mercredi 12 février 2025

Le "don d'évocation" à la Baudelaire dans "Les Chercheuses de poux"

L'édition posthume des Fleurs du Mal en 1868 ne contenait pas qu'une fournée de nouveaux poèmes et un réarrangement de leur ordre de défilement. L'ouvrage contient d'abord une très longue "notice" par Théophile Gautier, le dédicataire des Fleurs du Mal. Il s'agit tout de même d'un document de près de 75 pages qui semble être pas mal négligé en tant que lecture potentielle d'Arthur Rimbaud. Mais le volume contient une section finale "Appendice" avec une récolte d'articles parus dans la presse de l'année du procès 1857, des articles d'Edouard Thierry, de Frédéric Dulamon, de Barbey d'Aurevilly et de Charles Asselineau, puis quelques lettres de Sainte-Beuve, du marquis de Custine et d'Emile Deschamps, avec enfin un poème inédit d'Emile Deschamps. Notons que dans sa lettre, Emile Deschamps qui cite parmi les poèmes qu'il admire le plus "Don Juan aux Enfers", les différents "Spleen", deux poèmes censurés si je ne m'abuse "Les Femmes damnées" et "Les Métamorphoses du vampire", puis "Les Litanies de Satan", "Le Vin de l'assassin" et "Confession", Emile Deschamps donc ! parle d'un "enchantement inaccoutumé", de "tours elliptique et nouveaux", de "rhythmes dociles et fiers", de "secrets de forme comme de cœur". Retenons en particulier les idées d'un "enchantement inaccoutumé" et de "tours elliptiques".
L'article de Charles Asselineau était "Destiné à la  Revue française", celle qui devait publier de nouveaux poèmes de Mendès après Philoméla.
Et dans cet article, Asselineau développe la théorie du dédain pour les longs poèmes de plus de cent vers, avis que je n'ai jamais partagé, qui pose problème et qui est contredit par tant de réussites, et son raisonnement est que la poésie vaincue par l'imprimerie, etc. Il va prétendre que cette évolution concernerait aussi les longs poèmes de Lamartine, Hugo et Leconte de Lisle, sous prétexte qu'elles seraient fragmentaires. Je ne vais pas m'attarder sur ces idées qu'on vous oblige à croire sur les bancs des universités de lettres et qui ne sont que de purs préjugés. Ce qui m'intéresse, c'est qu'Asselineau fixe une idée du poème ramassé en mettant en avant des termes clefs des poèmes en vers du recueil de Baudelaire, et je cite maintenant ce qu'il affirme, en pensant que cela a bien sûr été lu par Rimbaud :
   Désormais divorcée d'avec l'enseignement historique, philosophique et scientifique, la poésie se trouve ramenée à sa fonction naturelle et directe, qui est de réaliser pour nous la vie complémentaire du rêve, du souvenir, de l'espérance, du désir ; de donner un corps à ce qu'il y a d'insaisissable dans nos pensées et de secret dans le mouvement de nos âmes ; de nous consoler ou de nous châtier par l'expression de l'idéal ou par le spectacle de nos vices. Elle devient, non pas individuelle, suivant la prédiction un peu hasardeuse de Jocelyn, mais personnelle, si nous sous-entendons que l'âme du poëte est nécessairement une âme collective, une corde sensible et toujours tendue que font vibrer les passions et les douleurs de ses semblables.
L'opposition "individuelle" et "personnelle" fait penser à l'opposition "poésie subjective" et "poésie objective". La formule "prédiction un peu hasardeuse de Jocelyn" coïncide avec le propos de Rimbaud sur de premiers romantiques qui furent voyants sans trop bien s'en rendre compte, tel Lamartine. Nous avons l'idée d'une "âme collective" qui fait corps avec le poète. Rimbaud s'est clairement inspiré de ce passage quand il écrivait ses lettres à Izambard et Demeny en mai 1871. Vous relevez aussi l'importance des motifs du "rêve", du "souvenir", du "désir". Les mots "rêve" et "désir" occupent une place centrale dans "Les Chercheuses de poux" comme dans les poèmes de Baudelaire. Le terme "espérance" est un peu à l'écart, et puis aussi ce terme de "souvenir" pourtant si essentiel à la poétique de l'évocation baudelairienne.
Asselineau parle de l'évolution de la poésie en partant des noms de Lamartine, Hugo, Vigny, Sainte-Beuve et Gautier. Asselineau parle d'une "transformation progressive de la poésie moderne" qui correspond à l'apparition du romantisme dans la lettre de Rimbaud à Demeny. Ces poètes écrivent "l'histoire de l'âme humaine" "dans une forme de plus en plus serrée". Ces poètes "ont noté les pulsations dans un rhythme précis", Rimbaud dira avoir "not[é] l'inexprimable" dans "Alchimie du verbe". Le rhythme est précis, mais aussi "sonore" et "coloré". Asselineau parle aussi tel un hégélien d'une "évolution finale de la poésie". Cette évolution exige un soin plus important de la forme nous dit Asselineau : cette poésie doit "nécessiter une exécution plus ferme et une plastique plus serrée." Asselineau fustige le vers mou du XVIIIe siècle pratiqué par un Delille et félicite Baudelaire d'avoir compris la nécessité d'un nouvel outil de versification pour exprimer des idées nouvelles. Tout coïncide avec la lettre de Rimbaud qui exprime son désaccord avec Asselineau : pour les idées, Baudelaire est un maître, mais au plan formel il n'est pas ce poète moderne qu'on nous vend, et Rimbaud prétend être celui qui va apporter la forme adéquate à l'expression quintessenciée des idées nouvelles.
Il y a un parti pris dans les propos d'Asselineau, puisqu'il plaide pour ce que fait exactement Baudelaire, alors qu'on peut préférer Victor Hugo, alors que le vers de Baudelaire a une frappe très classique, vu sa solennité, sa gravité et ses affectations nobles. Rimbaud est bien trop vif pour ne pas voir l'imposture du raisonnement, au moins sur le plan formel. Il y a des vers géniaux de Baudelaire, mais c'est un secret de polichinelle que ce n'est pas du tout l'écriture de quelqu'un qui est à l'aise avec l'expression du langage. Baudelaire n'a pas la liberté et l'inventivité d'un Musset, d'un Hugo, il fait de son mieux et trouve à se sublimer dans une langue qui est très restreinte dans ses possibilités. On voit bien en lisant Baudelaire qu'il n'est pas libre, qu'il revient à des formules qui sont très nettement des balises derrière lesquelles il se sent en sécurité.
Enfin, bref !
Malgré tout, Asselineau, même s'il n'est pas le leader de l'union politique républicaine, dit des choses très fines et très intéressantes  :
   Il a les dons rares, et qui sont des grâces, de l'évocation et de la pénétration. Sa poésie, concise et brillante, s'impose à l'esprit comme une image forte et logique. Soit qu'il évoque le souvenir, soit qu'il fleurisse le rêve, soit qu'il tire des misères et des vices du temps un idéal terrible, impitoyable, toujours la magie est complète, toujours l'image abondante et riche se poursuit rigoureusement dans ses termes.
Retenez bien la formule "soit qu'il fleurisse le rêve", car elle correspond en effet à une poétique appliquée par Baudelaire en bien des poèmes. Et cela concerne "Parfum exotique" que va commenter Asselineau, mais aussi "Les Chercheuses de poux".
Je passe sur les mentions "indistinctement", "mot au son argentin" et "Hespérus".Après un développement sur le fait qu'il vaut mieux informer les femmes des vices par la littérature plutôt que de les tenir dans l'ignorance du risque, Asselineau revient à une critique de la poésie baudelairienne. Il parle alors de la fin de "Bénédiction" comme d'une espèce de "cantique" et enchaîne avec l'analyse du sonnet "Parfum exotique". Ce poème est présenté comme "remarquable par cette faculté d'arrêter l'insaisissable". Le choix est excellent, le poème dessert magnifiquement les propos d'Asselineau sur ce qu'il a perçu d'essentiel dans l'art de Baudelaire. C'est effectivement un sonnet au fort "don d'évocation" qui fait fleurir le rêve, et qui repose sur une écriture concise avec des tours elliptiques. On me permettra de citer ici en entier le sonnet en question.
 
                   Parfum exotique

Quand, les deux yeux fermés, en un soir chaud d'automne,
Je respire l'odeur de ton sein chaleureux,
Je vois se dérouler des rivages heureux
Qu'éblouissent les feux d'un soleil monotone ;
 
Une île paresseuse où la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux ;
Des hommes dont le corps est mince et vigoureux,
Et des femmes dont l’œil par sa franchise étonne.
 
Guidé par ton odeur vers de charmants climats,
Je vois un port rempli de voiles et de mâts
Encor tout fatigués par la vague marine,
 
Pendant que le parfum des verts tamariniers,
Qui circule dans l'air et m'enfle la narine,
Se mêle dans mon âme au chant des mariniers.
Vous remarquez que l'attaque du poème est proche de celle des "Chercheuses de poux" avec le même premier mot : "Quand". Le retrait de la vue "les yeux fermés" permet à l'odeur parfumée d'occuper le devant de la scène, mais cela se matérialise par des visions : "Je vois se dérouler des rivages..." La forme "Je vois" en tête de vers est reprise symétriquement dans les tercets après un vers qui peut être ambivalent : "Guidé par ton odeur vers de charmants climats," puisqu'on est tenté de se dire que Baudelaire veut dire "Guidé en imagination..." Or, dans le tout dernier tercet au vers 13, les verbes trahissent une confusion. Le poète considère que les visions sont si prégnantes qu'elles sont devenues la réalité : "Qui circule dans l'air et m'enfle la narine", et c'est cela précisément le tour de force elliptique du poème qui permet cette chute où le "chant des mariniers" contenu dans l'âme entre en relation avec le parfum odorant non pas de la chevelure, non pas le parfum qui fait se souvenir de celui des verts tamariniers, mais l'essence même du parfum des verts tamariniers.
C'est ça le tour de passe-passe qui fait la logique du sonnet baudelairien. Ajoutons que ce poème qui contient l'expression "mon âme" est cité dans un article qui précise que l'âme du poète est de surcroît une âme collective qui le réunit à ses semblables.
J'ajoute que "parfum" et "paresseuse" se retrouvent dans "Les Chercheuses de poux" avec "parfumés et "vin de la Paresse".
Il est clair que "Parfum exotique" est une source au poème "Les Chercheuses de poux" et que la lecture de l'article d'Asselineau a pesé dans cette genèse. Rimbaud s'éloigne de la vision qui relaie le parfum, pour insister sur l'écoute et sur d'autres notations étranges : "silences / Parfumés". Dans "Parfum exotique", le poète est décrit d'emblée comme ayant les "deux yeux fermés", ce qui induit que ce qu'il voit est en principe en imagination, et c'est ce qui fait le caractère saisissant du tercet final qui parle de la réalité immédiate non des visions, mais du parfum qui a suscité ces visions, sauf que la confusion du souvenir se permet de la théorie des essences pour les parfums pour avancer que parmi les fragrances de la chevelure il y a tel quel le parfum des verts tamariniers, et les sensations sont à ce point confuses que le déploiement est vaste, amplifiée : "Qui circule dans l'air et m'enfle la narine".
Passons maintenant au don d'évocation des "Chercheuses de poux". L'enfant subit le jeu manipulateur des deux sœurs, ce qui est une différence, mais je voudrais montrer l'art de l'évocation dans le poème en cinq quatrains de Rimbaud. Rejetant l'idée que le poème "Le Jugement de Chérubin" soit une source, ce qui est une fin de non-recevoir absurde, Yves Reboul remercie Pierre Brunel d'avoir dit le premier que la scène semblait être vécue en rêve. Les deux "sœurs" jailliraient de l'imagination compensatrice de l'enfant en plein désarroi. Notons qu'en 1991 Steve Murphy ne manquait pas d'évoquer cette idée. Mais, pour moi, cette idée qui ne concerne que le premier quatrain a un caractère d'insuffisance. Nous lisons un poème qui vient d'un imaginaire. Par conséquent, ça ne change pas grand-chose que la scène soit précisée explicitement comme rêve ou non.  Il y a en tout cas dans le premier quatrain une faille logique. L'enfant a un problème, il veut qu'on l'aide et deux femmes ont prévenu ce désir. Effectivement, la scène est assez fantasmatique, c'est un cliché de la littérature romanesque, du Norbert Elias de Mendès, qui ne s'applique guère à la réalité. Pour que deux belles femmes viennent vous soigner quand vous êtes au lit, en principe, il faut leur téléphoner ou leur envoyer un mot, leur soutenir qu'on est au plus mal, que le médecin ne peut pas se déplacer ou que son assistante a recommandé expressément qu'il vous soit tenu compagnie, et à ce moment-là vous aurez peut-être deux belles femmes qui viendront à votre chevet, surtout si vous savez être persuasif.
Enfin, bref !
Pour moi, le premier quatrain est un peu magique, mais le don d'évocation vient après et correspond à la poétique baudelairienne précisément.
 Le premier quatrain s'inspire clairement des bruns adolescents qui se tordent dans leur lit du poème "Le Crépuscule du matin", passage qui est aussi une source au poème "Les Sœurs de charité" et "Les Chercheuses de poux" font ici une action un peu originale mais qui correspond en partie au travail et à l'assistance de deux "sœurs de charité". Elles vont envoûter l'enfant par le traitement curatif, mais aussi l'exposer à une rosée florale qui tomberait sur les cheveux abondants de l'enfant. Baudelaire parlait d'un "air" qui lui "enfle" la "narine". Rimbaud parle d'un "air bleu" baigné par "un fouillis de fleurs". Ces notes de parfum vont participer du délire qui va saisir l'enfant. La rosée tombe sur la tête, là où les filles promènent leurs doigts charmeurs et arachnéens, et les sensations tactiles parfumées deviennent auditives. L'audition est même le chant des haleines féminines et le battement amoureux de cils trop cardiaques. Les "haleines" se confondent avec les "fleurs" et la "rosée" en tant que "miels végétaux et rosés". Et finalement, Rimbaud joue une partition équivalente à celle du "Parfum exotique", mais avec des procédés siens, puisque l'enfant est décrit comme confondant par hypersensibilité au plan des sensations le travail d'épouillage avec des invitations aux baisers, et nous sommes passés insensiblement du plan du fantasme au plan de la réalité qui s'incarne. C'est exactement un travail sur le don d'évocation baudelairien commenté par Asselineau que fournit l'excellent poème "Les Chercheuses de poux".
L'avant-dernier vers avec la mention "selon la lenteur des caresses" est symétrique de l'avant-dernier vers de "Parfum exotique" en donnant la note de la confusion entre rêve et réalité : l'épouillage est devenu un don de caresses. Et dans cet état suggéré par la situation auquel l'enfant s'est abandonné, nous avons alors l'avènement du désir de pleurer qui est cher au poète baudelairien.
Mais Rimbaud ne fait pas que redire un poème de Baudelaire en montrant qu'il peut rivaliser de virtuosité sur ce terrain. Le poème de Rimbaud a son propre discours et c'est à l'évidence avec son titre et les références à Catulle Mendès un poème de réserve sur la prétendue valeur de la sorcellerie évocatoire de Baudelaire qui n'est avec ses souvenirs restaurés qu'un jeu de dupes dont les suiveurs entendent profiter. Rimbaud ne se décrit pas, ne décrit pas la figure du poète, il décrit un enfant qui se fait duper, éduquer, et c'est là le plan de subtilité du poème qui dépasse le cadre de compétition entretenue avec Baudelaire. Rimbaud décrit la sorcellerie baudelairienne comme une aliénation. Le "charme" n'est pas que le poème, puisque "charmeurs" et "charmantes" qualifient l'épouillage bourgeois des sœurs prises dans une fonction de charité sociale bien ordonnée.
 
Note : pour la rosée, c'est une croyance du dix-neuvième siècle qu'elle tombe du ciel, alors qu'il s'agit d'un fait de condensation, je suis bien obligé de tenir compte de cette idée du XIXe pour commenter le sens du poème. Vous pouvez notez que j'ai travaillé dans mon analyse à justifier l'écho des mots à la rime "rosée" et "rosés".
Pour rappel, dans mon rapprochement avec le premier quatrain du poème "Les Phares", outre la rime "caresse"/"sans cesse", il y a l'idée de vie qui afflue qui a son inversion dans l'impression voluptueuse de mourir en pleurant dans le dernier quatrain des "Chercheuses de poux".

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