Liste des césures et entrevers enjambés de manière « moderne », « romantique », « à la Chénier » :
Sans horreur, à travers des ténèbres qui puent. (I. « Au lecteur ») Admis par les classiques, mais d’époque !
Dans la ménagerie infâme de nos vices, (I. « Au lecteur »)
Quoiqu’il ne fasse ni grands gestes, ni grands cris, (I. « Au lecteur ») Emprunté à une rime de « Mardoche » (Musset)
De lire la secrète horreur du dévouement (II. « Réversibilité »)
Le Démon fait des trous secrets à ces abîmes, (III. « Le Tonneau de la haine ») Deux jeux proches sur le même adjectif
A mon bras votre bras poli
S’appuya ; - sur le fond ténébreux de mon âme (IV. « La Confession ») Entrevers, puis césure, deux effets, les classiques pratiquaient par exception ce rejet dans la mesure où ils comprenaient le second hémistiche comme un complément du nom placé devant la césure, ce qui reste tout de même irrégulier en principe)
Il était tard ; ainsi qu’une médaille neuve, (IV. « La Confession ») Admis par les classiques, mais d’époque
Et la solennité de la nuit, comme un fleuve, (IV. « La Confession ») Rejet de complément du nom à la Chénier, Malfilâtre
L’oreille au guet, - ou bien, comme des ombres chères, (IV. « La Confession ») Admis par les classiques, à cause de « bien » à caractère conclusif pour le rythme
Tout à coup, au milieu de l’intimité libre, (IV. « La Confession ») Admis par les classiques, mais d’époque
De vous, - riche et sonore instrument où ne vibre (IV. « La Confession ») Double contre-rejet d’épithètes coordonnés, la coordination d’épithètes en rejet vient de Vigny, pour le contre-rejet pas encore mené mon enquête
Et que toujours, avec quelque soin qu’il se farde, (IV. « La Confession ») Pas admis je dirais, mais pas impossible chez les classiques au vu de certaines configurations chez Racine et d’autres
De la danseuse folle et froide qui se pâme (IV. « La Confession ») Rejet d’une seule épithète de la coordination, admis par les classiques, peut-être parce que la coordination suppose une relance ? Rejet d’adjectif postposé au nom
Et cette confidence horrible chuchotée (IV. « La Confession ») Rejet d’épithète avec une juxtaposition « chuchotée » qui fait enchaînement soudé, le mot « horrible » vient d’évidence d’une connaissance des premiers rejets d’épithètes entre Hugo et Chénier, il vient ici du « Chant du cirque » de Victor Hugo (1824)
S’ouvre et s’enfonce avec l’attirance du gouffre. (V. « L’Aube spirituelle ») Deuxième cas pour « avec » devant la césure
La forme de la plus séduisante des femmes, (VI. « La Volupté » [plus tard « La Destruction »]) Construction suspendue du superlatif absolu, je dois enquêter sur d’autres exemples, il y en a ! Mais antériorité ?
Et, sous de spécieux prétextes de cafard, (VI. Idem, vers qui suit le précédent) Notez que j’hésite à souligner toute l’attaque du groupe prépositionnel
Haletant et brisé de fatigue, au milieu
Des steppes de l’Ennui, profondes et désertes (VI. « La Volupté » [« La Destruction]) Deux effets, césure rejet de complément d’adjectif, puis suspens « au milieu » à la rime à rapprocher du « au milieu » cité plus haut devant la césure. C’est le seul cas en 1855 où Baudelaire se permet un placement de mot grammatical « problématique » à la rime plutôt qu’à la césure
Quelle est cette île triste et noire ? – C’est Cythère, (VII. « Voyage à Cythère » [« Un voyage à Cythère »]) Rejet d’un seul adjectif de la coordination, rejet d’adjectif postposé au nom
Ou du roucoulement éternel d’un ramier ! (VII. « Voyage à Cythère ») Rejet admis par les classiques puisque le second hémistiche soude deux compléments du nom « roucoulement », voir plus haut.
Du ciel se détachant en noir, comme un cyprès. (VII. « Voyage à Cythère ») Rejet à la Chénier d’un groupe prépositionnel
Chacun, plantant comme un outil, son bec impur (VII. « Voyage à Cythère ») Contre-rejet de deux mots « comme un », repris à la rime des « Marrons du feu » : « Comme une / Aile de papillon », repris donc encore une fois à Musset.
Silencieusement tu souffrais ces insultes (VII. « Voyage à Cythère ») Cas d’adverbe faisant un hémistiche, pas étudié les classiques, Banville, Deschamps et quelques autres ont l’antériorité à tout le moins
Et des péchés qui t’ont interdit le tombeau. (VII. « Voyage à Cythère ») Admis dans l’absolu par les classiques, mais les césures brusques sur auxiliaire avoir et être d’une syllabe sont tout de même d’époque
Je sentis à l’aspect de tes membres flottants, (VII. « Voyage à Cythère ») Admis par les classiques, mais comme le mot est assez peu chargé de sens, c’est tout de même d’époque.
– Pour moi, tout était noir et sanglant désormais, (VII. « Voyage à Cythère ») Rejet de coordination d’épithète attribut du sujet
Hélas ! – et j’avais, comme en un suaire épais ,(VII. « Voyage à Cythère ») Premier mot « comme » à la césure publié par Baudelaire, dans le même poème que le « comme un ». La césure sur « comme » est reprise à Hugo qui l’a pratiqué déjà un grand nombre de fois, surtout dans son théâtre, mais voir les notes plus bas qui précisent que Baudelaire connaissait l’emploi du mot « comme » à la rime par Agrippa d’Aubigné
Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane, (VIII. « A la belle aux cheveux d’or » [« L’Irréparable »]) Cas rare de trimètre corrompu à la Hugo, mais sur une idée originale qui fait qu’il y a une construction ternaire, mais pas du tout de trimètre, alors qu’il est ryhtmiquement concevable chez Hugo, moyennant des césures à l’italienne. Hugo joue dans ses trimètres sur le monosyllabe calé devant la césure, plutôt un mot grammatical. Baudelaire à l’inverse souligne ici un nom monosyllabe en rejet. A noter que je souligne de part et d’autre de la césure les mots en jeu dans l’enjambement. L’allure ternaire ou le trimètre n’étaient-ils pas des moyens de double mise en relief à la césure comme ici avec ce ternaire faux trimètre ?
Dans quel philtre ? – Dans quel vin ? – Dans quelle tisane ? (VIII. « A la belle aux cheveux d’or ») Voir le vers précédent
J’ai vu parfois, au fond d’un théâtre banal (VIII. « A la belle aux cheveux d’or ») Admis par les classiques, mais d’époque
J’ai vu parfois, au fond d’un théâtre banal, (VIII. « A la belle aux cheveux d’or ») Voir le vers précédent
Qu’accompagne l’immense orgue des vents grondeurs, – (X. « Mœsta et errabunda ») Contre-rejet d’épithète, mais notez que je souligne le nom monosyllabe en rejet « orgue » qui est monosyllabe d’une part et plus court que l’adjectif en contre-rejet
De cette fonction sublime de berceuse ? (X. « Mœsta et errabunda ») Rejet encore une fois admis par les classiques à cause de la juxtaposition de deux compléments du nom placé devant la césure
Où dans la volupté pure le cœur se noie ! (X. « Mœsta et errabunda ») Remarquable rejet d’un adjectif postposé, puisque l’adjectif ne fait que deux syllabes, mais surtout n’a qu’une syllabe forte (masculine), ce qui suppose une mise en relief syllabique immédiate après la césure
Et qui sait si les fleurs nouvelles que je rêve (XII. « L’Ennemi ») Rejet d’épithète moins admis je crois des classiques même si « que je rêve » correspond aussi à une complémentation du nom « fleurs », le rejet est ici emblématique, puisqu’il qualifie « fleurs » en renvoi au titre du « recueil » et c’est le dernier de l’ensemble de cette publication de 18 « fleurs du mal » dans la Revue des deux Mondes. L’adjectif « nouvelles » a aussi du sens comme promotion de la nouveauté de ces dix-huit poèmes.
Toi qui, comme un hideux troupeau
De démons, vins, folle et parée, (XVII. « La Béatrice ») Rejet à l’entrevers à la Chénier/Malfilâtre, notez que Malfilâtre est bienvenu ici, quand on songe à son modèle initiale « Troupeaux / De Cée », traduction en vers des Géorgiques de Virgile
Remarques complémentaires sur l’intérêt métrique de l’ensemble des dix-huit « Fleurs du Mal » parues dans la Revue des deux Mondes en 1855 :
L’épigraphe tirée des Tragiques prouve que Baudelaire a repéré l’emploi du mot « comme » à la rime au tout début du premier livre de l’épopée d’Agrippa d’Aubigné. Baudelaire a donc suivi Hugo en pratiquant le « comme » à la césure, mais il a aussi imité le déplacement d’entrevers à la césure en reprenant à Musset le « comme une » à la rime dans « Les Marrons du feu » et le « ni » à la rime dans « Mardoche ».
Cet ensemble de 1855 semble avoir été lu tel quel par Catulle Mendès avant la publication de Philoméla. Comme les poèmes ici présents se retrouvent dans les deux premières éditions en volume des Fleurs du Mal, en 1857 et en 1861, sans oublier l’édition posthume de 1868, il faut comprendre que je veux insister sur des effets d’agencement des poèmes entre eux.
Le premier mot à la rime dans le recueil de Baudelaire est « lésine ». Il le sera aussi dans les trois éditions en volume. Le mot « lésine » se retrouve à nouveau dans au moins un autre poème des Fleurs du Mal de mémoire, mais il se rencontre à deux reprises à la rime dans les poésies de Mendès m’a-t-il semblé, une vérification s’imposerait du côté des Joyeusetés galantes de Glatigny et du côté des poésies de Mallarmé.
Il n’y a pas de rejet du mot « comme » à la césure dans cette édition en 1855 du poème, ni dans l’édition de 1857, ce qui fragilise le discours des baudelairiens qui veulent croire que Baudelaire avait composé plusieurs vers avec un « comme » à la césure bien avant leur publication en 1855, 1857 et 1861. Je ne relève qu’un seul « comme » devant la césure dans l’ensemble de 1855, précisément dans le poème « Un voyage à Cythère », et l’ensemble est timide au plan des audaces métriques si on compare cela à l’abondance de césures audacieuses du recueil de 1861.
L’ensemble ici publié en 1855 lance la mode des quintils qui sont en fait des quatrains allongés d’un vers répété. Le vers répété a parfois des variantes dans la ponctuation, ce n’est que plus tard que nous rencontrerons des altérations de mots dans la répétition de vers. Les poèmes en apparents quintils sont soit de la forme « ABBAA », c’est la première à entrer en scène : II. « Réversibilité », soit de la forme « ABABA » que pratiquera Rimbaud le premier sans répétition de vers : « A la belle aux cheveux d’or » (réintitulé plus tard « L’Irréparable ») et « Mœsta et errabunda ». Cela ne concerne encore que trois poèmes. Sur ces trois poèmes, « Réversibilité » est le moins intéressant, même s’il contient l’expression « poings crispés » que Rimbaud va exploiter à son tour. Le poème « A la fille aux cheveux d’or » est remaquable, puisqu’il exhibe la forme de quintil à partir d’une alternance d’alexandrins et d’octosyllabes, et puisqu’il exhibe le ternaire à rejet exceptionnel « vin », véritable trouvaille au-delà de l’imitation hugolienne, mais le meilleur des trois poèmes en quintils est « Moesta et errabunda » : dans la troisième strophe d’un poème qui en compte six nous avons un effet de changement de voix dans la répétition de vers, plus précisément le poète prête à celle à qui il s’adresse sa propre interrogation. On a un trouble comparable au sonnet « Parfum exotique » quand dans le brouillage des perceptions le poète décrit qu’il ressent le parfum d’une vision qu’il imagine les yeux fermés, ici je trouve le glissement magnifique, reprise qui passe aussi par le réemploi de « loin » :
Emporte-moi, wagon ! enlève-moi, frégate !
Loin ! – loin ! – ici la boue est faite de nos pleurs !
– Est-il vrai que parfois le triste cœur d’Agathe
Dise : Loin des remords, des crimes, des douleurs,
Emporte-moi ,wagon, enlève-moi, frégate ?
La quatrième strophe a des ressemblances grammaticales frappantes avec le refrain de « Invitation au voyage », puis dans les deux derniers quintils, la répétition est superbement utilisée, dans la mesure où Baudelaire ne sépare plus les strophes, mais ici il les fait s’interpénétrer, à tel point que j’ai envie de parler pour les deux derniers quintils d’un mouvement ternaire en quatre, puis deux fois trois vers, deux fois trois vers où noter involontairement sans doute la forme ABABAB des sizains à la Pétrarque de sonnets de Nodier et Mendès (je cite avec l’orthographe « mourans », orthographe d’époque que je n’ai pas respecté dans l’un ou l’autre vers plus haut).
Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons mourans derrière les collines
Avec les pots de vin, le soir, dans les bosquets
– Mais le vert paradis des amours enfantines,
L’innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l’Inde et que la Chine ?
– Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l’animer encor d’une voix argentine,
L’innocent paradis plein des plaisirs furtifs ?
Vous constatez que, pour les répétitions, les variantes de ponctuation ont des incidences plus qu’intéressantes sur l’énonciation et le sens. Vous constatez aisément l’imbrication entre les strophes, puisque le vers répété sur les « amours enfantines » crée une phrase poursuivie dans la strophe finale. Le coup de génie, c’est que cela ne se poursuit pas jusqu’au bout de la phrase finale. Le second vers du dernier quintil a un point d’interrogation qui crée une conclusion décalée par rapport au déroulé des strophes, et cela émiette quelque peu la dernière strophe. Evidemment, dans cette relecture par le découpage des phrases, vous lisez un quatrain ABAB suivi d’un sizain ABABAB. Avant de trouver cela douteux, je vous fais remarquer que vous avez à la rime l’adjectif « argentine » à comparer aux « ongles argentins » des « Chercheuses de poux » poème indiscutablement inspiré du « Jugement de Chérubin » de Mendès. Vous avez des « cris plaintifs » qui peuvent alors correspondre aux « haleines plaintives » du même poème de Rimbaud. Puis vous avez la mention « bosquets » à la rime suivi de la mention « amours enfantines » qui fait écho à l’un des deux « Immondes » que Rimbaud a composés avec des tercets ABA BAB. Je vous cite les tercets du sonnet « Les anciens animaux… » avec son vers final qui contient « bosquets » et « enfance bouffonne » :
D’ailleurs l’homme au plus fier mammifère est égal ;
L’énormité de leur membre à tort nous étonne ;
Mais une heure stérile a sonné : le cheval
Et le bœuf ont bridé leurs ardeurs, et personne
N’osera plus dresser son orgueil génital
Dans les bosquets où grouille une enfance bouffonne.
Malgré l’obscénité, le sonnet a un propos proche de développements des Fleurs du Mal, de Victor Hugo et de poètes parnassiens. L’homme n’est pas ravalé à l’animal, mais il y a une célébration de la sexualité par l’acceptation de la réalité du corps qui s’oppose bien sûr à la morale des temps décriée dans « Credo in unam ». L’expression « dresser son orgueil génital » à l’avant-dernier vers est symétrique de l’expression « Je pisse vers les cieux bruns, très-haut et très-loin, » qui forme le vers 13 de « Oraison du soir », et je note dans les quatrains, la présence à la rime au vers 2 du pluriel « excréments », mot exhibé à la césure du vers 5 de « Oraison du soir ». Et on peut y ajouter la balance « ange ou pource » pour l’occurrence du mot « ange » qui fait écho au vers 1 toujours de « Oraison du soir ». Le dossier n’a de cesse de s’étoffer et je pourrais aller plus loin et parler de l’autre sonnet des « Immondes », mais cela nous mènerait trop loin hors des limites de la présente étude.
Pour le reste, l’ensemble des dix-huit « Fleurs du Mal » de 1855, après les trois poèmes en quintils, est dominé par les poèmes en quatrains et les sonnets.
Quatrains de rimes embrassées pour « Au lecteur » et « Voyage à Cythère »
Quatrains de rimes croisées pour « La Confession », « La Béatrice » (devenu « Le Vampire ») et « L’Amour et le Crâne ». « La Béatrice » est en octosyllabes, mais les rimes croisées coïncident avec l’alternance de vers distincts pour les deux autres poèmes : alexandrins et octosyllabes pour « La Confession » et choix moins habituel octosyllabes et pentasyllabes pour « L’Amour et le Crâne ».
Les sonnets sont au nombre de neuf : « Le Tonneau de la haine », « L’Aube spirituelle », « La Volupté » [« La Destruction »], « La Cloche », « L’Ennemi », « La Vie antérieure », « Le Spleen » (devenu « De profundis clamaui »), « Remords posthume » et « Le Guignon ». Il y aurait une étude à faire sur la gravité inhabituelle à l’époque pour des sonnets. Pour la forme des rimes, je les passe en revue avant de revenir sur le cas particulier de « L’Aube spirituelle » :
« Le Tonneau de la haine » : quatrains de rimes croisées, différence partielle de rimes entre les deux quatrains ABAB CACA, puis construction des tercets à l’anglaise selon l’impulsion de Sainte-Beuve : CDC DEE.
« L’Aube spirituelle » : quatrains de rimes embrassées, distinctes ABBA CDDC, tercets sur le même principe anglo-beuvien : quatrain de rimes embrassées comme ce qui a précédé avec distique conclusif qui reprend en cadence masculine la rime A initiale (de « -eille » à « -eil ») EFF EGG, avec effet amusant d’inversion du schéma de sizain marotique *AA *BB au lieu de AA* BB*.
« La Volupté » (« La Destruction ») : quatrains de rimes croisées distinctes ABAB CDCD et tercets sur le modèle classique EEF GFG.
« La Cloche » : quatrains de rimes croisées distinctes et tercets plus anormaux de rimes plates AAB BCC.
« L’Ennemi » : quatrains de rimes croisées distinctes et tercets de sonnet classique.
« La Vie antérieure » : Même analyse que pour « L’Aube spirituelle », à ceci près que les rimes sont reprises et inversées d’un quatrain à l’autre ABBA devenant BAAB.
« Le Spleen » (« De profundis clamaui ») : quatrains de rimes embrassées distinctes et à nouveau des tercets de rimes plates AAB BCC.
« Remords posthume » : quatrains de rimes embrassées communes ABBA ABBA et ercets qu’on pourrait rapprocher du modèle beuvien, sauf que nous aurions un quatrain de rimes croisées ne correspondant pas aux deux authentiques quatrains, avant le distique final. Il est plus sensible que Baudelaire a inversé la forme classique du sonnet : CDC DEE, puisque le schéma B*B *AA inverse le modèle AA* B*B traditionnel.
« Le Guignon » : sonnet d’octosyllabes, quatrains à rimes embrassées distinctes et tercets en forme marotique classique de sizain AAB CCB.
Je reviens au sonnet « L’Aube spirituelle ». On sait qu’avec le découpage en quatrains et tercets, on analyse en général les deux quatrains comme la première moitié du sonnet, et les tercets comme la seconde moitié, malgré le déséquilibre des vers : huit contre six. Baudelaire s’est amusé à créer un découpage phrastique en deux fois sept vers, avec un vers 8 qui enjambe des quatrains aux tercets. Il convient de citer ce sonnet, car son contenu va nous intéresser :
Quand chez les débauchés l’aube blanche et vermeille
Entre en société de l’Idéal rongeur,
Par l’opération d’un mystère vengeur
Dans la brute assoupie un ange se réveille.
Des cieux spirituels l’inaccessible azur,
Pour l’homme terrassé qui rêve encore et souffre,
S’ouvre, et s’enfonce avec l’attirance du gouffre.
Ainsi, chère déesse, être lucide et pur,
Sur les débris fumeux des stupides orgies,
Ton souvenir plus clair, plus rose, plus charmant,
A mes yeux agrandis voltige incessamment.
– Le soleil a noirci la flamme des bougies ;
– Ainsi, toujours vainqueur, ton fantôme est pareil,
Ame resplendissante, à l’immortel soleil !
Vous avez la description d’un « crépuscule du matin », oui je fais allusion à dessein à cet autre poème, avec une « brute » endormie qui découvre une manière de rédemption et son âme devient à la chute du sonnet comme un soleil, avec une idée d’éternité en prime. La brute devient un ange, n’en déplaise à Pascal ! Et les « cieux spirituels » avec une image d’azur. L’homme est encore pris dans les rêves et souffre. Il faut relever tout de même un ambiguïté, puisque ces « cieux spirituels » ont « l’attirance du gouffre ».
Rimbaud semble inverser ce mouvement dans « Oraison du soir » où le poète se décrit tel qu’un « Ange », ivre pourtant comme une sacrée brute, et compare son jet d’urine causé par les chopes à un rayon de soleil approuvé par les fleurs, par opposition aux « cieux bruns », lesquels ne sont pas d’un « inaccessible azur », mais « gros d’impalpables voilures ». Et à propos de ce même poème « L’Aube spirituelle », on peut estimer que Rimbaud avait identifié que Mendès s’en inspirait dans le poème « Le Bénitier » dans Philoméla. Le poème « Le Bénitier » s’inspire d’autres poèmes de Baudelaire qui ne font pas partie de la publication en revue de 1855, mais il contient l’enjambement de mot sur la forme verbale « terrassé », mot qui qualifie « l’homme » assoupi dans « L’Aube spirituelle », et il est précisément question d’une « aurore » qui vainc la nuit, avec ici une inversion du propos baudelairien, puisque le poète décrit qu’il est toujours la dupe de la manipulation infernale :
Et quand l’aurore a terrassé la messe noire,
L’infâme dans mon cœur saignant, saignant toujours,
Afin de compléter le rit blasphématoire,
Trempe son ongle rose et se signe à rebours.
Le premier vers valait avertissement en ce sens : « L’enfer, qui donne aux lys le poison des cigües […] ».
C’est ce poème qui contient une des mentions de l’adjectif « chaud » en relief après la césure : « Dans les langueurs chaudes de l’insomnie[.] » Je vous laisse dresser une liste des poèmes de Baudelaire auxquels emprunte « Le Bénitier », cela n’a rien de très difficile. Notez que le poème qui suit « Le Bénitier », « Marmorea » a une forme interrogative proche des poèmes tels que « L’Irréparable ».
Dans l’édition de 1855 pour la Revue des deux Mondes, le sonnet « L’Aube spirituelle » est suivi par le sonnet « La Volupté » qui deviendra le poème « La Destruction » vers le début de la section intitulée des « Fleurs du Mal » du recueil éponyme. Et le poème « Voyage à Cythère » suit immédiatement. Nous avons donc en 1855 une succession de trois poèmes « L’Aube spirituelle », « La Volupté » et « Voyage à Cythère » dont nous ne cessons de montrer qu’ils entrent en résonance avec les deux poèmes sans doute quasi contemporains « Oraison du soir » et « Les Chercheuses de poux » qui ciblent à la fois Baudelaire et le Mendès du recueil Philoméla. Et si on suit le défilement de 1855, nous avons un quatrième poème « A la fille aux cheveux d’or » (« L’Irréparable ») avec l’expression « Terrasser l’énorme Satan » qui fait bien sûr écho à « terrassé la messe noire ». Et notez que dans cette liste restreinte de dix-huit poèmes, vous avez deux fois le mot « voyage » dans un titre et précisément de part et autre du poème « A la fille aux cheveux d’or » : « Voyage à Cythère » et « Invitation au voyage » avec déjà ce balancement du futur poème final de l’édition de 1861 des Fleurs du Mal entre la désillusion des voyages du monde géographique réel et l’espoir dans un inconnu qui a l’air d’une fausse fuite masquant une volonté de mort qu’on ne s’avoue pas complètement, quand bien même le tout prend des airs de « Bateau ivre » entre « Invitation au voyage » et « Mœsta et errabunda ».
Il y aurait encore une très belle étude à faire sur les échos entre poèmes de Baudelaire selon qu’on étudie la série en revue de 1855 ou les trois éditions connues en volume.
Je vais arrêter là, mais on sent bien que je suis en plein dans les enjeux de sens de Philoméla d’un côté et pour les poèmes « Accroupissements », « Oraison du soir », « Les Chercheuses de poux » et « Les anciens animaux… » de Rimbaud, d’autre part, sans oublier l’affinement de notre compréhension de la poésie de Baudelaire lui-même.
Prochainement : un article sur l’influence de Glatigny sur Mendès et Rimbaud, voire Verlaine. Je vais peut-être glisser entre la revue des vers de Leconte de Lisle que je devais achever et aussi la revue des recueils importants pour les césures entre 1857 et 1861, en y incluant les éditions de Baudelaire des Fleurs du Mal. Voilà, le programme d’au moins trois bons articles, dont un au moins ne sera pas que sur la versification. J’ai du dossier sur Glatigny, je vais le sortir. Et ce ne sera pas que pour expliquer « Tête de faune », « A la Musique », « Vénus anadyomène » ou « Mes petites amoureuses ».
J’ai renoncé ici à parler de certains effets prosodiques chez Baudelaire : « Tant l’écheveau du temps lentement se dévide », « Aux couleurs du couchant », « Souffre, / Et s’ouvre, et s’enfonce », jeux auxquels je songeais quand je citais « cambrés » et « Gambier ». J’aurai d’autres occasions de le faire, espérons-le.
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