Dans ses poèmes, Rimbaud a pratiqué le mot "comme" à la césure et à la rime, et il a cité le "comme un" du "Voyage à Cythère" de Baudelaire dans "Accroupissements" et sous forme de variation "tel qu'un" dans "Oraison du soir".
Le "comme un" vient en réalité d'une rime de Musset dans "Les Marrons du feu" : "comme une". Mais, le "comme" à la césure est qualifié lui aussi de baudelairien par Steve Murphy et les métriciens, même si en me citant Murphy concédait les antériorités de Victor Hugo.
Il est- temps de mettre un terme à cette légende, et surtout il y a derrière une réflexion sur l'évolution du vers qui va au-delà du mot "comme".
Je commence par citer le cas exceptionnel, un "comme" à la rime au tout début des Tragiques d'Agrippa d'Aubigné. Il s'agit d'une épopée en sept livres et le mot "comme" est à la rime du deuxième vers du premier livre intitulé "Les Misères". Contrairement à ce que fait croire un bruit persistant, Les Tragiques furent publiées au XVIIe siècle, en 1616, année de décès pour Shakespeare et Cervantès. Agrippa d'Aubigné pourrait difficilement s'attaquer à la trahison d'Henry IV si ses vers n'avaient pas été composés au XVIIe siècle. Néanmoins, Aubigné est un poète qui vient du XVIe siècle et il a conservé en particulier la pratique des enjambements plus souples de la Renaissance, à l'écart donc d'une évolution qui va de Ronsard et du Bellay à Malberbe. Mathurin Régnier est très proche de Malherbe, si on le compare à Agrippa d'Aubigné.
Néanmoins le mot "comme" soit à la césure soit à la rime apparaît-il auparavant dans des oeuvres en vers d'autres poètes, dans des oeuvres du XVIe siècle, sinon du Moyen Âge ? Je vous avoue que je n'en sais rien, je n'ai pas cherché, et cela justifie de mentionner l'extrait suivant comme exceptionnel :
Puisqu'il faut s'attaquer aux légions de Rome,
Aux monstres d'Italie, il faudra faire comme
Hannibal, [...]
Je prétends que c'est en lisant ce vers que Victor Hugo a eu l'idée de pratiquer le "comme" à la césure.
Mais il faut associer cette idée à d'autres repérages sur le mot grammatical "si". Hugo a bien constaté que jamais les classiques ne pratiquent la césure après la conjonction "si", même quand elle est suivie d'une virgule. En revanche, dans un vers de Corneille et dans un ou deux vers de Molière, il y a des interruptions de la parole qui ont fait que les auteurs se sont autorisés la suspension à la césure sur le mot "si" :
Très tôt, Hugo a pratiqué une césure sur la forme "comme si" sans pour autant qu'il y ait une interruption de la parole, et si la césure concerne le mot "si", le couplage implique bien le mot "comme". Je cite un vers de "Mon enfance", ode neuvième du cinquième livre des Odes et ballades dans l'édition définitive :
Je rêvais, comme si j'avais, durant mes jours,
poème qui est daté sur le texte imprimé de "1823". Je précise que le tout premier rejet d'épithète de Victor Hugo se rencontre dans l'ode "Le Chant du cirque" et que Vigny, même s'il avait déjà fourni des rejets d'épithètes dans le poème "Héléna" a fourni à la revue des frères Hugo un poème "Dolorida" qui contient à nouveau un rejet d'épithète et qui a été publié en octobre 1823. Hugo date son "comme si" à la césure de cette époque, carrément !
Passons à la suite !
En 1828, Victor Hugo pratique ses premiers trimètres dans Cromwell et il y pratique son premier "comme" à la césure. J'ai écarté les emplois de l'exclamation "comment !" à la césure, mais je fais également remarquer que dans Cromwell comme dans Marion de Lorme Hugo a pratiqué le "comme" en suspens à la césure à proximité de "comment" placés à la césure. Il n'y a pas d'audace à pratiquer le "comment" à la césure, mais j'observe par des proximités évidentes que Victor Hugo a comparé les deux mots "comme" et "comment" :
Point d’épée ! – Ah ! comment faire avec ce
costume (Cromwell, III, Lord Rochester)
Pas le moindre ! un soldat pour un soldat !
Comment
Pouvez-vous donc remplir ce devoir qui m’effraye ?
(Cromwell, IV, Sir William Murray)
J’ai réfléchi. Comment servir un rustre insigne, (Cromwell,
IV, Sir William Murray)
Des récompenses, – comme il est probable enfin, – (Cromwell, IV, Sir William Murray)
Je viens de citer le plus ancien "comme" à la césure d'un grand poète français visiblement. Sa publication date de 1827, Baudelaire n'avait pas sept ans.
Le drame Marion de Lorme a été composé au milieu de l'année 1829 et lu devant Musset et d'autres. C'est à cause de la censure que la pièce n'a pas pu être montée avant Hernani. Le drame était admiré comme l'atteste le nom "Joseph Delorme" inventé par Sainte-Beuve. Dans Marion de Lorme, Hugo a pratiqué le "comme" à la césure sous une forme qui grammaticalement est équivalente à "comment" : "voyez comme / voyez comment", et il a aussi placé à quatre reprises le mot "comme" en suspens à la rime, le plus souvent avec le nom "homme", une fois avec la forme verbale "nomme" :
C’est monsieur ? Dites-moi… – Mais c’est singulier
comme
Il me regarde… Allons, mais c’est lui, c’est mon homme. – (Marion
de Lorme, III, Saverny)
(Laffemas)
Est-ce bien là Gaspard de Saverny ?
(Marion) Comment
Pouvez-vous en douter à cet embrassement ? (Marion de
Lorme, III)
(L’Angely) Votre deuil… (Le Roi) Et comment veux-tu donc que
je rie ? (IV)
(L’Angely) D’affreux chagrins. (Le Roi) Comment me
consolerais-tu ? (IV)
Lui, voyez déjà comme en litière on le traîne !... (IV,
L’Angely)
Elle est ce qu’elle veut. Mais c’est étrange comme
Elle m’a fait baisser les yeux, – moi qui suis homme !
(Le Roi, IV)
Où donc est le geôlier ? le juge ? où donc est
l’homme ?
Que je le broie ici, que je l’écrase comme
Ceci !
(Didier, V)
Notez la rime décalée "ici"/"ceci".
[…] Quel est celui qu’on nomme
Marquis de Saverny ? Réveillez-le. [Le bourreau] Mais
comme
Il dort ! […]
Notons que dans "Le Dormeur du val" nous aurons la rime "somme"/"comme" et la comparaison : "Souriant comme / Sourirait un enfant malade [...]".
J'ajoute que "Le Châtiment de Tartufe" exhibe la préposition "sous" à la rime, et c'est précisément une préposition exhibée à la rime à la fin de Marion de Lorme, Acte V, parole de Didier lui-même :
[...] (Saverny) Mais où nous mettre ? (Didier) Sous
Ce réverbère. [...]
Je précise aussi que le "comme" à la césure et le "sous" à la césure seront les deux premières audaces de Leconte de Lisle à la césure dans son recueil de 1855.
Et dans ses Odes funambulesques, au sein de ses "Folies nouvelles", Banville a fourni une césure sur le déterminant "un" comme dans le vers suivant de Marion de Lorme :
Comme elle y va ! / C'est un refus ? / Mais je suis vôtre !
Au meurtre ! épargnez un bourgeois !
J'ai donné contre
Un mur !
Et dans "Monsieur Coquardeau", Banville cite clairement le "comme" à la rime d'Agrippa d'Aubigné en remplaçant "Hannibal" par le nom qui rime avec "Perceval" :
A ton café, tu te dis brave comme
Un Perceval, [...]
Le poème étant un "Chant royal", il a plusieurs rimes en "-om(m)e" avec au passage le nom "Rome" de la rime d'Aubigné.
Entre Cromwell (1827) et Marion de Lorme (1829), il faut citer les ballades que Victor Hugo a apportées à son recueil Odes et ballades de 1828. Dans "La Chasse du burgrave", Hugo fait alterner des octosyllabes et des vers d'une seule syllabe. Un vers d'une syllabe n'est autre que la conjonction "si" et l'audace est aggravée par le placement du mot en fin de strophe, l'enjambement brusque est donc de strophe à strophe :
"Tout ce qu'un prêtre à sa madone
Donne,
Moi, je te le promets ici,
Si
"Notre main, ta serve et sujette,
Jette
Ce beau cerf qui s'enfuit là-bas
Bas !"
Le poème contient aussi le mot "prées" qui m'intéresse quant à Musset qui utilisera aussi "vêprées" dans son premier recueil, mais plus loin dans ce poème Hugo a employé la conjonction "ni" dans un vers d'une syllabe, et avec raison Alain Chevrier fait remarquer dans son livre La Syllabe et l'écho de 2002 que c'est l'origine de son emploi à la rime dans un alexandrin de "Mardoche" par Musset :
Il sort ! - Plus d'espoir qui te leurre !
L'heure
Vient où pour toi tout est fini.
Ni
Tes pieds vifs, ni saint Marc de Leyde,
L'aide
Du cerf qu'un chien, à demi mort,
Mord,
[...]
Nous retrouvons aussi un enjambement violent de strophe à strophe.
Victor Hugo emploie aussi plus loin le "Mais" en vers d'une syllabe en fin de quatrain, "Mais" qu'il pratique à la césure et à la rime dans son théâtre, ce que Musset va reprendre, et on sait que dans Suréna où il y a l'un des deux célèbres trimètres de Corneille, nous avons deux "mais" à la césure !
Bref, à la fin de l'année 1829, Musset s'inspire clairement de Victor Hugo quand il pratique le "ni" à la rime, quand il place le pronom "les" à la césure "quand on les commence...", quand il pastiche Corneille, quand il fait couleur exotique à partir de l'Espagne et de l'Italie, quand il mélange les bouffonneries et les traits d'esprit à des situations dramatiques, et quand il emploie le mot "comme" à la rime ou bien sûr la forme "Comme une" qui est une triple citation de Victor Hugo "comme" à la césure ou à la rime, "comme si", à la césure dans une ode et déterminant "un" devant la césure dans Marion de Lorme. Il y a facilement trois fois le mot "comme" à la rime dans Contes d'Espagne et d'Italie.
Pourtant, le recours au "comme" va refluer par la suite.
En 1831, dans Hernani, Hugo ne pratique qu'un "comme" à la rime, aucun à la césure :
Car ses cheveux sont noirs ; car son œil reluit comme
Le tien, tu peux le voir et dire : ce jeune
homme ! (Hernani, III, Don Ruy Gomez)
Hugo n'a pas pratiqué le "comme" à la césure ou à la rime dans
Le Roi s'amuse. Contrairement à
Cromwell et
Marion de Lorme, deux chacune, les pièces en vers
Hernani et
Le Roi s'amuse n'ont aucun vers aux critères CP6 affectionnés par les métriciens.
En 1839, il y a tout de même une reprise avec Ruy Blas. Hugo y pratique un "comme" à la rime et un "comme" à la césure. Ce "comme" à la césure est intégré dans un trimètre particulier, et il faut ajouter un nouveau "comme si" devant la césure :
[…] Madame, ce jeune homme
Se trouve mal… [Ruy Blas] Moi, non ! Mais c’est
singulier comme
Le grand air… le soleil… la longueur du chemin… (II)
Pour moi j’ai, comme si notre armée était prête, (III)
Comme un infâme ! comme un lâche ! comme un
chien ! (V)
Le trimètre a un aspect approximatif voulu dans la mesure où l'alexandrin n'est pas découpé en trois segments de quatre syllabes. Dans "comme un chien", il n'y a que trois syllabes, il y en a cinq dans "Comme un infâme", c'est l'emploi des "e" de fins de mots qui contribuent à donner l'illusion d'une symétrie impeccable.
Ruy Blas offre également à nouveau deux vers au profil CP6 aux analyses des métriciens.
Le drame Les Burgraves de 1843 dont le titre fait écho à la ballade "La Chasxse du burgrave" contient plusieurs "comme" à la césure et à la rime, mais pas de vers CP6 pour métriciens.
Je vais m'arrêter là pour le relevé dans le théâtre en vers. Je rappelle que Victor Hugo a aussi écrit plusieurs drames en prose à cette époque.
Pour la poésie lyrique, je n'ai pas encore épluché Les Chants du crépuscule, Les Voix intérieures et Les Rayons et les ombres, mais il n'y a pas de "comme" à la césure ou à la rime dans ses Orientales de 1829, il y a un "comme" à la rime dans le poème "A un voyageur" des Feuilles d'automne en revanche :
Ces millions de morts, moissons du fils de l’homme,
Sourdre confusément dans leurs sépulcres, comme
Le grain
dans le sillon !
Apparemment, il a fallu attendre 1853 pour qu'apparaisse un "comme" à la césure dans un recueil de poésies, recueil satirique en l'occurrence, avec le poème "Force des choses" des Châtiments :
Toi qui regardes, comme une mère se penche
Nous sommes deux ans avant la publication de "Voyage à Cythère" dans la Revue des deux Mondes, deux ans avant que Leconte de Lisle ne publie dans son deuxième recueil un "comme" à la césure et une préposition "sous" à la césure.
Le poème "Voyage à Cythère" peut-il être daté dans une version bien établie en 1851 ? Le sujet est intéressant, puisqu'il faut expliquer pourquoi les audaces hugoliennes reprennent au même moment que Baudelaire les met en place de son côté. Toujours est-il que les antériorités de Victor Hugo et Alfred de Musset sont lourdes. Objectivement, il convient plutôt de dire que dans "Voyage à Cythère" et même ailleurs Baudelaire fait clairement allusion à des vers de Victor Hugo et Alfred de Musset, quitte à lui accorder qu'il a considéré qu'il était temps de les acclimater en poésie lyrique.
Un autre sujet est soulevé. Baudelaire a la primauté avec Leconte de Lisle dans sa foulée en 1855 pour ce qui est des césures. L'édition des Odes funambulesques en 1857 prouve assez que Banville n'est pas le détonateur. Toutefois, il reste à explorer la question des mots grammaticaux à la rime, je pense notamment à une rime de Banville du type "Sakoski"/"qui". Si Banville pratiquait avant 1855 pas mal de rimes sur mots grammaticaux d'une syllabe en suspension, cela apporterait une nuance dans cette histoire d'évolution du vers français au XIXe siècle.
Rimbaud et Verlaine n'étant pas des machines, cela ne préjuge pas des raisonnements propres à ces deux poètes, des influences directes sur leurs vers.
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