lundi 10 février 2025

Compte rendu du numéro 35 de la revue Parade sauvage qui vient de sortir (ça vous concerne, lecteurs de ce blog) !

Je suis en train de préparer les articles annoncés, ainsi qu'un article sur des poèmes historiquement clefs de Musset, mais aujourd'hui j'ai trouvé le dernier numéro de la revue Parade sauvage dans ma boîte aux lettres et je réagis sans plus tarder.
Il y a pas mal de contributions d'Alain Chevrier. Par le passé, je me suis déjà plaint que Chevrier avait publié un article sur les sonnets en vers d'une syllabe où il insistait sur le rôle joué par l'article de Verlaine en réplique à Barbey d'Aurevilly, article qui tournait autour de l'opposition de goût pour les acrobaties soit de Banville (Verlaine), soit d'Amédée Pommier (Barbey d'Aurevilly), et les vers cités par Verlaine ont un écho précis dans les sonnets zutiques, et je me suis plaint parce que je n'étais pas cité pour mon article paru dans la revue Europe en 2009, au sein d'un groupe réunissant essentiellement des collaborateurs de la revue Parade sauvage, et donc on faisait fi de mon antériorité, ce qui n'est pas fait play.
Je précise aussi d'autres faits. L'article était limité en nombre de caractères, et j'étais impatient de publier tout le dossier de mes découvertes sur l'Album zutique. Donc, c'était un article court où les sonnets en vers d'une syllabe n'occupaient qu'une petite place. Et en 2009, j'avais déjà consulté à la bibliothèque universitaire toulousaine du Mirail les deux livres de Chevrier sur les vers d'une syllabe et sur les non respects de l'alternance des cadences féminines et masculines. Je n'y avais pas accès au moment où j'ai publié mon article dans la revue Europe et il va de soi que dans un article pour la revue Parade sauvage j'aurais pu citer le livre de Chevrier toujours utile pour se faire une idée de l'histoire des poèmes en vers d'une syllabe, mais j'insiste sur le fait que dans l'article de la revue Europe je ne me vante pas d'avoir découvert les poèmes en vers d'une syllabe d'Amédée Pommier, ni le sonnet monosyllabique d'Alphonse Daudet : dans cet article, je dis précisément que s'il y a des sonnets en vers d'une syllabe dans l'Album zutique, c'est à cause de l'article de Verlaine qui parle des vers d'une syllabe de Pommier, ce qui a fait sortir Barbey d'Aurevilly de ses gonds, et le sonnet du "Martyre de saint Labre" de Daudet, quoique non signé, dans Le Parnassiculet contemporain, est la suite logique de cette dispute, et Verlaine a très mal pris précisément la charge de Daudet. C'est cette explication précise que je revendique. Et elle n'apparaît nullement dans le livre pourtant intéressant de Chevrier.
Moi, je peux citer Chevrier, il y a plein de recensions de poèmes que je ne connaissais pas, Reynaud et compagnie, et c'est Chevrier qui a montré que les vers de Pommier étaient une source au sonnet "Paris", justement proche de "Cocher ivre" et "Jeune goinfre".
Enfin, je rappelle que j'ai identifié sur ce blog que le long poème en vers d'une syllabe publié dans Le Figaro en 1878 et attribué à Baudelaire comportait une réécriture manifeste de la fin du poème "Cocher ivre", ce qui signifiait un accès à l'Album zutique.
Je vous rappelle ce raisonnement qui a son importance : l'Album zutique d'après de nombreux indices était détenu par Léon Valade, et non pas par Charles Cros dont on ne sait même pas s'il l'a jamais possédé. L'Album zutique est passé de Léon Valade à Coquelin Cadet selon un cheminement inconnu.
Or, Léon Valade est l'ami proche d'Albert Mérat qui hait absolument Rimbaud, lequel Mérat a aussi des rapports étroits avec Catulle Mendès, Léon Dierx et quelques autres. Mérat est ciblé dans l'Album zutique, et au-delà du "Sonnet du Trou du Cul", ce n'est pas forcément des règlements de compte à son égard (Cabaner, les blagues sur sa tête coupée, etc.). Mérat a fait partie des membres fondateurs du Cercle du Zutisme selon le poème liminaire et il connaissait donc l'Album zutique et son contenu. En 1872, Valade a laissé un groupe qui n'était pas du Cercle du Zutisme transcrire des poèmes sur le corps de ce volume manuscrit obscène. Il est question de gens qui ne portent pas Rimbaud dans leur coeur comme Ponchon et Bouchor, et il est question de Bourget. Je rappelle qu'en 1876 nous avons eu un volume collectif de Dixains réalistes qui impliquait des auteurs variés et qu'à la même époque Maurice Rollinat a écrit à son ami ariégeois Lafagette (j'ai habité l'Ariège et n'ai pas même fait de recherches, j'avoue, alors que la maison de Lafagette devait être à proximité du gros lycée de la ville de Foix) en lui parlant du "Sonnet du Trou du Cul". Maurice Rollinat et Félicien Champsaur ont fait partie des réunions des débuts des Hydropathes de Goudeau, qui je précise ne sont pas des admirateurs de Rimbaud et de Verlaine, et encore moins Rollinat et Champsaur. Et Coppée traitait Rimbaud de "fumiste réussi", ce qui laisse penser qu'il était très au courant des parodies zutiques qui le concernaient.
Voilà que Chevrier publie un article "Un sonnet monosyllabique 'zutiste' de François Coppée". Par la présence du mot "Monologue" dans le titre de ce sonnet, on comprend que Coppée se réfère directement au titre publié par Valade dans la Revue du monde nouveau en 1874 : "Monologue de l'amour maternel", reprise du sonnet "Amour maternel" antérieurement transcrit dans l'Album zutique et les quatrains ont la très nette allure des vers d'une syllabe de Pommier, sans qu'on ne sache si Coppée identifie le tour ou se contente d'imiter ceux qui pastichaient Pommier dans les sonnets zutiques.
Je précise que dans son article Chevrier évoque les sonnets de Valade dans la Revue du monde nouveau, mais sans faire le lien pour ce qui est du mot du titre "Monologue" :
[...] Charles Cros, dans une autre charge contre les Parnassiens, "L'Eglise des Totalistes", parue dans sa revue Le Monde nouveau (N°2, 1874), cita trois des sonnets de Valade tirés de l'Album zutique. [...]
Je me permets de considérer que l'identification d'une allusion précise par le mot "Monologue" à cette publication de Cros fait avancer les choses. Par ailleurs, Cros n'a pas reproduit la série même de trois sonnets de Valade, il y a un poème qui est remplacé par un autre si ma mémoire ne me trompe pas.
Dans une sous-partie de son pourtant court article, Chevrier fait un historique du genre du sonnet en vers d'une syllabe, apportant quelques faits nouveaux tout en résumant son livre sur le sujet du point de vue des recensions chronologiques. Il ne cite pas le poème en vers d'une syllabe paru dans Le Figaro en 1878, alors qu'il a été inclus dans d'anciennes éditions de La Pléiade des œuvres de Baudelaire. Et c'est fort dommage, vu la citation du sonnet "Cocher ivre" de Rimbaud et l'intérêt pour le cheminement ultérieur de l'Album zutique parmi des gens hostiles à Rimbaud et Verlaine, et malheureusement c'est peut-être à cause de ça qu'ils ont mis la main sur "Les Veilleurs" et qu'on n'arrive pas à les retrouver depuis.
Chevrier renvoie à ses publications en note de bas de page, dont l'article où il parle sans me citer de l'article de Verlaine contre Barbey d'Aurevilly. Chevrier traite ensuite du sujet du poème de Coppée, mais je vais en laisser la primeur à la revue. Il n'y a aucune liaison de faite avec le sonnet de Valade dans cette analyse. Puis, nous avons une dernière sous-partie : "Un second sonnet monosyllabique" où nous apprenons que Coppée et Bourget ont écrit un sonnet monosyllabique à deux, ce qui est frappant, puisque Bourget est mentionné sur l'Album zutique, puisqu'écrire un poème à deux est une autre spécificité zutiste avec le sonnet monosyllabique.
 Chevrier précise bien que Bourget a évolué en défenseur de l'ordre moral, se rapprochant donc de Coppée. On apprend que ce poème est accompagné d'un autre sur une mouche et d'un des sonnets de Valade.
Avec le mépris classique des rimbaldiens à mon égard, Chevrier écrit imperturbablement l'idée ancienne que l'Album zutique a appartenu à Charles Cros. Je vais me permettre de préciser que lors de ma dernière conférence parmi des rimbaldiens, lors d'un colloque, j'ai développé oralement devant un auditoire que l'Album zutique avait appartenu non pas à Charles Cros, mais à Léon Valade. Denis SaintAmand co-directeur de la revue Parade sauvage actuel était aux premières loges, puisqu'en fait trois des quatre conférenciers belges (je vis en France depuis 1987, mais j'ai toujours cette nationalité) furent réunis pour intervenir dans la même session d'après-midi : Ducoffre, Saint-Amand, Baronian, Bivort étant intervenu pour sa part à un autre moment. Je ne pense pas qu'il soit scandaleux de dire ici que Jacques Bienvenu, Michel Murat, Yves Reboul, Romain Jalabert, Jean-Luc Steinmetz Henri Scepi, André Guyaux et Andrea Schellino ont réagi favorablement lors du colloque, et précisément il a été dit dans la salle qu'effectivement je montrais que le manuscrit avait appartenu à Valade, et Michel Murat personnellement avait dit, dans le temps des interventions qui suivent ma conférence, que mon article révélait quelque chose de neuf et de fascinant pour les études rimbaldiennes qui étaient qu'on voyait avec mon travail comment les poètes s'inspiraient les uns des autres et interagissaient en créant au fur et à mesure l'Album zutique. A bon entendeur !
Vous avez des preuves que l'événement a eu lieu et qu'il m'était favorable sur le blog Rimbaud ivre de Jacques Bienvenu, sur le site Fabula et bien sûr dans le volume des Actes du colloque "Les Saisons de Rimbaud". Même pas besoin de citer ma correspondance privée.
L'article de Chevrier dit des choses intéressantes sur les deux sonnets de Coppée, mais ce qui lui manque c'est d'essayer de cerner les indices d'une réplique aux zutistes, comme il manque une réflexion sur les lectures de l'Album zutique et de manuscrits alors inédits de Rimbaud détenus par Millanvoye par un groupe hostile impliquant Coppée, Rollinat, Champsaur, Mirbeau et d'autres.
 
Passons à la suite.
Chevrier publie un autre article sur des sources chez Glatigny au poème "Tête de faune". Il cite un article de Vermersch dans le journal La Parodie, ce qui coïncide avec les données que m'avaient fournies un intervenant sur ce blog et que je n'ai pas pris la peine de trop travailler ensuite, parce que je prévois d'y revenir et que je suis mes propres tendances. Mais cette coïncidence va de pair avec une autre, c'est que Chevrier prétend identifier la comédie Le Bois en tant que source au poème "Tête de faune", et troisième coïncidence, il dit en passant que dans leur recueil anonyme Valade et Mérat ont publié un sonnet intitulé "A une tête de faune", mais qui ne semble avoir aucun lien avec le poème de Rimbaud.
J'ai depuis longtemps parlé du titre de Mérat et Valade sans rien en faire de plus précis, tout comme Chevrier. Alors, passons. Mais, dans l'article "La Versification tactique" paru en 2022 dans la revue Rimbaud vivant j'ai annoncé l'importance de la comédie Le Bois pour une lecture de "Tête de faune" et j'ai insisté sur la publication en 1870 d'un volume de Lemerre réunissant Les Vignes folles, Les Flèches d'or et Le Bois. On peut vérifier sur ce blog que connaît Chevrier, qui l'a cité dans un article, que depuis 2020 j'ai plusieurs fois annoncé l'importance de la comédie Le Bois. Mon analyse se faisait attendre, Chevrier a voulu en profiter. Il ne reprend pas mon analyse plus poussée sur l'influence des vers de Marceline Desbordes-Valmore sur les "Ariettes oubliées" et "Larme". C'est précisément le sujet que j'ai laissé complètement en suspens qui devient comme par hasard sujet d'un article... Comme par hasard, Chevrier s'applique à préciser comme je l'ai fait dans la revue Rimbaud vivant que Rimbaud assistait à des représentations de Coppée à Paris en compagnie de Verlaine et de parnassiens. Comme par hasard, Chevrier cite bien scrupuleusement l'accès au volume de 1870 de Lemerre.
Ceci dit, l'article de Chevrier demeure intéresssant. La première partie sur un article de Vermersch lui est personnelle. Surpris d'apprendre que cela n'ait pas été exploité avant. Donc Vermersch attribue une tête de faune à Glatigny, et dit que c'est un faune réel perdu dans leur monde contemporain. Chevrier rappelle le poème mentionné par Dominicy "Joie d'avril" qui fait partie des Flèches d'or. J'en profite pour dire au passage que sur ce blog j'ai fait d'autres rapprochements encore avec notamment un poème intitulé "Lydia" des Flèches d'or. J'ai dû écrire ça sur ce blog vers 2021, et bizarrement Chevrier ne parle pas de ce que j'ai un peu fouillé, il va directement à la comédie Le Bois, n'en pouvant plus du suspense que j'avais laissé s'installer. Je précise que j'ai mis un article en ligne fin janvier qui assure définitivement mon antériorité face à l'article de la revue Parade sauvage qui n'est sorti que le 5 février environ.
Chevrier identifie la mention verbale "recueille", mais ne mentionne pas que Rimbaud reprend carrément la rime "feuille"/"se recueille".
Toujours avec le même mépris pour ma personne des rimbaldiens, il continue de suivre l'analyse selon laquelle "Tête de faune" changerait de type de décasyllabe quatrain par quatrain.
Cette thèse est soutenue par Benoît de Cornulier, Marc Dominicy et Philippe Rocher, mais elle n'a aucune validité scientifique.
Il faut opposer les arguments.
En premier point, le poème exhibe une mesure initiale qui est celle du décasyllabe littéraire avec un hémistiche de quatre syllabes suivi d'un hémistiche de six syllabes :
 
Dans la feuillée, écrin vert taché d'or,
Dans la feuillée incertaine et fleurie,
[...]
Je m'adresse ici à votre intelligence ! Vous avez une répétition d'un vers à l'autre "Dans la feuillée" qui coïncide avec un hémistiche de quatre syllabes, celui précisément qui est le plus attendu dans le cas des poèmes en vers de dix syllabes. Vous lirez obligatoirement les deux premiers vers comme des décasyllabes littéraires normaux.
Le quatrième vers se lit aussi normalement, et le troisième offre une excentricité, une césure à l'italienne. Je précise que personne ne conteste dans des alexandrins de Villiers de l'Isle-A1dam et de Leconte de Lisle qu'il y ait audace d'une césure à l'italienne en 1859 et en 1869, dans une livraison du second Parnasse contemporain, et avec la publication en volume de celui-ci en juillet 1871 la césure à l'italienne de Leconte de Lisle est d'actualité quand Rimbaud compose "Tête de faune", avant la mi-mars 1872 dans tous les cas.
 Le poème "Tête de faune" ne fait que douze vers (trois quatrains), deux vers, la moitié du premier quatrain fixe une mesure. Donc si vous êtes intelligents, vous comprenez qu'il y a une mesure affichée du décasyllabe traditionnel. Donc, vous allez analyser en principe les anomalies en fonction de ce repère.
 
Deuxième point : Rimbaud a réécrit au vers 8 de "Tête de faune" un alexandrin du poème "Sous bois" de Glatigny, comme l'a révélé Steve Murphy, en le faisant passer sous la forme d'un décasyllabe. L'alexandrin était le dernier du poème de Glatigny :
Et ton rire lubrique éclate sous les branches.
Ma présentation en couleurs vous montre que l'alexandrin est bien régulier. Flanqué du "Et", le sujet forme le premier hémistiche, et le deuxième hémistiche réunit le verbe et son complément de lieu qui ici est plus essentiel à l'énoncé que circonstanciel.
Rimbaud a rédigé le vers suivant :
Sa lèvre éclate en rires sous les branches.
Pour trois raisons, on attend une coupe après la quatrième syllabe. Première raison, c'est le décasyllabe littéraire normal et deuxième raison l'expression "Dans la feuillée" a justifié la référence à cette mesure, un peu comme quand on attaque un morceau de musique : 1, 2, 3, 4... La troisième raison, c'est que le découpage est plus naturel après "éclate" qu'après le "en" de "en rires" ou qu'au milieu du mot "rires". Si tout ce qui précède était exclusivement en vers de chanson aux deux hémistiches de cinq syllabes, nous pourrions douter, mais là ce n'est pas le cas. Le premier quatrain invite à la lecture qui justement est la plus naturelle pour ce vers :
Sa lèvre éclate en rires sous les branches.
 Deux autres raisons justifient cette lecture métrique. Premièrement, le verbe "éclate" coïncide avec les effets de calembours métriques habituels à la césure. Le mot "éclate" est celui qui sémantiquement correspond le mieux à un chahutage de la césure. Même si le mot "rires" a lui-même de l'intérêt, le verbe "éclate" est excellent à cette place, et j'en veux pour preuve cette dernière raison que dans Joyeusetés galantes Glatigny pratique précisément ce que je viens de dire, mais à la rime dans un autre poème que "Sous bois" :
Sur ta lèvre écarlate
Avec ivresse éclate
La superbe splendeur
    De l'impudeur !
Je ne parle pas de rejet ni pour ce vers, ni pour celui de "Tête de faune", encore que "en rires" soit en rejet, je parle de la position métrique forte et en relief du verbe "éclate".
J'ajoute que deux vers plus loin nous avons une reprise de ce vers avec reprise du mot "rire" passant au singulier et avec une équivalence "à chaque feuille" pour "sous les branches", et le vers a un découpage grammatical similaire en fonction de la césure si on suit ma logique d'analyse :
Son rire tremble encore à chaque feuille
 Vous avez le sujet et le verbe dans le premier hémistiche, et le complément essentiel de lieu à la rime dans le second hémistiche. La forme adverbiale "encore" est un peu équivalent à "en rires" comme précision apportée au sens du verbe, et placer "encore" ainsi dans le second hémistiche c'est quelque chose de banal que vous trouvez chez les poètes romantiques comme chez beaucoup de poètes classiques ou de la Renaissance. Il ne faut pas vous dire qu'un classique penserait le vers avec "encore" dans le premier hémistiche. Lisez des recueils d'alexandrins classiques, et vous verrez que le procédé est admis comme régulier. Le verbe "tremble" offre un relief métrique qui vaut calembour à la césure tout comme "éclate" précédemment.
En-dehors du verbe conjugé "éclate", Glatigny met en relief les mots de la même famille dans ses poésies publiées sous le manteau : à la rime, on a  "Comme une ode éclatante," et dans "Entr'acte" on a un procédé de mise en relief par le suspens "avec" en premier hémistiche : "Les bourgeoises, avec l'éclat de votre grâce[.]"
Ce serait quand même étonnant que Rimbaud ait pratiqué des choses aussi évidentes, aussi naturelles à un poète de son époque, sans méditer la césure et donc sans le faire exprès. C'est la base de son métier de poète versificateur !
Le vers 10 de "Tête de faune" a une variante "tremble" étant remplacé par "perle".
Or, vous avez de nombreux emplois à la rime de mots de la famille de "tremble" dans le recueil Joyeusetés galantes : "Sur leur jour où danse un rayon tremblant, " (décasyllabe ici de chanson, deux fois cinq syllabes), "Baissant vos cils longs et tremblants," (octosyllabe), "D'amour tremblants", "Sur la mer tremblante ;" "A cette heure où la bouche tremble", et ce dernier octosyllabe je vous conseille vivement de le méditer et de vous reporter au poème qui le contient. J'ajoute ce relief après la césure : "On ne lui dira plus qu'en tremblant : 'je vous aime !' " Je pourrais citer des vers des "Bons contes du sire de la glotte" également.
Je passe au verbe "perle(r)". Dès le début du recueil, vous avez un alexandrin où "perle" est en relief à la césure avec mention du mot "branche" à la rime, ce qui correspond aux vers 8 et 10 de "Tête de faune" :
Monte et bouillonne et perle à la pointe des branches,
[...]
 Et cette fois, il est clair que Rimbaud s'inspire d'un vers pas à moitié obscène.
Vous avez donc six vers de "Tête de faune" pour lesquels il y a un dossier d'arguments en béton pour dire qu'ils sont en décasyllabes littéraires avec des hémistiches de quatre et six syllabes : le premier quatrain, et le couple des vers 8 et 10.
Pourtant, Cornulier prétend depuis 1982 au moins que le poème n'a pas de césure fixe, ouvrage Théorie du vers. Et cette idée a été poursuivie par Philippe Rocher et Marc Dominicy, et une idée initialement lancée à titre hypothétique par Cornulier passe aujourd'hui pour une vérité : le premier quatrain serait en décasyllabes 4-6, le second en décasyllabes 5-5 et le troisième en décasyllabes 6-4.
Je rappelle que le décasyllabe 6-4 n'est pas attesté dans la poésie française avant la toute fin au moins du dix-neuvième siècle. Verlaine et Rimbaud ne connaissaient pas ce type de décasyllabe ! Cornulier semble penser qu'il existait dans des poèmes très rares de Voltaire que moi, personnellement, je n'ai jamais rencontrés. J'ai lu énormément de poèmes en vers de dix syllabes de Voltaire, je n'ai jamais rencontré de 6-4. La variante 6-4 semble exister dans la tradition italienne, mais on ne peut pas la transposer ainsi à l'analyse d'un poème de Rimbaud, puisque Rimbaud ne lisait pas l'italien en 1872. Il y a un énorme problème de validité historique du raisonnement fourni par Cornulier, Dominicy et Rocher pour le troisième quatrain de "Tête de faune".
Pour le deuxième quatrain, il en va autrement. Effectivement, il existe un décasyllabe aux deux hémistiches de cinq syllabes. Remarquons que Voltaire avait persiflé son usage par Régnier-Desmarais au XVIIIe siècle. Ce décasyllabe s'est fortement répandu au dix-neuvième siècle, dès l'époque romantique, et cela allait en s'amplifiant à l'époque des parnassiens.
Il existe aussi des cas d'alternance des deux types de décasyllabes. Rocher a exhibé le poème "Le Puits" d'Armand Renaud, du recueil des Nuits persanes bien connu de Rimbaud, et il faut y ajouter "Promenade des Alpes", poème en vers libres de Musset. J'ai fait la découverte moi-même, mais Gouvard l'avait déjà mentionné dans un ouvrage sur la versification.
Cependant, dans le cas de Renaud, il s'agit d'une alternance comme nous en avons d'alexandrins et de vers de huit syllabes, etc.
Ici, nous aurions un changement de mesure quatrain par quatrain.
Cette idée est avancée de manière paradoxale par Cornulier, alors que c'est en contradiction flagrante avec tout ce qu'il développe dans son livre Théorie du vers. Normalement, Cornulier doit conclure soit à une césure fixe, soit à une absence de césure. Il peut, à la limite, constater que la mesure change quatrain après quatrain, mais il faut des éléments qui permettent de conclure à un fait tangible. Et c'est là que le bât blesse. La mesure 5-5 semble s'imposer naturellement pour les vers 5 et 7, mais pas pour les vers 6 et 8. Pire, la lecture 6-4 ne s'impose pas du tout pour le dernier quatrain, dont le premier vers a l'air d'un troisième 5-5 et seul le vers 11 favorise nettement la lecture 64, les vers 10 et 12 étant assez faciles à lire en normaux 4-6.
 
Je cite le poème, d'abord tel quel :
 
Dans la feuillée, écrin vert taché d'or,
Dans la feuillée, incertaine et fleurie
De fleurs splendides où le baiser dort,
Vif et crevant l'exquise broderie,
 
Un faune effaré montre ses deux yeux
Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches :
Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux
Sa lèvre éclate en rires sous les branches.
 
Et quand il a fui - tel qu'un écureuil, -
Son rire tremble encore à chaque feuille
Et l'on voit épeuré par un bouvreuil
Le Baiser d'or du Bois, qui se recueille.
 J'applique ensuite la lecture en décasyllabes traditionnels avec une présentation en couleurs :
 
 
Dans la feuillée, écrin vert taché d'or,
Dans la feuillée, incertaine et fleurie
De fleurs splendides où le baiser dort,
Vif et crevant l'exquise broderie,
 
Un faune effaré montre ses deux yeux
Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches :
Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux
Sa lèvre éclate en rires sous les branches.
 
Et quand il a fui - tel qu'un écureuil, -
Son rire tremble encore à chaque feuille
Et l'on voit épeuré par un bouvreuil
Le Baiser d'or du Bois, qui se recueille.

 Nous avons selon ce mode de lecture 5 décasyllabes classiques (vers 1,2,4,8,10), 3 décasyllabes à la Chénier/Hugo (vers 6, rejet de "rouges", vers 9 (la séparation de l'auxiliaire et du participe passé est classique, mais le fait qu'il s'agisse de monosyllabes avec rejet de "fui" correspond au Hugo de La Légende des siècles et le rejet brutal d'une syllabe vient de Chénier et Hugo avec un disciple précoce Musset dans "Don Paez" et autres, bien avant Baudelaire). Seuls quatre vers posent problème : une césure à l'italienne et trois enjambements de mots. Notez tout de même que la césure à l'italienne est d'actualité avec le vers du "Qaïn" de Leconte de Lisle, tel qu'il l'a publié dans le Parnasse contemporain, sans oublier l'antériorité de Villiers de l'Isle-Adam. Mais surtout, l'autre version de "Tête de faune" fournit un décasyllabe littéraire régulier :

D'énormes fleurs où l'âcre baiser dort.

En clair, seuls les trois enjambements de mot posent problème. Or, les enjambements de mot sont de plus en plus courants dans les alexandrins depuis "pensivement" de Banville" et "infini" de Blanchecotte en 1861. Vous en avez de Verlaine, Mallarmé, Mendès, Silvestre et bien d'autres poètes, et cela est pratiqué également dans les vers de dix syllabes par Verlaine : "Crépuscule du soir mystique" ou un sonnet des Amies si je ne m'abuse. Et surtout, il y a la comédie à la Banville Les Uns et les autres datée par Verlaine de septembre 1871, date d'arrivée de Rimbaud à Paris ! Rien que ça !

Cette comédie offre un enjambement à la césure d'un alexandrin qui met en relief une terminaison verbale en "-ez". Vous avez remarqué le "é" du mot "feuillée", puis l'omniprésence du "é" dans les enjambements de mot potentiel : "effar/é", variante "affol/é", "é/peuré" ? Ce n'est pas tout ! Pour le mot "sanglante" à cheval sur la césure traditionnelle au décasyllabe, vous remarquez que ça succède au rejet de "rouges" au vers précédent et que cela met du coup en relief la graphie "sang" au sein du mot.

Passons maintenant à la lecture selon Cornulier, Dominicy, Rocher et Chevrier, avec changement de césure quatrain par quatrain, je mets en bleu les seconds hémistiches hypothétiques du premier quatrain, en rouge ceux du second et en vert ceux du troisième selon une évolution 6, 5, 4 syllabes :

Dans la feuillée, écrin vert taché d'or,
Dans la feuillée, incertaine et fleurie
De fleurs splendides où le baiser dort,
Vif et crevant l'exquise broderie,
 
Un faune effaré montre ses deux yeux
Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches :
Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux
Sa lèvre éclate en rires sous les branches.
 
Et quand il a fui - tel qu'un écureuil, -
Son rire tremble encore à chaque feuille
Et l'on voit épeuré par un bouvreuil
Le Baiser d'or du Bois, qui se recueille.
 Le troisième vers du premier quatrain admet une césure lyrique après la quatrième syllabe, et au vers 6 c'est après la cinquième syllabe. Pour le vers 6, l'idée de césure à l'italienne passe mal. Nous aurions une déviance au vers 5 par changement soudain de modèle, et dès le vers 6 une nouvelle déviance s'y superpose, alors que le principe de la césure à l'italienne a déjà été utilisé pour lire régulièrement le vers 3. Le modèle proposé ne convient pas à un état normal de lecteur de bonne volonté qui fait des efforts pour identifier des césures audacieuses.
Admettons que pour le premier quatrain l'analyse soit identique et que dans les deux cas la césure à l'italienne soit justifiée. On a tout de même dans le second quatrain des vers 6 et 8 qui peuvent difficilement être lus en 5-5. Non pas que ce soit impossible, mais la lecture normale est plus naturelle pour ces deux vers-là précisément. Or, le but de lire le second quatrain c'est de négocier la difficulté des vers 5 et 7, sauf que ça crée des difficultés pour les vers 6 et 8.
Pour le dernier quatrain, la lecture du vers 9 est difficilement soutenable. Bien sûr qu'on peut avoir le mot "tel" à la césure chez les versificateurs plus souples du XIXe, mais à partir du moment où le lecteur est supposé faire le deuil de deux modes de lecture, on ne voit pas très bien comment il pourrait faire au premier vers du troisième quatrain, vers qui est précisément celui qui doit justifier la bascule. Le vers 9 est quasi classique, mis à part la brutalité des monosyllabes exhibés, en lecture normale, et la lecture 55 est rendue naturelle par la ponctuation.
Seul le vers 11 avec "épeuré" est délicat à lire en 46v. Où est le gain de passer à une lecture en 64 ? Et jusque-là, les audaces métriques apportaient la plus-value de calembours. Ici, il s'agit de lisser la lecture sans en tirer aucun bénéfice...
Je n'hésite pas à dire que la thèse du changement de mesure quatrain par quatrain dans "Tête de faune" est nulle et non avenue. Le poème est en décasyllabes traditionnels à lecture forcée des césures. Le calembour sur "sanglante" est nettement identifiable, le calembour sur "épeuré l'est aussi. Je rappelle que ce dernier quatrain joue sur l'équivoque présence du mot "œil" dans ses rimes qui plus est, et la variante "effaré"/"affolé" conforte l'idée d'un soin particulier apporté à un rejet de la terminaison "é" au vers 5, quand nous avons le contre-rejet du "é" au vers 11 pour "épeuré".
Si Cornulier a envie de contester cette lecture, qu'il le fasse, mais je ne l'en crois pas capable. Où sont ses arguments ?
 
Ce numéro contient aussi un long article d'Alain Bardel que je n'ai encore que survolé. Il fait l'effort de me citer, mais je vais quand même souligner ce qui ne va pas, parce que je crois qu'il me cite plutôt pour avoir des couvre-feux.
Il cite mon article "Les ébauches du livre Une saison en enfer", mais plus loin il ne l'inclut pas parmi les études de références des brouillons du livre Une saison en enfer, ce qui est problématique vu qu'il fait écho plus à mon article qu'à ceux des autres dans son étude. Je trouve ça anormal. Il dit plus loin qu'en-dehors de ceux qui ont fait des livres sur Une saison en enfer il n'a jamais vu de lecture par quelqu'un de "Mauvais sang". Il aurait pu me citer pour mes deux articles "Les ébauches du livre Une saison en enfer" et "Trouver son sens au livre Une saison en enfer", j'y ai développé ce concept du souvenir du passé des aïeux par les livres d'histoire, ce que Scepi avait précocement repris sans me citer dans des articles de 2009-2010. Bardel aurait pu citer l'étude de Marie-Paule Berranger ou l'article de Pierre Laforgue. Mais bon, passons !
Il me cite favorablement au sujet de la définition du "vice" après une revue des interprétations par divers rimbaldiens  : "David Ducoffre ne résume pas mal la chose quand il écrit", et je vous cite la citation qui est faite :
Ce vice est, au jugement de la norme chrétienne et française, la révolte ontologique du mauvais sang, à savoir cette puissance, - force pour le rebelle, "faiblesse" pour le converti, - qui tend à identifier un sujet à la réplique de "forçat intraitable" admiré par l'enfant.
 Je parle de couvre-feu, parce que Bardel a très bien compris que cela ridiculise les interprétations sexuelles par la masturbation, l'homosexualité qu'il a relevées chez plusieurs rimbaldiens, mais l'effet comique c'est qu'après m'avoir offert le dernier mot Bardel s'offre une dérobade non argumentée : "Mais le sentiment de sa différence sexuelle compte sans aucun doute pour beaucoup dans la conviction du sujet d'appartenir à une race maudite [...]". Je ne suis pas d'accord ! Le sujet, c'est "est-ce que 'Mauvais sang' se réfère à l'homosexualité ou à un vice d'ordre sexuel comme la masturbation ? La réponse est non ! Certes, par ailleurs, il y a ce sujet de l'homosexualité, il y a des éléments, notamment dans les poèmes de Verlaine, pour parler d'un sentiment de malédiction, de damnation, il y a l'idée maléfique du lesbianisme des Fleurs du Mal, mais en tout rigueur, Bardel me donne le mot de la fin sur "Mauvais sang" parce que les rimbaldiens se sont égarés à attribuer un sens sexuel au "vice". Le mot "vice" renvoie au titre "Mauvais sang" et donc à l'ensemble des huit sections qui jusqu'à plus ample informe ne parlent pas d'un problème sexuel prédominant. Point barre.
J'ajoute que Bardel ne s'affronte pas à la coquille "outils" pour "autels", mais c'est pire que ça. Dans le corps du texte, Bardel donne une transcription du brouillon avec le mot "autels", mais sur les tableaux où il confronte le brouillon et le texte imprimé il a écrit "outils" pour le texte du brouillon comme pour le texte imprimé. Bardel est coutumier de ce genre d'erreurs de transcription. Par exemple, pour "Tête de faune", il met en variante : "D'énormes fleurs" en oubliant l'ajout de l'adjectif "âcres", et il y en a d'autres des erreurs dans l'établissement des textes de Rimbaud sur son site.
Or, l'article de Bardel parle de la signification et des thèmes clefs de "Mauvais sang", et il parle du remaniement du brouillon avec la scission des sections 4 et 8.
Voilà.
Je vais rendre compte encore d'autres articles, ceux de Bataillé et Reboul notamment.
Vous voyez en tout cas que ce blog est bien lu par les contributeurs de la revue Parade sauvage.
Après, le bonheur qu'ils ont à ne pas me citer, je ne pige pas trop l'intérêt, mais bon... Le rimbaldisme est nettement plus complet ici ! Telle est ma réponse !

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