadre la rime fautive pour Banville : "lys"/"hallalis", premier quatrain de rimes croisées : "étoiles", "lys", "voiles", "hallalis", et la reprise du dernier quatrain fait que nous avons les mêmes remarques à faire pour la conclusion du poème en remplaçant "hallalis" par "cueillis" : "étoiles", "cueillis", "voiles", "lys". J'irais jusqu'à souligner que "cueillis" y annonce le choix "se recueille" qui conclut la rime en "oeil" du dernier quatrain de "Tête de faune" : "écureuil", "feuille", "bouvreuil", "se recueille", la rime "feuille"/"se recueille" étant reprise au Bois de Glatigny.
Notons que le deuxième quatrain de "Ophélie" se lovait dans la citation de rimes de Banville avec "Ophélie"/"folie". Je crois pourtant difficilement que le jeu d'envoyer ces rimes-là à Banville de manière volontaire dès la lettre de mai 1870 soit envisageable. Rimbaud ne connaissait pas d'avance que Banville allait publier un traité à ce point-là. En tout cas, après probablement la réponse de Banville, à partir des sonnets "Vénus anadyomène" et "Le Mal" et du poème "La Brise", Rimbaud a été capable d'identifier la présence de cette rime négligée dans un poème de jeunesse de Banville et de l'identifier dans un poème qui entre en résonance avec les discours passionnés impliquant la Nature et la rime "étoiles"/"voiles" dans les poèmes "Ophélie" et "Credo in unam". Je remarque aussi dans la citation ci-dessus l'occurrence du mot "chair" qui peut avoir préparé l'évolution de titre en "Soleil et Chair". Je rappelle que dans sa lettre de mai 1870 Rimbaud dit à Banville qu'il est jeune et qu'il a besoin qu'on lui tende la main. Il est ainsi un peu après aller rechercher une erreur de jeunesse de Banville, le sentiment de culpabilité étant confirmé par le remaniement du vers.
Mais les perspectives pour la critique rimbaldienne ne s'arrêtent toujours pas là.
Rimbaud a donc lu la version originale des Cariatides de 1842, à moins qu'il ne s'agisse de la version publiée en 1857. Rimbaud a lu les deux versions du recueil ! Il est évident que la version de 1864 était la plus accessible à son époque, mais comme elle était déclarée "nouvelle" on ne peut s'étonner que Rimbaud ait cherché à accéder à sa forme originelle.
Ce faisant, Rimbaud a eu un confort extraordinaire pour comparer l'évolution des vers de Banville et son passage de césures régulières à des césures audacieuses. Il a pu évaluer toute l'évolution dès l'année 1870, ce qui est à prendre en considération dans les études sur l'évolution du vers de Rimbaud dès 1870.
Une perspective s'ouvre aussi quant à la lecture des "Reparties de Nina" dont le sujet rebondit sur un propos de Glatigny dans sa préface de 1870 même à une édition par Lemerre de trois de ses premières œuvres. Glatigny y dit qu'il ne corrige pas ses vers de jeunesse pour qu'il reste sa jeunesse, lui devenant un homme positif à la manière du Fortunio de Musset passant du Chandelier à la parodie La Chanson de Fortunio d'Offenbach.
La section inégale des "Amours d'Yseult" contient des poèmes où il est question d'érotisme de vision de femme à la messe, notamment le premier poème très réussi, et cela intéresse aussi la lecture de plusieurs poèmes de 1870 de Rimbaud dont ceux cités plus haut qui ciblent Banville. La section contient aussi un poème en quatrains où le vers de six syllabes alterne avec le vers de quatre syllabes, ce qui nous rapproche de l'alternance octosyllabes et quadrisyllabes que "Ce qui retient Nina" a repris à la "Chanson de Fortunio", et il y a quelques échos possibles avec justement "Ce qui retient Nina", la rime clef "jour"/"amour et son positionnement dans le poème de Banville ou bien l'idée d'un "profil dur".
J'aurais d'autres éléments encore à traiter, mais un dernier fait insolite est à relever. Dans "Credo in unam", poème en rimes plates, nous avons une petite altération d'une séquence de quatre vers en rimes croisées. Cela concerne précisément la forme conjuguée "étoile" et le nom "voile" : "bleus", "s'étoile", "mystérieux", "voile". Les rimbaldiens ont déjà relevé cette anomalie, elle a été commenté par Cornulier et je ne sais plus si c'est Murphy ou Cornulier qui a fait remarquer que l'anomalie avait été habilement disposée en fonction du changement de page manuscrite sur les feuillets de transcription envoyés à Banville. L'humour de cette perturbation vient d'une volonté de créer l'impression d'un trouble soudain vécu par le poète, puisque la dryade est nue et que le poète évoque une "clairière sombre où la mousse s'étoile", vision pubienne qui provoque donc un sursaut parmi les rimes !
Par conséquent, quand Rimbaud raille Banville pour la rime "d'or"/"s'endort", il n'est pas peu heureux de la trouver à la suite d'une rime "étoiles"/"voiles" qui se rapproche d'une erreur volontaire du poème "Credo in unam". Rimbaud vante l'intérêt du fait exprès des fautes de versification pour exalter des effets de sens proprement poétiques, tandis que Banville renonce à sa jeunesse pour une poésie tracée au cordeau.
Je sais qu'il est compliqué d'admettre que Rimbaud a commis une faute volontaire, que Banville n'a vu que les licences habituelles en son siècle à reprocher et que Rimbaud a su retourner cela en railleries, puis en principe de sa propre évolution jusqu'aux vers déréglés "dernière manière", mais c'est la conclusion imparable qui ressort de la confrontation des textes et des dates. Je ne crois pas que tout était prévu dès l'envoi de mai 1870, explication plus homogène qui n'aura pas la vraisemblance pour elle.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire