mercredi 7 août 2013

Les manuscrits des "Illuminations" (première partie)



Cet article est quelque peu nécessaire avant de proposer ma chronologie, car certaines considérations sur les manuscrits vont de pair avec la question de la chronologie des poèmes comme vous pourrez le voir en suivant cette étude jusqu’au bout. Bien que cela soit plus arbitraire qu’on ne veuille bien l’admettre jusqu’à présent, je réserve le titre Illuminations aux seuls poèmes en prose à l’exclusion des vers « seconde manière ». Parvenus sans doublon ( !) sur le bureau de la revue La Vogue avec le dossier de poèmes en prose, les poèmes en vers « seconde manière » n’ont été exclus ni par cette revue ni par Verlaine, mais beaucoup plus tard par Bouillane de Lacoste, ce qui ne va pas sans poser un problème d’histoire littéraire. En traitant du poids possible des Illuminations manuscrites dans un article du Magazine littéraire, Jacques Bienvenu a fait entendre que les manuscrits des poèmes en vers « seconde manière » avaient très bien pu accompagner les manuscrits en prose que Verlaine envoya par la poste à Germain Nouveau en 1875. Même si la séparation des dossiers devait être maintenue au bout d’une enquête approfondie, il s’agit d’un retour critique nécessaire suite à une négligence qui a été très dommageable ne fût-ce qu’à la connaissance de la transmission du dossier de poèmes en vers « seconde manière ». Cependant, j’ai constaté que Verlaine, dont l’opinion varie selon les écrits, associait préférentiellement ce titre aux poèmes en prose. J’ignore juste s’il faut penser que le recueil supposait une partie en vers et une partie en prose, ou s’il ne comportait que les seuls poèmes en prose, et pour un tel débat peu importe que les deux dossiers témoignent d’écritures de deux époques distinctes. Je remarque aussi que certains rimbaldiens (Steve Murphy, Michel Murat) contestent l’emploi du mot « fragments » pour désigner ces poèmes dans le domaine de la critique des genres littéraires, si ce n’est que le mot « fragments » est employé dans la lettre de Baudelaire à Arsène Houssaye qui sert de préface au recueil posthume du Spleen de Paris (ou Petits poèmes en prose), mais encore par Rimbaud dans sa lettre à Delahaye de mai 1873 qui témoigne d’une émulation de lui comme de Verlaine dans le domaine du poème en prose (« [Verlaine] te chargera probablement de quelques fraguemants en prose de moi ou de lui, à me retourner »), et si ce n’est encore que Verlaine désigne clairement Les Illuminations comme « une série de superbes fragments » dans Les Poètes maudits. Quant à transcrire l’article en italique ou pas devant le nom « Illuminations » dans une phrase, cela me semble une question sans réel intérêt.
Jacques Bienvenu sur son blog Rimbaud ivre a fait un sort à l’idée d’une pagination partielle des manuscrits des poèmes en prose par Rimbaud lui-même. Mais cette mise au point ne semble pas avoir convaincu Michel Murat qui écrit dans l’édition revue et augmentée de son livre L’Art de Rimbaud (José Corti, 2013), à la note 27 en bas de la page 204 :

C’est la thèse soutenue récemment par Jacques Bienvenu : « Le fait que Fénéon a complètement changé, dans la plaquette, l’ordre adopté par lui dans La Vogue hebdomadaire, prouve bien qu’il avait, dès le début, suivi sa propre inspiration » (Jacques Bienvenu, « La pagination des Illuminations », consulté le 26/09/12 sur internet à l’adresse : http://rimbaudivre.blogspot.fr/2012/02/la-pagination-des-illuminations-par.htlm). Que Fénéon soit responsable de la pagination de la préoriginale, c’est précisément ce qui reste à démontrer : l’argument relève d’une pétition de principe.

Cette note n’est pas acceptable. Elle escamote la deuxième partie de l’article clairement annoncée par la fin de l’étude référencée : « Il reste à examiner (pour employer un mot savant) les arguments codicologiques de Steve Murphy. Ce sera l’objet d’une seconde partie. » Un lien bleuté a très tôt permis de renvoyer à cette deuxième partie mise en ligne le 6 mars 2012 quand la consultation revendiquée scrupuleusement par Michel Murat daterait du 26 septembre 2012. Michel Murat n’a tout simplement pas daigné considérer l’ensemble des arguments en question et il n’a même pas pris la peine de signaler à l’attention l’article complet. Mais il y a plus grave, il attribue au seul critique Jacques Bienvenu la « pétition de principe » qui consisterait à dire que c’est Fénéon qui a trié les feuillets, alors que le principal intérêt de cette première partie de l’article, la seule référencée par Michel Murat, c’est justement de montrer que c’est Fénéon lui-même qui a prétendu avoir trié les feuillets et cela à l’époque même des faits. Il faut décidément mettre les points sur les « i ». Steve Murphy dénonçait la mémoire de Fénéon en ne rapportant que ce qu’il avait écrit sur le tard, cinquante ans après les faits, c.-à-d. son témoignage auprès de Bouillane de Lacoste. En revanche, Jacques Bienvenu a rappelé opportunément le témoignage de Fénéon paru dans la revue Le Symboliste en 1886, l’année même de la publication des Illuminations, et Fénéon y disait clairement : « Les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer dans un ordre logique. » Les publications universitaires demeureront toujours difficilement des cas d’école, et ce qui doit rester c’est la vérité sur la poésie de Rimbaud. Non, cette pagination, d’ailleurs partielle, des manuscrits de poèmes en prose n’est pas de lui. Certes, l’analyse graphologique des chiffres me paraît quelque peu problématique : par exemple, il est impossible de conclure sincèrement dans un sens ou dans l’autre au sujet des transcriptions des différents chiffres 2. Mais j’ai pu relever que le 8 de la page 18 était formé à l’envers, ce que Jacques Bienvenu a repris dans son article : « il s’agit d’une forme classique de 8 exécutée par des personnes qui commencent la boucle du haut dans le sens contraire des aiguilles d’une montre et qui viennent terminer le 8 par un trait au lieu de fermer la boucle ». Jacques Bienvenu avait surtout remarqué qu’il ne saurait être question d’escamoter la forme du « 7 » barré lorsque celui non barré au crayon a été repassé à l’encre sur le feuillet paginé « 7 », les 7 de Rimbaud n’étant jamais barrés, argument de poids pour prétendre que la pagination n’est pas de lui et qui fait que Jacques Bienvenu a été le premier à songer à réfuter par une étude poussée l’argumentation de Steve Murphy à une époque où elle tendait à s’imposer comme une évidence à la plupart des rimbaldiens, André Guyaux excepté.
Dans la deuxième partie de son article, Jacques Bienvenu a rapporté l’argument que je lui avais exposé de quatre indices convergents permettant d’établir que la revue La Vogue avait paginé par à-coups successifs les feuillets manuscrits, comme s’il avait été question de publier de plus en plus de poèmes à la suite dans une seule livraison de la revue. Je cite le passage en question en numérotant entre crochets les quatre faits convergents :

David Ducoffre me soumet une idée séduisante. Il observe des coïncidences qui suggèrent que La Vogue a dans un premier temps voulu publier 9 feuillets. On a déjà vu que les numéros des 9 premiers feuillets sont repassés à l’encre [1]. Au bas du feuillet 9, on trouve écrit au crayon la mention « Arthur Rimbaud » qui donne l’impression qu’on clôture une série comme à la fin de la série des poèmes du numéro 5 de la revue où était inscrit « Arthur Rimbaud » [2]. Par ailleurs, c’est seulement jusqu’au feuillet 9 que tous les titres sont entourés par des crochets fermés ou non au crayon [3]. Enfin, André Guyaux observe que : « le verso du feuillet 9 est plus jauni que les autres et porte des marques digitales. Il est tout simplement sali comme s’il avait servi de couverture à une série de feuillets […] » [4]. Tout donne donc à penser que, dans un premier temps, les éditeurs de La Vogue avaient l’intention de faire une première série avec les 9 feuillets.

Le projet de publication est passé de neuf feuillets à quatorze et il faut insister sur le fait que le nom « Arthur Rimbaud » est présenté de la même manière au bas du feuillet 9 et à la fin de la première série publiée dans le numéro 5 de la revue La Vogue. Je ne saurais trop conseiller aux lecteurs de s’arrêter sur cet argument avant de rebondir sur les suivants, voire de prendre la peine de vérifier sur les documents mis en ligne les trois premiers faits convergents. Je vais développer plus bas les soulignements différents adoptés par la revue La Vogue sur le corps des manuscrits ainsi que les mentions de noms, ce qui achèvera de convaincre de la constitution par à-coups successifs du dossier.
Il faut aussi s’attarder sur l’utilisation concurrente du crayon et de l’encre. Mon étude attentive de l’exemplaire annoté du Reliquaire utilisé par Vanier pour concevoir son volume de Poésies complètes d’Arthur Rimbaud en 1895 m’a permis de constater que les annotations à l’encre étaient à considérer comme plus importantes que les annotations au crayon qui ne sont pas toutes avalisées. L’encre a un caractère plus impérieux. Les chiffres 1 à 9 au crayon indiquent une intention, puis, quand ils sont repassés à l’encre, le projet est confirmé. Ceci peut dès lors expliquer la singularité des numérotations 12 et 18 à l’encre parmi des feuillets paginés au crayon. L’éditeur insistait sur l’insertion de deux feuillets d’un format différent, car elle était utile à la confection de deux séries qui s’intituleraient Phrases et Veillées. Jacques Bienvenu rappelle un argument connu. Les sections du manuscrit avec le titre Phrases sont séparées par des traits ondulés et celles du feuillet qui ne porte pas ce titre mais qui a été paginé 12 à sa suite le sont pour leur part par de petites croix, ce qui prouve à tout le moins que les manuscrits ont été joints indépendamment des phases de transcription, que ce soit par Rimbaud ou par la revue La Vogue. Quant à la série intitulée Veillées, elle porte les traces d’un remaniement manifeste. Jacques Bienvenu fait remarquer avec raison que le titre au singulier Veillée laisse penser à une autonomie du poème qui serait comparable aux différents cas de la série des poèmes intitulés Ville ou Villes, et qu’il a probablement suffi à Fénéon de biffer ce titre au singulier pour lui substituer un chiffre romain III le rattachant désormais au couple précédent. Bien que l’argument ne soit pas une preuve en soi, Bienvenu parvient encore à faire observer que le chiffre « III » romain suppose un moindre espacement entre les traits verticaux que les autres « III » romains de cet ensemble manuscrit qui eux sont incontestablement de Rimbaud (Enfance III, Vies III). Ceci nous ramène à deux arguments classiques imparables sur lesquels se ponctuent l’article et qui sortent renforcés de ce nouvel étalage d’arguments accablants : la pagination correspond comme par hasard à la publication des deux premiers numéros de la revue et il n’est pas raisonnable de penser que Rimbaud n’a songé qu’à paginer partiellement l’ensemble du dossier.
Nous allons toutefois rebondir sur la question de la mise en ordre des feuillets au-delà de la pagination, car une partie de l’ordre des manuscrits vient bien de Rimbaud lui-même, mais, avant de révéler cela, nous voulons tirer d’autres enseignements importants des inscriptions manuscrites par les protes de la revue La Vogue.
Rappelons que les assertions suivantes peuvent être quelque peu vérifiées à partir d’une consultation en ligne des fac-similés des manuscrits. Le premier feuillet qui contient une transcription du poème Après le Déluge porte les mentions « Neuf elzévir » et « M Grandsire ». Ce feuillet plus grand que ceux qui suivent en général a été composé par une ouvrière-typographe du nom de « Grandsire ». Jacques Bienvenu a été le premier à signaler l’importance de ces noms d’ouvrières-typographes qui figurent sur les manuscrits des Illuminations dans l’un des premiers articles parus sur son blog Rimbaud ivre : « Les ouvrières des Illuminations » (mis en ligne le lundi 20 septembre 2010). Le nom « Eugénie » figure sur le feuillet paginé 2 et un nom difficile à déchiffrer entre Vallier, Vathier, Wathier et Walter, le W semblant indiscutable, apparaît sur le feuillet paginé 4. Dans ce dernier cas, un nombre de lignes composées est précisé en marge « 64 lignes ». Une « Melle Marie » revendique à son tour au crayon et puis à l’encre apparemment la composition de « 54 lignes » sur le feuillet paginé 6. Une madame « Jeanne » revendique ensuite « 59 lignes » sur le feuillet paginé 8. J'ai vérifié en comptant les lignes des pages de la revue. Les lignes correspondent aux lignes imprimées, à l’exclusion des titres de poèmes, pour la transcription par groupes de deux feuillets en général de tous ces textes manuscrits dans le numéro 5 de la revue La Vogue, et il est facile de comprendre que madame « Grandsire » a composé le texte de l’unique feuillet grand format d’Après le Déluge, tandis que les autres feuillets ont été distribués deux par deux. Eugénie a ainsi composé les textes d’Enfance I, II et III des pages 2 et 3, « Wathier » les textes Enfance IV et V, puis la prose Conte des pages 4 et 5, Marie les textes Parade, Antique, Being Beauteous et « Ô la face cendrée… » des pages 6 et 7, et Jeanne les poèmes Vies, Départ et Royauté des feuillets 8 et 9. Ces neuf premières pages sont paginées de un à neuf au crayon en haut à droite du manuscrit, le chiffre étant isolé et entouré par un trait dans un coin, supérieur droit en général de chaque feuillet, trait tantôt arrondi, tantôt à angle droit. Le nom « Arthur Rimbaud » souligné apparaît au bas du feuillet 9, exactement comme il apparaîtra à la fin de la série publiée dans le numéro 5 de la revue La Vogue : il a été placé là pour être reporté par l’ouvrière-typographe. Seuls les chiffres ont été repassés à l’encre.
Mais on constate aussi que chaque titre de poème est accompagné de crochets. Un couple de crochets, ouvert puis fermé, accompagne les premiers titres Après le Déluge, Enfance, Conte et Parade. Certains de ces crochets sont arrondis, ce qui nous rapproche de l’oscillation qui concerne l’encerclement des chiffres pour la pagination. Pour les titres suivants, Antique, Being Beauteous, Vies, Départ et Royauté, le prote s’est contenté, toujours au crayon, d’un seul crochet ouvrant. Mais cette variation est contingente. On observera que, pour les deux feuillets composés par Marie, Parade est entouré de crochets au feuillet paginé 4, mais qu’un seul crochet apparaît devant les titres du feuillet suivant paginé 5 : Antique et Being Beauteous. En revanche, ni les chiffres romains d’Enfance et Vies, ni les trois croix du court poème sans titre « Ô la face cendrée… » ne sont accompagnés de crochets. Ce n’est pas le lieu de préciser ici que l’analyse des textes invite à penser que, derrière la similitude d’emploi des chiffres romains, Enfance serait un ensemble poétique de cinq œuvres d’une relative autonomie, tandis que Vies serait un seul poème articulé en trois parties indissociables. Mais, ce qui est frappant, c’est que les titres de poèmes sont non seulement accompagnés de crochets, mais de points, à l’exception de Parade dont le titre se ponctue, mais comme Conte ou d’autres, par un trait prolongé. Or, les trois croix du texte « Ô la face cendrée… » sont suivies de ce point également, bien que le prote ait omis de les accompagner d’un crochet. Les points seraient le fait de Rimbaud lui-même qui devait ainsi continuer une pratique qu’il pouvait apprécier par exemple au dos de couvertures des éditions Lemerre quand des titres d’ouvrages étaient signalés à l’attention. Ce point tend à prouver qu’André Guyaux a vu juste quand il a considéré qu’étant donné l’espacement entre les textes et l’utilisation des trois croix le poème « Ô la face cendrée… » devait être dissocié du poème Being Beauteous, ce que certains rimbaldiens comme Steve Murphy et Yves Reboul mettent en doute en l’envisageant comme un possible second paragraphe du poème Being Beauteous. Nous avons donné une autre preuve à ce sujet à la suite d’une étude sur le poème Génie parue dans le colloque n°4 de la revue Parade sauvage en 2004. Le poème Being Beauteous se fonde sur des échos de mots par couples qui excluent le poème « Ô la face cendrée… » : « Être de Beauté », « sifflements de mort », « musique sourde », « corps adoré », « sifflements mortels », « rauques musiques », « mère de beauté », « nouveau corps amoureux ». Bien que la reconnaissance de ce poème sans titre fasse consensus, nous espérons que nos deux preuves seront prises en considération ultérieurement.
Pour ce qui concerne les feuillets 10 à 14, aucun titre n’a été appuyé d’une quelconque annotation au crayon. Aucun crochet n’y apparaît. Les points accompagnent toujours un certain nombre de titres, mais, comme Parade, quatre poèmes cette fois n’en comportent pas : A une Raison, Matinée d’ivresse, Ouvriers et Les Ponts, ni chacune des séries de trois croix séparant sur le modèle du poème « Ô la face cendrée… » chacun des poèmes brefs du feuillet paginé 12 qui est d’un format différent de la plupart des feuillets paginés de l’ensemble. Cette absence de point dans certains cas ne correspond à aucun découpage par série dans la revue La Vogue. Ces points sont-ils de Rimbaud ? Ne le sont-ils pas ? Leur présence non systématique invite à penser qu’il s’agit probablement de plusieurs faits immédiats dispersés dans le temps, de la part donc de Rimbaud, lors de la transcription des poèmes : il conviendrait d’étudier leur encrage à ce sujet. Mais la concentration de titres non ponctués dans la suite peu annotée des feuillets 10 à 14 doit inviter aussi à une certaine prudence, puisque se dessine alors un possible contre-argument. Toutefois, les trois autres titres Phrases, Ville et Ornières sont ponctués. Des feuillets 15 à 24, le point accompagne systématiquement tous les titres, à l’exception des deux mentions au pluriel Villes, aux feuillets 15 et 16. Notons qu’ils sont assez proches des autres titres non ponctués en ce cas. Mais, le point accompagne aussi le titre au singulier biffé Veillée du feuillet 19 et un trait allongé suit le titre Fête d’hiver, ce qui renforce l’idée d’une ponctuation propre à Rimbaud. Nous voyons alors se dessiner l’idée que l’ordre des manuscrits corresponde à une transcription suivie de Rimbaud lui-même, tandis que la pagination est indéniablement le fait des protes de la revue La Vogue.
A l’exception du feuillet 12, les feuillets 10 à 14 sont bien paginés au crayon avec une boucle isolante à l’angle supérieur droit du manuscrit sur le même principe que les feuillets 1 à 9, mais ils ne comportent cette fois aucune mention d’ouvrière typographe, ni du nombre de lignes effectuées par chacune. L’ouvrière ayant composé pour la première fois le texte imprimé des poèmes A une Raison et Matinée d’ivresse ne passera pas à la postérité. Impossible également de déterminer la distribution de la tâche pour ces cinq feuillets entre deux ou éventuellement trois ouvrières-typographes, bien qu’une bipartition feuillets 10 à 12 et feuillets 13-14 soit la plus plausible, à moins que le tout ait été composé par une seule personne. Le texte imprimé révèle toutefois une erreur étonnante. L’ouvrière-typographe a oublié de reconduire le titre Les Ponts et a amalgamé le texte qui lui correspondait avec celui du poème précédent Ouvriers, comme s’il était dommageable que le prote ne lui ait pas préalablement mâché le travail en indiquant par un crochet la nécessité de reporter ce titre en capitales d’imprimerie. L’ouvrière ne s’est toutefois pas trompée pour les titres avoisinants qui ne comportent pas eux non plus de crochets. Quant au feuillet 12, sa pagination qui présente la singularité d’être à l’encre est aussi par exception placée dans le coin supérieur gauche, le chiffre n’étant plus détaché par une boucle mais par un trait oblique. Tout invite à penser que le feuillet n’était pas d’emblée inscrit dans une suite, mais qu’il a été intégré dans un ensemble paginé au crayon prêt à l’accueillir, moyennant une omission de la page 12 dans la suite numérotée au crayon. Voilà qui ne plaide guère pour une manipulation de la part de Rimbaud lui-même. Bien que les suites de trois croix ne soient pas ponctuées, le cas du poème « Ô la face cendrée… » invite à les considérer comme une suite de poèmes brefs distincts. Le cas est plus délicat en ce qui concerne les trois parties constitutives de l’ensemble intitulé Phrases sur le feuillet paginé 11 au crayon. Ces trois textes sont tout de même séparés par des traits ondulés de longueur moyenne. Il ne s’agit pas en tout cas d’un simple poème en trois paragraphes. Ces traits ondulés introduisent l’idée de pauses entre chacune des trois parties du texte, qu’il s’agisse d’un ou de trois poèmes. Des traits longs à main levée séparent occasionnellement des poèmes de Rimbaud : page 5 entre la fin d’Enfance et le titre Conte, page 9 entre la fin de Vies et le titre Départ, page 19 entre la fin de Veillée devenu [Veillées] III et le titre Mystique, page 23 entre la fin d’Angoisse et le titre Métropolitain. Des traits ondulés peu soignés séparent les poèmes Marine et Fête d’hiver page 22. Des traits à main levée figurent aussi tout en haut de certains feuillets, au-dessus des titres Vies, A une Raison. Mais, leur caractère non systématique ne permet pas de comprendre les intentions de Rimbaud, si ce n’est qu’il accentue parfois, même quand c’est évident (puisque nous touchons le haut d’un feuillet ou avons affaire à la mention d’un titre), la séparation entre les poèmes. Mais peut-on comparer cela à l’emploi des traits ondulés dans Phrases ? Deux traits droits à la fin des poèmes Veillées I et II serait ce que nous observons de plus proche comme traits séparateurs, mais sans que nous ne puissions trancher par une simple étude des signes manuscrits si oui ou non les trois textes de Phrases forment un seul poème.
On observera que, aucune consigne écrite ne figurant sur le corps des manuscrits, l’ouvrière, sans doute conseillée de vive voix, a confondu le principe des traits ondulés et celui des trois croix en un seul mode séparateur qu’elle a uniformisé. Phrases est devenu une suite de 8 textes brefs séparés d’une croix, bien que les trois premiers comportent des alinéas.
Les feuillets 15 à 24 correspondent cette fois aux poèmes publiés dans un second volume distinct, le numéro 6 de la revue La Vogue. La page 15 comporte plusieurs mentions particulières qui tendent à indiquer une reprise et une nouvelle série concoctée par la revue. Cette fois, les titres sont entourés systématiquement, à l’exception du titre Fête d’hiver qui, précisément, sera omis par Mme Grandsire qui fondra en un seul ensemble incohérent le poème en vers libres Marine et la prose délestée de son titre de Fête d’hiver, erreur identique à celle commise pour les poèmes Ouvriers et Les Ponts. La pagination au crayon est poursuivie selon le même principe de bouclage à trait arrondi ou à angle droit dans le coin supérieur droit des feuillets. D’un format différent et comportant des transcriptions au recto et au verso, le feuillet paginé 21 et 22 fait exception. Le verso, sachant que ce statut de verso plutôt que de recto n’est déterminé que par la pagination adoptée par la revue La Vogue, comporte un chiffre 22 dans le coin supérieur gauche cette fois. Cette variation concerne aussi le feuillet paginé 24 où il était impossible de reporter lisiblement ce nombre à droite du feuillet, le texte y prenant de la place. Ces deux variations sont contingentes. En revanche, le feuillet 18 présente exactement le même type de présentation que le feuillet 12, une inscription de la pagination à l’encre dans le coin supérieur gauche et un trait séparateur oblique. Les ajouts des feuillets 12 et 18 ont dû avoir lieu au même moment dans une série préalablement paginée au crayon avec omission volontaire des pages 12 et 18 en prévision des feuillets à inclure. Je pense même que deux personnes ont fait le travail ensemble, l'une avec le crayon paginait la série homogène, l'autre paginait les deux feuillets à inclure avec une plume. Nous retrouvons par ailleurs le principe de feuillets distribués deux par deux à des ouvrières typographes, certains noms faisant retour : Mme Tavernier mentionne son nom sur le feuillet 15, Mme Wathier sur le feuillet 17, Melle Jeanne sur le feuillet 19, Mme Grandsire sur le feuillet avec page 21 au recto et page 22 au verso, Melle Marie sur le feuillet 23. Autrement dit, Mme Tavernier a composé Villes (« Ce sont des villes ! ») et Vagabonds, Mme Wathier Villes (« L’acropole officielle… ») puis Veillées I et II, Melle Jeanne Veillée devenu III de Veillées et puis Mystique, Aube et Fleurs. Mme Grandsire, comme spécialisée dans les manuscrits d’un format différent, a composé Nocturne vulgaire, Marine et Fête d’hiver. Enfin, Melle Marie a composé les textes Angoisse, Métropolitain et Barbare. Nous avons déjà traité du cas particulier du feuillet transcrit au recto et au verso avec l’oubli du titre Fête d’hiver lors de sa composition typographique par Mme Grandsire, mais nous observons encore que le partage deux par deux des feuillets doit être légèrement nuancé dans le cas de Mme Tavernier et de Mme Wathier, dans la mesure où le texte de Villes (« L’Acropole officielle… ») débute au bas du feuillet 16 confié initialement à Mme Tavernier. Qui plus est, il est clair qu’une même personne, madame Wathier, a composé l’essentiel du poème Villes (« L’Acropole officielle… ») et le couple Veillées I et II, dans la mesure où l’encre de la plaque de composition de la page de la revue contenant la fin du poème Villes et le début de Veillées est tombée sur le feuillet 18 en imprimant une partie de son texte verticalement par rapport aux transcriptions manuscrites des deux Veillées. Nous pouvons encore y lire une partie de la conclusion de Villes : « où les gentilshommes sauvages chassent leurs chroniques sous la lumière qu’on a créée » et les débuts anaphoriques des premières lignes de Veillées I : « C’est… ».
Les autres manuscrits de poèmes en prose des Illuminations ne sont pas paginés, mais ils comportent également des annotations d’ouvriers-typographes, et nous pouvons étendre ces remarques au dossier de poèmes en vers. Nous reviendrons sur la présence possible de points à la suite des titres de poèmes dans une étude complémentaire. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est l’idée que la suite paginée puisse correspondre partiellement malgré tout à l’ordre dans lequel les manuscrits ont été transmis par Rimbaud. L’ensemble manuscrit de 24 pages comporte un ensemble de 23 feuillets dont 19 ont le même format. Les feuillets paginés 12 et 18 ont chacun un format différent et ils ont été intégrés à un ensemble qui leur préexistait. Le feuillet initial avec le texte du poème Après le Déluge est lui aussi d’un format différent. Et à cela s’ajoute le feuillet des pages 21 et 22 qui contient des transcriptions au recto et au verso. Or, une fois qu’on retire ces quatre feuillets pour ne garder que l’ensemble de feuillets d’un même format, on se rend compte de deux faits troublants. Premièrement, les seuls poèmes qui ne comportent pas de points à la suite de la mention de titre sont concentrés vers le milieu de la série. Mais, deuxièmement, et ce fait est autrement intéressant, une fois que nous écartons le feuillet d’Après le Déluge, nous observons que le texte du nouveau feuillet initial Enfance I figure au verso du feuillet final, toujours le même, celui de la page 24, dans une version biffée sans titre avec quelques variantes. Tout se passe comme si Rimbaud avait recopié un maximum de poèmes sur le peu de papier qu’il possédait. Suite à une mauvaise transcription du premier poème Enfance I, Rimbaud se serait ravisé, aurait placé ce feuillet avec un texte biffé de côté et se serait appliqué à ne plus avoir à reprendre la transcription d’un texte. Mais, il a réutilisé le dos du texte biffé pour transcrire, avec l’aide de Germain Nouveau, la fin du poème Métropolitain et l’intégralité du poème Barbare, manquant visiblement de papier vierge. Or, loin de valider l’idée d’un recueil, cette révélation nous apprend que la suite de la transcription a été interrompue et que Rimbaud a dû se contenter d’adjoindre à une masse homogène des feuillets divers qu’il pouvait considérer comme des transcriptions assez propres de ses poèmes. Enfin, il est visible que c’est par manque de place qu’il a ajouté les poèmes Conte et Royauté à la suite l’un de la série Enfance, l’autre de la série Vies et du poème Départ, sans qu’il ne soit raisonnable de prétendre à une distribution concertée. En effet, l’écriture de ces poèmes qui se suivent sur les manuscrits n’est pas la même. Il n’est pas impossible que Fénéon ait par ailleurs interverti des suites de feuillets dans le dossier paginé qu’il a concocté, puisqu’il y a introduit des manuscrits de formats différents.
Pour nous convaincre que Fénéon a bien introduit lui-même certains feuillets dans un ensemble qu’il aurait à peine bouleversé, il suffit de considérer la nouvelle distribution qu’il a adoptée dans le cas de la publication en plaquette des Illuminations, mais cela ne nous empêchera pas d’observer ensuite que certains poèmes ne se suivent pas innocemment dans l’ordre de transcription adopté, non pas dans la suite paginée, mais dans la suite des feuillets homogènes.

La suite au prochain numéro…

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