Félix
Fénéon et les protes de la revue La Vogue
ont choisi de faire commencer la publication des poèmes en prose des Illuminations par la liasse importante
de feuillets d’un même type de format. Mais quatre feuillets d’un format
différent ont été introduits dans cet ensemble. Si nous pouvons concevoir comme
hypothèse à partir de laquelle méditer que Rimbaud ait lui-même composé les
séries Phrases et Veillées, il faut de toute façon
envisager que deux feuillets d’un format différent ont été insérés aux endroits
correspondants. Mais la pagination n’est pas de Rimbaud. L’usage du crayon est
un fait de typographe, et l’usage concurrent du crayon et de l’encre n’a aucune
explication plausible dans le cas de Rimbaud, alors qu’elle en a une dans le
cas des protes de la revue La Vogue :
une personne pagine la liasse homogène au crayon, pendant que l’autre pagine
les deux feuillets à insérer à l’encre. D’autres indices forts ont été donnés
pour dire que cette pagination n’était pas de la main de Rimbaud (forme du 7
barré, forme d’un 8 bouclé à l’envers des 8 habituels, coïncidence de la
pagination avec les publications d’une revue, emploi du crayon à des fins
d’édition). Or, si les protes de La Vogue
ont inséré ces feuillets 12 et 18 en les numérotant séparément, c’est qu’ils
n’y figuraient pas auparavant. On ne voit pas pourquoi il aurait été impossible
de les conserver dans l’ensemble et impossible de les numéroter d’une traite
avec les autres.
Le
remaniement de titre sur le feuillet paginé 19, le titre Veillée étant biffé pour devenir le chiffre III romain l’unissant au feuillet 18, n’est pas une initiative
isolée de la revue. Au début du poème Après
le Déluge, Rimbaud avait ajouté la mention « après » en surcharge
au-dessus de la ligne. Rimbaud avait écrit « Aussitôt que… », et il a
modifié l’attaque de son poème en « Aussitôt après que… », à
moins qu’il n’ait rétabli un mot oublié lors du recopiage. L’adverbe
« après » a été biffé sur le manuscrit et il n’apparaît pas dans la
plupart des éditions actuelles du poème. Mais, il y a plus. Dans les poèmes non
paginés, nous rencontrons une autre série intitulée Jeunesse qui comporte quatre poèmes précédés chacun d’un chiffre
romain pour les distribuer : I, II, III, et IV. Trois portent un titre,
mais pas le quatrième « Tu en es encore à la tentation d’Antoine… »
Or, bien qu’il figure en bas du feuillet manuscrit comportant les poèmes de Jeunesse numérotés II et III et
intitulés Sonnet et Vingt ans, la mention au crayon Veillées a été ajoutée, soit pour
déplacer ce poème dans la série Veillées,
soit pour lui donner un titre. Il est vrai que les feuillets de Jeunesse ont été publiés par Vanier et
non pas par la revue La Vogue, mais,
outre que nous ignorons si Fénéon a eu ou non l’ensemble des manuscrits entre
les mains, cela témoigne des libertés éditoriales envisageables à cette époque.
L’insertion des feuillets 12 et 18 et le remaniement du feuillet 19 viennent
nécessairement de la revue La Vogue,
sans quoi le contraste entre crayon et encre de la pagination ne s’expliquerait
pas. Or, Fénéon a ajouté deux autres feuillets d’un format différent à
l’ensemble homogène, et il les a ajoutés sur les frontières. Le feuillet avec
des transcriptions au recto et au verso est l’antépénultième de l’ensemble
paginé (Nocturne vulgaire, Marine, Fête d’hiver).
Le feuillet avec la transcription d’Après
le Déluge est placé lui en tête de la liasse. Ici, il faut bien s’imaginer
que cela ne saurait relever d’un fait volontaire de la part de Rimbaud. Sans
pagination, le feuillet d’Après le Déluge
aurait inévitablement rejoint l’ensemble des copies sur des feuillets de
formats différents, ne fût-ce qu’en plaquant mécaniquement ceux-ci par-dessus.
Nous n’imaginons pas sans raison que les personnes ont scrupuleusement respecté
le positionnement singulier du manuscrit Après
le Déluge et saisi par une vision de l’esprit qu’il était placé là de
manière inaugurale, d’autant que certains ne furent que des passeurs assez
indifférents (Sivry, Le Cardonnel, Fière). Autant le maintien de la série
homogène allait de soi, autant il était embarrassant et physiquement
désagréable de traiter minutieusement le cas singulier d’un feuillet d’un
format particulier que tout invitait à reporter dans l’ensemble hétérogène. La
pagination n’étant pas de Rimbaud, ce poème n’est pas le premier poème d’un
recueil pensé par lui. Cela n’est pas possible.
Fénéon
n’a fait qu’insérer timidement quelques feuillets hétérogènes dans un ensemble
uni, dont deux vers les extrémités de celui-ci !, et on constate qu’il
procèdera à un mélange tout aussi timide des poèmes en vers aux poèmes en prose
dans l’édition en plaquette des Illuminations
vers et poèmes en prose, en 1886. La comparaison entre l’ordre adopté dans la
revue et la distribution retenue pour la plaquette est parlante.
Revue
La Vogue, numéro 5, 13 mai
1886 : Après le Déluge, Enfance,
Conte, Parade, Antique, Being Beauteous, « Ô la face cendrée… », Vies, Départ, Royauté, A une Raison, Matinée
d’ivresse, Phrases, Ouvriers, Les Ponts (abstraction faite des erreurs de
transcription), Ville, Ornières.
Revue
La Vogue, numéro 6, 29 mai
1886 : Villes, Vagabonds, Villes,
Veillées (remaniement admis), Mystique,
Aube, Fleurs, Nocturne vulgaire, Marine, Fête d’hiver (compte non tenu des
erreurs de transcription) Angoisse, Métropolitain, Barbare.
Revue
La Vogue, numéro 7, 7 juin
1886 : Chanson de la plus haute
Tour, Âge d’or, « Nous sommes tes grands-parents… », Eternité, « Qu’est-ce pour nous,
mon Cœur,… ».
Revue
La Vogue, numéro 8, 13 juin
1886 : Promontoire, Scènes, Soir
historique, Michel et Christine, Juillet (alors intitulé Bruxelles), Honte.
Revue
La Vogue, numéro 9, 21 juin
1886 : Mouvement, Bottom, H,
Dévotion, Démocratie, « Loin des oiseaux… », « Ô
saisons… », « La rivière de cassis… ».
Rappelons
que les numéros 5 et 6 ne contiennent que des poèmes en prose (sinon en vers
libres modernes Marine), que le
numéro 7 ne contient que des poèmes en « vers libres » au sens
classique du XIXe siècle, que les numéros 8 et 9 font chacun se
succéder une partie en prose (sinon vers libres modernes Mouvement) et une partie en vers libres au sens classique. Le
projet initial de publier d’abord les poèmes en prose, puis les vers, a été
rompu, mais la bipartition demeure d’une certaine façon.
Voici
maintenant le sommaire de la plaquette des Illuminations
parue à la même époque et toujours sous la houlette de Fénéon. Les déplacements
de quelques poèmes et le mélange des vers et des proses se fait timidement et
toujours par les extrémités. Le chambardement est complet pour les poèmes en
prose du dossier paginé où seule la position inaugurale d’Après le Déluge est conservée, signe qu’elle était bien une idée
consciente de Fénéon. Celui-ci repère certains poèmes apparentés, mais ne va
pas au bout des recoupements. Il crée une suite urbaine, mais ne la rend pas
aussi continue que possible, puisqu’il laisse à l’écart la fusion étrange en un
seul texte pour Ouvriers et Les Ponts. Il rapproche Enfance et Vies, Marine et Mouvement (à une approximation près),
mais pas Conte et Royauté. Il ne tient aussi aucun compte
des liaisons sur les manuscrits. Being
Beauteous et Antique sont
inversés par rapport aufeuillet correspondant. A une Raison et Matinée
d’ivresse sont éloignés l’un de l’autre, et nous verrons que cela est
regrettable plus bas. Il faut dire que tous ces remaniements invitent à penser
que le travail de classement n’avait pas été réellement mené auparavant. La
pagination et la publication dans la revue furent probablement peu concertées.
Ce n’est que dans l’édition en plaquette que Fénéon a véritablement pensé à
présenter un recueil, selon son sentiment du moins et sans avoir accès aux
manuscrits cette fois, vu qu’il n’a pas corrigé les fautes graves d’impression
(fusion en un seul texte de Marine/Fête d’hiver
comme d’Ouvriers/Les Ponts, passages
manquants). Mais, ce qui me frappe également, c’est la timidité du mélange
entre poèmes en vers et poèmes en prose, ce que je rapproche de l’insertion
similaire timidement repoussée sur les extrémités des deux feuillets page 1 et
pages 21-22 dans le dossier paginé. Je souligne les poèmes en vers
libres au sens classique. Le premier Honte
apparaît tardivement. Je remarque également que les poèmes en prose ou en vers
libres modernes des feuillets non paginés et publiés dans les nhuméros 8 et 9
de la revue seulement (soulignements en gras) ne sont pas complètement mélangés
à ceux de l’ensemble paginé, certains restent sur les extrémités eux aussi.
Après le Déluge,
Barbare, Mystique, Aube, Fleurs, Being Beauteous (comprenant
« Ô la face cendrée… »),
Antique, Royauté, Enfance, Vies, Ornières, Marine (avec le texte fondu Fête d’hiver), Mouvement, Villes, Villes,
Métropolitain, Promontoire, Scènes,
Parade, Ville, Départ, A une Raison, H, Angoisse, Bottom, Veillées, Nocturne
vulgaire, Matinée d’ivresse, Phrases (en incluant les textes du feuillet
12), Conte, Honte, Vagabonds, « Nous
sommes tes grands-parents… », Chanson
de la plus haute Tour, Ouvriers (avec le texte fondu Les Ponts), « Ô saisons… »,
Juillet (Bruxelles), Âge d’or,
Eternité, « La rivière de cassis… », « Loin
des oiseaux… », Michel et
Christine, Dévotion, Soir historique,
« Qu’est-ce pour nous, mon Coeur,… », Démocratie.
Il
est visible que les mélanges sont peu audacieux et se font par à-coups, comme cela
semble bien le cas des feuillets hétérogènes dans la série paginée.
Revenons
maintenant sur la série avec du papier de même format. Les transcriptions n’ont
eu lieu qu’au recto et elles commencent par Enfance
I, elles se terminent par les transcriptions de Métropolitain et Barbare.
Au verso de la copie de Barbare,
apparaît la transcription biffée du poème Enfance
I qui fait ainsi un étonnant retour, ce qui invite à penser que cette
liasse est demeurée dans le même ordre depuis l’époque où Rimbaud a recopié cet
ensemble. Il ne se serait servi qu’en dernier recours et faute de papier de la
transcription non satisfaisante d’Enfance
I. Des interversions étant toujours possibles, profitons de la liaison de
transcription de feuillet à feuillet dans le cas de certains poèmes pour
déterminer les blocs intangibles. Je présente cela de manière volontairement
concise :
4
feuillets (pages 2-5) : série Enfance,
Conte
1
feuillet (page 6) : Parade
1
feuillet (page 7) : Antique, Being Beauteous, « Ô la face
cendrée… »
2
feuillets (pages 8-9) : Vies, Départ, Royauté
2
feuillets (pages 10-11) : A une
Raison, Matinée d’ivresse, Phrases
2
feuillets (pages 13-14) : Ouvriers,
Les Ponts, Ville, Ornières
3
feuillets (pages 15-17) : Villes II
(« Ce sont des villes ! »), Vagabonds,
Villes I (« L’acropole
officielle… »)
2
feuillets (pages 19-20) : Veillée
(devenu III), Mystique, Aube, Fleurs
2
feuillets (pages 23-24) : Angoisse,
Métropolitain, Barbare
Les
liaisons étaient sensibles à tout détenteur des manuscrits, ce qui invitait à
ne pas modifier la distribution, mais les feuillets pouvaient tomber par terre,
etc. Et puis, malgré tout, un lecteur pouvait considérer qu’il n’était pas
conséquent de déplacer un bloc de deux feuillets ou a fortiori un feuillet solitaire d’un emplacement à un autre dans
la liasse. Ce qui est frappant, c’est le retour du poème Enfance I de sa mise au propre sur la première page à sa version
biffée au verso de la dernière page. C’est un argument pour dire que l’ordre des
feuillets n’a pas dû être fort bouleversé. Plus précisément, c’est surtout un
argument, mais sans rien d’absolu, pour dire que les quatre premiers feuillets
et les deux derniers sont à leur place. Les éventuelles interversions
concerneraient plus volontiers les blocs qu’ils encadrent. Ce n’est pas une
remarque anodine, car nous observons l’intervention de la main de Germain
Nouveau. Celui-ci a transcrit une partie de Métropolitain,
ce qui implique le bloc final de deux feuillets, mais il a aussi transcrit,
sauf le titre, le poème Villes
(« L’Acropole officielle… »), ce qui concerne l’antépénultième bloc,
l’avant-avant-dernier. Or, si nous retirons les feuillets paginés 19-20, nous
réunissons les trois blocs de feuillets qui ont l’air de former un cycle urbain
et la participation de Germain Nouveau tend alors à concerner les deux derniers
blocs sur les trois formés par cette série urbaine. Un cafouillage est
d’ailleurs à observer au sujet des transcriptions des deux poèmes Villes au pluriel, cafouillage peut-être
lié au fait que les titres ne furent reportés qu’après la transcription des
poèmes eux-mêmes. Germain Nouveau a transcrit par erreur le poème
« L’acropole officielle… » à la suite de « Ce sont des
villes… » et Vagabonds, ce qui a
obligé Rimbaud à renoncer à la numérotation romaine I et II les concernant. Il
n’a conservé que l’identité de titre Villes
pour maintenir le jeu de miroir. Il semble que les deux poèmes devaient se
suivre. Le renoncement est sans doute lié là encore au manque de papier, que ce
renoncement ait été antérieur ou non à la transcription de « L’acropole
officielle… » par Nouveau. Rimbaud a pu lui dire de transcrire le poème à
cet endroit, faute de papier vierge, ou bien ils ont pu se rendre compte d’une
faute d’inadvertance après coup. Mais, en attendant, c’est le bloc des
feuillets paginés 19 et 20 qui n’a pas l’air d’être à sa place, il rompt une
série urbaine fortement homogène. Ceci dit, il ne semble pas plus naturel
d’attribuer cette rupture à Fénéon qui aurait pu s’apercevoir qu’il y avait un
cycle urbain. Mais, dans le cas d’une intervention de Fénéon, il ne faut pas
oublier qu’il a alors créé un bloc de trois feuillets, puisqu’il semble avoir
créé la série des trois Veillées en
ajoutant l’actuel feuillet d’un autre format paginé 18 aux feuillets paginés 19
et 20. Finalement, Fénéon a pu n’être nullement sensible à la présence d’un
cycle urbain, d’autant que la note urbaine concerne encore des feuillets non
paginés. En même temps, nous observons que Rimbaud renonce à la suite Villes, mais qu’à peu près au même
endroit (dans l’optique d’un ordre à peu près stable des manuscrits) Fénéon ne
renonce pas à la suite Veillées. Et j’observe
encore un fait curieux. Si réellement Fénéon est l’auteur de la série des trois
Veillées, ce qui nous convainc,
Rimbaud aurait lui créé un parallèle étonnant, d’un côté Veillée et puis Veillées I
et II, de l’autre Ville et puis Villes I et II. Dans tous
les cas, le titre au singulier Ville
s’est maintenu en continuant de s’opposer aux deux titres au pluriel, tandis
que l’opposition d’un titre au singulier à un couple portant le même titre au
pluriel a également été un temps une réalité dans le cas de Veillée et Veillées. L’autonomie du poème initialement intitulé Veillée n’est pas une absurdité de
critique, elle a été de l’ordre du fait.
Deux
blocs sont également intéressants à comparer. Ils commencent tous les deux par
des sortes de discours biographiques divisés par des chiffres romains, d’un
côté la série Enfance, de l’autre le
poème Vies. Le poème Vies est suivi par le poème Départ, ce qui n’a pas de parallèle dans
le cas des feuillets contenant la série Enfance,
mais les deux blocs de feuillets se terminent tous les deux par des textes
apparentés au genre du conte, de la fable, avec un contenu et une morale
similaires, l’un qui s’intitule justement Conte
suit la série Enfance, l’autre qui
porte comme titre Royauté fait suite
à Vies et Départ. Et Conte comme Royauté sont des ajouts plus tardifs.
L’écriture de Conte est nettement
plus serrée, celle de Royauté
contraste avec la distribution aérée des textes Vies et Départ. Cette
symétrie est vraiment étonnante. Conte
et Royauté figuraient-ils sur un même
feuillet et ont-ils été recopiés séparément faute de papier vierge ?
Et dans tous les cas la symétrie qui résulte des ultimes transcriptions
a-t-elle un sens ? Nous ne risquerons aucune réponse improvisée. Mais,
nous pouvons ajouter que si cette symétrie a un sens les deux blocs de
feuillets auraient pu se suivre l’un l’autre, plutôt que d’être séparés par les
feuillets solitaires paginés 6 (Parade)
et 7 (Antique, Being Beauteous, « Ô la face cendrée… »). Toutefois, ce
point peut être relativisé dans le cas de Parade,
dont le contenu (exploité vos mondes) et notamment la phrase finale :
« J’ai seul la clef de cette parade sauvage[,] » annonce
le poème Vies avec sa scène où
jouer toute la comédie humaine en possédant la clef de l’amour. Il y a donc une
certaine cohérence de distribution à faire suivre les poèmes Enfance, Conte, Parade, Vies, Départ et Royauté, suite
actuelle du dossier paginé compte non tenu des trois poèmes du feuillet paginé
7. Et la position initiale d’une série intitulée Enfance est assez naturelle. C’est l’emplacement de ce feuillet
paginé 7 qui nous surprend le plus. Il nous semble devoir être rapproché du
bloc formé par les poèmes A une Raison,
Matinée d’ivresse et Phrases, ce qu’appuie un détail précis.
Comme les poèmes enchaînés A une Raison
et Matinée d’ivresse se répondent par
l’opposition des mentions « nouvelle harmonie » et « ancienne
inharmonie », le poème Being
Beauteous parle d’un « nouveau corps amoureux » qui est
nécessairement de l’ordre du « nouvel amour » célébré dans A une Raison. En résumé, des dynamiques
apparaissent dans la mise en ordre des feuillets, mais elles sont contrariées.
Nous avons évoqué le positionnement étonnant du feuillet contenant Antique, Being Beauteous et « Ô la face cendrée… », mais aussi du
bloc de deux feuillets contenant Veillée
(devenu III), Mystique, Aube, Fleurs, l’un semble détonner dans une
suite dont nous voyons bien certaines articulations, l’autre crée un effet de
rupture dans un cycle urbain accentué. Avant d’affirmer l’ordre voulu ou le
désordre pour les feuillets 7, 19 et 20, il faut quand même poser le problème
comme nous venons de le faire. Au milieu, demeure encore le bloc de feuillets
comprenant les poèmes A une Raison, Matinée d’ivresse et Phrases en limitant ce dernier aux
textes du feuillet 11. Il faut bien avouer que le feuillet 7 avec les trois
célébrations allégoriques Antique, Being Beauteous et « Ô la face
cendrée… » tend à se rapprocher du couple A une Raison, Matinée d’ivresse,
et qu’il peut aussi se rapprocher des textes des feuillets 19 et 20 où il est
question de célébrations, voire même parfois de personnifications allégoriques :
Veillée, Mystique, Aube, Fleurs. Une telle redistribution nous
amènerait à un ensemble en trois parties aux articulations tout à fait
perceptibles. Mais je précise d’emblée que des dynamiques d’agencement ne
signifient pas de facto que nous
avons affaire à l’ordonnancement d’un recueil. Chacun sait par expérience que
nous opérons des agencements, sans nous fixer nécessairement un objectif
précis. Plusieurs textes transcrits sur d’autres types de feuillets pourraient
s’intégrer à ces trois parties que nous croyons pouvoir dégager. Par exemple, Génie ne peut qu’être rapproché des
poèmes A une Raison, Aube et Being Beauteous, mais nous ne comprendrions pas qu’il puisse
succéder à la vision décevante du génie dans Conte, poème qui suit immédiatement la série Enfance en termes de recopiages. Les manuscrits nous livrent la
chance d’observer des recoupements, mais certainement pas une ébauche de
recueil. En tout cas, nous n’avons aucune preuve de ce genre encore une fois et
il reste beaucoup trop d’incongruités à surmonter avant de parler d’un recueil
mis en forme. C’est le besoin irrépressible d’établir ces poèmes en prose sous
la forme canonique d’un recueil qui amène à faire dire aux indices réunis
beaucoup plus que ce qu’ils peuvent signifier. Non il n’y a pas de Recueil Demeny en 1870, de Recueil Verlaine en 1871-1872, de
recueil ordonné des Illuminations
ramenées aux seuls poèmes en prose. Tout ça, c’est du rêve diffusé par les
éditeurs et la critique littéraire. Une preuve, la finition n’est même pas au
rendez-vous pour les deux poèmes intitulés Villes,
puisque le poème numéroté II précède le poème numéroté I tout en en étant
séparé par un autre poème Vagabonds,
puisqu’il y a eu renoncement à la création d’une série numéroté I et II, à l’instar
de la série Enfance. Mais, les
liaisons de poèmes sur des feuillets restent signifiantes et nous allons nous
pencher sur une qui est passée inaperçue et qui pourtant est particulièrement
significative. Le début et même la plus grande partie de la transcription de Matinée d’ivresse font directement suite
sur un même feuillet à la copie du poème A
une Raison. Dans A une Raison, il
est question de la « nouvelle harmonie » et du « nouvel amour ».
Dans Matinée d’ivresse, il est
question d’un retournement de situation, l’ivresse du « très pur amour »
se dissipe et la matinée est bientôt rebaptisée « veille ». Les mots « veille »
et « matinée » sont contradictoires, mais nous comprenons qu’il est
question d’une succession dans le temps entre un éveil au « nouvel amour »
et puis une conclusion où l’ivresse fait partie d’un passé « la veille »,
et le poème parle encore explicitement d’un retour à « l’ancienne
inharmonie », ce qui répond à « la nouvelle harmonie » dont l’avènement
est célébré dans le poème A une Raison
qui précède sur le même feuillet. Il est donc clair que l’ivresse est la même,
et que les deux poèmes s’inscrivent dans une continuité. L’un évoque le début
de l’ivresse « Un coup de ton doigt… », l’autre sa fin. Les critiques
ont préféré chercher une allusion plus qu’invraisemblable dans le cas du poème Matinée d’ivresse, en ignorant la
liaison pourtant sensible par les reprises de mots et de thèmes entre les deux
poèmes. Ces deux poèmes sur un même feuillet décrivent le début et la fin d’une
même ivresse, et cela ne semble jamais avoir été dit. Les échos ont été
mentionnés, mais l’analyse n’a pas été poussée plus loin. A la lumière de cette
disposition sur le manuscrit, notre lecture de Matinée d’ivresse fera l’objet d’un article dans la revue numéro 24
de la revue Parade sauvage, puisque l’article
n’a pas été retenu pour le numéro 23 de l’année 2013. Mais il convenait de
citer ici cet exemple important d’une succession concertée de deux poèmes.
Il
est malheureusement difficile de faire progresser nos certitudes sur l’ordre ou
le désordre que supposent les feuillets, car le rapprochement entre les poèmes
signifie une parenté d’esprit, mais jamais que tel poème prend telle place et
tel poème telle autre dans une suite ordonnée, sauf si des indices précis sont
égrenés par l’auteur. L’analyse du contenu des poèmes ne pourra pas répondre à
la question de l’ordre éventuel des poèmes. Quels indices nous restent-ils ?
Les traits de séparation entre les poèmes sur les feuillets manuscrits semblent
m’apporter une piste de réflexion, mais elle n’aboutit pas vraiment. Une de mes
idées, c’est de rassembler d’un côté les poèmes qui comportent de tels traits et
de l’autre ceux qui n’en comportent pas, comme si Rimbaud avait adopté ce
système, puis qu’il y avait renoncé. Mais ces traits apparaissent sur le
premier bloc comprenant Enfance et Conte comme sur le dernier bloc comprenant
Angoisse, Métropolitain et Barbare,
mais aussi la version biffée d’Enfance I
sur laquelle repose l’idée que la série homogène n’a pas été altérée de 1875 à
1886, et qu’en tout cas ce premier bloc de feuillets et ce dernier sont bien à
leur place.
Bloc
1 : trait séparateur entre Enfance
et Conte.
Bloc
2 : feuillet solitaire, un seul poème Parade,
absence de trait.
Bloc
3 : feuillet solitaire, trois poèmes, mais pas de trait.
Bloc
4 : Trait séparateur étonnant en haut du premier feuillet, au-dessus de Vies, trait séparateur également en bas
du dernier feuillet après la copie de Royauté,
et trait séparateur entre Vies et Départ sans doute copiés à peu de temps
d’intervalle, mais aucun trait entre Départ
et la copie sans doute plus tardive de Royauté.
Bloc
5 : Trait séparateur étonnant en haut du premier feuillet au-dessus du
poème A une Raison, mais aucun trait
entre A une Raison, Matinée d’ivresse et Phrases.
[Feuillet
12 exclu de notre recensement]
Bloc
6 : absence totale de trait pour les poèmes Ouvriers, Les Ponts, Ville, Ornières.
Bloc
7 : absence totale de trait pour les poèmes Villes, Vagabonds, Villes.
[Feuillet
18 en marge de notre recensement, traits droits courts en-dessous de chacun des
deux poèmes numérotés I et II (Veillées)]
Bloc
8 : un trait séparateur après Veillée
devenu III, mais aucun entre Mystique, Aube, Fleurs.
[Feuillet
des pages 21 et 22 en marge de notre recensement, traits ondulés autour des
titres page 22 et en bas du feuillet]
Bloc
9 : Un trait séparateur étonnant en haut du premier feuillet au-dessus du
titre Angoisse et trait séparateur
entre Angoisse et Métropolitain, mais pas entre Métropolitain (fin de transcription par
Nouveau) et Barbare.
Nous
apporterons un complément d’enquête à cette étude. Ce qu’il faut retenir, c’est
qu’une fois écartée la pagination qu’il faut admettre comme relevant de l’initiative
des protes de la revue La Vogue et de
Fénéon, nous constatons des recoupements intéressants, mais nous ne considérons
en aucune façon avoir affaire à l’ébauche d’un recueil organisé. L’étude de la
succession de certains poèmes, notamment A
une Raison et Matinée d’ivresse,
mais sans doute aussi Métropolitain
et Barbare dont nous n’avons pas
parlé, permet d’envisager que certains appariements se seraient maintenus dans
le cadre de la confection d’un recueil. D’autres problèmes sont à résoudre.
Fénéon semble bien avoir créé les séries telles que nous les connaissons Phrases et Veillées, mais sans que cela ne soit pleinement prouvé, et sans que
nous n’ayons déterminé le statut du texte du feuillet 11 qui fait suite au
titre Phrases : s’agit-il de
trois poèmes ou d’un seul ? Pour ce dernier problème, il faut alors s’en
remettre à une critique interne qui relève difficilement du domaine de la
preuve. Malgré les incertitudes qui demeurent, il nous semble pourtant avoir
donné une lumière nouvelle à cet ensemble de proses de Rimbaud.
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