Sauf
cas exceptionnels, la césure ne concerne que les poèmes en vers de plus de huit
syllabes. Nous allons donc nous contenter d’étudier les vers de 10, 11 et 12
syllabes dans la poésie de Rimbaud.
Les
poèmes en alexandrins du jeune Arthur sont en général réguliers. Cette
affirmation qu’ils sont réguliers repose non pas sur l’existence ou non de vers
déviants, mais sur un problème de proportion. Le poème Le Bateau ivre compte cent vers disposés en quatrains. Une dizaine
de vers seulement sont déviants à la césure (10%), ce qui fait que la césure
demeure facilement repérable, donc on admet qu’il s’agit d’un poème où la
césure est placée après la sixième syllabe de chaque vers et que les vers
déviants doivent supposer un effet de sens. Par exemple, nous ne pouvons qu’appuyer
l’idée de Benoît de Cornulier qui veut que l’enjambement du mot « pén+insules »
au vers 11, avec séparation à la césure des formes signifiantes « pén- »
(« presque ») et « -insules » (« îles »),
permette d’exprimer à l’aide d’une distorsion métrique le violent arrachement de
pans de terre entiers par la mer. Nous avons travaillé sur cet aspect dans
notre étude « Ecarts métriques d’un Bateau
ivre » qui peut être consultée en ligne.
Evidemment,
quand la proportion de vers déviants est élevée, la césure est difficile à
identifier. C’est le cas de « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… » et du
poème qui selon les versions s’intitule tantôt Mémoire, tantôt Famille
maudite. Le poème : « Qu’est-ce pour nous, mon Cœur,… »,
comporte 25 vers, plus précisément 24 alexandrins complets et un dernier
volontairement incomplet, mais de neuf syllabes quand même, ce qui permet d’étudier
le passage de la sixième à la septième syllabe, donc le positionnement d’une
éventuelle césure. 18 vers sont déviants, les trois quarts en gros. Le poème Mémoire ou Famille maudite est composé de dix quatrains, ce qui nous vaut un
total de 40 vers. Partant du principe qu’il peut s’agir d’alexandrins
traditionnels, nous constatons que 18 vers, près de la moitié, sont déviants
dans le cas de Mémoire, 19 dans le
cas de Famille maudite. C’est
uniquement à cause de cette proportion élevée de vers déviants que ces deux
poèmes ne sont pas admis d’emblée comme des poèmes en alexandrins. Ils sont d’abord
considérés comme des vers de douze syllabes (métriques), l’identification d’une
césure applicable à l’ensemble de ces vers posant problème.
Les
vers déviants sont fonction d’un nombre limité de critères. Depuis des siècles,
les auteurs de traités de versification, d’arts poétiques (mais leur réflexion
va de pair avec celle des poètes qui sont des praticiens) ont remarqué qu’il
était préférable de ne pas brouiller la reconnaissance de la césure par certains
faits de langue particuliers. Dans les vers de langue française, il convient d’éviter
les enjambements de mots, la présence d’un « e » de fin de mot devant
ou après la césure, d’éviter encore de placer devant une césure des
prépositions brèves d’une syllabe en général, ainsi que des déterminants du nom
d’une syllabe ou bien des pronoms collés à un verbe qui les suit.
Critère
M : enjambement de mot au sens fort : « Je courus ! Et les
pén+insules démarrées » (Le Bateau
ivre)
Critère
S : enjambement du « e » de fin de mot : « Aux doigts,
foulant l’ombe+lle ; trop fière pour elle » (Famille maudite)
Critère
F : présence d’un « e » à la césure, il s’agit de la césure
lyrique médiévale présente chez Villon : « Et toute vengeance ? +
Rien !... – Mais si, toute encor, » (« Qu’est-ce pour nous… »)
Critère
P : préposition d’une syllabe à la césure : « Sifflent tout le
jour par + l’infini du ciel bleu » (Le
Mal)
Critère
C : négation « ne », déterminant du nom d’une syllabe ou pronom
préverbal à la césure : « Ils ont greffé dans des + amours
épileptiques » (Les Assis), « Comme
des lyres, je + tirais les élastiques » (Ma Bohême). Observons bien que dans l’expression : « je
vous y prends », nous avons trois pronoms préverbaux « je » « vous »
et « y ».
Quelques
autres cas sont à observer, mais ces cinq critères sont ceux utilisés pour
déterminer si un poème est régulier ou non, sinon pour déterminer l’emplacement
de la césure, après la quatrième ou après la cinquième syllabe dans un poème en
vers de dix syllabes. Selon ces critères, le caractère déviant du poème « Qu’est-ce
pour nous, mon Cœur,… » est patent : 18 vers sur 25, les
trois quarts. Cela est plus discutable, mais reste important dans le cas de Mémoire / Famille maudite, près de la moitié des vers, 18 ou 19 sur 40.
Toutefois,
il m’a semblé que plusieurs ordres de considération permettaient de relativiser
les difficultés d’identification d’une césure, d’autant que nombre de poèmes admis
comme de simples poèmes en alexandrins s’ouvrent sur un vers déviant : « L’hiver,
nous irons dans + un petit wagon rose » (Rêvé pour l’hiver). J’ai d’emblée considéré « Qu’est-ce pour
nous, mon Cœur,… » comme un poème en alexandrins dont les césures
déviantes supposaient des effets de sens. J’ai choisi aussi de ne retenir que
le plus sensible des cinq critères, celui de l’enjambement de mot, pour
vérifier si Rimbaud avait apporté ou non un soin particulier aux césures de Famille maudite / Mémoire. J’ai
également relevé au sein d’un seul poème, de Verlaine ou de Rimbaud, la
création d’une série de césures déviantes conçues sur un même patron. Enfin, si
je me suis intéressé au réemploi de certaines configurations déviantes, je me
suis aussi préoccupé de leurs aggravations progressives pleinement concertées.
Ces recherches me permettent de dépasser le consensus actuel selon lequel la
césure est méconnaissable dans les poèmes en vers « seconde manière »
de Rimbaud.
Voici
pour commencer au sujet des poèmes en alexandrins « Qu’est-ce pour nous,
mon Cœur,… » et Mémoire / Famille
maudite l’extrait d’un article publié sur papier (David Ducoffre, « Trouver
son sens au livre Une saison en enfer »,
in « Je m’évade ! / Je m’explique. »
Résistances d’Une saison en enfer, études réunies par Yann Frémy, éditions
Classiques Garnier, 2010, p.165-167).
[…] Malgré les
agressions à la césure, on reconnaît la forme de l’alexandrin dans « Qu’est-ce
pour nous, mon Cœur,… » et Famille
maudite / Mémoire. S’il n’y avait
pas de césure dans Mémoire, il serait
strictement impossible de ne trouver que cinq mots à cheval sur la césure en l’espace
de quarante vers. Or, trois de ces mots plaident le type de la césure à l’italienne
et ils se font écho l’un à l’autre, soit par consonance finale en [l], soit par
identité de première syllabe entre dissyllabes : « ombe+lles », « sau+les »,
« sau+tent ». La mention « sautent » vaut calembour. Les
deux seuls véritables enjambements de mots sont contenus dans le même quatrain :
« maro+quin » et « a+près », précisément aux deux vers
externes d’une même strophe, lequel implique une autre césure calembour « se
+ séparent ». Malgré les remaniements, ce constat vaut pour Famille maudite comme pour Mémoire. Voilà qui est sans appel. Ce
poème est en alexandrins, sauf que les césures y sont difficiles à lire.
Admettre la césure vers par vers est un acte qui ne signifie rien, l’organisation
métrique eszt globale ou n’est pas.
Pour « Qu’est-ce,
pour nous, mon Cœur,… », nous relevons quatre césures lyriques dans le
seul espace des vers 5 à 19 : « vengeance », « puissance »,
« Romanesques » (avec liaison) et « campagnes », desquelles
rapprocher la césure du vers 2 après « mille ». Le mot « vengeance »
ne se contente pas de marquer la première césure lyrique du poème. Nous avons
un parallèle entre le premier vers du second quatrain et le premier du
troisième. Après une césure lyrique sur « vengeance », nous avons une
césure sur le déterminant « la » dissocié de la même base nominale « vengeance »,
au sein d’un trimètre apparent. Au vers 18, nous observons le dernier
enjambement de mot à la césure, sur rien moins que « vengeresse ».
Quant aux enjambements de mots à la césure, ils ne rompent pas n’importe quels
mots : d’un côté, « Industriels », « colons », « travaillerons »,
« Amérique », sont démolis ; de l’autre, la colère des mots « tourbillons »
et « vengeresse » est exaltée. Les trois derniers enjambements de
mots sont successifs : « travaillerons », « Amérique »,
« vengeresse ». Il reste encore six ou sept vers avant la fin du
poème et il n’y aura plus un seul enjambement de mots.
Que se
passe-t-il donc au cinquième quatrain ? On sait depuis l’enjambement à l’entrevers
« renversant / Tout ordre », que cette vengeance est à l’image d’une révolution.
Rimbaud reprenait l’image classique du déluge pour signifier celle-ci et Le Bateau ivre est une illustration de
cette métaphore d’une guerre de la mer contre la terre ordonnée et impassible.
La disparition des continents ne peut guère correspondre visuellement qu’à une
submersion océane, associée à cette « marche vengeresse ». Ce
recouvrement équivaut à une occupation du terrain, donc les continents passent
sous l’eau. La césure a été effacée par deux vers qui explicitent une
disparition et une occupation de terrain, donc un renversement de « Tout ordre ».
Les vers suivants reconduisent pourtant la césure. Or, ils coïncident avec un
retournement de situation. Les tenants de la « marche vengeresse »
qui foulent du pied le terrain ennemi vont être « écrasés ». Rimbaud
file explicitement la métaphore du dessus et du dessous. Les volcans vont
exploser, donc remontée de la terre par projections, et l’océan va être frappé,
ce qui le confond explicitement avec la « marche vengeresse ». Les
césures montrent les ressources de l’ordre, juste après le triomphe apparent
des vers 17-18. Au sixième quatrain, l’Esprit du poème essaie de ranimer le
moral des troupes. Les césures sont chahutées, mais ne vont pas jusqu’aux
enjambements de mots. Un septième quatrain est entamé. En bonne logique, la
césure est supposée se trouver après le second pronom « y », la
phrase « j’y suis toujours » faisant écho au vers 18 du dernier
enjambement de mots : « Notre marche vengeresse a tout occupé ».
En clair, nous avons affaire à une parole de défi. Mais l’ordre triomphe ici de
manière paradoxale par l’anéantissement de la parole du poète, ce qui suppose
que la terre s’est écroulée sur lui et l’a enseveli, avant qu’il ne puisse
finir de formuler son alexandrin, voire son quatrain tout aussi prédictible,
comme l’a bien vu Benoît de Cornulier dans sa lecture incontournable du poème[1]. »
Un
alexandrin isolé, mais d’apparence régulière, ponctue le poème Bonne pensée du matin dans sa version
originelle. Dans le second temps de cette étude, nous allons interroger l’ensemble
des poèmes en vers de dix syllabes rimbaldiens qui nous sont parvenus.
A suivre…
Annexe :
Sixième quatrain de Mémoire :
[...]
Leur livre de maro+quin rouge! Hélas, Lui, comme
Mille anges blancs qui se + séparent sur la route,
S'éloigne par delà + la montagne! Elle, toute
Froide, et noire, court! a+près le départ de l'homme!
Les trois enjambements de "e" de fin de mot dans Mémoire :
Font les saules, d'où sau+tent les oiseaux sans brides. (vers 12)
Aux doigts; foulant l'ombe+lle; trop fière pour elle (vers 19)
Ah! la poudre des sau+les qu'une aile secoue ! (vers 37)
Le poème "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur,..." césure (+) :
Qu'est-ce pour nous, mon Coeur, + que les nappes de sang
Et de braise, et mille + meurtres, et les longs cris
De rage, sanglots de + tout enfer renversant
Tout ordre; et l'Aquilon + encore sur les débris
Et toute vengeance? + Rien!... - Mais si, toute encor,
Nous la voulons! Indus+triels, princes, sénats,
Périssez ! puissance, + justice, histoire, à bas!
ça nous est dû. Le sang ! + Le sang ! la flamme d'or !
Tout à la guerre, à la + vengeance, à la terreur,
Mon Esprit ! Tournons dans + la Morsure; Ah! passez,
Républiques de ce + monde ! Des empereurs,
Des régiments, des co+lons, des peuples, assez!
Qui remuerait les tour+billons de feu furieux,
Que nous et ceux que nous nous + imaginons frères?
A nous ! Romanesques + amis : ça va nous plaire.
Jamais nous ne travai+llerons, ô flots de feux.
Europe, Asie, Amé+rique, disparaissez.
Notre marche venge+resse a tout occupé,
Cités et campagnes ! + - Nous serons écrasés!
Les volcans sauteront! + et l'océan frappé...
Oh ! mes amis ! - mon Coeur, c'est sûr, ce sont des frères :
Noirs inconnus, si nous + allions ! allons ! allons !
O malheur ! je me sens + frémir, la vieille terre,
Sur moi de plus en plus + à vous ! la terre fond,
Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y + suis toujours.
[1]
Benoît de Cornulier, De la métrique à l’interprétation. Essais
sur Rimbaud, classiques Garnier, études rimbaldiennes, 1, « Qu’est-ce
pour nous,… » comme dialogue dramatique de l’esprit et du cœur », 2009,
p.213-315.
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