dimanche 5 novembre 2023

Brève à propos de "L'Homme juste"

Je voulais relever un point culturel à propos de l'idée de "Juste" dans le poème "L'Homme juste", suite à mes analyses récentes sur les deux quintils ajoutés à ce poème.
La notion de "Juste" vient de l'Evangile, et il y a une idée d'élection. Les justes et les injustes connaissent une résurrection à la fin des temps, mais seuls les Justes accèdent à l'esprit saint. Il va de soi que tout lecteur repère cet arrière-plan religieux à l'emploi métaphorique rimbaldien pour "Homme juste" et "Justes" dans les quintils de son poème, mais j'avais envie de souligner des rapprochements supplémentaires.
La notion de juste est par exemple assez présente dans l'Evangile selon saint Luc et les Actes des apôtres qui sont la suite immédiate de l'Evangile en question. Certes, à l'époque de Rimbaud, on ne déterminait pas encore clairement que les quatre évangiles avaient été écrits non pas par des apôtres ou disciples du Christ, mais ultérieurement par des fidèles, que l'Apocalypse et l'Evangile selon saint Jean venaient de sectes de chrétiens se réclamant plutôt de l'apôtre saint Jean, ce qui expliquait ces singularités d'une prétendue préférence pour l'apôtre Jean qu'on ne retrouvait pas dans les autres évangiles. On situe clairement aujourd'hui les épîtres comme les écrits les plus anciens du Nouveau Testament, etc. Je ne me rappelle plus les mises au point d'Ernest Renan dans sa Vie de Jésus où tout se mélange, mais de toute façon, de mémoire, puisque j'ai lu tout le Nouveau Testament et tous les évangiles l'histoire des apôtres est en queue d'autres évangiles (Marc, Mathieu et/ou Jean), donc en principe Rimbaud devait identifier la continuité entre l'évangile selon saint Luc et les Actes des apôtres. Mais peu importe. Ce que je voulais souligner par-delà ces deux textes du Nouveau Testament, c'est que dans Une saison en enfer le passage de "Mauvais sang" sur l'accusation d'être des "faux nègres" résonne très précisément comme l'inversion du passage des Actes des apôtres où il y a une opposition du Vrai Juste et des faux Justes. Il y a donc du sens à comparer "L'Homme juste" et "Mauvais sang" au point de vue des visées du discours rimbaldien. Et à cela s'ajoute une autre considération. Dans l'Evangile selon saint Luc, il existe plusieurs passages où la notion de "Juste" est convoquée, et il existe aussi l'idée importante de "résurrection des Justes" évidemment, et à un moment donné il y a un passage où Jésus-Christ répond au riche Lévi que s'il organise un festin il doit inviter des pauvres, des estropiés, des boiteux et des aveugles, puisque ces gens ne pourront pas le payer de retour immédiatement et que ce retour aura donc lieu au moment de la "résurrection des Justes". Le mot "estropiés", je le lis dans des traductions qui sont peut-être seulement du vingtième siècle, mais le mot "estropié" apparaît à la rime dans le poème "L'Homme juste", et dans un passage qui est l'exacte inverse de la préconisation christique. Dans le contexte du quintil, c'est le Juste lui-même qui est dans le besoin, qui doit gagner un toit et si quelqu'un vient "choquer [s]son ostiaire" il n'a qu'à le congédier en s'excusant d'être soi-même en mauvais point : "Dis, Frère, va plus loin : je suis estropié !"
Le poème "L'Homme juste" dénonce la grande comédie de l'homme bien apprêté qui a l'air de faire le bien, et c'est cette prétention à faire le bien qui est elle-même un habit, et cette métaphore est commune aux quintils d'origine de "L'Homme juste" et aux deux quintils ajoutés, puisque nous avons d'un côté l'expression clairement railleuse : "Main que la pitié gante !" et de l'autre le persiflage plus âpre : "gorge cravatée / De honte".
Il est clair que le pluriel des "Justes" au dernier vers décrit une composition sociale de gens qui ne sont pas dans le besoin et qui s'habillent d'une bienveillance paternelle. La continuité de comédie est forte entre l'homme juste de l'essentiel du poème et ceux-là. Et puis, il y a un autre élément de rapprochement.
Dans "L'Homme juste", s'il nous manque le début du poème, nous identifions un "Je" qui parle à un "Homme juste", mais ce dernier n'intervient pas comme acteur, malgré le discours direct et le tutoiement. Nous avons plutôt un monologue du poète qui convoque une figure exécrée. Dans les deux quintils ajoutés au poème, Rimbaud prend la peine d'insister sur la bipartition, puisque dans la fin du poème original le poète parle de lui-même, de sa révolte. Rimbaud revient au portrait de "L'Homme juste" et pour bien le signifier il renforce l'emploi des pronoms de troisième personne : "qu'il s'en aille, lui", et Rimbaud consacre tout un quintil à brocarder l'homme juste, et c'est encore cet homme juste qui est brocardé au premier vers du quintil suivant avant l'élargissement au pluriel. Le premier quintil ajouté a l'intérêt de parler, fût-ce par comparaison, d'un festin de sucre en quelque sorte. Le poète dépose son ennui comme du sucre sur la carie de "L'Homme juste". Le premier vers du quintil final dégage au pluriel la notion essentielle de "charité" avec le décalage de l'association paradoxale de mots : "charités crasseuses", ce qui nous met dans le ton de la charité envers les plus pauvres et autre fait étonnant cela est associé non au mot "providence" pour la "fin des temps" mais au nom "progrès" qui vaut "messianisme social", évangile laïc typique du dix-neuvième siècle joignant l'exercice de la charité à un progrès conduit par l'Homme sans Dieu. C'est très fin, mine de ruine ! Ce n'est pas que mettre à côté l'un de l 'autre des termes qui se regroupent souvent dans un discours. Et cela reste suspendu, puisque sans crier gare Rimbaud passe à la critique collective des "Justes", et j'en arrive à une idée plus fine sur les vers déchiffrés désormais. Le premier vers consacré aux Justes est précisément le principal vers à déchiffrer :  "- Ô j'exècre tous ces yeux de chinois ou daines[.]" Nous avons une mise en facteur commun désinvolte : "yeux de chinois ou daines", contraire à un emploi plus rigoureux en langue : "de chinois ou de daines". Je rappelle que les réticences à mon déchiffrement viennent de quatre éléments : manque d'habitude du féminin du nom "daim", recul devant l'absence de préposition "ou de daines", enregistrement passif de la suppression de l'interjection "Ô" qui oblige à quêter deux syllabes au lieu d'une, et enfin le redoublement du déterminant "ces" est assimilé à un cafouillage anodin, puisque les analystes sont peu nombreux à penser à une césure sur acrobatique sur déterminant "ces". Or, dans la lecture que j'ai définitivement établie, la césure sur le déterminant "ces" a un écho avec une césure de l'état antérieur du poème manuscrit et ce décrochage du déterminant "ces" souligne en rejet le nom "yeux", ce qui permet d'identifier un autre écho important avec la première mouture du poème.
Dans les premiers quintils, avant l'ajout, nous avons les vers suivants :
Alors, mettrais-tu tes genouillères en vente,
Ô Vieillard ? Pèlerin sacré ! barde d'Armor !
Pleureur des oliviers ! Main que la pitié gante !
Le rejet de l'apostrophe "Ô Vieillard" est tout à fait classique. C'est une invention de Corneille qui s'est répandue ensuite à Molière, Racine et tous les autres dramaturges classiques. Un peu avant l'arrivée de Corneille, ce rejet n'était pas exploité d'après les sondages que j'ai pu effectuer, mais cela n'intéresse pas quelques siècles plus tard Hugo ou Rimbaud. Tout ce qu'il y a à dire, c'est que c'est un rejet typique de la tragédie classique. Mais derrière sa banalité d'usage, il y a le fait qu'il crée une impression de dialogue de tragédie dans le poème, car ces apostrophes apparaissent moins dans les poèmes que dans les discours des tragédies et drames romantiques évidemment. Le choix du nom "vieillard" peut évoquer la figure du père du Cid dans la célèbre tragi-comédie, puis tragédie de Corneille, ou bien certains personnages cornéliens des vers de Victor Hugo, notamment le vieillard amoureux de Dona Sol dans Hernani. En clair, il n'y a pas que la raillerie réaliste identifiant Victor Hugo à un homme de près de soixante-dix ans, il y a des résonances littéraires dans ces trois vers. Le vers tout d'exclamations est lui-même très hugolien. Il y a le rejet d'épithète "sacré", le choix sémantique emphatique du terme en rejet "sacré" qui est lui aussi typique de rejets spontanés dans les vers hugoliens, il y a le fait que le vers ne soit pas un trimètre, mais ternaire avec pourtant un constituant qui est lié au vers précédent : "Ô Vieillard ?" C'est typiquement hugolien comme construction de vers, il n'y a que Verlaine qui ressemble à cela. Ceci dit, on peut s'accorder que je ne commente qu'un seul vers et qu'on en trouverait de tels chez d'autres poètes, mais ce vers respire quelque chose d'hugolien et de toute façon n'est pas moulé dans la tradition de l'alexandrin classique. Mais mon rapprochement porte sur la césure du vers précédent avec détachement du déterminant possessif "tes" et mise en relief du nom "genouillères". Les "genouillères" évoquent l'exercice de la prière, les supplications et les pleurs, et cela est confirmé par le dernier vers de ma citation, où nous avons le nom "Pleureur" et le nom "pitié". Je mets donc en écho la césure "tes + genouillères" et la césure "ces + yeux de chinois ou daines", et on voit se dessiner l'idée du regard de pitié prêt à pleurer chez au moins les daines. On voit bien qu'il est question de bienveillance du sens de l'accueil pour les yeux "chinois" et de pitié et prêt à pleurer pour les craintives daines.
Et pour ce qui est du mot "yeux" en relief, je rappelle que dans "- Ô j'exècre tous ces yeux de chinois ou daines", l'exécration des "yeux" signifie l'exécration des "Justes" ramenés à la perception de leur regard. Ce regard donne la comédie comme le révèlent assez d'autres expressions du poème : "Main que la pitié gante", "gorge cravatée / De honte", et j'en arrive au rapprochement évident quand le poète indigné réplique à l'homme juste par un propos ironique et sceptique : "c'est toi l'œil de Dieu". Et ce rapprochement est d'autant plus facile à justifier que dans le quintil final du poème, nous passons sans crier gare des "charités crasseuses" au rejet des "yeux de chinois ou daines", ce qui veut bien dire que ces yeux sont l'expression de gourmet d'une pratique des "charités crasseuses" par ceux qui se sentent investis du rôle des Justes.
CQFD.

1 commentaire:

  1. En clair, non seulement sur ces deux quintils j'apporte une contribution décisive à l'établissement du texte, mais je montre aussi que l'ajout des deux quintils va de pair avec un travail sur le sens, je montre comment les deux quintils sont rattachés aux précédents. Depuis 2009, aucun rimbaldien n'a rebondi sur le rapprochement "oeil de Dieu" et "yeux de chinois ou daines" ! Je devr ai vérifier ce que disent les articles de références de Murphy et Reboul puisque de toute façon leurs lectures impliquent tous les quintils et n'écartent pas les deux derniers.
    Cet article achève de rendre plus drôle encore la déconfiture de l'article de Dominicy. Faudra que je me débrouille pour lire quand même sa production stérile.
    Un jour, il faudra demander aux meilleurs rimbaldiens pourquoi ils ne me prenaient pas plus au sérieux, pourquoi ils ne me citaient pas volontiers.
    Cornulier est partiellement l'exception étant donné qu'il a renvoyé à mon article sur "Ecarts métriques d'un Bateau ivre" pour l'histoire de l'alexandrin, et il a mis en avant mes articles sur Pommier et les vers courts dans le Dictionnaire Rimbaud. Mais je me permets d'être beaucoup plus gourmand que ça. J'ai battu Cornulier sur l'explication des césures de Rimbaud en 1872. C'est moi qui ai dit que Rimbaud pratiquait une césure fixe dans "Tête de faune", "Jeune ménage", "Juillet", "Qu'est-ce" et "Mémoire", et les comparaisons d'audace à la césure sur "Juillet" je réclame clairement l'antériorité, c'est moi qui ai mis ça au point. Et on n'arrivera pas à me rattraper au compte-gouttes, puisqu'évidemment dire cela sur "Juillet" suppose tout le reste et la conclusion finale de la césure fixe. J'ai l'histoire de la césure déplacée sur "voulez-vous" dans la comédie Les Uns et les autres aussi. J'ai des cartes à n'en plus finir dans mon jeu.
    Et bientôt, je vais travailler à vous expliquer pourquoi Mme de Blanchecotte qui sait écrire en vers avec des césures chahutées maintient la césure dans des trimètres, tandis que Louise Colet malgré le prix littéraire qu'elle a eu et sa correspondance c'est une poétesse très inférieure à Blanchecotte et quand elle manie le trimètre j'ai de fortes raisons de penser qu'elle est naïve et ne comprend pas ce qu'elle fait, et du coup elle pond un trimètre précoce en tant que césure, c'est le coup d'avance dû à l'ignorance. C'est un sujet passionnant pour les métriciens, dont je crois Dominicy fait partie.
    Votre mépris de ma personne, il vous brûle bien le visage désormais. Beaucoup doivent regretter d'avoir publié sur Rimbaud ou de s 'être exprimé contre moi sur les réseaux sociaux et forums, à défaut de regretter de ne rien comprendre à rien.
    Oui, je ne fais plus des explications de texte de longue haleine, j'aimerais bien pourtant, mais j'ai renoncé, c'est votre faute, je vais du coup aux mécanismes essentiels imparables. Je vous humilie d'évidence de la sorte, c'est ce que vous avez voulu, ça va continuer parce que vous êtes obsédés par votre connerie. A noter que vous êtes tellement à la ramasse que vous avez plus lu les premiers commentaires de réaction à Dominicy et les deux derniers ça vous saoule. Mais comment peut-on être autant à côté de la plaque ? Comme si les derniers n'ajoutaient rien de plus. Comme si le premier ne vous avait pas averti de suivre. Vous êtes dans un petit tour, et ça suffit. Ben oui, ben ne lisez rien sur Rimbaud, vous serez nuls toute votre vie. Ahahaha!

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