(Préambule : cet article que j'avais de côté me semble pouvoir rentrer dans mon étude en plusieurs parties sur les césures des poèmes de 1872, mais la présente analyse contient aussi une lecture personnelle du poème. Je ne souscris pas aux diverses lectures qui identifient le faune à Rimbaud, comme si notre poète mettait en scène soit sa vie, soit l'originalité des césures du poème. Je ne crois ni à un Rimbaud privilégiant une idéalisation de soi, ce qui serait, pour lui qui est lucide, exposer crûment sa vanité, ni à un Rimbaud qui dirait que sa poésie est géniale, faunesque, parce qu'elle prend des libertés avec les règles, ce qui serait gratuit. Je ne chercherai sûrement pas non plus un décodage politique, ici clairement inopérant, avec le rouge pour les communards et le vert pour les versaillais. Je ne crois pas non plus au déchiffrement obscène du poème proposé par Steve Murphy dans son livre Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion. Le poème est érotique et a un aspect sexuel, mais tout cela se comprend au plan littéral et implique aussi bien le cadre tel quel du récit que les thèmes bien précis qui y sont formulés comme la lumière, la Nature. La lecture de Christophe Bataillé, publiée dans la revue Parade sauvage, est sans doute la plus dans le vrai de tout ce qu'il m'a été donné de lire comme étude du sens du poème. Je pars de l'idée que la visée édifiante se dégage du seul sens littéral de cette narration. Au plan métrique, nous tenons un discours inédit qui contredit le consensus actuel des autres spécialistes de la versification rimbaldienne et nous apportons un indice important au débat, jamais signalé jusqu'à présent. La fin de l'article présentera, en s'appuyant sur un premier intertexte et sur les révélations métriques, un intertexte verlainien insoupçonné jusqu'à présent me semble-t-il. Je n'ai pas voulu revenir sur d'autres intertextes déjà étudiés pour ne pas rendre l'étude plus longue. Je me concentre ici sur ce que j'apporte de résolument neuf.)
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Tête de faune est le premier
poème concerné par la révolution métrique de 1872 dans la mesure où il fait partie du dossier paginé passé entre
les mains de Forain et Millanvoye. Au plan des rimes, il est régulier, même si,
dans le quatrain final, comme l’a relevé Benoît de Cornulier, la correspondance
entre la cadence masculine et la cadence féminine rend la différence de rimes
pratiquement inaudible : « -euil » et
« -euille » : « écureuil », « feuille »,
« bouvreuil », « se recueille ». Au plan des césures, en
revanche, Rimbaud ne s’était jamais permis autant d’audaces, à tel point que,
partis de l’idée que nous avions affaire à un poème s'annonçant de prime abord en classiques décasyllabes
littéraires aux hémistiches de quatre et six syllabes mais dont les césures étaient
progressivement brouillées, les métriciens ont fini par établir des modèles
problématiques. Le poème adopterait un type de césure différent par quatrain.
Encore n’est-ce pas si simple. Même en ce cas, l'idée d'un brouillage des césures
demeure prégnante.
Le
poème est assez simple à comprendre. Les arbres d’un bois forment un toit de
branches, de feuilles et surtout de fleurs imposantes (« énormes »,
version des Poètes maudits) et
lumineuses (« splendides », sens étymologique de cet adjectif adopté dans la version manuscrite connue). L’abri n’a pourtant
qu’une forme imprécise (« feuillée incertaine »), mais il est comparé
à une broderie et d’abord à un écrin pour sa beauté et parce qu’il cache ce qui
se passe à l’intérieur du bois. Le feuillage printanier est enrichi de milliers
d’éclats solaires (« écrin vert taché d’or »). Et au centre de ce
couvert sommeille le désir érotique de la vie universelle (« où le baiser
dort »). Un faune apporte alors sa semence en cet endroit. Il n’est pas
pleinement rassuré (« affolé », version des Poètes maudits, « effaré », version manuscrite) et, une
fois son acte accompli (cela nous est précisé littéralement par le poète), il
s’enfuit aussi furtivement qu’un écureuil (v.9 des deux versions). Malgré cette
peur, le faune au désir irrépressible a une sensualité violente et agressive.
En tant que « Brunie et sanglante ainsi qu’un vin vieux », sa
lèvre représente l’ivresse, la vitalité et même la saveur précieuse. Elle est
aussi la partie du corps désignée pour commettre l’agression sexuelle qui fait
le sujet du poème. « Sanglante », elle sert à mordre. L’érotisme a
ici quelque chose d’une violence carnassière, mais l’image exprime la libre
circulation du sang entre les corps. La lèvre fait saigner
(« mord »), mais elle est elle-même profuse de sang
(« sanglante »). Et ce sang est assimilé à un rire, à la joie exubérante
de la vitalité universelle au vers 8 : « Sa lèvre éclate en rires
sous les branches ». La confusion des éclats est même quadruple :
éclats de sang de la lèvre, éclatement des fleurs rouges mordues, éclats de
rires et éclats du soleil qui pénètre au fond du bois à travers l’important
remuement causé par le faune. Or, l’action érotique de celui-ci a porté sur le
bois lui-même. Il a mordu une « fleur rouge » ou des « fleurs
rouges », selon l’une ou l’autre variante du vers 6. Dans la version
manuscrite, l’idée d’agression sexuelle est renforcée par la nouvelle leçon du
vers 4 : « crevant l’exquise broderie »[1].
Suite à son acte, le bois se pâme dans une longue extase (dernier vers :
« Le Baiser d’or du Bois, qui se recueille. ») Mais, il convient
d’apprécier la finesse de sens des vers 10 et 11. Liés à la « lèvre »
« sanglante » érotique, les rires qui éclatent se communiquent à la
feuillée entière. Le rire liquide séminal ou plein de sang qui a été communiqué
par la simple morsure d’une « fleur rouge » dans la version des Poètes maudits : « Son rire
perle », devient le remuement généralisé de la feuillée dans la version
manuscrite : « crevant l’exquise broderie » (vers 4) « mord
les fleurs rouges » (vers 6) et « Son rire tremble encore à chaque feuille »
(vers 10). Si le faune se montrait soucieux de ne pas être surpris
(« affolé », « effaré », « fui »), l’âme du bois
connaît le prolongement palpitant des émois sexuels par la frayeur dérisoire
d’un bouvreuil pivoine, dont la livrée rouge qui marque les esprits n’empêche
pas ce petit oiseau d’être lui-même discret et peureux. Cette image de paix
universelle autour du bouvreuil ponctuait déjà le récit du poème Credo in unam dont Tête de faune est un manifeste prolongement. A la fin de Credo in unam dans les « bois
sacrés », les « Dieux » ne se permettaient pas de déranger le
timide et fragile bouvreuil. Il y avait une bienveillance de l’infiniment grand
envers le plus petit : « Les Dieux écoutent l’Homme […] ». Il faut d'ailleurs bien voir que, par
sa livrée rouge, le « bouvreuil » est lui-même un symbole érotique,
un symbole de la profusion de sang et de vie comparable à la
« lèvre » « sanglante » du faune. Peur et désir
s’interpénètrent donc au plan érotique. Dans la version des Poètes maudits, il était question d’un
« âcre baiser d’or ». Le plaisir est corrosif. Il attire le vivant,
mais aussi altère les organismes.
Le
motif latin du poème, très souvent repris par les poètes romantiques et
parnassiens, est plus précisément celui du faune agressant une nymphe. Mais,
Rimbaud ne mentionne aucune présence de la nymphe. Elle est reconduite en âme
érotique du bois (« Baiser d’or du Bois ») touchée par le soleil et la
morsure du faune. Si la charge sexuelle des trois quatrains est évidente, c’est
une erreur que de chercher à décoder le poème sous l’angle d’un viol commis par
un faune sur le corps de femme d’une nymphe. Rimbaud a voulu sexualiser un
émerveillement devant un spectacle de lumière. Comme les
« fleurs rouges » font contraste aux « dents
blanches » à la fin du vers 6, le vert et l’or solaire s’épousent à la fin
du vers 1. Et la lumière d’or qui parsème amoureusement la surface extérieure
« exquise » de la broderie va, grâce au faune, atteindre le cœur
sommeillant de la « feuillée ». Nous passons de l’écrin
« d’or » protégeant un baiser ensommeillé au « Baiser d’or du
Bois » lui-même. La reprise du complément « d’or » précise
clairement les modifications intervenues dans le décor. L’action du faune a
contribué à une meilleure pénétration du soleil dans une forêt ombreuse.
Passons
maintenant à l’étude des césures. Il convient pour cela de citer les deux
versions du poème, car les variantes sont elles-mêmes révélatrices. Les
métriciens constatent que les vers du premier quatrain révèlent que la mesure
de référence est celle d’hémistiches de quatre et six syllabes. Ainsi, le
premier tiers du poème, ce qui n’est pas rien, permet d’observer une régularité
métrique nette. La reprise au début des vers 1 et 2 du même groupe
prépositionnel : « Dans la feuillée », suffit dès lors à lever
tous les doutes. Mais, au lieu d’analyser la suite du poème à l’aune de cette
mesure dûment identifiée, les métriciens, qui constatent une multiplication des
irrégularités à la césure dans les quatrains suivants, se demandent si nous
n’aurions pas affaire à un changement inédit de la mesure des vers, quatrain
par quatrain. Les vers du second quatrain seraient composés de deux hémistiches
de cinq syllabes et ceux du troisième quatrain inverseraient la distribution
classique, les hémistiches de six syllabes précédant cette fois les hémistiches
de quatre syllabes. Autrement dit, la césure se placerait après la quatrième
syllabe dans le premier quatrain, après la cinquième syllabe dans le second
quatrain, et après la sixième dans le dernier quatrain.
Cette
théorie métrique nous paraît douteuse pour de nombreuses raisons. La première
raison que je vais donner est loin d’être négligeable. Seuls les deux premiers
modèles sont clairement attestés dans la poésie française. Le décasyllabe avec
une césure après la sixième syllabe existe en italien, mais pas dans la poésie
française. Il semble, à en croire les discours d'histoire de la versification, qu’il surgisse occasionnellement au milieu de décasyllabes
classiques dans des poèmes des siècles passés, mais les métriciens n’en citent
aucun exemple et, dans tous les cas, n’établissent pas que Rimbaud ait eu
connaissance de telles césures. Et il est vrai qu’en italien un poète qui
compose un poème avec des hémistiches de quatre, puis six syllabes, peut de
temps en temps se permettre une inversion et composer un vers dont le premier
hémistiche compte six syllabes et le second quatre syllabes. Mais cette
tradition n’existe pas dans la poésie française et, si nous ne pouvons exclure
qu’un poète français (Voltaire dans des pièces peu lues parmi ses milliers de vers eux-mêmes peu connus?) ait imité les italiens, il appartient aux métriciens de
donner des exemples, de les justifier de manière imparable, de prouver leur
relative importance en termes d’histoire littéraire et de justifier une
possible connaissance et influence sur un quelconque auteur que ce soit. Ce
travail n’a jamais été mené.
Passons
à la deuxième raison qui nous fait douter de la théorie métrique appliquée à Tête de faune. L’idée de proposer une
césure différente par quatrain est censée expliquer l’observation d’importantes
irrégularités dans les deux derniers quatrains. Mais, cette règle de déplacement
étant posée, nous observons que, même lu en fonction de couples d’hémistiches
de cinq syllabes, le second quatrain paraît toujours quelque peu irrégulier,
surtout dans la version manuscrite. Citons ces versions et représentons la
césure supposée par le signe « + ».
Le faune affolé
+ montre ses grands yeux
Et mord la fleur
rouge + avec ses dents blanches.
Brunie et
sanglante + ainsi qu’un vin vieux
Sa lèvre éclate
en + rires par les branches ; (version des Poètes maudits)
Un faune effaré
+ montre ses deux yeux
Et mord les
fleurs rou+ges de ses dents blanches.
Brunie et
sanglante + ainsi qu’un vin vieux
Sa lèvre éclate
en + rires sous les branches. (version manuscrite)
Mais
il y a plus grave, puisque le troisième quatrain n’est pas plus régulier si
nous supposons une césure après la sixième syllabe que si nous admettons l’idée
première d’une césure après la quatrième syllabe.
Et quand il a
fui, tel + un écureuil,
Son rire perle
encore + à chaque feuille
Et l’on croit
épeuré + par un bouvreuil
Le baiser d’or
du bois + qui se recueille.
Et quand il a
fui – tel + qu’un écureuil, –
Son rire tremble
encore + à chaque feuille
Et l’on voit
épeuré + par un bouvreuil
Le Baiser d’or
du Bois, + qui se recueille.
La
césure ne pourrait-elle pas se décaler de deux syllabes aussi bien devant
l’adverbe « encore » que devant le complément « du
Bois » ? Une césure après la quatrième syllabe entre un auxiliaire et
le participe passé qu’il régit est grammaticalement classique. Racine et Corneille
les pratiquaient, évitant seulement le choix de deux monosyllabes à cet
endroit. La césure devant « fui » aurait le mérite d’amplifier le
sens. En revanche, l’idée d’une césure après « tel » n’est pas très
naturelle. Que viendrait faire un « repos » à cet endroit du texte qui
est déjà une manière de parenthèse ? La césure après la sixième syllabe
n’est intéressante que pour un seul vers, après « épeuré » au vers
11. Ainsi, le modèle proposé ne résout pas les difficultés métriques et
l’élégance de la progression d’une césure située après la 4ème
syllabe, puis après la 5ème syllabe, puis après la 6ème
syllabe, est clairement infirmée au plan du troisième quatrain.
Le
mélange des césures pour des vers d’un même nombre de syllabes est pour le moins exceptionnel
en poésie (Le Puits d'Armand Renaud signalé à l'attention par Philippe Martinon au début du XXème, puis par le rimbaldien Philippe Rocher) et il faut renoncer à l’idée d’un ordre quatrain par quatrain.
Quant à plaider la césure vers par vers, cela est contraire au principe de la versification.
Comme les vers sont égaux entre eux, les hémistiches doivent être égaux entre
eux. Telle est la loi. Pourtant, dire que le poème de Rimbaud
est une pure provocation, qu’il soit vu comme irrégulier en fait de césures, ou
qu’il soit perçu comme une suite de décasyllabes dépourvus de césures, cela
revient à escamoter la nécessaire analyse et réflexion sur les éventuelles césures du poème. Qui plus
est, les types de vers expriment quelque chose sur le sens du poème. Le
décasyllabe classique avec des hémistiches de quatre et six syllabes peut
concerner une poésie légère, mais il est plus noble que le vers de chanson
couplant des hémistiches de cinq syllabes. Faut-il imaginer Rimbaud passant de
l’un à l’autre sans s’intéresser à des effets de sens ? C’est un problème.
Or, nous avons vu que le premier quatrain présente de manière ostentatoire la
mesure du décasyllabe littéraire. Une césure après la quatrième syllabe a été
exhibée et il est naturel de l’envisager comme l’unique césure de tout le
poème. Cette césure s’applique parfaitement aux premier et troisième quatrains,
à l’exception d’un enjambement de mot « épeuré » au vers 11, et les
enjambements de mots sont des audaces nouvelles tolérées depuis 1861. Rimbaud
les a déjà pratiqués dans ses alexandrins. En dépit des apparences, le second
quatrain ne devrait-il pas lui aussi se lire comme un quatrain aux hémistiches
de quatre et six syllabes.
Il
convient pour vérifier cela de citer les deux versions du poème, car les
variantes sont elles-mêmes révélatrices.
Tête
de faune
(version des Poètes maudits)
Dans la
feuillée, + écrin vert taché d’or,
Dans la feuillé
+ incertaine et fleurie,
D’énormes fleurs
+ où l’âcre baiser dort,
Vif et devant +
l’exquise broderie,
Le faune affo+lé
montre ses grands yeux
Et mord la fleur
+ rouge avec ses dents blanches.
Brunie et
sang+lante ainsi qu’un vin vieux
Sa lèvre éclate
+ en rires par les branches ;
Et quand il a +
fui, tel un écureuil,
Son rire perle +
encore à chaque feuille
Et l’on croit
é+peuré par un bouvreuil
Le baiser d’or +
du bois qui se recueille.
Tête
de faune (version
manuscrite)
Dans la feuillée
+ écrin vert taché d’or,
Dans la feuillée
+ incertaine et fleurie
De fleurs
splendi+des où le baiser dort,
Vif et crevant +
l’exquise broderie,
Un faune effa+ré
montre ses deux yeux
Et mord les
fleurs + rouges de ses dents blanches.
Brunie et
sang+lante ainsi qu’un vin vieux
Sa lèvre éclate
+ en rires sous les branches.
Et quand il a +
fui – tel qu’un écureuil –
Son rire tremble
+ encore à chaque feuille
Et l’on voit
é+peuré par un bouvreuil
Le Baiser d’or +
du Bois, qui se recueille.
Neuf
vers sur douze se lisent aisément avec une césure après la quatrième syllabe, y
compris au vers 3 de la version manuscrite avec la récupération féminine de
« splendi+des », puisque, si cette césure appartient aux traditions
anglaise et italienne, mais pas à la poésie française classique et très peu à la poésie en ancien français, ce type de césure a été
osé par des auteurs récents, tels que Villiers de L’Isle-Adam et Leconte de
Lisle. Une césure de ce type apparaît dans le poème Kaïn qui ouvre précisément le second Parnasse contemporain de 1869-1871. Il est visible que d’une
version à l’autre Rimbaud a voulu plus d’audace, puisque le vers 3 de l’autre
version, apparemment antérieure, ne pose pas problème. Mis à la mode par
Banville, les enjambements de mots à la césure sont pratiqués déjà par
plusieurs poètes : Verlaine, Silvestre, Mendès, etc., et par Rimbaud
lui-même (L’Homme juste, Le Bateau ivre). Le problème métrique
posé par ce poème viendrait de la proportion des audaces : trois
enjambements de mots en l’espace de douze vers seulement. La césure sur le mot
« sanglante » mime la morsure et le saignement exprimés par le vers
6, vers placé au milieu du poème. La variante entre « effaré » et
« affolé » invite à penser que Rimbaud a recherché un relief
expressif de la terminaison en « -é », et ce serait précisément la
même voyelle « é » qui serait mise en relief, mais cette fois en
préfixe du nom « épeuré », césure qui mettrait également en relief
l’idée de « peur » en écho au rejet du verbe « fui » deux
vers précédemment. Tout se passe comme si Rimbaud se servait des césures pour
rendre théâtrale la lecture de ces poèmes en accentuant certaines syllabes
« affo-lé », « effa-ré », « é-peuré », voire
« sang-lante », lectures affectées qui sont loin d’être absurdes. Le
procédé vient de Verlaine.
Il
y a plusieurs sources au poème Tête de
faune. Il s’agit d’un poncif dans la poésie romantique et parnassienne. Ce
motif est traité par Victor Hugo, par Victor de Laprade, par Théodore de
Banville, par Paul Verlaine. Certains rapprochements précis sont intéressants
avec Le Satyre hugolien de La Légende des siècles ou avec Le Faune long poème de Victor de Laprade
paru dans le Parnasse contemporain.
Il est aussi normal que par la reprise du motif Rimbaud rencontre ses
prédécesseurs. Mais, il est des intertextes tout-à-fait indiscutables. Le titre
Tête de faune est vraisemblablement
la reprise d’un titre de sonnet du recueil anonyme Avril, Mai, Juin d’Albert Mérat et Léon Valade, ce que nous avons
signalé à André Guyaux qui cite cela dans les notes consacrées à Tête de faune dans l’édition des œuvres de
Rimbaud dans la Pléiade en 2009. Suite aux recherches de Steve Murphy, nous
savons aussi que Rimbaud a curieusement ciblé deux poèmes qui portent le même
titre Sous bois, l’un de Banville
dans Les Cariatides, l’autre de son
disciple Glatigny dans un recueil publié sous le manteau Joyeusetés galantes… Rimbaud a démarqué un vers du poème de
Glatigny (« Et ton rire lubrique éclate sous les branches ») et
repris une rime à celui de Banville et aussi l’idée de composer un poème en décasyllabes.
Or, le poème de Banville ne parle pas de faune, mais des petits comédiens du
genre des Fêtes galantes, recueil de
Verlaine qui adopte une certaine variété de vers et qui a déjà été ciblé par
une parodie zutique de Rimbaud Fête
galante. Je cite ici pour qu’on s’empare bien du rapprochement qui va venir
avec Verlaine le poème de Banville auquel Rimbaud a repris la rime « broderie » ::
« fleurie ».
Sous
bois
A travers le
bois fauve et radieux,
Récitant des
vers sans qu’on les en prie,
Vont, couverts
de pourpre et d’orfèvrerie,
Les Comédiens,
rois et demi-dieux.
Hérode brandit
son glaive odieux ;
Dans les
oripeaux de la broderie,
Cléopâtre brille
en jupe fleurie
Comme resplendit
un paon couvert d’yeux.
Puis, tout
flamboyants sous les chrysolithes,
Les bruns Adonis
et les Hippolytes
Montrent leurs
arcs d’or et leurs peaux de loups.
Pierrot s’est
chargé de la dame-jeanne.
Puis après eux
tous, d’un air triste et doux
Viennent en
rêvant le Poète et l’Âne.
A
la différence du poème de Rimbaud, c’est le décasyllabe de chanson qui est ici
adopté. Malgré la différence dans le choix des motifs, des ressemblances
peuvent s’observer. La répétition de Banville du mot « couvert(s) »
favorisent les suggestions qui peuvent naître des rapprochements : « couverts
de pourpre et d’orfèvrerie », « couvert d’yeux », avec la
feuillée comme écrin, avec la mise en vedette des deux yeux du faune
rimbaldien, comme à la « jupe fleurie » répond « la feuillée…
fleurie » et aux « oripeaux de la broderie » une « exquise
broderie », une Nature à souhait se substituant à l’idée d’habits et
ornements à comprendre comme précieux, malgré la nuance ironique du mot « oripeaux ».
Le premier vers de Banville pose le cadre par un complément circonstanciel de
lieu introduit par une préposition : « A travers le bois fauve et
radieux, » tout comme le poème de Rimbaud, lequel use toutefois du
stratagème de la répétition anaphorique pour retarder la reprise même du moule
de deux adjectifs placés après le nom : « Dans la feuillée écrin vert
taché d’or, Dans la feuillée incertaine et fleurie, » tandis que le sens
des adjectifs banvilliens « fauve et radieux » prendra une dimension
plus diffuse, mais essentielle dans les trois quatrains de Tête de faune. Et pourtant, ce qui s’impose à l’esprit, c’est la
comparaison avec Verlaine. Le poème des Cariatides
contribue à relativiser l’originalité de certains des Poëmes saturniens et de plusieurs des Fêtes galantes. Le rapprochement entre les deux manières est
saisissant. Or, Verlaine a composé une « Comédie dédiée à Théodore de Banville ». Intitulée Les Uns et les autres, Verlaine l’a
terminée rue Nicolet en septembre 1871, le mois même de l’arrivée de Rimbaud à
Paris, le mois même de la rencontre (officielle à tout le moins) entre les deux
poètes. Et au début de cette pièce, dans les premiers alexandrins, Verlaine
donne alors l’exemple d’un alexandrin, partagé entre deux répliques, avec un
enjambement de mot, ce qui fait partie d’un jeu d’émulation où, après les
enjambements de mots, les poètes essaient de repousser encore plus loin les
limites de la versification. Mais, pour rendre l’audace acceptable auprès de
ses lecteurs, Verlaine a joué par la répétition à rappeler une audace métrique
du dernier poème des Fêtes galantes.
Je
cite l’alexandrin en marquant le passage d’un personnage à l’autre par une
barre oblique / , et la césure par une croix +. Je cite ensuite le décasyllabe
parallèle de Colloque sentimental en
notant également la césure par le même type de croix. Le lecteur s’y montrera
ici attentif.
Parlez-moi. / De
quoi vou+lez-vous donc que je cause ?
– Pourquoi voulez+-vous
donc qu’il m’en souvienne ?
Echo
de la forme « quoi » à l’appui, l’enjambement s’applique au même
syntagme dans les deux cas « voulez-vous donc ». Mais, dans Colloque sentimental, le poème le plus
ancien, la césure est placée après la forme verbale « voulez », la
césure est alors superposée au trait d’union. Dans le cas de la comédie de
septembre 1871 Les Uns et les autres,
Verlaine fait passer la césure à l’intérieur de la forme verbale « vou+lez »
ou « voul+ez », selon que vous préférez placer la césure après la
sixième voyelle ou bien détacher la terminaison verbale « ez ». Peu
importe le choix : dans tous les cas, la terminaison verbale est ici mise
en relief. Or, nous ne rencontrons que trois enjambements de mots dans le poème
Tête de faune, et deux impliquent
tout comme l’alexandrin de la comédie de Verlaine une césure reportant une terminaison
dans un second hémistiche, la variante de l’un de ces deux vers appuyant le
caractère manifeste du procédé :
Un faune effa+ré
montre ses deux yeux
Le Faune affo+lé
montre ses grands yeux (variante)
Brunie et
sang+lante ainsi qu’un vin vieux
Le
troisième vers va opter lui pour une césure non pas devant un suffixe, mais
après un préfixe, lequel préfixe quelque peu obscur fait écho à la terminaison
rejetée au vers 5 :
Et l’on voit
é+peuré par un bouvreuil
Et l’on croit
é+peuré par un bouvreuil
Maintenant,
aux lecteurs de tirer le parti des perspectives et suggestions délivrées par ce
que nous venons de révéler. Mais, pour ceux qui seraient encore sceptiques
autant quant à ce lien par la versification que par le rapprochement de Tête de faune avec l’esprit des Fêtes galantes et de poèmes similaires
de Verlaine comme de Banville, nous allons leur imposer une dernière épreuve,
en révélant des liens inattendus entre le recueil Fêtes galantes et le poème Tête
de faune, sans même parler du poème intitulé Le Faune du livre de Verlaine.
Le
poème Tête de faune est en trois
quatrains, forme adoptée par Charles Cros qui la baptise précisément Trois quatrains et forme adopté pour le
poème Vu à Rome de Rimbaud qui
précède la parodie Fête galante du
même Rimpbaud sur une colonne d’un feuillet de l’Album zutique. Or, le premier poème des Fêtes galantes est lui aussi un poème en trois quatrains, et aussi
en décasyllabes littéraires. Il y a fort à parier que cela n’est pas innocent
et que le lecteur aura tout à gagner à comparer Clair de Lune de Verlaine avec Tête
de faune. Je laisserai le lecteur y songer lui-même, mais pas avant d’avoir
établi solidement les liens plus profonds qui doivent être tissés entre la
pièce de Rimbaud et le poème conclusif des Fêtes
galantes.
Colloque
sentimental
est composé en distiques de décasyllabes littéraires avec une césure après la
quatrième syllabe. Je donne maintenant l’ensemble de ce poème.
Colloque
sentimental
Dans le vieux
parc solitaire et glacé
Deux formes ont
tout à l’heure passé.
Leurs yeux sont
morts et leurs lèvres sont molles,
Et l’on entend à
peine leurs paroles.
Dans le vieux
parc solitaire et glacé
Deux spectres
ont évoqué le passé.
– Te souvient-il
de notre extase ancienne ?
– Pourquoi voulez-vous
donc qu’il m’en souvienne ?
– Ton cœur bat-il
toujours à mon seul nom ?
Toujours vois-tu
mon âme en rêve ? – Non.
– Ah ! les
beaux jours de bonheur indicible
Où nous
joignions nos bouches ! – C’est possible.
– Qu’il était
bleu, le ciel, et grand, l’espoir !
– L’espoir a
fui, vaincu, vers le ciel noir.
Tels ils
marchaient dans les avoines folles,
Et la nuit seule
entendit leurs paroles.
M’autorisant
de la passerelle fournie par le poème de Banville, je remarque à nouveau des
rapprochements importants entre Tête de
faune et Colloque sentimental,
au-delà d’une relative différence entre les motifs. Les poèmes de Banville et
Rimbaud sont lumineux, le poème de Verlaine sombre, mais une telle inversion n’est
certainement pas incompatible avec les points de comparaison. Comme pour le
premier vers de Sous bois que Rimbaud
démarque au vers 2 de Tête de faune,
le premier vers du poème de Verlaine offre un cadre à l’aide d’un complément
circonstanciel introduit par une préposition avec deux adjectifs coordonnés du
côté de la rime : « Dans le vieux parc solitaire et glacé ». Les
deux poèmes s’intéressent à des évanescences : « Deux formes ont tout
à l’heure passé ». Le poème de Rimbaud se fonde sur une extase qu’on
devine, celui de Verlaine sur le souvenir incertain d’une « extase
ancienne ». Le recueillement du bois est à rapprocher de la question
amoureuse : « – Ton cœur bat-il toujours à mon seul nom ? »
Et l’émotion supposée par ce souvenir est à rapprocher inévitablement de l’intense
action de désir du faune. Si le poème de Verlaine se déroule dans la nuit, l’instant
du baiser, l’instant où « nous joignions nos bouches » pour le citer,
est associé au ciel bleu, tout comme dans Tête
de faune il est associé à l’or solaire. Si, dans le poème de Rimbaud, le
faune a « fui » tel un écureuil, c’est « l’espoir » qui « a
fui » dans le poème de Rimbaud, si ce n’est qu’une fuite couvre une
victoire, quand l’autre fuite est celle d’une défaite de l’amour. Les « deux
yeux » du faune et sa « lèvre / Brunie et sanglante » sont à
rapprocher encore des « yeux » qui « sont morts » et des « lèvres »
qui « sont molles » dans le cas des deux anciens amants de l’ultime
poème des Fêtes galantes. Les deux
poèmes nous impliquent comme spectateurs neutres de la scène avec un même
recours au pronom indéfini « on » : « Et l’on entend à
peine leurs paroles », « Et l’on voit épeuré par un bouvreuil / Le
baiser d’or du Bois, qui se recueille ! » Dans un poème, la nuit est
le seul témoin des paroles finales des amants ; dans l’autre, nous
assistons à un muet et mystérieux recueillement dans un bois. Il y a à chaque
fois ce qu’on voit et ce qu’on devine dans un cadre naturel. Au plan du rythme
également, un rapprochement est inévitable. L’anaphore bercée d’un sentiment
heureux « Dans la feuillée » des deux premiers vers de Rimbaud prend
sa source elle aussi dans une volonté de reprendre en les inversant les
éléments constitutifs du poème Colloque
sentimental, puisque Verlaine reprend le vers initial au vers 5, sachant
que les mots déterminent l’humeur triste cette fois de cette répétition
poétique : « Dans le vieux parc solitaire et glacé ». D’autres
éléments de répétition se rencontrent dans le poème de Verlaine « Deux
formes… », « Deux spectres… », ou bien « Te souvient-il »,
« qu’il m’en souvienne »., ou bien « Et l’on entend à peine
leurs paroles », « Et la nuit seule entendit leurs paroles. »
Verlaine exploite une sorte de stichomythie paradoxale qui ne brille pas par la
foi à ébranler les montagnes de l’héroïsme cornélien si souvent associé à cette
figure.
– Qu’il était
bleu, le ciel, et grand, l’espoir !
– L’espoir a
fui, vaincu, vers le ciel noir.
Mais
Rimbaud n’a pas repris le caractère désespéré d’un poème final qui donne son
renvoi, d’ailleurs quelque peu ludique, aux joies éphémères des Fêtes galantes. Rimbaud a choisi d’exalter
l’extase, en déplaçant le motif du baiser des amants à la rencontre d’un faune
et d’un bois assimilable à une nymphe. Le poème de Rimbaud suppose une
continuité d’amour dans la Nature, telle qu’il l’a exposée dans ses premiers
poèmes en vers français connus Sensation
et Credo in unam qu’il a d’ailleurs
envoyé précisément à Banville, l’auteur de Sous
bois, en compagnie d’un poème nocturne triste Ophélie, où le poète qui compatit n’admet pas non plus le désespoir,
lui opposant les fleurs que la belle défunte vient chercher la nuit aux « rayons
des étoiles ». Donc ce voyage entre la nuit et le jour existait déjà dans
la conception du motif de baiser d’amour de la vie dans les premiers poèmes de
Rimbaud. Or, si Tête de faune par son
humeur est aisé à rapprocher d’autres poèmes qui traitent du désir amoureux du
faune, ou bien d’une fête galante dont Banville donne un modèle précurseur avec
Sous bois il se trouve que Rimbaud s’est
ingénié à retourner la logique du poème Colloque
sentimental, et qu’il l’a fait en s’appuyant notamment sur un autre motif
disséminé dans l’ensemble du recueil verlainien, le rire du faune. Car dans l’économie
du bref recueil des Fêtes galantes, Colloque sentimental est annoncé par la
note sarcastique du poème Les Indolents,
dont la morale est certainement l’un des maîtres mots du poème Tête de faune de Rimbaud.
Deux
amants indolents se proposent de mourir ensemble, ce qui permet d’envisager un
cas rare de double lecture, soit qu’il faille entendre l’idée au sens littéral,
soit qu’il puisse être question d’un jeu érotique faussement indolent avec une
invitation à ce qui se nomme la petite mort. Abandon au plaisir sexuel ou désir
de mourir entre amants, tout cela provoque le rire de « silvains hilares »,
sortes de philosophes drolatiques qui peuvent conclure le poème par le rire :
« Hi ! hi ! hi ! les amants bizarres ! ». Le
poème de Rimbaud se veut une réponse de faune, un complément au rire des deux « silvains »
du poème verlainien.
[1]
La leçon des Poètes maudits était étrange
« devant l’exquise broderie ». Le début du poème nous avait fait
pénétrer à l’intérieur de la feuillée pour apercevoir le faune en acte, mais le
vers 4 imposait un regard en sens inverse, le faune se détachant sur l’arrière-plan
des branches, feuilles et fleurs illuminées par les éclats du soleil.
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