Jacques Bienvenu vient d'annoncer sur le blog "Rimbaud ivre" un "Entretien avec Pierre Brunel dans la chambre de Rimbaud" : il s'agit de la chambre rue Victor Cousin dans l'hôtel de Cluny, où Rimbaud a logé en juin 1872. Cette chambre est très proche de la Sorbonne où enseigna Pierre Brunel. J'ai moi-même cherché à identifier l'endroit. Un employé de l'hôtel m'a fait visiter une chambre dont il a pu dire que c'était, d'après tous les recoupements possibles, celle-là même où avait emménagé Rimbaud. C'était en plein jour et les rideaux étaient tirés, mais le mobilier et l'apparence étaient résolument modernes. Je ne pouvais qu'imaginer être entré dans un espace confiné qui aurait été à une époque occupé par Arthur Rimbaud lui-même. Par la fenêtre, j'ai observé la cour intérieure qui ne correspond plus à ce qu'a connu Rimbaud, des murs ayant été démolis, la cour ayant été agrandie. C'est le discours qui m'a été tenu. J'en ai rendu compte sur ce blog. Mais j'ai exprimé aussi un doute dans un second temps, toujours sur ce blog.
En effet, rien ne prouve que ce soit bien la chambre même de Rimbaud. Et pour comprendre mes réserves, il faut reprendre la célèbre lettre à Delahaye de "jumphe 72".
Lorsque Rimbaud rédige cette lettre, il habite effectivement "Rue Victor-Cousin, Hôtel de Cluny", c'est l'adresse qu'il mentionne à la suite de sa missive. Cependant, les courriers à son ami carolopolitain, ou plutôt à son ami macérien, se sont espacés, et, dans sa réponse, Rimbaud ne décrit pas une chambre où il a vécu, mais deux.
Au début de la lettre, Rimbaud prend le contre-pied de plaintes de Delahaye contre la vie en province, car ces jérémiades supposaient une envie de monter à Paris. Rimbaud admet que l'existence dans "le cosmorama Arduan" ne vaut pas grand-chose, mais il précise qu'il ne faut pas pour autant se faire d'illusions sur Paris : il réplique "ce lieu-ci : distillation, composition, tout étroitesses" ou "le beau temps est dans les intérêts de chacun". La leçon que veut donner Rimbaud à Delahaye est celle même que l'expérience lui a envoyé en plein visage, puisque un an auparavant, au même mois de juin, mais en 1871, Rimbaud écrivait dans sa dernière lettre connue à Demeny : "Je veux travailler libre : mais à Paris, que j'aime." Il parlait alors de "la ville immense". La lettre de juin 1872 est un aveu de désenchantement. Rimbaud développe ensuite de manière fort littéraire l'idée que sa soif qui aurait pu trouver à s'étancher dans "les rivières ardennaises et belges", dans les "cavernes" sinon, a découvert tout de même un remède magique à Paris. Il assimile l'ivresse procurée par l'absinthe à un habit "délicat", image qu'éclaire une autre métaphore : "Mais pour, après, se coucher dans la merde !" L'alcool apporte une échappatoire, mais l'illusion n'a qu'un temps. Et la conclusion est que Paris et les Ardennes se valent quelque peu : "Toujours même geinte, quoi !"
Rimbaud répond ensuite à une autre question de Delahaye, lequel semble décidément vouloir flatter Rimbaud. Par déduction, nous comprenons que Delahaye avait critiqué les Ardennes pour célébrer la montée à Paris de son ami et qu'ensuite il avait témoigné d'une envie de lire et de marcher. Rimbaud lui répond sans assurance : "peut-être que tu aurais raison de beaucoup marcher et lire." Ceci dit, nous retrouvons la pensée toujours très suivie de Rimbaud sur de tels sujets. Le projet est paradoxal, puisqu'il s'agit de s'abrutir loin des "bureaux" et "maisons de famille". Il s'agit d'un programme d'évasion, car le problème c'est la pilule amère de la vie tant à Paris que dans le "cosmorama Arduan". Rimbaud avoue toutefois son échec : "je suis loin de vendre du baume" et, sans que nous ne sachions s'il a eu connaissance du travail de Félix Ravaisson sur l'habitude comme seconde nature, ce qui reste intéressant à comparer avec bien des propos sur la transformation de soi du "voyant", d'autant que Ravaisson est un philosophe autrement pertinent que le célèbre Victor Cousin qui donne déjà son nom à la rue, il ajoute : "je crois que les habitudes n'offrent pas des consolations, aux pitoyables jours."
Et, enfin, alors qu'il annonce travailler la nuit, Rimbaud se lance dans la description successive des deux dernières chambres parisiennes dans lesquelles il a logé. Il commence par décrire la chambre du "mois précédent", celle de la "rue Mr-le-Prince" où noter l'abréviation à l'anglaise "Mr" pour "Mister" et non "M." pour le français "Monsieur" (il est vrai toutefois que je n'ai jamais trouvé absurde d'abréger "Monsieur" en "Mr" comme le font les anglais pour "mister"). Cette description est la plus longue et la plus poétique, la plus précise aussi :
Le mois passé, ma chambre, rue Mr-le-Prince, donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis. Il y avait des arbres énormes sous ma fenêtre étroite. A 3 heures du matin, la bougie pâlit : tous les oiseaux crient à la fois dans les arbres : c'est fini. Plus de travail. Il me fallait regarder les arbres, le ciel, saisis par cette heure indicible, première du matin. Je voyais les dortoirs du lycée, absolument sourds. Et déjà le bruit saccadé, sonore, délicieux des tombereaux sur les boulevards. - Je fumais ma pipe-marteau, en crachant sur les tuiles, car c'était une mansarde, ma chambre. A 5 heures, je descendais à l'achat de quelque pain ; c'est l'heure. Les ouvriers sont en marche partout. C'est l'heure de se soûler chez les marchands de vin, pour moi. Je rentrais manger et me couchais à 7 heures du matin, quand le soleil faisait sortir les cloportes de dessous les tuiles. Le premier matin en été et les soirs de décembre, voilà ce qui m'a ravi toujours ici."
Le but n'est pas de décrire la chambre. J'ai rappelé tout ce qui précédait dans la lettre et on apprécie ici le passage poétique qui fait pour partie la célébrité de ce courrier à Delahaye. A cette époque-là, Rimbaud compose des poèmes qu'il assimile volontiers à des "prières" et ce qui nous est servi dans cette prose c'est le témoignage autobiographique d'un ravissement. Alors qu'il travaille en tant que poète, et oserions-nous encore dire en tant que "voyant", Rimbaud se voit imposer un moment de communion par la Nature. L'aube est au cœur de son sacerdoce. Rappelons qu'il est question d'une aube et non d'un couchant dans le poème qu'il a écrit en mai, bien moins d'un mois auparavant : "L'Eternité". Rappelons que, dans un témoignage de Verlaine sur Rimbaud, "Aube" et "Veillées I" sont présentés comme des extraits de la poésie et des préoccupations de Rimbaud au moment de la fugue vers la Belgique et l'Angleterre, époque à laquelle Rimbaud était rejeté du tout Paris littéraire en somme à cause de son comportement sulfureux.
La chambre que vient de décrire Rimbaud se situe à l'Hôtel de l'Orient devenu Hôtel Stella. Cet hôtel existe encore aujourd'hui, tout comme le restaurant Polidor, qui a juste cessé d'être une crèmerie. De l'autre côté de la rue, Forain et Jolibois ont logé à la même époque, voisins immédiats de Rimbaud qu'ils semblent avoir été (une meilleure précision dans les dates étant toujours à envisager pour ma part).
La mansarde dont parle Rimbaud ne donne pas sur la rue, mais sur une cour intérieure ou plutôt un jardin que l'hôtel partage donc avec le lycée Saint-Louis, un des grands lycées parisiens qui donne sur le boulevard Saint-Michel. Le fait que Rimbaud loge au niveau du toit favorise l'écoute des tombereaux qui passent sur les boulevards, et plus précisément sur le récent boulevard Saint-Michel tout proche. Aujourd'hui, les chambres de l'Hôtel Stella ont été démansardées à cause de directives administratives, il est donc impossible d'apprécier la chambre dans l'ordre dans lequel Rimbaud l'a connue. En revanche, Rimbaud revendique un vis-à-vis avec les dortoirs du lycée Saint-Louis. Aujourd'hui, vous regardez par la fenêtre de la chambre de Rimbaud et vous avez en face de vous, de l'autre côté d'une assez petite cour, la façade du lycée Saint-Louis, façade sans aucun charme avec centrées, étage par étage, des fenêtres. Rimbaud ne voyait pas le lycée en longueur ni un peu loin, il avait un vis-à-vis, pas brutal mais presque, avec une largeur du bâtiment scolaire. Rimbaud était dans une mansarde. Même si la "fenêtre étroite" a disparu, il n'est question que de se rendre au plus haut étage, au niveau du toit. Il suffit ensuite de repérer la chambre la mieux centrée par rapport aux fenêtres du lycée Saint-Louis. Le rimbaldien avisé prendra alors une photographie pour donner à voir cette façade du lycée Saint-Louis telle qu'elle est aujourd'hui, pour montrer cette cour et ce qu'elle est devenue. Moi, je sais ce que Rimbaud a vu, je n'en ai plus des représentations libres dans mon esprit, ce qui peut être éventuellement regrettable.
Passons maintenant à la chambre rue Victor-Cousin. Bien qu'il la qualifie de "jolie", Rimbaud ne semble pas lui donner la même importance. Il se plaint d'étouffer, de ne pas voir le matin, de se contenter de l'eau pour ses soifs nocturnes. Mais, surtout, puisqu'il est question d'identifier la chambre précise où Rimbaud a logé en juin 1872 à l'hôtel de Cluny, il faut noter que, cette fois, nous n'avons aucune précision sur l'étage où le poète a dormi. Il ne parle pas de mansarde. Or, à l'Hôtel de Cluny, la chambre qui m'a été présentée comme celle de Rimbaud se situait au dernier étage, alors qu'objectivement les chambres des étages inférieurs donnent tout autant sur la cour intérieure. Sur un flanc de l'immeuble, c'est un couloir qui donne sur la cour intérieure, mais il n'en reste pas moins que plusieurs chambres peuvent correspondre à la description faite par Rimbaud. Et, enfin, je vais citer la description du lieu dans la lettre à Delahaye, en insistant sur un détail que j'ai déjà soumis à l'attention quelques lignes plus haut. Le poète se plaint de ne pas voir le matin et en même temps de ne pas dormir. Ce n'est pas qu'il manque le matin parce qu'il finit par s'endormir, c'est en réalité que la chambre ne permet pas d'apprécier la venue du matin. Certes, la cour semble avoir été élargie, mais la chambre du plus haut étage n'est pas celle où la lumière a le plus de peine à venir. Il me semble donc plus que probable que Rimbaud habitait une chambre d'un étage inférieur, la vue de la fenêtre étant gâchée par les façades voisines, ce qui est assez classique dans les habitations en ville.
Mais, en ce moment, j'ai une chambre jolie, sur une cour sans fond mais de 3 mètres carrés. - La rue Victor-Cousin fait coin sur la place de la Sorbonne par le café du Bas-Rhin, et donne sur la rue Soufflot, à l'autre extrtém. - Là, je bois de l'eau toute la nuit, je ne vois pas le matin, je ne dors pas, j'étouffe. Et voilà !
A mon avis, Rimbaud logeait plutôt au premier étage qu'au niveau des toits dans ce nouvel appartement. C'est par confusion avec l'autre description qu'on se persuade qu'il était à nouveau tout en haut à l'Hôtel de Cluny. Il dit clairement : "je ne vois pas le matin". La cour est dite sans fond et quand j'ai visité l'endroit, j'ai aperçu une sorte de toiture avec une fenêtre. Ce n'est pas une cour asphaltée, il y a une espèce de toit au niveau du sol. Je n'ai pas pu m'attarder et mieux comprendre. Il y a un bâtiment dans le sous-sol en gros.
Rappelons qu'à l'heure actuelle nous connaissons plusieurs adresses parisiennes où Rimbaud a logé, mais personne ne précise jamais la fenêtre qui fut celle de Rimbaud dans l'appartement prêté par Banville rue de Buci, l'emplacement exact des locaux de Charles Cros rue Séguier, la salle même où eurent lieu les réunions zutistes à l'Hôtel des Etrangers. Ceux qui suivent régulièrement ce site savent peut-être qu'il existe pourtant des descriptions détaillées dans des documents d'époque pour l'Hôtel des Etrangers et pour les locaux de Charles Cros, rue Séguier. Je ne sais pas si je peux citer ici la personne avec laquelle je travaille sur ce sujet, mais je pense que quand ce sera mûr il y aura une publication à cet effet.
Post scriptum : je me suis permis de réagir par anticipation à un article annoncé, dans la mesure où une réaction après-coup serait moins évidente à contrôler diplomatiquement. Même s'il n'a guère été un biographe avisé, Jean-Jacques Lefrère dans sa biographie Rimbaud parue chez Fayard en 2001, considérait le document daté "Parmerde, jumphe 1872" comme un "lettre de solitude" et il précise dans une note 37 ne pas porter crédit aux affirmations du gérant selon lequel la chambre de Rimbaud était au sixième étage, numéro 62 : "Aux Rimbaldiens de passage, le gérant fait visiter la chambre qu'il a attribuée au poète : elle est au sixième étage et porte le numéro 62. C'est, selon le gérant, la seule chambre correspondant à la description que donne Rimbaud : "une chambre jolie, sur une cour sans fond mais de 3 mètres carrée [sic]"".
Les réticences me semblent devoir aller de soi, et ce que mon présent commentaire apporte, c'est que les deux descriptions de chambres dans la lettre à Delahaye de juin 1872 sont construites sur une opposition. Comme souvent chez Rimbaud, la mention "jolie" est retorse. Rimbaud peut apprécier le matin dans la mansarde de l'hôtel Stella, mais pas dans la chambre agréablement aménagée de l'hôtel de Cluny où le jour parvient difficilement, puisque la cour intérieure ne fait que trois mètres carrés (au passage, je parle de cour intérieure aussi pour l'Hôtel Stella, alors qu'il s'agit, même sous forme de lieu clos, de jardins appartenant au lycée). S'il ne voit pas le matin, c'est que le poète occupe une chambre de l'un des cinq étages en-dessous. Apparemment, une unique façade permet à chaque étage d'avoir une chambre qui donne sur la cour, puisque, par rapport à la cour intérieure, seules deux façades actuellement appartiennent à l'Hôtel de Cluny, et pour la plus longue des deux façades, en tout cas à l'heure actuelle, étage par étage nous avons un couloir le long des fenêtres donnant sur la cour. Il n'y a pas de couloir sur l'autre façade, à chaque étage, vous n'avez droit qu'à une seule chambre. L'erreur du gérant évoqué par Lefrère, c'est surtout d'avoir contaminé la description de la chambre de l'hôtel de Cluny par l'idée de mansarde, de logis dans les toits. Rimbaud ne dit pas qu'il habite au sixième étage, au dernier étage. L'idée de "cour sans fond" n'implique pas non plus qu'il ait une vue vertigineuse du haut des toits. Rimbaud habitait probablement l'une des chambres des quatre, sinon trois premiers étages. Enfin, le gérant est sans doute très fier de pouvoir présenter une chambre où Rimbaud a logé en la qualifiant de "jolie". La personne qui m'a fait visiter la chambre du sixième étage parlait d'un jour la décorer pour bien signifier que Rimbaud y était passé. Il peut être délicat de l'inviter à revoir ses prétentions à la baisse quelques étages plus bas, dans la mesure où le perfide Rimbaud se plaint d'étouffer, de ne pas voir le matin, par opposition au charme de la mansarde du mois précédent. Et nous ne saurions pourtant trop insister sur cette opposition qui a beaucoup de sens auprès du public rimbaldien. La chambre de l'hôtel de Cluny a favorisé l'exaspération du mois de juin qui a débouché sur le départ du 7 juillet 1872 des compères Rimbaud et Verlaine, les horaires déréglés du mois de mai vécus comme agréables et alcoolisés ont abouti à une impossibilité physique de bien dormir, tandis que les ressources s'étouffent : le poète ne boit plus que de l'eau. Rappelons que la série "Fêtes de la patience" comporte quatre poèmes, trois datés du mois de mai et un du mois de juin. Les "prières" que sont "Bannières de mai", "Chanson de la plus haute Tour", "L'Eternité" et "Âge d'or" sont à mettre en relation étroite avec le discours sur la soif de la lettre à Delahaye, ce qui invite à d'autres rapprochements avec les poèmes "Comédie de la soif" ou "Larme". La lettre est amère, mais le ravissement pour la première heure du matin évoque aussi une foi originale que le poète met en pratique dans ses poèmes. La jolie chambre au sixième étage pose le problème de sa gracieuseté qui fait contresens avec le discours à considérer à la lettre du poète en "jumphe 1872".
Je n'ai pas commenté la fin de la lettre qui montre que Rimbaud s'attache à répondre point par point à une lettre pour nous inconnue de Delahaye. Il est question de faire droit à une réclamation de Delahaye et enfin, comme l'attaque de la réponse de Rimbaud consistait à discréditer l'opposition entre les Ardennes et Paris le poète ne manque pas de se féliciter d'avoir évité les gens de Charleville montés fièrement dans la capitale. Nous ne nous attarderons pas ici sur l'énigme qui veut que Pakenham, Lefrère et Teyssèdre soient convaincus de trouver là une allusion au futur romancier populaire Jules Mary, c'est de l'extrapolation pure et simple, jugez-en : "J'ai évité jusqu'ici les pestes d'émigrés Caropolmerdés." Notre présente mise au point s'est accompagnée de remarques ponctuelles sur la signification poétique profonde de cette lettre, où il convient de ne pas s'arrêter exclusivement à la description enchantée de deux lieux de résidence rimbaldiens, le second lieu n'étant même pas précisément enchanteur dans l'opinion délivrée par Rimbaud.
Une dernière remarque peut-être. Rimbaud insère une parenthèse à l'aide des tirets allongés dans sa description de la chambre de l'Hôtel de Cluny. Il faut rappeler que Delahaye a visité Rimbaud à Paris en novembre, et Rimbaud a l'air de supposer que Delahaye a retenu l'emplacement de la Sorbonne, de la place "attenante" qui en porte le nom, du café du Bas-Rhin, de la rue Soufflot, voire peut-être du lycée Saint-Louis et de la rue Monsieur-le-Prince. Son seul souci est de préciser la localisation de la rue Victor-Cousin qui ne devait rien rappeler du tout pour Delahaye. Cela n'est peut-être pas inutile à relever, cela éclairerait indirectement les balades parisiennes de Rimbaud et Delahaye à la fin de l'année 1871.
Post scriptum : je me suis permis de réagir par anticipation à un article annoncé, dans la mesure où une réaction après-coup serait moins évidente à contrôler diplomatiquement. Même s'il n'a guère été un biographe avisé, Jean-Jacques Lefrère dans sa biographie Rimbaud parue chez Fayard en 2001, considérait le document daté "Parmerde, jumphe 1872" comme un "lettre de solitude" et il précise dans une note 37 ne pas porter crédit aux affirmations du gérant selon lequel la chambre de Rimbaud était au sixième étage, numéro 62 : "Aux Rimbaldiens de passage, le gérant fait visiter la chambre qu'il a attribuée au poète : elle est au sixième étage et porte le numéro 62. C'est, selon le gérant, la seule chambre correspondant à la description que donne Rimbaud : "une chambre jolie, sur une cour sans fond mais de 3 mètres carrée [sic]"".
Les réticences me semblent devoir aller de soi, et ce que mon présent commentaire apporte, c'est que les deux descriptions de chambres dans la lettre à Delahaye de juin 1872 sont construites sur une opposition. Comme souvent chez Rimbaud, la mention "jolie" est retorse. Rimbaud peut apprécier le matin dans la mansarde de l'hôtel Stella, mais pas dans la chambre agréablement aménagée de l'hôtel de Cluny où le jour parvient difficilement, puisque la cour intérieure ne fait que trois mètres carrés (au passage, je parle de cour intérieure aussi pour l'Hôtel Stella, alors qu'il s'agit, même sous forme de lieu clos, de jardins appartenant au lycée). S'il ne voit pas le matin, c'est que le poète occupe une chambre de l'un des cinq étages en-dessous. Apparemment, une unique façade permet à chaque étage d'avoir une chambre qui donne sur la cour, puisque, par rapport à la cour intérieure, seules deux façades actuellement appartiennent à l'Hôtel de Cluny, et pour la plus longue des deux façades, en tout cas à l'heure actuelle, étage par étage nous avons un couloir le long des fenêtres donnant sur la cour. Il n'y a pas de couloir sur l'autre façade, à chaque étage, vous n'avez droit qu'à une seule chambre. L'erreur du gérant évoqué par Lefrère, c'est surtout d'avoir contaminé la description de la chambre de l'hôtel de Cluny par l'idée de mansarde, de logis dans les toits. Rimbaud ne dit pas qu'il habite au sixième étage, au dernier étage. L'idée de "cour sans fond" n'implique pas non plus qu'il ait une vue vertigineuse du haut des toits. Rimbaud habitait probablement l'une des chambres des quatre, sinon trois premiers étages. Enfin, le gérant est sans doute très fier de pouvoir présenter une chambre où Rimbaud a logé en la qualifiant de "jolie". La personne qui m'a fait visiter la chambre du sixième étage parlait d'un jour la décorer pour bien signifier que Rimbaud y était passé. Il peut être délicat de l'inviter à revoir ses prétentions à la baisse quelques étages plus bas, dans la mesure où le perfide Rimbaud se plaint d'étouffer, de ne pas voir le matin, par opposition au charme de la mansarde du mois précédent. Et nous ne saurions pourtant trop insister sur cette opposition qui a beaucoup de sens auprès du public rimbaldien. La chambre de l'hôtel de Cluny a favorisé l'exaspération du mois de juin qui a débouché sur le départ du 7 juillet 1872 des compères Rimbaud et Verlaine, les horaires déréglés du mois de mai vécus comme agréables et alcoolisés ont abouti à une impossibilité physique de bien dormir, tandis que les ressources s'étouffent : le poète ne boit plus que de l'eau. Rappelons que la série "Fêtes de la patience" comporte quatre poèmes, trois datés du mois de mai et un du mois de juin. Les "prières" que sont "Bannières de mai", "Chanson de la plus haute Tour", "L'Eternité" et "Âge d'or" sont à mettre en relation étroite avec le discours sur la soif de la lettre à Delahaye, ce qui invite à d'autres rapprochements avec les poèmes "Comédie de la soif" ou "Larme". La lettre est amère, mais le ravissement pour la première heure du matin évoque aussi une foi originale que le poète met en pratique dans ses poèmes. La jolie chambre au sixième étage pose le problème de sa gracieuseté qui fait contresens avec le discours à considérer à la lettre du poète en "jumphe 1872".
Je n'ai pas commenté la fin de la lettre qui montre que Rimbaud s'attache à répondre point par point à une lettre pour nous inconnue de Delahaye. Il est question de faire droit à une réclamation de Delahaye et enfin, comme l'attaque de la réponse de Rimbaud consistait à discréditer l'opposition entre les Ardennes et Paris le poète ne manque pas de se féliciter d'avoir évité les gens de Charleville montés fièrement dans la capitale. Nous ne nous attarderons pas ici sur l'énigme qui veut que Pakenham, Lefrère et Teyssèdre soient convaincus de trouver là une allusion au futur romancier populaire Jules Mary, c'est de l'extrapolation pure et simple, jugez-en : "J'ai évité jusqu'ici les pestes d'émigrés Caropolmerdés." Notre présente mise au point s'est accompagnée de remarques ponctuelles sur la signification poétique profonde de cette lettre, où il convient de ne pas s'arrêter exclusivement à la description enchantée de deux lieux de résidence rimbaldiens, le second lieu n'étant même pas précisément enchanteur dans l'opinion délivrée par Rimbaud.
Une dernière remarque peut-être. Rimbaud insère une parenthèse à l'aide des tirets allongés dans sa description de la chambre de l'Hôtel de Cluny. Il faut rappeler que Delahaye a visité Rimbaud à Paris en novembre, et Rimbaud a l'air de supposer que Delahaye a retenu l'emplacement de la Sorbonne, de la place "attenante" qui en porte le nom, du café du Bas-Rhin, de la rue Soufflot, voire peut-être du lycée Saint-Louis et de la rue Monsieur-le-Prince. Son seul souci est de préciser la localisation de la rue Victor-Cousin qui ne devait rien rappeler du tout pour Delahaye. Cela n'est peut-être pas inutile à relever, cela éclairerait indirectement les balades parisiennes de Rimbaud et Delahaye à la fin de l'année 1871.
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