vendredi 9 août 2013

Les Manuscrits des Illuminations (deuxième partie)



Félix Fénéon et les protes de la revue La Vogue ont choisi de faire commencer la publication des poèmes en prose des Illuminations par la liasse importante de feuillets d’un même type de format. Mais quatre feuillets d’un format différent ont été introduits dans cet ensemble. Si nous pouvons concevoir comme hypothèse à partir de laquelle méditer que Rimbaud ait lui-même composé les séries Phrases et Veillées, il faut de toute façon envisager que deux feuillets d’un format différent ont été insérés aux endroits correspondants. Mais la pagination n’est pas de Rimbaud. L’usage du crayon est un fait de typographe, et l’usage concurrent du crayon et de l’encre n’a aucune explication plausible dans le cas de Rimbaud, alors qu’elle en a une dans le cas des protes de la revue La Vogue : une personne pagine la liasse homogène au crayon, pendant que l’autre pagine les deux feuillets à insérer à l’encre. D’autres indices forts ont été donnés pour dire que cette pagination n’était pas de la main de Rimbaud (forme du 7 barré, forme d’un 8 bouclé à l’envers des 8 habituels, coïncidence de la pagination avec les publications d’une revue, emploi du crayon à des fins d’édition). Or, si les protes de La Vogue ont inséré ces feuillets 12 et 18 en les numérotant séparément, c’est qu’ils n’y figuraient pas auparavant. On ne voit pas pourquoi il aurait été impossible de les conserver dans l’ensemble et impossible de les numéroter d’une traite avec les autres.
Le remaniement de titre sur le feuillet paginé 19, le titre Veillée étant biffé pour devenir le chiffre III romain l’unissant au feuillet 18, n’est pas une initiative isolée de la revue. Au début du poème Après le Déluge, Rimbaud avait ajouté la mention « après » en surcharge au-dessus de la ligne. Rimbaud avait écrit « Aussitôt que… », et il a modifié l’attaque de son poème en « Aussitôt après que… », à moins qu’il n’ait rétabli un mot oublié lors du recopiage. L’adverbe « après » a été biffé sur le manuscrit et il n’apparaît pas dans la plupart des éditions actuelles du poème. Mais, il y a plus. Dans les poèmes non paginés, nous rencontrons une autre série intitulée Jeunesse qui comporte quatre poèmes précédés chacun d’un chiffre romain pour les distribuer : I, II, III, et IV. Trois portent un titre, mais pas le quatrième « Tu en es encore à la tentation d’Antoine… » Or, bien qu’il figure en bas du feuillet manuscrit comportant les poèmes de Jeunesse numérotés II et III et intitulés Sonnet et Vingt ans, la mention au crayon Veillées a été ajoutée, soit pour déplacer ce poème dans la série Veillées, soit pour lui donner un titre. Il est vrai que les feuillets de Jeunesse ont été publiés par Vanier et non pas par la revue La Vogue, mais, outre que nous ignorons si Fénéon a eu ou non l’ensemble des manuscrits entre les mains, cela témoigne des libertés éditoriales envisageables à cette époque. L’insertion des feuillets 12 et 18 et le remaniement du feuillet 19 viennent nécessairement de la revue La Vogue, sans quoi le contraste entre crayon et encre de la pagination ne s’expliquerait pas. Or, Fénéon a ajouté deux autres feuillets d’un format différent à l’ensemble homogène, et il les a ajoutés sur les frontières. Le feuillet avec des transcriptions au recto et au verso est l’antépénultième de l’ensemble paginé (Nocturne vulgaire, Marine, Fête d’hiver). Le feuillet avec la transcription d’Après le Déluge est placé lui en tête de la liasse. Ici, il faut bien s’imaginer que cela ne saurait relever d’un fait volontaire de la part de Rimbaud. Sans pagination, le feuillet d’Après le Déluge aurait inévitablement rejoint l’ensemble des copies sur des feuillets de formats différents, ne fût-ce qu’en plaquant mécaniquement ceux-ci par-dessus. Nous n’imaginons pas sans raison que les personnes ont scrupuleusement respecté le positionnement singulier du manuscrit Après le Déluge et saisi par une vision de l’esprit qu’il était placé là de manière inaugurale, d’autant que certains ne furent que des passeurs assez indifférents (Sivry, Le Cardonnel, Fière). Autant le maintien de la série homogène allait de soi, autant il était embarrassant et physiquement désagréable de traiter minutieusement le cas singulier d’un feuillet d’un format particulier que tout invitait à reporter dans l’ensemble hétérogène. La pagination n’étant pas de Rimbaud, ce poème n’est pas le premier poème d’un recueil pensé par lui. Cela n’est pas possible.
Fénéon n’a fait qu’insérer timidement quelques feuillets hétérogènes dans un ensemble uni, dont deux vers les extrémités de celui-ci !, et on constate qu’il procèdera à un mélange tout aussi timide des poèmes en vers aux poèmes en prose dans l’édition en plaquette des Illuminations vers et poèmes en prose, en 1886. La comparaison entre l’ordre adopté dans la revue et la distribution retenue pour la plaquette est parlante.

Revue La Vogue, numéro 5, 13 mai 1886 : Après le Déluge, Enfance, Conte, Parade, Antique, Being Beauteous, « Ô la face cendrée… », Vies, Départ, Royauté, A une Raison, Matinée d’ivresse, Phrases, Ouvriers, Les Ponts (abstraction faite des erreurs de transcription), Ville, Ornières.
Revue La Vogue, numéro 6, 29 mai 1886 : Villes, Vagabonds, Villes, Veillées (remaniement admis), Mystique, Aube, Fleurs, Nocturne vulgaire, Marine, Fête d’hiver (compte non tenu des erreurs de transcription)  Angoisse, Métropolitain, Barbare.
Revue La Vogue, numéro 7, 7 juin 1886 : Chanson de la plus haute Tour, Âge d’or, « Nous sommes tes grands-parents… », Eternité, « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… ».
Revue La Vogue, numéro 8, 13 juin 1886 : Promontoire, Scènes, Soir historique, Michel et Christine, Juillet (alors intitulé Bruxelles), Honte.
Revue La Vogue, numéro 9, 21 juin 1886 : Mouvement, Bottom, H, Dévotion, Démocratie, « Loin des oiseaux… », « Ô saisons… », « La rivière de cassis… ».

Rappelons que les numéros 5 et 6 ne contiennent que des poèmes en prose (sinon en vers libres modernes Marine), que le numéro 7 ne contient que des poèmes en « vers libres » au sens classique du XIXe siècle, que les numéros 8 et 9 font chacun se succéder une partie en prose (sinon vers libres modernes Mouvement) et une partie en vers libres au sens classique. Le projet initial de publier d’abord les poèmes en prose, puis les vers, a été rompu, mais la bipartition demeure d’une certaine façon.
Voici maintenant le sommaire de la plaquette des Illuminations parue à la même époque et toujours sous la houlette de Fénéon. Les déplacements de quelques poèmes et le mélange des vers et des proses se fait timidement et toujours par les extrémités. Le chambardement est complet pour les poèmes en prose du dossier paginé où seule la position inaugurale d’Après le Déluge est conservée, signe qu’elle était bien une idée consciente de Fénéon. Celui-ci repère certains poèmes apparentés, mais ne va pas au bout des recoupements. Il crée une suite urbaine, mais ne la rend pas aussi continue que possible, puisqu’il laisse à l’écart la fusion étrange en un seul texte pour Ouvriers et Les Ponts. Il rapproche Enfance et Vies, Marine et Mouvement (à une approximation près), mais pas Conte et Royauté. Il ne tient aussi aucun compte des liaisons sur les manuscrits. Being Beauteous et Antique sont inversés par rapport aufeuillet correspondant. A une Raison et Matinée d’ivresse sont éloignés l’un de l’autre, et nous verrons que cela est regrettable plus bas. Il faut dire que tous ces remaniements invitent à penser que le travail de classement n’avait pas été réellement mené auparavant. La pagination et la publication dans la revue furent probablement peu concertées. Ce n’est que dans l’édition en plaquette que Fénéon a véritablement pensé à présenter un recueil, selon son sentiment du moins et sans avoir accès aux manuscrits cette fois, vu qu’il n’a pas corrigé les fautes graves d’impression (fusion en un seul texte de Marine/Fête d’hiver comme d’Ouvriers/Les Ponts, passages manquants). Mais, ce qui me frappe également, c’est la timidité du mélange entre poèmes en vers et poèmes en prose, ce que je rapproche de l’insertion similaire timidement repoussée sur les extrémités des deux feuillets page 1 et pages 21-22 dans le dossier paginé. Je souligne les poèmes en vers libres au sens classique. Le premier Honte apparaît tardivement. Je remarque également que les poèmes en prose ou en vers libres modernes des feuillets non paginés et publiés dans les nhuméros 8 et 9 de la revue seulement (soulignements en gras) ne sont pas complètement mélangés à ceux de l’ensemble paginé, certains restent sur les extrémités eux aussi.

Après le Déluge, Barbare, Mystique, Aube, Fleurs, Being Beauteous (comprenant « Ô la face cendrée… »), Antique, Royauté, Enfance, Vies, Ornières, Marine (avec le texte fondu Fête d’hiver), Mouvement, Villes, Villes, Métropolitain, Promontoire, Scènes, Parade, Ville, Départ, A une Raison, H, Angoisse, Bottom, Veillées, Nocturne vulgaire, Matinée d’ivresse, Phrases (en incluant les textes du feuillet 12), Conte, Honte, Vagabonds, « Nous sommes tes grands-parents… », Chanson de la plus haute Tour, Ouvriers (avec le texte fondu Les Ponts), « Ô saisons… », Juillet (Bruxelles), Âge d’or, Eternité, « La rivière de cassis… », « Loin des oiseaux… », Michel et Christine, Dévotion, Soir historique, « Qu’est-ce pour nous, mon Coeur,… », Démocratie.

Il est visible que les mélanges sont peu audacieux et se font par à-coups, comme cela semble bien le cas des feuillets hétérogènes dans la série paginée.
Revenons maintenant sur la série avec du papier de même format. Les transcriptions n’ont eu lieu qu’au recto et elles commencent par Enfance I, elles se terminent par les transcriptions de Métropolitain et Barbare. Au verso de la copie de Barbare, apparaît la transcription biffée du poème Enfance I qui fait ainsi un étonnant retour, ce qui invite à penser que cette liasse est demeurée dans le même ordre depuis l’époque où Rimbaud a recopié cet ensemble. Il ne se serait servi qu’en dernier recours et faute de papier de la transcription non satisfaisante d’Enfance I. Des interversions étant toujours possibles, profitons de la liaison de transcription de feuillet à feuillet dans le cas de certains poèmes pour déterminer les blocs intangibles. Je présente cela de manière volontairement concise :

4 feuillets (pages 2-5) : série Enfance, Conte
1 feuillet (page 6) : Parade
1 feuillet (page 7) : Antique, Being Beauteous, « Ô la face cendrée… »
2 feuillets (pages 8-9) : Vies, Départ, Royauté
2 feuillets (pages 10-11) : A une Raison, Matinée d’ivresse, Phrases
2 feuillets (pages 13-14) : Ouvriers, Les Ponts, Ville, Ornières
3 feuillets (pages 15-17) : Villes II (« Ce sont des villes ! »), Vagabonds, Villes I (« L’acropole officielle… »)
2 feuillets (pages 19-20) : Veillée (devenu III), Mystique, Aube, Fleurs
2 feuillets (pages 23-24) : Angoisse, Métropolitain, Barbare

Les liaisons étaient sensibles à tout détenteur des manuscrits, ce qui invitait à ne pas modifier la distribution, mais les feuillets pouvaient tomber par terre, etc. Et puis, malgré tout, un lecteur pouvait considérer qu’il n’était pas conséquent de déplacer un bloc de deux feuillets ou a fortiori un feuillet solitaire d’un emplacement à un autre dans la liasse. Ce qui est frappant, c’est le retour du poème Enfance I de sa mise au propre sur la première page à sa version biffée au verso de la dernière page. C’est un argument pour dire que l’ordre des feuillets n’a pas dû être fort bouleversé. Plus précisément, c’est surtout un argument, mais sans rien d’absolu, pour dire que les quatre premiers feuillets et les deux derniers sont à leur place. Les éventuelles interversions concerneraient plus volontiers les blocs qu’ils encadrent. Ce n’est pas une remarque anodine, car nous observons l’intervention de la main de Germain Nouveau. Celui-ci a transcrit une partie de Métropolitain, ce qui implique le bloc final de deux feuillets, mais il a aussi transcrit, sauf le titre, le poème Villes (« L’Acropole officielle… »), ce qui concerne l’antépénultième bloc, l’avant-avant-dernier. Or, si nous retirons les feuillets paginés 19-20, nous réunissons les trois blocs de feuillets qui ont l’air de former un cycle urbain et la participation de Germain Nouveau tend alors à concerner les deux derniers blocs sur les trois formés par cette série urbaine. Un cafouillage est d’ailleurs à observer au sujet des transcriptions des deux poèmes Villes au pluriel, cafouillage peut-être lié au fait que les titres ne furent reportés qu’après la transcription des poèmes eux-mêmes. Germain Nouveau a transcrit par erreur le poème « L’acropole officielle… » à la suite de « Ce sont des villes… » et Vagabonds, ce qui a obligé Rimbaud à renoncer à la numérotation romaine I et II les concernant. Il n’a conservé que l’identité de titre Villes pour maintenir le jeu de miroir. Il semble que les deux poèmes devaient se suivre. Le renoncement est sans doute lié là encore au manque de papier, que ce renoncement ait été antérieur ou non à la transcription de « L’acropole officielle… » par Nouveau. Rimbaud a pu lui dire de transcrire le poème à cet endroit, faute de papier vierge, ou bien ils ont pu se rendre compte d’une faute d’inadvertance après coup. Mais, en attendant, c’est le bloc des feuillets paginés 19 et 20 qui n’a pas l’air d’être à sa place, il rompt une série urbaine fortement homogène. Ceci dit, il ne semble pas plus naturel d’attribuer cette rupture à Fénéon qui aurait pu s’apercevoir qu’il y avait un cycle urbain. Mais, dans le cas d’une intervention de Fénéon, il ne faut pas oublier qu’il a alors créé un bloc de trois feuillets, puisqu’il semble avoir créé la série des trois Veillées en ajoutant l’actuel feuillet d’un autre format paginé 18 aux feuillets paginés 19 et 20. Finalement, Fénéon a pu n’être nullement sensible à la présence d’un cycle urbain, d’autant que la note urbaine concerne encore des feuillets non paginés. En même temps, nous observons que Rimbaud renonce à la suite Villes, mais qu’à peu près au même endroit (dans l’optique d’un ordre à peu près stable des manuscrits) Fénéon ne renonce pas à la suite Veillées. Et j’observe encore un fait curieux. Si réellement Fénéon est l’auteur de la série des trois Veillées, ce qui nous convainc, Rimbaud aurait lui créé un parallèle étonnant, d’un côté Veillée et puis Veillées I et II, de l’autre Ville et puis Villes I et II. Dans tous les cas, le titre au singulier Ville s’est maintenu en continuant de s’opposer aux deux titres au pluriel, tandis que l’opposition d’un titre au singulier à un couple portant le même titre au pluriel a également été un temps une réalité dans le cas de Veillée et Veillées. L’autonomie du poème initialement intitulé Veillée n’est pas une absurdité de critique, elle a été de l’ordre du fait.
Deux blocs sont également intéressants à comparer. Ils commencent tous les deux par des sortes de discours biographiques divisés par des chiffres romains, d’un côté la série Enfance, de l’autre le poème Vies. Le poème Vies est suivi par le poème Départ, ce qui n’a pas de parallèle dans le cas des feuillets contenant la série Enfance, mais les deux blocs de feuillets se terminent tous les deux par des textes apparentés au genre du conte, de la fable, avec un contenu et une morale similaires, l’un qui s’intitule justement Conte suit la série Enfance, l’autre qui porte comme titre Royauté fait suite à Vies et Départ. Et Conte comme Royauté sont des ajouts plus tardifs. L’écriture de Conte est nettement plus serrée, celle de Royauté contraste avec la distribution aérée des textes Vies et Départ. Cette symétrie est vraiment étonnante. Conte et Royauté figuraient-ils sur un même feuillet et ont-ils été recopiés séparément faute de papier vierge ? Et dans tous les cas la symétrie qui résulte des ultimes transcriptions a-t-elle un sens ? Nous ne risquerons aucune réponse improvisée. Mais, nous pouvons ajouter que si cette symétrie a un sens les deux blocs de feuillets auraient pu se suivre l’un l’autre, plutôt que d’être séparés par les feuillets solitaires paginés 6 (Parade) et 7 (Antique, Being Beauteous, « Ô la face cendrée… »). Toutefois, ce point peut être relativisé dans le cas de Parade, dont le contenu (exploité vos mondes) et notamment la phrase finale : « J’ai seul la clef de cette parade sauvage[,] » annonce le poème Vies avec sa scène où jouer toute la comédie humaine en possédant la clef de l’amour. Il y a donc une certaine cohérence de distribution à faire suivre les poèmes Enfance, Conte, Parade, Vies, Départ et Royauté, suite actuelle du dossier paginé compte non tenu des trois poèmes du feuillet paginé 7. Et la position initiale d’une série intitulée Enfance est assez naturelle. C’est l’emplacement de ce feuillet paginé 7 qui nous surprend le plus. Il nous semble devoir être rapproché du bloc formé par les poèmes A une Raison, Matinée d’ivresse et Phrases, ce qu’appuie un détail précis. Comme les poèmes enchaînés A une Raison et Matinée d’ivresse se répondent par l’opposition des mentions « nouvelle harmonie » et « ancienne inharmonie », le poème Being Beauteous parle d’un « nouveau corps amoureux » qui est nécessairement de l’ordre du « nouvel amour » célébré dans A une Raison. En résumé, des dynamiques apparaissent dans la mise en ordre des feuillets, mais elles sont contrariées. Nous avons évoqué le positionnement étonnant du feuillet contenant Antique, Being Beauteous et « Ô la face cendrée… », mais aussi du bloc de deux feuillets contenant Veillée (devenu III), Mystique, Aube, Fleurs, l’un semble détonner dans une suite dont nous voyons bien certaines articulations, l’autre crée un effet de rupture dans un cycle urbain accentué. Avant d’affirmer l’ordre voulu ou le désordre pour les feuillets 7, 19 et 20, il faut quand même poser le problème comme nous venons de le faire. Au milieu, demeure encore le bloc de feuillets comprenant les poèmes A une Raison, Matinée d’ivresse et Phrases en limitant ce dernier aux textes du feuillet 11. Il faut bien avouer que le feuillet 7 avec les trois célébrations allégoriques Antique, Being Beauteous et « Ô la face cendrée… » tend à se rapprocher du couple A une Raison, Matinée d’ivresse, et qu’il peut aussi se rapprocher des textes des feuillets 19 et 20 où il est question de célébrations, voire même parfois de personnifications allégoriques : Veillée, Mystique, Aube, Fleurs. Une telle redistribution nous amènerait à un ensemble en trois parties aux articulations tout à fait perceptibles. Mais je précise d’emblée que des dynamiques d’agencement ne signifient pas de facto que nous avons affaire à l’ordonnancement d’un recueil. Chacun sait par expérience que nous opérons des agencements, sans nous fixer nécessairement un objectif précis. Plusieurs textes transcrits sur d’autres types de feuillets pourraient s’intégrer à ces trois parties que nous croyons pouvoir dégager. Par exemple, Génie ne peut qu’être rapproché des poèmes A une Raison, Aube et Being Beauteous, mais nous ne comprendrions pas qu’il puisse succéder à la vision décevante du génie dans Conte, poème qui suit immédiatement la série Enfance en termes de recopiages. Les manuscrits nous livrent la chance d’observer des recoupements, mais certainement pas une ébauche de recueil. En tout cas, nous n’avons aucune preuve de ce genre encore une fois et il reste beaucoup trop d’incongruités à surmonter avant de parler d’un recueil mis en forme. C’est le besoin irrépressible d’établir ces poèmes en prose sous la forme canonique d’un recueil qui amène à faire dire aux indices réunis beaucoup plus que ce qu’ils peuvent signifier. Non il n’y a pas de Recueil Demeny en 1870, de Recueil Verlaine en 1871-1872, de recueil ordonné des Illuminations ramenées aux seuls poèmes en prose. Tout ça, c’est du rêve diffusé par les éditeurs et la critique littéraire. Une preuve, la finition n’est même pas au rendez-vous pour les deux poèmes intitulés Villes, puisque le poème numéroté II précède le poème numéroté I tout en en étant séparé par un autre poème Vagabonds, puisqu’il y a eu renoncement à la création d’une série numéroté I et II, à l’instar de la série Enfance. Mais, les liaisons de poèmes sur des feuillets restent signifiantes et nous allons nous pencher sur une qui est passée inaperçue et qui pourtant est particulièrement significative. Le début et même la plus grande partie de la transcription de Matinée d’ivresse font directement suite sur un même feuillet à la copie du poème A une Raison. Dans A une Raison, il est question de la « nouvelle harmonie » et du « nouvel amour ». Dans Matinée d’ivresse, il est question d’un retournement de situation, l’ivresse du « très pur amour » se dissipe et la matinée est bientôt rebaptisée « veille ». Les mots « veille » et « matinée » sont contradictoires, mais nous comprenons qu’il est question d’une succession dans le temps entre un éveil au « nouvel amour » et puis une conclusion où l’ivresse fait partie d’un passé « la veille », et le poème parle encore explicitement d’un retour à « l’ancienne inharmonie », ce qui répond à « la nouvelle harmonie » dont l’avènement est célébré dans le poème A une Raison qui précède sur le même feuillet. Il est donc clair que l’ivresse est la même, et que les deux poèmes s’inscrivent dans une continuité. L’un évoque le début de l’ivresse « Un coup de ton doigt… », l’autre sa fin. Les critiques ont préféré chercher une allusion plus qu’invraisemblable dans le cas du poème Matinée d’ivresse, en ignorant la liaison pourtant sensible par les reprises de mots et de thèmes entre les deux poèmes. Ces deux poèmes sur un même feuillet décrivent le début et la fin d’une même ivresse, et cela ne semble jamais avoir été dit. Les échos ont été mentionnés, mais l’analyse n’a pas été poussée plus loin. A la lumière de cette disposition sur le manuscrit, notre lecture de Matinée d’ivresse fera l’objet d’un article dans la revue numéro 24 de la revue Parade sauvage, puisque l’article n’a pas été retenu pour le numéro 23 de l’année 2013. Mais il convenait de citer ici cet exemple important d’une succession concertée de deux poèmes.
Il est malheureusement difficile de faire progresser nos certitudes sur l’ordre ou le désordre que supposent les feuillets, car le rapprochement entre les poèmes signifie une parenté d’esprit, mais jamais que tel poème prend telle place et tel poème telle autre dans une suite ordonnée, sauf si des indices précis sont égrenés par l’auteur. L’analyse du contenu des poèmes ne pourra pas répondre à la question de l’ordre éventuel des poèmes. Quels indices nous restent-ils ? Les traits de séparation entre les poèmes sur les feuillets manuscrits semblent m’apporter une piste de réflexion, mais elle n’aboutit pas vraiment. Une de mes idées, c’est de rassembler d’un côté les poèmes qui comportent de tels traits et de l’autre ceux qui n’en comportent pas, comme si Rimbaud avait adopté ce système, puis qu’il y avait renoncé. Mais ces traits apparaissent sur le premier bloc comprenant Enfance et Conte comme sur le dernier bloc comprenant Angoisse, Métropolitain et Barbare, mais aussi la version biffée d’Enfance I sur laquelle repose l’idée que la série homogène n’a pas été altérée de 1875 à 1886, et qu’en tout cas ce premier bloc de feuillets et ce dernier sont bien à leur place.

Bloc 1 : trait séparateur entre Enfance et Conte.
Bloc 2 : feuillet solitaire, un seul poème Parade, absence de trait.
Bloc 3 : feuillet solitaire, trois poèmes, mais pas de trait.
Bloc 4 : Trait séparateur étonnant en haut du premier feuillet, au-dessus de Vies, trait séparateur également en bas du dernier feuillet après la copie de Royauté, et trait séparateur entre Vies et Départ sans doute copiés à peu de temps d’intervalle, mais aucun trait entre Départ et la copie sans doute plus tardive de Royauté.
Bloc 5 : Trait séparateur étonnant en haut du premier feuillet au-dessus du poème A une Raison, mais aucun trait entre A une Raison, Matinée d’ivresse et Phrases.
[Feuillet 12 exclu de notre recensement]
Bloc 6 : absence totale de trait pour les poèmes Ouvriers, Les Ponts, Ville, Ornières.
Bloc 7 : absence totale de trait pour les poèmes Villes, Vagabonds, Villes.
[Feuillet 18 en marge de notre recensement, traits droits courts en-dessous de chacun des deux poèmes numérotés I et II (Veillées)]
Bloc 8 : un trait séparateur après Veillée devenu III, mais aucun entre Mystique, Aube, Fleurs.
[Feuillet des pages 21 et 22 en marge de notre recensement, traits ondulés autour des titres page 22 et en bas du feuillet]
Bloc 9 : Un trait séparateur étonnant en haut du premier feuillet au-dessus du titre Angoisse et trait séparateur entre Angoisse et Métropolitain, mais pas entre Métropolitain (fin de transcription par Nouveau) et Barbare.

Nous apporterons un complément d’enquête à cette étude. Ce qu’il faut retenir, c’est qu’une fois écartée la pagination qu’il faut admettre comme relevant de l’initiative des protes de la revue La Vogue et de Fénéon, nous constatons des recoupements intéressants, mais nous ne considérons en aucune façon avoir affaire à l’ébauche d’un recueil organisé. L’étude de la succession de certains poèmes, notamment A une Raison et Matinée d’ivresse, mais sans doute aussi Métropolitain et Barbare dont nous n’avons pas parlé, permet d’envisager que certains appariements se seraient maintenus dans le cadre de la confection d’un recueil. D’autres problèmes sont à résoudre. Fénéon semble bien avoir créé les séries telles que nous les connaissons Phrases et Veillées, mais sans que cela ne soit pleinement prouvé, et sans que nous n’ayons déterminé le statut du texte du feuillet 11 qui fait suite au titre Phrases : s’agit-il de trois poèmes ou d’un seul ? Pour ce dernier problème, il faut alors s’en remettre à une critique interne qui relève difficilement du domaine de la preuve. Malgré les incertitudes qui demeurent, il nous semble pourtant avoir donné une lumière nouvelle à cet ensemble de proses de Rimbaud.

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