lundi 27 novembre 2023

Des "sèves ornamentales" : ne faut-il pas connaître sa botanique ?

Le poème "Fairy" est l'un des plus énigmatiques et compliqués des Illuminations. La plupart des commentateurs s'interrogent sur l'identité de la femme Hélène évoquée et ils envisagent que Rimbaud se soit trompé dans l'orthographe ou la signification du titre. Rimbaud aurait écrit "Fairy" pour "faery" ou il aurait traduit le mot anglais "féerie" et non "fée".
Pourtant, Hélène, personnage féminin mystérieux, peut être identifiée à une fée dans le poème et sans se confondre avec la femme de la mythologie il est aisé d'identifier une allusion à la guerre de Troie dans l'attaque du poème :  "Pour Hélène se conjurèrent [...]" et d'en déduire que l'Hélène du poème rimbaldien est une personnification de la beauté en liaison étroite avec la mention "ornamentales".
D'autres éléments interpellent, le féminin "bûcheronnes" et l'évocation des "steppes".
Mais revenons à l'oxymore "sèves ornamentales". Il s'agit d'une des énigmes les plus importantes du poème, mais elle tend à passer au second plan au profit de l'onomastique.
Cela n'apparaît pas dans tous les commentaires du poème, mais au moins dans quelques-uns, "sèves ornamentales" est un décalque de l'expression "plantes ornementales" avec une corruption anglicisante. On a compris que Rimbaud avait transcrit "sèves ornamentales" et qu'au moment de la première publication du poème un prote a effectué sur le manuscrit une correction au crayon en remplaçant le "a",  par un "e". Après, nous ne sommes pas à l'abri d'une remarque de  Michel... ? Alain... ou Jean-Paul Vaillant (je ne suis pas arrivé à déchiffrer son prénom) qui nous soutiendra que l'orthographe du manuscrit n'est pas certaine et que Rimbaud a bien écrit "ornementales" et que la correction au crayon sert seulement à préciser qu'il est bien écrit "ornementales" et pas "outils", ni "autels". Mais trêve de plaisanteries. Le problème, c'est que les commentateurs se contentent de remarquer que Rimbaud a fait choix d'une sorte d'anglicisme "ornamentales" et passent à d'autres considérations sans s'y appesantir.
C'en est à un tel point qu'en faisant des recherches sur le net, je suis tombé sur un site amateur où la personne prétend avec le plus grand sérieux que Rimbaud s'inspire du mot  "ornamenta" pour suggérer la guerre, et les "sèves ornamentales" seraient une façon alambiquée de désigner des "flèches".
Certes, Rimbaud est alambiqué, mais peut-être pas à ce point-là.
Revenons à cette expression déconcertante pour mieux en circonscrire la portée. Du XVIe au XIXe siècle, l'essentiel de l'introduction des plantes américaines, asiatiques et dans une moindre mesure africaines en Europe vient quasi exclusivement des anglais, des américains, des néerlandais et des français. Les anglophones dominent nettement le sujet par leur vaste empire,  par leur prolongation de peuplement en Amérique du nord et par une littérature abondante. Les créations de jardins furent une  préoccupation au départ plutôt italienne, avec les modèles de la Renaissance, même si les italiens ne rapportaient pas des plantes du monde entier chez eux. Les jardins à la française ont pris le relais avec l'art de Le Nôtre à Versailles et le fait de jouer sur la profondeur en décorant plus minutieusement ce qui est immédiatement sous les yeux et en allégeant ce qui est au loin pour le regard. Les jardins à la française sont passés également de distributions des parterres fleuris en carrés (ou "carreaux") à des broderies florales. Les plates-bandes se développent et les buis en tant que plantes persistantes sont couramment utilisés pour les bordures.
Toutefois, dès le XVIIIe siècle, l'influence anglaise reprend la main et en France on parlera de deux types de jardins à partir de modèles britanniques, des jardins anglais d'un côté et de l'autre des jardins paysagers.
Les kiosques présents dans les parcs relèvent de l'influence anglaise.
Pourquoi parler de tout ça ? Parce que je pense à la description du parc royal de Bruxelles dans le poème "Juillet". Rimbaud y fait mention du "buis" en songeant en même temps aux escargots qui consomment cette plante et deviennent dès lors un poison pour l'être humain. Rimpbaud parle de plates-bandes et de buis, donc le parc roy a l de Bruxelles est quelque peu à la française, mais avec une touche de jardin anglais, puisqu'on y trouve un kiosque à musique et un kiosque du Vauxhall pour des représentations théâtrales de plein air. On y trouve aussi des volières et on a un mélange pour les sculptures entre le côté jardin à la française et jardin anglais ( les jardins anglais privilégiant des sculptures à l'apparence de ruines, de pièces, etc.).
Mais pourquoi je parle de ce poème "Juillet" ? Est-ce que je fais un lien shakespearien entre "Juliette" et  le côté Songe d'une nuit d 'été de "Fairy" ?
En fait, c'est la mention du "silence" qui fait qu'assez spontanément j'ai envie de rapprocher les deux poèmes. Notons que quelques mois après la composition de "Juillet" par Rimbaud (juillet ou août 1872) Verlaine compose un poème où il se dit "las" du "luisant buis", poème adressé à Rimbaud.
Pour moi, "Juillet" décrit pince-sans-rire un décor froid de nature artificielle. Et  c'est la même ironie que j'entends dans l'oxymore "sèves ornamentales" à proximité des "ombres vierges". Je n'ai pas pu effectuer une recherche lexicographique, mais je pense que l'expression en français "plantes ornementales" vient du modèle anglais "ornamental plants". Je note également qu'en espagnol et en italien l'adjectif "ornemental" pr e nd la même forme qu'en anglais "ornamental", sans doute l'ancienne forme française récupérée au Moyen Âge par les anglais, et en  espagnole le pluriel est du coup identique à la forme rimbaldienne "ornamentales". Je rappelle que les adjectifs sont invariables en anglais. Mais, bref ! L'expression "plantes ornementales" est lexicalisée de nos jours et j'ignore l'ancienneté de l'expression, j'imagine qu'elle s'est développée au dix-neuvième siècle. Les rimbaldiens n'ont pas cru bon d'amener des précisions à ce sujet, ils partent donc du principe que l'expression était déjà courante à l'époque, déjà lexicalisée ou non. Toutefois, il y a une deuxième expression lexicalisée voisine, celle de "graminées ornementales". Et dans "graminées", j'entends "graines" et je me rapproche de "sèves". Rimbaud a choisi le mot "sèves" pour une bonne raison. Oui, pour faire un oxymore ! Mais le choix du mot a dû être influencé par des éléments déclencheurs. On peut penser à "semences", on peut imaginer l'idée de "semences" pour produire des "plantes ornementales", et on aurait le raccourci "semences ornementales". On peut envisager puisqu'anglicisme il y a que Rimbaud a lu un texte en anglais et qu'il a traduit "ornamental plants", ce qui montre au passage l'intérêt de préciser à quelle époque l'expression "plantes ornementales" s'est développée en France, et Rimbaud aurait pu choisir le mot "sèves" en fonction des mentions "seed" d'un texte anglais qui parlait de "gazon" ou que sais-je encore ? Après, on peut imaginer que Rimbaud a été frappé par la présence du mot corrompu "ornamentales" dans un texte en français qu'il nous resterait à débusquer.
En clair, l'expression "sèves ornamentales" est au cœur du poème et jamais la moindre élucidation lexicale n'en a été véritablement tentée, élucidation du côté des "plantes ou graminées ornementales" pour nous éviter de perdre du temps avec "flèches" et "ornamenta" bien sûr.
L'idée de jardin a son importance dans un poème où des bûcheronnes abattent une forêt et laissent place à des "steppes" où le cri s'oppose au "silence astral". L'onomastique "Henriette", " Juliette", "Hélène" permet d'envisager que les jardins sont les départs de la rêverie évocatoire des "Juillet" et "Fairy". Le poème "Fairy" a également avec ses quatre alinéas le profil d'une équivalence de sonnet dans le domaine de la prose, ta nd is que le poème "Fleurs" avec ses trois alinéas serait l'équivalent d'un poème en trois quatrains, et ce poème "Fleurs" décrit précisément des fleurs ornementales artificielles.
Je n'ai pas les réponses, mais c'est un  peu ma bouteille à la mer pour réorienter les futures approches du poème rimbaldien "Fairy".

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