Cet
article est quelque peu nécessaire avant de proposer ma chronologie, car
certaines considérations sur les manuscrits vont de pair avec la question de la
chronologie des poèmes comme vous pourrez le voir en suivant cette étude jusqu’au
bout. Bien que cela soit plus arbitraire qu’on ne veuille bien l’admettre
jusqu’à présent, je réserve le titre Illuminations
aux seuls poèmes en prose à l’exclusion des vers « seconde manière ».
Parvenus sans doublon ( !) sur le bureau de la revue La Vogue avec le dossier de poèmes en prose, les poèmes en vers
« seconde manière » n’ont été exclus ni par cette revue ni par
Verlaine, mais beaucoup plus tard par Bouillane de Lacoste, ce qui ne va pas
sans poser un problème d’histoire littéraire. En traitant du poids possible des
Illuminations manuscrites dans un
article du Magazine littéraire,
Jacques Bienvenu a fait entendre que les manuscrits des poèmes en vers « seconde
manière » avaient très bien pu accompagner les manuscrits en prose que Verlaine
envoya par la poste à Germain Nouveau en 1875. Même si la séparation des
dossiers devait être maintenue au bout d’une enquête approfondie, il s’agit d’un
retour critique nécessaire suite à une négligence qui a été très dommageable ne fût-ce qu’à
la connaissance de la transmission du dossier de poèmes en vers « seconde
manière ». Cependant, j’ai constaté que Verlaine, dont l’opinion varie
selon les écrits, associait préférentiellement ce titre aux poèmes en prose.
J’ignore juste s’il faut penser que le recueil supposait une partie en vers et
une partie en prose, ou s’il ne comportait que les seuls poèmes en prose, et
pour un tel débat peu importe que les deux dossiers témoignent d’écritures de
deux époques distinctes. Je remarque aussi que certains rimbaldiens (Steve
Murphy, Michel Murat) contestent l’emploi du mot « fragments » pour
désigner ces poèmes dans le domaine de la critique des genres littéraires, si
ce n’est que le mot « fragments » est employé dans la lettre de
Baudelaire à Arsène Houssaye qui sert de préface au recueil posthume du Spleen de Paris (ou Petits poèmes en prose), mais encore par Rimbaud dans sa lettre à
Delahaye de mai 1873 qui témoigne d’une émulation de lui comme de Verlaine dans
le domaine du poème en prose (« [Verlaine] te chargera probablement
de quelques fraguemants en prose de moi ou de lui, à me retourner »), et
si ce n’est encore que Verlaine désigne clairement Les Illuminations comme « une série de superbes
fragments » dans Les Poètes maudits.
Quant à transcrire l’article en italique ou pas devant le nom « Illuminations » dans une phrase,
cela me semble une question sans réel intérêt.
Jacques
Bienvenu sur son blog Rimbaud ivre a
fait un sort à l’idée d’une pagination partielle des manuscrits des poèmes en
prose par Rimbaud lui-même. Mais cette mise au point ne semble pas avoir
convaincu Michel Murat qui écrit dans l’édition revue et augmentée de son livre
L’Art de Rimbaud (José Corti, 2013),
à la note 27 en bas de la page 204 :
C’est la thèse
soutenue récemment par Jacques Bienvenu : « Le fait que Fénéon a
complètement changé, dans la plaquette, l’ordre adopté par lui dans La Vogue hebdomadaire, prouve bien qu’il
avait, dès le début, suivi sa propre inspiration » (Jacques Bienvenu,
« La pagination des Illuminations »,
consulté le 26/09/12 sur internet à l’adresse : http://rimbaudivre.blogspot.fr/2012/02/la-pagination-des-illuminations-par.htlm). Que Fénéon
soit responsable de la pagination de la préoriginale, c’est précisément ce qui
reste à démontrer : l’argument relève d’une pétition de principe.
Cette
note n’est pas acceptable. Elle escamote la deuxième partie de l’article
clairement annoncée par la fin de l’étude référencée : « Il reste à
examiner (pour employer un mot savant) les arguments codicologiques de Steve
Murphy. Ce sera l’objet d’une seconde partie. » Un lien bleuté a très tôt
permis de renvoyer à cette deuxième partie mise en ligne le 6 mars 2012 quand
la consultation revendiquée scrupuleusement par Michel Murat daterait du 26
septembre 2012. Michel Murat n’a tout simplement pas daigné considérer
l’ensemble des arguments en question et il n’a même pas pris la peine de
signaler à l’attention l’article complet. Mais il y a plus grave, il attribue
au seul critique Jacques Bienvenu la « pétition de principe » qui
consisterait à dire que c’est Fénéon qui a trié les feuillets, alors que le
principal intérêt de cette première partie de l’article, la seule référencée
par Michel Murat, c’est justement de montrer que c’est Fénéon lui-même
qui a prétendu avoir trié les feuillets et cela à l’époque même des faits. Il
faut décidément mettre les points sur les « i ». Steve Murphy
dénonçait la mémoire de Fénéon en ne rapportant que ce qu’il avait écrit sur le
tard, cinquante ans après les faits, c.-à-d. son témoignage auprès de Bouillane
de Lacoste. En revanche, Jacques Bienvenu a rappelé opportunément le
témoignage de Fénéon paru dans la revue Le
Symboliste en 1886, l’année même de la publication des Illuminations, et Fénéon y disait
clairement : « Les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud, on
a tenté de les distribuer dans un ordre logique. » Les publications
universitaires demeureront toujours difficilement des cas d’école, et ce qui
doit rester c’est la vérité sur la poésie de Rimbaud. Non, cette pagination,
d’ailleurs partielle, des manuscrits de poèmes en prose n’est pas de lui. Certes,
l’analyse graphologique des chiffres me paraît quelque peu problématique :
par exemple, il est impossible de conclure sincèrement dans un sens ou dans
l’autre au sujet des transcriptions des différents chiffres 2. Mais j’ai pu
relever que le 8 de la page 18 était formé à l’envers, ce que Jacques Bienvenu
a repris dans son article : « il s’agit d’une forme classique de 8
exécutée par des personnes qui commencent la boucle du haut dans le sens
contraire des aiguilles d’une montre et qui viennent terminer le 8 par un trait
au lieu de fermer la boucle ». Jacques Bienvenu avait surtout remarqué
qu’il ne saurait être question d’escamoter la forme du « 7 » barré
lorsque celui non barré au crayon a été repassé à l’encre sur le feuillet
paginé « 7 », les 7 de Rimbaud n’étant jamais barrés, argument de
poids pour prétendre que la pagination n’est pas de lui et qui fait que Jacques
Bienvenu a été le premier à songer à réfuter par une étude poussée l’argumentation
de Steve Murphy à une époque où elle tendait à s’imposer comme une évidence à
la plupart des rimbaldiens, André Guyaux excepté.
Dans
la deuxième partie de son article, Jacques Bienvenu a rapporté l’argument que
je lui avais exposé de quatre indices convergents permettant d’établir que la
revue La Vogue avait paginé par
à-coups successifs les feuillets manuscrits, comme s’il avait été question de
publier de plus en plus de poèmes à la suite dans une seule livraison de la
revue. Je cite le passage en question en numérotant entre crochets les quatre
faits convergents :
David Ducoffre
me soumet une idée séduisante. Il observe des coïncidences qui suggèrent que La Vogue a dans un premier temps voulu
publier 9 feuillets. On a déjà vu que les numéros des 9 premiers feuillets sont
repassés à l’encre [1]. Au bas du feuillet 9, on trouve écrit au crayon la
mention « Arthur Rimbaud » qui donne l’impression qu’on clôture une
série comme à la fin de la série des poèmes du numéro 5 de la revue où était
inscrit « Arthur Rimbaud » [2]. Par ailleurs, c’est seulement
jusqu’au feuillet 9 que tous les titres sont entourés par des crochets fermés
ou non au crayon [3]. Enfin, André Guyaux observe que : « le verso du
feuillet 9 est plus jauni que les autres et porte des marques digitales. Il est
tout simplement sali comme s’il avait servi de couverture à une série de
feuillets […] » [4]. Tout donne donc à penser que, dans un premier temps,
les éditeurs de La Vogue avaient
l’intention de faire une première série avec les 9 feuillets.
Le
projet de publication est passé de neuf feuillets à quatorze et il faut
insister sur le fait que le nom « Arthur Rimbaud » est présenté de la
même manière au bas du feuillet 9 et à la fin de la première série publiée dans
le numéro 5 de la revue La Vogue. Je
ne saurais trop conseiller aux lecteurs de s’arrêter sur cet argument avant de
rebondir sur les suivants, voire de prendre la peine de vérifier sur les
documents mis en ligne les trois premiers faits convergents. Je vais développer
plus bas les soulignements différents adoptés par la revue La Vogue sur le corps des manuscrits ainsi que les mentions de noms,
ce qui achèvera de convaincre de la constitution par à-coups successifs du
dossier.
Il
faut aussi s’attarder sur l’utilisation concurrente du crayon et de l’encre. Mon
étude attentive de l’exemplaire annoté du Reliquaire
utilisé par Vanier pour concevoir son volume de Poésies complètes d’Arthur Rimbaud en 1895 m’a permis de constater
que les annotations à l’encre étaient à considérer comme plus importantes que
les annotations au crayon qui ne sont pas toutes avalisées. L’encre a un
caractère plus impérieux. Les chiffres 1 à 9 au crayon indiquent une intention,
puis, quand ils sont repassés à l’encre, le projet est confirmé. Ceci peut dès lors expliquer
la singularité des numérotations 12 et 18 à l’encre parmi des feuillets paginés
au crayon. L’éditeur insistait sur l’insertion de deux feuillets d’un format
différent, car elle était utile à la confection de deux séries qui
s’intituleraient Phrases et Veillées. Jacques Bienvenu rappelle un
argument connu. Les sections du manuscrit avec le titre Phrases sont séparées par des traits ondulés et celles du feuillet
qui ne porte pas ce titre mais qui a été paginé 12 à sa suite le sont pour leur
part par de petites croix, ce qui prouve à tout le moins que les manuscrits ont
été joints indépendamment des phases de transcription, que ce soit par Rimbaud
ou par la revue La Vogue. Quant à la
série intitulée Veillées, elle porte
les traces d’un remaniement manifeste. Jacques Bienvenu fait remarquer avec
raison que le titre au singulier Veillée
laisse penser à une autonomie du poème qui serait comparable aux différents cas
de la série des poèmes intitulés Ville
ou Villes, et qu’il a probablement
suffi à Fénéon de biffer ce titre au singulier pour lui substituer un chiffre
romain III le rattachant désormais au couple précédent. Bien que l’argument ne
soit pas une preuve en soi, Bienvenu parvient encore à faire observer que le
chiffre « III » romain suppose un moindre espacement entre les traits
verticaux que les autres « III » romains de cet ensemble manuscrit
qui eux sont incontestablement de Rimbaud (Enfance
III, Vies III). Ceci nous ramène
à deux arguments classiques imparables sur lesquels se ponctuent l’article et
qui sortent renforcés de ce nouvel étalage d’arguments accablants : la
pagination correspond comme par hasard à la publication des deux premiers
numéros de la revue et il n’est pas raisonnable de penser que Rimbaud n’a songé
qu’à paginer partiellement l’ensemble du dossier.
Nous
allons toutefois rebondir sur la question de la mise en ordre des feuillets
au-delà de la pagination, car une partie de l’ordre des manuscrits vient bien
de Rimbaud lui-même, mais, avant de révéler cela, nous voulons tirer d’autres
enseignements importants des inscriptions manuscrites par les protes de la
revue La Vogue.
Rappelons
que les assertions suivantes peuvent être quelque peu vérifiées à partir d’une
consultation en ligne des fac-similés des manuscrits. Le premier feuillet qui
contient une transcription du poème Après
le Déluge porte les mentions « Neuf elzévir » et « M Grandsire ».
Ce feuillet plus grand que ceux qui suivent en général a été composé par une
ouvrière-typographe du nom de « Grandsire ». Jacques Bienvenu a été
le premier à signaler l’importance de ces noms d’ouvrières-typographes qui
figurent sur les manuscrits des Illuminations
dans l’un des premiers articles parus sur son blog Rimbaud ivre : « Les ouvrières des Illuminations » (mis en ligne le lundi 20 septembre 2010). Le
nom « Eugénie » figure sur le feuillet paginé 2 et un nom difficile à
déchiffrer entre Vallier, Vathier, Wathier et Walter, le W semblant indiscutable,
apparaît sur le feuillet paginé 4. Dans ce dernier cas, un nombre de lignes
composées est précisé en marge « 64 lignes ». Une « Melle Marie »
revendique à son tour au crayon et puis à l’encre apparemment la composition de
« 54 lignes » sur le feuillet paginé 6. Une madame « Jeanne »
revendique ensuite « 59 lignes » sur le feuillet paginé 8. J'ai vérifié en comptant les lignes des pages de la revue. Les lignes
correspondent aux lignes imprimées, à l’exclusion des titres de poèmes, pour la
transcription par groupes de deux feuillets en général de tous ces textes
manuscrits dans le numéro 5 de la revue La
Vogue, et il est facile de comprendre que madame « Grandsire » a
composé le texte de l’unique feuillet grand format d’Après le Déluge, tandis que les autres feuillets ont été distribués
deux par deux. Eugénie a ainsi composé les textes d’Enfance I, II et III des
pages 2 et 3, « Wathier » les textes Enfance IV et V, puis la
prose Conte des pages 4 et 5, Marie
les textes Parade, Antique, Being Beauteous et « Ô la face cendrée… » des pages 6 et
7, et Jeanne les poèmes Vies, Départ et Royauté des feuillets 8 et 9. Ces neuf premières pages sont
paginées de un à neuf au crayon en haut à droite du manuscrit, le chiffre étant
isolé et entouré par un trait dans un coin, supérieur droit en général de chaque feuillet, trait tantôt
arrondi, tantôt à angle droit. Le nom « Arthur Rimbaud » souligné
apparaît au bas du feuillet 9, exactement comme il apparaîtra à la fin de la
série publiée dans le numéro 5 de la revue La
Vogue : il a été placé là pour être reporté par l’ouvrière-typographe.
Seuls les chiffres ont été repassés à l’encre.
Mais
on constate aussi que chaque titre de poème est accompagné de crochets. Un
couple de crochets, ouvert puis fermé, accompagne les premiers titres Après le Déluge, Enfance, Conte et Parade. Certains de ces crochets sont
arrondis, ce qui nous rapproche de l’oscillation qui concerne l’encerclement
des chiffres pour la pagination. Pour les titres suivants, Antique, Being Beauteous,
Vies, Départ et Royauté, le
prote s’est contenté, toujours au crayon, d’un seul crochet ouvrant. Mais cette
variation est contingente. On observera que, pour les deux feuillets composés
par Marie, Parade est entouré de
crochets au feuillet paginé 4, mais qu’un seul crochet apparaît devant les
titres du feuillet suivant paginé 5 : Antique
et Being Beauteous. En revanche, ni
les chiffres romains d’Enfance et Vies, ni les trois croix du court poème
sans titre « Ô la face cendrée… » ne sont accompagnés de crochets. Ce
n’est pas le lieu de préciser ici que l’analyse des textes invite à penser que,
derrière la similitude d’emploi des chiffres romains, Enfance serait un ensemble poétique de cinq œuvres d’une relative
autonomie, tandis que Vies serait un
seul poème articulé en trois parties indissociables. Mais, ce qui est frappant,
c’est que les titres de poèmes sont non seulement accompagnés de crochets, mais
de points, à l’exception de Parade
dont le titre se ponctue, mais comme Conte
ou d’autres, par un trait prolongé. Or, les trois croix du texte « Ô la
face cendrée… » sont suivies de ce point également, bien que le prote ait
omis de les accompagner d’un crochet. Les points seraient le fait de Rimbaud
lui-même qui devait ainsi continuer une pratique qu’il pouvait apprécier par
exemple au dos de couvertures des éditions Lemerre quand des titres d’ouvrages
étaient signalés à l’attention. Ce point tend à prouver qu’André Guyaux a vu
juste quand il a considéré qu’étant donné l’espacement entre les textes et l’utilisation
des trois croix le poème « Ô la face cendrée… » devait être dissocié
du poème Being Beauteous, ce que
certains rimbaldiens comme Steve Murphy et Yves Reboul mettent en doute en l’envisageant
comme un possible second paragraphe du poème Being Beauteous. Nous avons donné une autre preuve à ce sujet à la
suite d’une étude sur le poème Génie
parue dans le colloque n°4 de la revue Parade
sauvage en 2004. Le poème Being
Beauteous se fonde sur des échos de mots par couples qui excluent le poème « Ô
la face cendrée… » : « Être de Beauté », « sifflements
de mort », « musique sourde », « corps adoré », « sifflements
mortels », « rauques musiques », « mère de beauté », « nouveau
corps amoureux ». Bien que la reconnaissance de ce poème sans titre fasse
consensus, nous espérons que nos deux preuves seront prises en considération
ultérieurement.
Pour
ce qui concerne les feuillets 10 à 14, aucun titre n’a été appuyé d’une
quelconque annotation au crayon. Aucun crochet n’y apparaît. Les points
accompagnent toujours un certain nombre de titres, mais, comme Parade, quatre poèmes cette fois n’en
comportent pas : A une Raison, Matinée d’ivresse, Ouvriers et Les Ponts, ni
chacune des séries de trois croix séparant sur le modèle du poème « Ô la
face cendrée… » chacun des poèmes brefs du feuillet paginé 12 qui est d’un
format différent de la plupart des feuillets paginés de l’ensemble. Cette absence
de point dans certains cas ne correspond à aucun découpage par série dans la
revue La Vogue. Ces points sont-ils
de Rimbaud ? Ne le sont-ils pas ? Leur présence non systématique
invite à penser qu’il s’agit probablement de plusieurs faits immédiats
dispersés dans le temps, de la part donc de Rimbaud, lors de la transcription
des poèmes : il conviendrait d’étudier leur encrage à ce sujet. Mais la
concentration de titres non ponctués dans la suite peu annotée des feuillets 10
à 14 doit inviter aussi à une certaine prudence, puisque se dessine alors un
possible contre-argument. Toutefois, les trois autres titres Phrases, Ville et Ornières sont
ponctués. Des feuillets 15 à 24, le point accompagne systématiquement tous les
titres, à l’exception des deux mentions au pluriel Villes, aux feuillets 15 et 16. Notons qu’ils sont assez proches
des autres titres non ponctués en ce cas. Mais, le point accompagne aussi le
titre au singulier biffé Veillée du
feuillet 19 et un trait allongé suit le titre Fête d’hiver, ce qui renforce l’idée d’une ponctuation propre à
Rimbaud. Nous voyons alors se dessiner l’idée que l’ordre des manuscrits
corresponde à une transcription suivie de Rimbaud lui-même, tandis que la
pagination est indéniablement le fait des protes de la revue La Vogue.
A
l’exception du feuillet 12, les feuillets 10 à 14 sont bien paginés au crayon
avec une boucle isolante à l’angle supérieur droit du manuscrit sur le même
principe que les feuillets 1 à 9, mais ils ne comportent cette fois aucune
mention d’ouvrière typographe, ni du nombre de lignes effectuées par chacune. L’ouvrière
ayant composé pour la première fois le texte imprimé des poèmes A une Raison et Matinée d’ivresse ne passera pas à la postérité. Impossible
également de déterminer la distribution de la tâche pour ces cinq feuillets
entre deux ou éventuellement trois ouvrières-typographes, bien qu’une
bipartition feuillets 10 à 12 et feuillets 13-14 soit la plus plausible, à
moins que le tout ait été composé par une seule personne. Le texte imprimé
révèle toutefois une erreur étonnante. L’ouvrière-typographe a oublié de
reconduire le titre Les Ponts et
a amalgamé le texte qui lui correspondait avec celui du poème précédent Ouvriers, comme s’il était dommageable
que le prote ne lui ait pas préalablement mâché le travail en indiquant par un
crochet la nécessité de reporter ce titre en capitales d’imprimerie. L’ouvrière
ne s’est toutefois pas trompée pour les titres avoisinants qui ne comportent
pas eux non plus de crochets. Quant au feuillet 12, sa pagination qui présente
la singularité d’être à l’encre est aussi par exception placée dans le coin
supérieur gauche, le chiffre n’étant plus détaché par une boucle mais par un
trait oblique. Tout invite à penser que le feuillet n’était pas d’emblée
inscrit dans une suite, mais qu’il a été intégré dans un ensemble paginé au
crayon prêt à l’accueillir, moyennant une omission de la page 12 dans la suite
numérotée au crayon. Voilà qui ne plaide guère pour une manipulation de la part
de Rimbaud lui-même. Bien que les suites de trois croix ne soient pas
ponctuées, le cas du poème « Ô la face cendrée… » invite à les
considérer comme une suite de poèmes brefs distincts. Le cas est plus délicat
en ce qui concerne les trois parties constitutives de l’ensemble intitulé Phrases sur le feuillet paginé 11 au
crayon. Ces trois textes sont tout de même séparés par des traits ondulés de
longueur moyenne. Il ne s’agit pas en tout cas d’un simple poème en trois
paragraphes. Ces traits ondulés introduisent l’idée de pauses entre chacune des
trois parties du texte, qu’il s’agisse d’un ou de trois poèmes. Des traits
longs à main levée séparent occasionnellement des poèmes de Rimbaud : page
5 entre la fin d’Enfance et le titre Conte, page 9 entre la fin de Vies et le titre Départ, page 19 entre la fin de Veillée
devenu [Veillées] III et le titre Mystique, page 23 entre la fin d’Angoisse et le titre Métropolitain.
Des traits ondulés peu soignés séparent les poèmes Marine et Fête d’hiver
page 22. Des traits à main levée figurent aussi tout en haut de certains
feuillets, au-dessus des titres Vies,
A une Raison. Mais, leur caractère
non systématique ne permet pas de comprendre les intentions de Rimbaud, si ce n’est
qu’il accentue parfois, même quand c’est évident (puisque nous touchons le haut d’un feuillet ou avons affaire à la
mention d’un titre), la séparation entre les poèmes. Mais peut-on comparer
cela à l’emploi des traits ondulés dans Phrases ?
Deux traits droits à la fin des poèmes Veillées
I et II serait ce que nous
observons de plus proche comme traits séparateurs, mais sans que nous ne
puissions trancher par une simple étude des signes manuscrits si oui ou non les
trois textes de Phrases forment un
seul poème.
On
observera que, aucune consigne écrite ne figurant sur le corps des manuscrits,
l’ouvrière, sans doute conseillée de vive voix, a confondu le principe des
traits ondulés et celui des trois croix en un seul mode séparateur qu’elle a
uniformisé. Phrases est devenu une
suite de 8 textes brefs séparés d’une croix, bien que les trois premiers
comportent des alinéas.
Les
feuillets 15 à 24 correspondent cette fois aux poèmes publiés dans un second
volume distinct, le numéro 6 de la revue La
Vogue. La page 15 comporte plusieurs mentions particulières qui tendent à
indiquer une reprise et une nouvelle série concoctée par la revue. Cette fois,
les titres sont entourés systématiquement, à l’exception du titre Fête d’hiver qui, précisément, sera omis
par Mme Grandsire qui fondra en un seul ensemble incohérent le poème en vers
libres Marine et la prose délestée de
son titre de Fête d’hiver, erreur
identique à celle commise pour les poèmes Ouvriers
et Les Ponts. La pagination au crayon
est poursuivie selon le même principe de bouclage à trait arrondi ou à angle
droit dans le coin supérieur droit des feuillets. D’un format différent et
comportant des transcriptions au recto et au verso, le feuillet paginé 21 et 22
fait exception. Le verso, sachant que ce statut de verso plutôt que de recto n’est déterminé
que par la pagination adoptée par la revue La
Vogue, comporte un chiffre 22 dans le coin supérieur gauche cette fois.
Cette variation concerne aussi le feuillet paginé 24 où il était impossible de
reporter lisiblement ce nombre à droite du feuillet, le texte y prenant de la
place. Ces deux variations sont contingentes. En revanche, le feuillet 18
présente exactement le même type de présentation que le feuillet 12, une
inscription de la pagination à l’encre dans le coin supérieur gauche et un
trait séparateur oblique. Les ajouts des feuillets 12 et 18 ont dû avoir lieu
au même moment dans une série préalablement paginée au crayon avec omission
volontaire des pages 12 et 18 en prévision des feuillets à inclure. Je pense même que deux personnes ont fait le travail ensemble, l'une avec le crayon paginait la série homogène, l'autre paginait les deux feuillets à inclure avec une plume. Nous
retrouvons par ailleurs le principe de feuillets distribués deux par deux à des
ouvrières typographes, certains noms faisant retour : Mme Tavernier
mentionne son nom sur le feuillet 15, Mme Wathier sur le feuillet 17, Melle
Jeanne sur le feuillet 19, Mme Grandsire sur le feuillet avec page 21 au recto
et page 22 au verso, Melle Marie sur le feuillet 23. Autrement dit, Mme
Tavernier a composé Villes (« Ce
sont des villes ! ») et Vagabonds,
Mme Wathier Villes (« L’acropole
officielle… ») puis Veillées I
et II, Melle Jeanne Veillée devenu III de Veillées et puis Mystique, Aube et Fleurs. Mme
Grandsire, comme spécialisée dans les manuscrits d’un format différent, a composé Nocturne vulgaire, Marine et Fête d’hiver.
Enfin, Melle Marie a composé les textes Angoisse,
Métropolitain et Barbare. Nous avons déjà traité du cas particulier du feuillet
transcrit au recto et au verso avec l’oubli du titre Fête d’hiver lors de sa composition typographique par Mme
Grandsire, mais nous observons encore que le partage deux par deux des
feuillets doit être légèrement nuancé dans le cas de Mme Tavernier et de Mme
Wathier, dans la mesure où le texte de Villes
(« L’Acropole officielle… ») débute au bas du feuillet 16 confié
initialement à Mme Tavernier. Qui plus est, il est clair qu’une même personne, madame Wathier, a
composé l’essentiel du poème Villes (« L’Acropole
officielle… ») et le couple Veillées
I et II, dans la mesure où l’encre
de la plaque de composition de la page de la revue contenant la fin du poème Villes et le début de Veillées est tombée sur le feuillet 18
en imprimant une partie de son texte verticalement par rapport aux
transcriptions manuscrites des deux Veillées.
Nous pouvons encore y lire une partie de la conclusion de Villes : « où les gentilshommes sauvages chassent leurs
chroniques sous la lumière qu’on a créée » et les débuts anaphoriques des
premières lignes de Veillées I :
« C’est… ».
Les
autres manuscrits de poèmes en prose des Illuminations
ne sont pas paginés, mais ils comportent également des annotations d’ouvriers-typographes,
et nous pouvons étendre ces remarques au dossier de poèmes en vers. Nous
reviendrons sur la présence possible de points à la suite des titres de poèmes
dans une étude complémentaire. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est l’idée que
la suite paginée puisse correspondre partiellement malgré tout à l’ordre dans
lequel les manuscrits ont été transmis par Rimbaud. L’ensemble manuscrit de 24
pages comporte un ensemble de 23 feuillets dont 19 ont le même format. Les
feuillets paginés 12 et 18 ont chacun un format différent et ils ont été
intégrés à un ensemble qui leur préexistait. Le feuillet initial avec le texte
du poème Après le Déluge est lui
aussi d’un format différent. Et à cela s’ajoute le feuillet des pages 21 et 22
qui contient des transcriptions au recto et au verso. Or, une fois qu’on retire
ces quatre feuillets pour ne garder que l’ensemble de feuillets d’un même
format, on se rend compte de deux faits troublants. Premièrement, les seuls
poèmes qui ne comportent pas de points à la suite de la mention de titre sont
concentrés vers le milieu de la série. Mais, deuxièmement, et ce fait est
autrement intéressant, une fois que nous écartons le feuillet d’Après le Déluge, nous observons que le
texte du nouveau feuillet initial Enfance
I figure au verso du feuillet final, toujours le même, celui de la page 24,
dans une version biffée sans titre avec quelques variantes. Tout se passe comme
si Rimbaud avait recopié un maximum de poèmes sur le peu de papier qu’il
possédait. Suite à une mauvaise transcription du premier poème Enfance I, Rimbaud se serait ravisé,
aurait placé ce feuillet avec un texte biffé de côté et se serait appliqué à ne
plus avoir à reprendre la transcription d’un texte. Mais, il a réutilisé le dos
du texte biffé pour transcrire, avec l’aide de Germain Nouveau, la fin du poème
Métropolitain et l’intégralité du
poème Barbare, manquant visiblement
de papier vierge. Or, loin de valider l’idée d’un recueil, cette révélation
nous apprend que la suite de la transcription a été interrompue et que Rimbaud
a dû se contenter d’adjoindre à une masse homogène des feuillets divers qu’il
pouvait considérer comme des transcriptions assez propres de ses poèmes. Enfin,
il est visible que c’est par manque de place qu’il a ajouté les poèmes Conte et Royauté à la suite l’un de la série Enfance, l’autre de la série Vies
et du poème Départ, sans qu’il ne
soit raisonnable de prétendre à une distribution concertée. En effet, l’écriture
de ces poèmes qui se suivent sur les manuscrits n’est pas la même. Il n’est pas
impossible que Fénéon ait par ailleurs interverti des suites de feuillets dans
le dossier paginé qu’il a concocté, puisqu’il y a introduit des manuscrits de
formats différents.
Pour
nous convaincre que Fénéon a bien introduit lui-même certains feuillets dans un
ensemble qu’il aurait à peine bouleversé, il suffit de considérer la nouvelle
distribution qu’il a adoptée dans le cas de la publication en plaquette des Illuminations, mais cela ne nous
empêchera pas d’observer ensuite que certains poèmes ne se suivent pas
innocemment dans l’ordre de transcription adopté, non pas dans la suite
paginée, mais dans la suite des feuillets homogènes.
La suite au
prochain numéro…
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