L'impossible aujourd'hui, c'est de parler de Rimbaud.
Avant de produire une étude plus fouillée, je me propose ici un travail tremplin au sujet de la fameuse section "L'Impossible" du livre Une saison en enfer.
Au sujet du titre, j'ai relevé deux pages de citations de la prose liminaire, de "Mauvais sang" et de "Nuit de l'enfer", où il est question du possible et de l'impossible, ou peu s'en faut. Je relève des phrases comme celle-ci : "Le sommeil dans la richesse est impossible". Quand je traiterai de la suite, je relèverai la mention sur "tous les paysages possibles", mais je relève bien d'autres phrases. Par exemple, j'ai relevé : "Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine." Et j'ai même relevé le fameux alinéa : "La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" Dans "Mauvais sang", je relève des phrases comme "J'ai connu chaque fils de famille" qui suppose un arrêt du lecteur sur le caractère possible ou non de l'assertion, ou bien je relève des séries : "Nous allons à l'Esprit. C'est très certain, c'est oracle, ce que je dis", "L'Esprit est proche. Pourquoi Christ ne m'aide-t-il pas, en donnant à mon âme noblesse et liberté. [...]", etc.
Tout cela m'apporte beaucoup, mais pour en rendre compte je ne sais pas toujours par où commencer.
Je vais donc me donner ici des objectifs limités qui vont me permettre d'approcher d'une certaine maturité de ma réflexion. Plus tard, je déballerai véritablement tout ce que j'ai à dire.
Ceux qui suivent mon activité se rendent compte que j'ai beaucoup investi dans la prose liminaire. Puis, au lieu de continuer par une analyse de "Mauvais sang", quitte à opérer des découpages, j'ai choisi de commenter deux sections brèves "Matin" et "L'Eclair", avant de traiter à moitié de la section "Adieu". On comprend que je vais finir sur "Adieu" et passer à "L'Impossible".
J'avais annoncé aussi une étude sur "Vierge folle", mais on voit que j'ai finalement décidé de la laisser en suspens.
J'essaie en fait de commenter des parties du livre Une saison en enfer qui sont moins denses, moins complexes, et qui permettent plus rapidement un éclaircissement du débat sous une forme schématique efficace.
La section "L'Impossible" commence à soulever de plus importantes difficultés. Je vais donc un petit peu travailler à préparer le terrain.
Dans son édition de la Pléiade en 2009, André Guyaux écrivait ceci dans la notice consacrée à "L'Impossible", page 936 : "Dialogue fictif avec soi-même, puis avec de supposés réfutateurs de l'appel à la "sagesse de l'Orient", "L'Impossible" est le moment idéologique de la Saison."
On comprend toute l'importance d'une bonne étude de cette partie du livre. Mais, la notice de Guyaux m'amène à d'autres réflexions.
Le titre de la section "L'Impossible" invite à se demander : qu'est-ce qui est impossible ? Et cela s'accompagne d'une deuxième question qui vient peut-être moins spontanément à l'esprit : est-ce que l'impossible est affronté en tant que tel dés le début du texte ou est-ce qu'il s'agit d'une conclusion à laquelle va nous conduire le récit ?
La notice d'André Guyaux, dans l'état révisé de 2016, nous propose une lecture. Selon lui, le poète réfute l'argument des prêtres, puis l'argument des philosophes, quant à la quête de l'Orient. Guyaux ne dit pas ce qui est impossible, mais son récit suppose que nous le comprenions implicitement. Une fois que le poète a répondu, il récuse "l'Occident et ses mythes". Mais la fin de raisonnement de Guyaux s'éloigne de l'idée d'impossible, en se contentant de formuler qu'il importe de contester l'occident pour retourner à l'orient.
Il est possible que Guyaux considère qu'il y a malgré tout impossibilité d'un retour à l'Orient, mais il ne le dit pas dans sa notice. Et cela pose deux problèmes. Premièrement, si Guyaux n'instaure pas un confort critique entre lui et son lecteur en précisant ce qu'il comprend comme étant l'impossible, le lecteur demeure dans une certaine perplexité : est-ce que l'impossible, c'est le fait de ne pouvoir renouer avec l'orient ? Et est-ce bien ainsi que l'entend Guyaux ? Il se peut que le problème du retour à l'Orient ne soit qu'un aspect de l'impossible, et que l'impossible doive être formulé autrement. Deuxièmement, Guyaux ne tranche donc pas non plus la seconde de nos questions sur le titre : l'impossible est-il affronté dès le début ou est-il une conclusion du récit ? Telle qu'elle est conçue, la notice a l'air d'indiquer qu'il est toujours question de trouver l'Orient, donc si l'impossible est la quête de l'Orient, Guyaux a l'air de dire que le récit ne conclut pas à une impossibilité définitive. Un passage de Yann Frémy m'amène au constat que pour certains lecteurs l'impossible n'est qu'une dimension de l'enfer dont le poète va tout de même s'extirper : " 'L'Impossible' joue de toutes les actualisations de l'esprit pour comprendre comment l'Histoire a pu se transformer en enfer." C'est un extrait de sa notice pour Une saison en enfer dans l'édition Un concert d'enfers, Vies et poésies des oeuvres de Rimbaud et Verlaine dans la collection Quarto Gallimard en 2017. Si je comprends, l'impossible est une dérive historique, pas un constat nécessaire. Il serait toujours loisible de chercher une solution, et surtout le récit ne se ponctuerait pas par un constat d'impossibilité.
Personnellement, ces deux questions préalables que j'ai exposées avant de citer la notice d'André Guyaux m'invitent à confronter le titre à la fin du récit. Le titre qui coiffe le tout de la section : "L'Impossible", peut-il se lire dans les deux derniers alinéas ?
C'est cette minute d'éveil qui m'a donné la vision de la pureté ! - Par l'esprit on va à Dieu !Déchirante infortune !
Le poète se plaint que l'esprit nous conduise nécessairement à Dieu. Il y a bien moyen de considérer que l'impossible du récit ne soit pas lié qu'à la seule quête de l'Orient, mais qu'il s'agisse d'une prise de conscience brutale que l'esprit ne peut pas s'accomplir en-dehors de la clarté divine. Et même si cela reste à étayer, il faut bien mesurer que le cri "Déchirante infortune" ne veut pas forcément dire que c'est surtout une réalité qui déplaît au poète, cela peut engager le sentiment de la finitude humaine et impliquer une autre perspective. Le plan divin n'est pas nié, le poète l'accepte, mais c'est son accès qui pose problème.
Précisons d'emblée que je rapproche cette fin de la section "L'Impossible" d'un alinéa essentiel de la prose liminaire :
La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
Les phrases "Par l'esprit on va à Dieu" et "La charité est cette clef" se font écho, et à chaque fois une réaction immédiate et amère de dédain bondit sur la scène : "- Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !" et "Déchirante infortune !"
Peut-on prolonger le rapprochement ?
Je remarque que l'idée de preuve est associée à une vanité du christianisme moderne dans "L'Impossible" (soulignements nôtres) :
- Mais n'y a-t-il pas un supplice réel en ce que, depuis cette déclaration de la science, le christianisme, l'homme se joue, se prouve les évidences, se gonfle du plaisir de répéter ces preuves, et ne vit que comme cela ! Torture subtile, niaise ; source de mes divagations spirituelles.
Juste une précision au sujet du mot "science" qui suppose un calembour entre "la science" et le savoir (ou la connaissance), autre sens possible du mot "science".
L'autre point de rapprochement, c'est que, si la charité était la clef du "festin ancien", dans "L'Impossible", l'idée de "sagesse première et éternelle de l'Orient" est associée à "l'Eden", au paradis perdu. Et, si le poète récuse le discours des "gens d'Eglise", il admet penser à "l'Eden" (soulignements nôtres) :
Les gens d'Eglise diront : C'est compris. Mais vous voulez parler de l'Eden. Rien pour vous dans l'histoire des peuples orientaux. - C'est vrai ; c'est à l'Eden que je songeais ! Qu'est-ce que c'est pour mon rêve, cette pureté des races antiques !
Nous retrouvons même la succession verbale "songer" et rêver" de la prose liminaire (soulignements nôtres) :
Or, tout dernièrement, m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
La charité est cette clef. - Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
Enfin, la mention "appétit" retient tout particulièrement l'attention. Dans la prose liminaire, cela va en s'aggravant dans les propos attribués à Satan : "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux." Dans "L'Impossible", le thème de l'appétit est présent dans une dénonciation de la fadeur ambiante et en même temps dans l'idée d'une consommation qui nous rend tous malades :
N'est-ce pas parce que nous cultivons la brume ! Nous mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l'ivrognerie ! et le tabac ! et l'ignorance ! et les dévouements ! - Tout cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de l'Orient, la patrie primitive ? Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s'inventent !
On comprend que le refuge proposé par Satan est d'échapper à cet univers de brume où consommer des légumes aqueux, on comprend mieux la tromperie fine de "Gagne la mort" face à une telle description de la vie, et ceci est à mettre en relation avec l'idée des clivages de la question "est-il d'autres vies ?" formulée dès "Mauvais sang".
Ne traitons pas ici de la difficulté posée par les mentions du poète qui peut être suspect d'hypocrisie en dénonçant le tabac et l'ivrognerie, et ne traitons pas non plus de la perversité du parallèle du mot "ivrognerie" au mot "dévouements". Tout ce qu'il faut observer, c'est le rejet d'un monde moderne qui ne flatte pas l'appétit. Une réponse pourrait venir dans le fait que "ivrognerie", "tabac" et "dévouements" ont à voir avec d'illusoires moyens d'évasion, mais laissons ce débat de côté.
Ne traitons pas ici de la difficulté posée par les mentions du poète qui peut être suspect d'hypocrisie en dénonçant le tabac et l'ivrognerie, et ne traitons pas non plus de la perversité du parallèle du mot "ivrognerie" au mot "dévouements". Tout ce qu'il faut observer, c'est le rejet d'un monde moderne qui ne flatte pas l'appétit. Une réponse pourrait venir dans le fait que "ivrognerie", "tabac" et "dévouements" ont à voir avec d'illusoires moyens d'évasion, mais laissons ce débat de côté.
Après le lien que je viens d'établir entre le discours général de "L'Impossible" et les alinéas centraux de la prose liminaire, je voudrais exposer un autre rapprochement entre la fin de "L'Impossible" toujours et deux passages de la section "Adieu" (nous soulignons) :
[...] Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes ; mais la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul.
[...] et il me sera loisible de posséder la vérité dans une âme et un corps.
A la fin de "L'Impossible", voici ce que le poète écrit et je n'hésite pas à citer une seconde fois une partie de cette fin :
- Mais je m'aperçois que mon esprit dort.S'il était bien éveillé toujours à partir de ce moment, nous serions bientôt à la vérité, qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurant !.... - S'il avait été éveillé jusqu'à ce moment-ci, c'est que je n'aurais pas cédé aux instincts délétères, à une époque immémoriale !.... - S'il avait toujours été bien éveillé, je voguerais en pleine sagesse !....Ô pureté ! pureté !C'est cette minute d'éveil qui m'a donné la vision de la pureté ! - Par l'esprit on va à Dieu !Déchirante infortune !
Les deux sections se répondent. Il y a encore bien des aspects compliqués à démêler, mais acceptons de progresser lentement. Le poète ne récuse pas le plan divin. Dans "Adieu", il maintient que "nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine". Il est toujours question de découvrir "la vérité" dans "Adieu". En revanche, la démarche spirituelle a un caractère mortifère (comparaison est faite avec la guerre) et, en même temps, le poète établit une distinction entre la "vision de la pureté" un instant possible et la "vision de la justice" qui n'est réservée qu'à Dieu.
Cette acceptation du plan divin ne signifie pas un retour à la foi, mais je ne veux pas en débattre pour l'instant. Cela permet aux lecteurs d'admettre plus facilement d'autres éclairages sur le texte. La phrase : "la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul" ressemble à une formule pieuse de chrétien en ce monde, du genre "God only knows", "Dieu seul peut savoir". Dans tous les cas, retour à la foi ou non, le poète dénonce le problème de la présomption, l'orgueil humain. Or, ceci est forcément une part de la vérité qui va permettre au poète de se garder des mensonges. L'humain ne peut espérer avoir accès à un savoir plein et entier sur la justice, celui qui prétend l'inverse ment. A cette aune, nous comprenons qu'il n'y a pas nécessairement de contradiction quand le poète dit qu'il pourra posséder la vérité, alors qu'il admet qu'une vue entière sur les choses n'appartiendrait qu'à Dieu. Dans la fin de "L'Impossible", l'atteinte de la vérité est présentée comme l'accomplissement de la sagesse. Or, la figure du sage est nettement liée à une absence de présomption, à une acceptation des limites de notre humaine condition.
En effet, le poète dit explicitement en n'accordant la "vision de la justice" qu'à Dieu seul, qu'il n'est plus dans l'optique de la vérité absolue, qu'il ne songe plus à une science universelle qui ne laisserait rien à désirer, il est dans la quête d'une vérité à dimension humaine, considérant que les prétentions qu'il avait auparavant ne sont plus qu' "Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée !" Rappelons d'ailleurs qu'au sujet des "anachorètes", le poète corrompait plus tôt dans son récit l'expression "comme on n'en fait plus" pour donner un renvoi similaire aux illuminés de la religion chrétienne : "des artistes comme il n'en faut plus !" ("Mauvais sang").
Le lecteur peut avoir le sentiment que le poète se contredit s'il confond "la vérité" avec l'idée d'un savoir ultime, comme c'est le cas des aberrations du "Prince" dans "Conte", poème des Illuminations qui est étroitement en phase avec le discours d'Une saison en enfer et de la section "Adieu" notamment : "Il voulait voir la vérité, l'heure du désir et de la satisfaction essentiels." "Conte" module différemment le renoncement, la clausule montre encore une volonté de s'accrocher : "La musique savante manque à notre désir." Il faut bien mesurer dans les différents écrits de Rimbaud si les mots sont employés en fonction d'une parole orgueilleuse en quête d'absolu ou en fonction d'une parole plus humble qui admet devoir embrasser la "réalité rugueuse" telle qu'elle est.
En même temps, sur la phrase "la vision de la justice est le plaisir de Dieu seul", Rimbaud n'engage pas pour rien l'idée de "plaisir" qui nous éloigne de la formulation plus neutre : "Dieu seul sait". Un croyant irait jusqu'à dire : "Dieu seul connaît l'avenir, le destin, l'ordre du monde que le prophète prétend apercevoir parfois". Dans "L'Eclair", le poète parle d'un devoir dont il sera fier à la façon de plusieurs en le laissant de côté, mais dans "Adieu", le poète a évolué. Il veut chercher quel est son devoir, et avoir une morale. En revanche, il n'endosse pas le devoir qu'on lui soumet, il veut rire des mensonges et toujours quêter la vérité. Il ne s'agit pas d'accepter le devoir qu'on lui soumet ou la morale qu'on lui impose, il s'agit de chercher ce devoir et cette morale dans les conditions de réalité d'une existence dont il ne cherche plus à se soustraire.
On le voit : l'étude du titre "L'Impossible" en regard des quatre derniers alinéas du récit est capitale. Nos rapprochements avec la prose liminaire et la section finale "Adieu" permettent de bien comprendre certains enjeux du récit et aussi de ne pas douter du caractère très concerté de ce livre Une saison en enfer.
Je voudrais me pencher encore sur d'autres lacunes de la notice consacrée à "L'Impossible" par Guyaux dans son édition des Oeuvres complètes de Rimbaud dans la Pléiade. Il en est une sur laquelle je ne vais pas travailler immédiatement, c'est celle de l'identification de la "minute d'éveil", car le poète revendique ce moment de révélation, minimae, et il serait assez naturel de relire attentivement "L'Impossible" pour déterminer à quel passage précis cette minute d'éveil correspond. Nous pensons forcément aux "deux sous de raison", mais il ne suffit pas de faire le lien sans rien commenter.
Je laisse ce sujet de côté.
En revanche, la notice de Guyaux ne traite pas des six premiers alinéas de "L'Impossible". Même si deux de ces alinéas ne comptent chacun que trois ou quatre syllabes : "Je m'évade !" et "Je m'explique[,]" cela représente une certaine étendue du texte.
Commençons justement par ces deux alinéas brefs. Guyaux ne les traite pas dans sa notice, mais il leur accorde ensuite l'unique note qui accompagne le texte de cette section.
Je vais citer trois alinéas avec inclusion du renvoi en note, puis le contenu de cette note.
J'ai eu raison dans tous mes dédains : puisque je m'évade !
Je m'évade !
Je m'explique [1].
Note [1] page 936 : "Sous cette forme évasive et assertive se concentre, selon Atle Kittang, le 'paradoxe fondamental' du livre de Rimbaud : s'évader, c'est renoncer à s'expliquer ; et s'expliquer, c'est retarder l'évasion ("S'évader, s'expliquer", dans Dix études sur "Une saison en enfer", éd. André Guyaux, Neuchâtel, A la Baconnière, 1994, p. 127-136)."
Je ne vais pas consulter l'article de Kittang pour l'instant, même si j'en ai récupéré une photocopie. Nous savons que le couple de ces deux alinéas est le titre d'un ouvrage collectif sur Une saison en enfer dirigé par Yann Frémy et auquel j'ai participé.
Pour l'instant, je vais en rester au stade du lecteur naïf de la note dans l'édition de la Pléiade. En fait, spontanément, je ne comprends pas le discours de Kittang. Le poète nous dit qu'il s'évade et qu'il va expliquer ce qu'il veut dire par là. Or, Kittang nous explique autre chose. S'évader, ce serait renoncer à s'expliquer et s'expliquer ce serait prendre du retard pour s'évader. Pour moi, le discours de Kittang ne recoupe pas celui de Rimbaud. Dans sa note, Guyaux propose certes un jeu de mots pour favoriser le lien à la lecture de Kittang, il parle d'une "forme évasive", celle de l'alinéa bref : "Je m'explique", qui, paradoxalement, ne correspondrait pas à une explication.
Je ne suis pas du tout d'accord avec cette façon de présenter les choses.
Je vais reprendre le problème à ma façon.
Dans les trois alinéas que je viens de citer, je ne relève personnellement aucun paradoxe. Le poète dit que ses dédains lui ont permis de s'évader, ce qu'il répète avec insistance, et il annonce qu'il va donner une explication. L'explication débute dans l'alinéa suivant : "Hier encore , je soupirais [...]".
Je ne vois donc pas en quoi le fait d'expliquer serait contradictoire avec le fait de s'évader.
Pour que cela soit contradictoire, il faudrait à tout le moins que l'explication soit adressée à ceux que le poète prétend fuir, car le poète s'exposerait alors à différents niveaux : il resterait à leur portée, il leur donnerait des moyens de le jauger pour mieux le piéger à nouveau, il comprendrait qu'il faut reprendre un fugitif, etc. Est-ce le cas ? Pour cela, nous allons nous pencher sur ce que dit le texte.
Sur un autre plan, à s'en fier à la note de Guyaux, le commentaire de Kittang fait contresens si on peut dire. Dans le texte de Rimbaud, il est d'abord question de l'évasion, puis d'une explication, en l'occurrence la justification du sentiment d'évasion. Dans la lecture de Kittang, telle qu'elle nous est résumée, l'explication et l'évasion sont présentées comme rivales, et, en même temps, dans les deux cas qui nous sont proposés l'explication passerait systématiquement avant l'évasion. Soit l'évasion fait tourner court une explication comme si le poète avait d'abord cherché à s'expliquer, soit l'explication, qui donc a lieu avant, empêche l'évasion pourtant revendiquée.
Ce n'est pas du tout ce que dit le texte.
Le poète dit qu'il s'évade, mais pas que cette explication est primordiale, erreur de lecture perceptible dans la mention suivante : "S'évader, ce serait renoncer à s'expliquer". Le poète n'a jamais dit : je voudrais m'évader et m'expliquer à la fois", il dit qu'il s'évade, et cette prétention à s'évader il va nous l'expliquer. Certes, le poète attache de l'importance au fait de s'expliquer, il est poète et il écrit un livre. Mais, quand il dit "Je m'explique", il ne parle pas de l'importance de s'expliquer, du "sort" qui "dépend de ce livre", il fait une liaison avec une respiration entre les alinéas. Notez bien que les deux précédents sont flanqués d'un point d'exclamation qui disparaît : "Je m'explique." Les deux énoncés ne sont pas sur le même plan. Le poète "Je m'évade", mais il comprend que le lecteur a besoin à ce moment-là d'être orienté, le poète annonce donc une suite à son propos qui va donner l'idée pour laquelle il peut ainsi parler d'évasion. Cela n'a rien à voir avec le fait de dire que s'expliquer devant le monde va l'aider à sortir de l'enfer. Bref, Kittang introduit une dialectique retorse qui n'a pas lieu d'être. Ensuite, l'idée qu'en s'expliquant le poète retarde son évasion est absurde en regard du récit. Kittang semble rabattre l'idée d'évasion au plan matériel. En effet, si je cours à toutes jambes, je ne suis pas en mesure d'expliquer pourquoi je m'évade. Il est visible que ce n'est pas en ce sens-là qu'il faut comprendre l'évasion du poète. D'une part, une évasion peut supposer des étapes et le poète pourrait très bien laisser des écrits au cours de sa fuite, lors des moments où il reprend ses efforts. Il narguerait alors ses poursuivants. D'autre part, l'évasion n'est pas spatiale, ou le rapport de l'évasion à l'espace est métaphorique. C'est ce plan métaphorique qui nous fait trouver dérisoire la dialectique proposée par Kittang.
Or, celui-ci est cité favorablement par quantité de rimbaldiens, semble-t-il. Nous venons de mentionner la note de Guyaux. Michel Murat est également convaincu qu'Atle Kittang a publié un livre important sur Rimbaud, encore qu'il le commente ensuite assez peu dans son livre L'Art de Rimbaud. Yann Frémy lui concède lui aussi de l'importance et s'aligne sur l'idée d'un paradoxe entre évasion et explication. Je n'ai qu'à citer le début de son introduction "S'évader, s'expliquer" au volume collectif qu'il a dirigé "Je m'évade ! / Je m'explique.", Résistances d'Une saison en enfer, Classiques Garnier, 2010, Paris : "[...] à y bien réfléchir, tout le paradoxe d'Une saison en enfer semble contenu dans ce court passage, sur deux alinéas, tiré de L'Impossible. Car c'est bien l'impossibilité de s'évader, sans s'expliquer, ou de s'évader et de s'expliquer vraiment, qui marque chez Rimbaud l'impossibilité même de l'évasion : 'On ne part pas' est-il indiqué encore dans Mauvais sang." Mais, moi, je considère que tout cela n'est qu'un contresens, d'autant plus que le poète a affirmé qu'il s'évadait, le répétanty ou martelant deux fois de suite, et "Matin" a confirmé la sortie hors de l'enfer qui était bien sûr une prison. Le passage en question ("Je m'évade ! / Je m'explique.") ne pose pas difficulté : c'est un mauvais lieu de débat rimbaldien.
En revanche, à d'autres endroits du récit "L'Impossible", d'autres paradoxes sont à relever. Plongeons-nous-y !
Ah ! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps, sobre surnaturellement, plus désintéressé que le meilleur des mendiants, fier de n'avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c'était. - Et je m'en aperçois seulement !
- J'ai eu raison de mépriser ces bonshommes qui ne perdraient pas l'occasion d'une caresse, parasites de la propreté et de la santé de nos femmes, aujourd'hui qu'elles sont si peu d'accord avec nous.
J'ai eu raison dans tous mes dédains : puisque je m'évade !
Le poète nous confie dans le premier alinéa qu'il vient de comprendre qu'il a été bien sot de refuser tout pays, tout ami. Et cela se manifestait par le choix d'une vie errante sur les routes, le poète se montrant même moins insistant à demander l'aumône que le plus passif des mendiants.
Or, les deux suivants alinéas ont l'air de contredire le premier, puisque loin de se reprocher cette fuite le poète se vante de son mépris et de tous ses dédains.
Cela ressemble beaucoup, mais nous verrons que c'est fortement à nuancer et minorer, à un flux de conscience d'un poète qui se parlerait à lui-même dans la colère, mais avec un sentiment d'impasse. Nous connaissons ou nous avons connu, notamment dans notre jeunesse, ces moments où nous raisonnons avec dépit et où insensiblement nous nous contredisons. Inventons des exemples : "J'en ai marre, vous pouvez tous mourir. Moi, au moins, si vous étiez en danger, je ferais tout pour vous sauver la vie !" ou "Je ne l'aime plus. Je voudrais qu'elle s'intéresse à ce que je fais !" Tout s'enchaîne sans que nous n'y maîtrisions rien, et très vite l'hypocrisie d'une position initiale est mise à nu par l'incohérence des propos que nous enchaînons. Combien de fois, même dans notre vie adulte, quand nous essayons d'apporter un soutien moral à quelqu'un, en débattant avec lui, nous changeons de direction, tant l'adversaire a l'air d'un mur sur certains points, et ainsi nous nous contredisons au passage, mais ce n'est rien car nous avons toujours une visée, celle d'aider notre prochain, de l'assister. Inventons un autre exemple : "Retente ta chance, tu dois te changer toi-même et réussir, car tant que tu ne te connaîtras pas toi-même tu échoueras" devient au fil de la discussion : "Tu te connais, tu as compris que ce n'était pas ta voie, mais connais-toi toi-même, car sans cela tu échoueras partout ailleurs aussi. Tu as compris qu'il ne fallait pas insister, tu as raison."
Est-ce bien d'une rupture similaire qu'il s'agit dans ces premiers alinéas de "L'Impossible" ?
Ici, il serait moins question d'une contradiction autorisée par une démarche de bonne foi qu'une contradiction régressive, puisque le poète refoulerait la leçon morale sévère du premier alinéa, à savoir la "sottise" de son errance sur la "grande route".
En réalité, le contraste des alinéas ne doit pas nous permettre de considérer qu'il y a contradiction. Le poète se reproche de n'avoir cherché ni ami, ni pays, et la suite du texte va montrer que désormais il est question de renoncer à cette fuite solitaire orgueilleuse qui était paradoxalement un enfermement en enfer, si vous permettez le jeu de mots.
Dans "Adieu", le poète se plaint qu'il ne rencontre "pas une main amie", ce qui ne veut bien sûr pas dire qu'il refuse l'amitié, ni qu'il s'y dérobe. Dans "L'Impossible", le poète parle de "l'Orient", de "l'Eden" donc, comme d'une "patrie", équivalent pour le mot "pays" donc. Et ceci nous rapproche à nouveau de l'idée que la quête d'un "Eden" n'est pas première dans le régime infernal, mais qu'elle vient de la peur de la mort, comme cela est expliqué clairement dans la prose liminaire : "Or, tout dernièrement..."
Notons au passage que, par exception, le début de "L'Impossible" n'évoque pas le faux souvenir du "festin ancien" de "Jadis", mais le temps de révolte du poète de "Mauvais sang" qui admire le "forçat intraitable" et qui a déjà injurié la "Beauté" par conséquent. En revanche, dans "L'Impossible", un rappel du faux souvenir du "Jadis" est sans doute ciblé dans le passage suivant : "je n'aurais pas cédé aux instincts délétères, à une époque immémoriale !...."
Donc, le poète en est effectivement au moment du regret du "festin ancien" annoncé dans la prose liminaire et "L'Impossible" va donc bien traiter d'une étape clef dans la prise de conscience que cet Eden ne s'ouvre qu'à l'idée de charité du chrétien qui a la foi et n'est donc qu'un rêve, qu'une chimère.
En revanche, le poète ne renonce pas à l'idée de se rasséréner en acceptant l'ordre du monde, la recherche d'un pays et d'amis.
Alors, que disent les deuxième et troisième alinéas de "L'Impossible" ?
Le poète parle de "ces bonshommes" qui profitent de nos femmes, ce qui montre que le lecteur n'est pas d'emblée inclus parmi ces êtres que le poète réprouve. Le poète et le lecteur sont plutôt du côté du "nous", les affreux "bonshommes" ne sont qu'une partie de la société. C'est un premier point important qui montre que le texte de Rimbaud s'inscrit dans la nuance.
Livrons ici le contrepoint d'une lecture différente, celle de Jean-Luc Steinmetz. Comme nous, je viens de m'en rendre compte, il a songé à un rapprochement avec l'expression "Vilains Bonshommes", mais ce n'est là qu'un détail amusant. En revanche, dans son article au titre "Pour (in)expliquer L'Impossible" (Enigmes d'Une saison en enfer, textes réunis par Yann Frémy, Revue des Sciences Humaines, n°313, Septentrion, Presses universitaires diffusion, 2014), il écrit :
J'ai toujours vu, moins par naïveté que par instinct du texte, dans ces "bonshommes", une référence probable à Verlaine."Ces" implique que Rimbaud sait de quoi il s'agit. De ceux-là il a parlé ailleurs. Ce furent ceux qui assistèrent à sa première manière d'être en public, du temps où il récitait le "Bateau ivre". [...] Faut-il consentir à l'allusion biographique ? Verlaine parasite de Mathilde, logé, blanchi et nourri chez ses beaux-parents les Mauté de Fleurville, une situation dont Rimbaud a eu tant de mal à le détacher ? Mais le propos ici semble se dégager d'une implication précise, et l'on n'est pas peu surpris de le voir mentionner "nos femmes", en s'intégrant ainsi dans le groupe hétérosexuel. On se souvient de sa sympathie pour les femmes libres aux heures de la Commune. [...]
Jean-Luc Steinmetz est l'éditeur de Rimbaud en Garnier-Flammarion. Une première édition en trois volumes a été admise comme une valeur de référence dans les années quatre-vingt-dix, et il a refondu récemment cette édition en un seul volume, ce qui revient à dire que, dans la collection Garnier-Flammarion, le discours après un quart de siècle n'est pas près d'être renouvelé. Steinmetz publiait sur Rimbaud dès le début des années soixante-dix, déjà en 1973 à tout le moins. Il ne publie pas que des éditions des oeuvres de Rimbaud. Il publie des éditions courantes d'oeuvres d'autres auteurs ou poètes. Jugez de l'immense écart entre ma lecture et la sienne. Pourquoi Verlaine serait-il un de "ces bonshommes", sachant que, pour la plupart des lecteurs, y compris Steinmetz, il est déjà dans le rôle de la "Vierge folle". L'homosexualité aura bon dos pour dire qu'il est à la fois l'homme et la femme, pardon si vous entrevoyez un sens grivois à l'expression "aura bon dos". Malgré tout, la lecture est peu soutenable. Par exemple, pour justifier sa lecture, Steinmetz décrit Verlaine en "parasite" de sa belle-famille, en des termes qui sont connus pour avoir correspondu quelques semaines à Rimbaud, lequel est aussi réputé avoir parasité Charles Cros ou Théodore de Banville. Quant à l'étonnement pour le possessif "nos femmes", il est maladroitement exprimé. Steinmetz en ruine la portée en rappelant l'intérêt du poète pour les femmes de la Commune. Nous pourrions ajouter que Rimbaud reprend un motif du poème "Le Forgeron" que tout le monde comprend aisément :
Je reviens à ma lecture. J'ai montré, mais différemment de Steinmetz, que ces "bonshommes" ne désignent pas toute la société humaine, et ma citation du "Forgeron" montre assez que je pense bien évidemment aux "faux élus" dont il est plus loin question dans "L'Impossible".
Livrons ici le contrepoint d'une lecture différente, celle de Jean-Luc Steinmetz. Comme nous, je viens de m'en rendre compte, il a songé à un rapprochement avec l'expression "Vilains Bonshommes", mais ce n'est là qu'un détail amusant. En revanche, dans son article au titre "Pour (in)expliquer L'Impossible" (Enigmes d'Une saison en enfer, textes réunis par Yann Frémy, Revue des Sciences Humaines, n°313, Septentrion, Presses universitaires diffusion, 2014), il écrit :
J'ai toujours vu, moins par naïveté que par instinct du texte, dans ces "bonshommes", une référence probable à Verlaine."Ces" implique que Rimbaud sait de quoi il s'agit. De ceux-là il a parlé ailleurs. Ce furent ceux qui assistèrent à sa première manière d'être en public, du temps où il récitait le "Bateau ivre". [...] Faut-il consentir à l'allusion biographique ? Verlaine parasite de Mathilde, logé, blanchi et nourri chez ses beaux-parents les Mauté de Fleurville, une situation dont Rimbaud a eu tant de mal à le détacher ? Mais le propos ici semble se dégager d'une implication précise, et l'on n'est pas peu surpris de le voir mentionner "nos femmes", en s'intégrant ainsi dans le groupe hétérosexuel. On se souvient de sa sympathie pour les femmes libres aux heures de la Commune. [...]
Jean-Luc Steinmetz est l'éditeur de Rimbaud en Garnier-Flammarion. Une première édition en trois volumes a été admise comme une valeur de référence dans les années quatre-vingt-dix, et il a refondu récemment cette édition en un seul volume, ce qui revient à dire que, dans la collection Garnier-Flammarion, le discours après un quart de siècle n'est pas près d'être renouvelé. Steinmetz publiait sur Rimbaud dès le début des années soixante-dix, déjà en 1973 à tout le moins. Il ne publie pas que des éditions des oeuvres de Rimbaud. Il publie des éditions courantes d'oeuvres d'autres auteurs ou poètes. Jugez de l'immense écart entre ma lecture et la sienne. Pourquoi Verlaine serait-il un de "ces bonshommes", sachant que, pour la plupart des lecteurs, y compris Steinmetz, il est déjà dans le rôle de la "Vierge folle". L'homosexualité aura bon dos pour dire qu'il est à la fois l'homme et la femme, pardon si vous entrevoyez un sens grivois à l'expression "aura bon dos". Malgré tout, la lecture est peu soutenable. Par exemple, pour justifier sa lecture, Steinmetz décrit Verlaine en "parasite" de sa belle-famille, en des termes qui sont connus pour avoir correspondu quelques semaines à Rimbaud, lequel est aussi réputé avoir parasité Charles Cros ou Théodore de Banville. Quant à l'étonnement pour le possessif "nos femmes", il est maladroitement exprimé. Steinmetz en ruine la portée en rappelant l'intérêt du poète pour les femmes de la Commune. Nous pourrions ajouter que Rimbaud reprend un motif du poème "Le Forgeron" que tout le monde comprend aisément :
[...]. - Là-dedans sont des filles, infâmesLe possessif dans "nos femmes" inclut les femmes comme une moitié de l'humanité qui répond à l'autre, voilà tout.
Parce que, - vous saviez que c'est faible, les femmes, -
Vous leur avez craché sur l'âme, comme rien !
Vos belles, aujourd'hui, sont là. C'est la crapule.
Je reviens à ma lecture. J'ai montré, mais différemment de Steinmetz, que ces "bonshommes" ne désignent pas toute la société humaine, et ma citation du "Forgeron" montre assez que je pense bien évidemment aux "faux élus" dont il est plus loin question dans "L'Impossible".
Ensuite, il faut dissocier le mépris et les dédains que le poète considère comme justifiés de ce plan d'ensemble d'une errance sur les routes.
L'errance, ce fut la réaction. Reprenons la phrase exclamative qui ouvre "L'Impossible". Sa syntaxe est d'une remarquable oralité. Je vous en épargne l'analyse sujet-verbe-compléments ou attributs-appositions. Au pla prosodique, elle mériterait une attention particulière. Je l'ai disséqué avec des annotations que je ne sais comment rendre sur un texte imprimé, mais voici tout de même un essai de distribution prosodique. J'adopte le retour à la ligne pour les unités mélodiques principales, mais je crée encore une autre subdivision à l'aide de soulignements.
Ah ! cette vie de mon enfance,
la grande route par tous les temps,
sobre surnaturellement,
plus désintéressé que le meilleur des mendiants,
fier de n'avoir ni pays, ni amis,
quelle sottise c'était.
- Et je m'en aperçois seulement !
Un peu à regret, je vous épargne les explications, si ce n'est que je me sers du gras et des italiques pour faire contraster l'intensité ou bien la prononciation isolée de certains monosyllabes ou quasi monosyllabes, avec l'exception du rapprochement nécessaire entre "sobre" et "sottise". J'ai décalé la deuxième ligne dans le seul but de créer un parallèle entre "cette vie" et "la grande route". Le lecteur n'aura pas de mal à repérer la raison des assonances ou allitérations ou répétitions que je souligne. Notons tout de même que l'omniprésence quasi mécanique des phonèmes "an" / "en" / "em", surtout en fin d'unités mélodiques, correspond à un trait spontané, relâché même, de l'oral, ce que renforce le retour des adverbes en "-ment". Sur l'écrit de ma main, mes soulignements ont la forme de courbes, sauf pour "par tous les temps", "surnaturellement", "plus désintéressé" et "seulement" où j'adopte le trait droit. J'ai noté "f" les fins "vie", "route", "sobre" et "sottise" et "m" les fins "désintéressé", "avoir", "aperçois", sans m'attacher à la même chose pour les fins des lignes de mon découpage. Enfin, j'ai rehaussé le "i" de "vie" par le gras et l'italique pour mettre en relation ce quasi monosyllabe avec ma série "Ah!", "sobre", "fier", "quelle" et plus lâchement raccordé "Et".
Un jour peut-être, je pourrai travailler aussi intensément que je le souhaite sur la prosodie. Notez encore que mon découpage ne joue pas avec le modèle du décompte syllabique de la prosodie métrique, il ne semble pas ici de la moindre pertinence, le jeu syllabique de ces deux phrases très émotives portant plus volontiers sur le relief de quasi monosyllabes.
Pour donner une idée à mon lecteur du caractère poussé de mon travail, ajoutons que j'ai effectué des rapprochements de mots clefs entre cette phrase et d'autres passages d'Une saison en enfer.
Passons donc à cet autre type d'illustration :
Ah ! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps,
sobre surnaturellement,
plus désintéressé que le meilleur des mendiants,
fier de n'avoir ni pays, ni amis,
quelle sottise c'était.
- Et je m'en aperçois seulement.
Pour "surnaturellement", un rapprochement s'impose avec la phrase suivante de la section "Adieu" : "J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs !"
Il est clair que le poète considère bien comme "sottise" cette enfance mythique. Le rapprochement fait prendre conscience de l'importance décisive du verbe "enterrer". Dans "L'Impossible", le poète dénonce ce mythe de l'errance et annonce qu'il s'évade. Dans "Matin", la prétention à une "jeunesse héroïque" est à son tour rejetée et une fin de la "relation de" ce qui est un "enfer" est annoncée. Dans "Adieu", les "pouvoirs surnaturels" sont objets de dérision, il faut les enterrer pour passer à une autre vie.
La difficulté vient d'un double plan. Pour certains lecteurs, le "festin" et l'errance sur la "grande route" sont la même chose. Ce n'est pas exact. Au temps du "festin", "tous les coeurs" "s'ouvraient". Ce n'est pas le cas pour la "vie" de l'enfant qui excluait les "amis". La "vie" de l'enfance du poète doit impliquer un rapprochement avec la cinquième section de "Mauvais sang"dont les amorces des deux premiers alinéas contiennent les mentions "enfant" et "routes" :
Il faut bien opposer le souvenir du "festin ancien" et celui de l'enfance sur les routes. Dans "L'Impossible", le poète évoque "une époque immémoriale" à partir de laquelle le poète aurait "cédé aux instincts délétères". Il s'agit là de la double idée du paradis perdu et de la chute. Le poète vient précisément de mentionner "l'Eden". Dans ce cas, le poète songe donc à l'époque immémoriale du festin ancien et à l'affrontement avec la beauté, la justice, etc. Quant au début de "Matin", il est question d'une "jeunesse", ce qui pourrait se confondre avec l'idée de l'enfance. Mais, il faut opposer la "jeunesse" où le poète écrivait "sur des feuiller d'or" à la vie sur la route "par tous les temps", pour deux raisons. Premièrement, "Matin" est un récit qui vient après celui de "L'Impossible" où la sottise de l'errance a déjà été dénoncée. Deuxièmement, dans "Matin", il est question d'une "jeunesse aimable", suivie d'une chute : "Par quel crime, par quelle erreur, ai-je mérité ma faiblesse actuelle ?" Ainsi, malgré la mention "faiblesse", il faut distinguer ce souvenir "héroïque" de la prétention de l'enfant à la "force" quand il semble au bord de la mort. En revanche, les deux souvenirs, si opposés qu'ils sont, seront enterrés ensemble à la fin du récit.
Je n'insiste pas pour l'instant sur le nécessaire rapprochement avec la question "est-il d'autres vies ?" Je veux seulement bien faire comprendre le sens du récit "L'Impossible" en montrant que le poète ne se contredit pas le moins du monde, malgré les soubresauts de son discours. J'ai songé également à rapprocher l'expression "cette vie de mon enfance" de deux passages du récit "L'Eclair": "ma vie est usée" et "ma sale éducation d'enfance", je ne m'y attarde pas ici.
Une autre idée de rapprochement m'intéresse qui confirme encore à quel point l'ensemble des articulations du livre a été méditée. Dans la première phrase exclamative de "L'Impossible", nous notons la mention "mendiants". La figure du "mendiant" apparaît aussi dans "Matin", mais mon idée est d'envisager que les mentions "mendiants" et "paysan" sont également à mettre en relation.
La figure du "paysan" est développée dans "Mauvais sang, avec la fameuse expression de dégoût : "Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles" qui n'était pas très charitable pour une bonne partie de la société, d'autant plus que Rimbaud vient de ce milieu quelque peu et tient une partie de son originalité du fait qu'il soit un intellectuel qui reste à forte mentalité paysanne et non pas un intellectuel normal bien citadin. Mais peu importe ici. Dans la revue de la société au début de "Mauvais sang", le poète n'oublie pas de mentionner la figure du mendiant : "L'honnêteté de la mendicité me navre." Il n'est donc pas anormal de songer à étudier à la fois le traitement des figures du paysan et du mendiant dans Une saison en enfer. Dans "Mauvais sang", la figure du "paysan" entraîne une série d'images célèbres sur la fonction des hommes en société qui peuvent avoir telle ou telle profession, être paysan, écrivain, etc. Je cite un extrait : "La main à plume vaut la main à charrue. - Quel siècle à mains ! - Je n'aurai jamais ma main." Dans "L'Impossible", le poète présente son enfance comme plus détachée que celle du plus parfait mendiant et il récuse l'amitié : l'expression "fier de n'avoir ni pays, ni amis" reprend l'idée de la saillie : "La main à plume vaut la main à charrue" et, à la fin de la première section de "Adieu", la mention "Paysan" prend tout son sens, c'est la ruine de l'idée de n'être attaché à rien. Le poète est "rendu au sol", mais, outre qu'il admet aussi avoir "un devoir à chercher", le poète s'avoue à la recherche d'une "main amie", d'un lien, d'une attache, même s'il ne la trouve pas. L'alinéa : "Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?" entre en résonance, en y mêlant de l'autodérision, avec l'ancien refus de colère : "- Quel siècle à mains ! - Je n'aurai jamais ma main." Le "où puiser le secours" reprendrait "pays" finalement pour parachever le rapprochement avec ce passage de "L'Impossible" : "fier de n'avoir ni pays, ni amis".
Quant à la sottise, elle se reflète dans la "belle gloire d'artiste et de conteur emportée" qui, avec la mention plus loin de "bel avantage", ironise en passant sur la notion de "beauté", ce que confirme à l'évidence cette autre mention de fin d'ouvrage : "vieilles amours mensongères" dont l'écho est assez évident avec les mentions "nouvel amour" d'A une Raison et "nouveaux corps amoureux" de Being Beauteous.
L'errance, ce fut la réaction. Reprenons la phrase exclamative qui ouvre "L'Impossible". Sa syntaxe est d'une remarquable oralité. Je vous en épargne l'analyse sujet-verbe-compléments ou attributs-appositions. Au pla prosodique, elle mériterait une attention particulière. Je l'ai disséqué avec des annotations que je ne sais comment rendre sur un texte imprimé, mais voici tout de même un essai de distribution prosodique. J'adopte le retour à la ligne pour les unités mélodiques principales, mais je crée encore une autre subdivision à l'aide de soulignements.
Ah ! cette vie de mon enfance,
la grande route par tous les temps,
sobre surnaturellement,
plus désintéressé que le meilleur des mendiants,
fier de n'avoir ni pays, ni amis,
quelle sottise c'était.
- Et je m'en aperçois seulement !
Un peu à regret, je vous épargne les explications, si ce n'est que je me sers du gras et des italiques pour faire contraster l'intensité ou bien la prononciation isolée de certains monosyllabes ou quasi monosyllabes, avec l'exception du rapprochement nécessaire entre "sobre" et "sottise". J'ai décalé la deuxième ligne dans le seul but de créer un parallèle entre "cette vie" et "la grande route". Le lecteur n'aura pas de mal à repérer la raison des assonances ou allitérations ou répétitions que je souligne. Notons tout de même que l'omniprésence quasi mécanique des phonèmes "an" / "en" / "em", surtout en fin d'unités mélodiques, correspond à un trait spontané, relâché même, de l'oral, ce que renforce le retour des adverbes en "-ment". Sur l'écrit de ma main, mes soulignements ont la forme de courbes, sauf pour "par tous les temps", "surnaturellement", "plus désintéressé" et "seulement" où j'adopte le trait droit. J'ai noté "f" les fins "vie", "route", "sobre" et "sottise" et "m" les fins "désintéressé", "avoir", "aperçois", sans m'attacher à la même chose pour les fins des lignes de mon découpage. Enfin, j'ai rehaussé le "i" de "vie" par le gras et l'italique pour mettre en relation ce quasi monosyllabe avec ma série "Ah!", "sobre", "fier", "quelle" et plus lâchement raccordé "Et".
Un jour peut-être, je pourrai travailler aussi intensément que je le souhaite sur la prosodie. Notez encore que mon découpage ne joue pas avec le modèle du décompte syllabique de la prosodie métrique, il ne semble pas ici de la moindre pertinence, le jeu syllabique de ces deux phrases très émotives portant plus volontiers sur le relief de quasi monosyllabes.
Pour donner une idée à mon lecteur du caractère poussé de mon travail, ajoutons que j'ai effectué des rapprochements de mots clefs entre cette phrase et d'autres passages d'Une saison en enfer.
Passons donc à cet autre type d'illustration :
Ah ! cette vie de mon enfance, la grande route par tous les temps,
sobre surnaturellement,
plus désintéressé que le meilleur des mendiants,
fier de n'avoir ni pays, ni amis,
quelle sottise c'était.
- Et je m'en aperçois seulement.
Pour "surnaturellement", un rapprochement s'impose avec la phrase suivante de la section "Adieu" : "J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs !"
Il est clair que le poète considère bien comme "sottise" cette enfance mythique. Le rapprochement fait prendre conscience de l'importance décisive du verbe "enterrer". Dans "L'Impossible", le poète dénonce ce mythe de l'errance et annonce qu'il s'évade. Dans "Matin", la prétention à une "jeunesse héroïque" est à son tour rejetée et une fin de la "relation de" ce qui est un "enfer" est annoncée. Dans "Adieu", les "pouvoirs surnaturels" sont objets de dérision, il faut les enterrer pour passer à une autre vie.
La difficulté vient d'un double plan. Pour certains lecteurs, le "festin" et l'errance sur la "grande route" sont la même chose. Ce n'est pas exact. Au temps du "festin", "tous les coeurs" "s'ouvraient". Ce n'est pas le cas pour la "vie" de l'enfant qui excluait les "amis". La "vie" de l'enfance du poète doit impliquer un rapprochement avec la cinquième section de "Mauvais sang"dont les amorces des deux premiers alinéas contiennent les mentions "enfant" et "routes" :
Encore tout enfant, j'adorais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne ; [...] Il avait plus de force qu'un saint, plus de bon sens qu'un voyageur - et lui, lui seul ! pour témoin de sa gloire et de sa raison."Encore tout enfant" a son reflet dans "cette vie de mon enfance" et "la grande route par tous les temps" reprend très clairement "Sur les routes, par des nuits d'hiver", jusqu'à "coeur gelé". L'idée de sobriété surnaturelle est à rapprocher de la décision comique exprimée par les propos rapportés du poète enfant répondant à la voix, comme Jeanne d'Arc : "Faiblesse ou force : te voilà, c'est la force." L'image du "bagne" permet une mise en abîme du récit du poète dont l'enfer a été la prison suite à sa prise de décision "intraitable". La mention "gloire" permet de relier les trois citations que nous venons d'articuler, puisque cela se rapproche de l'exclamation dans "Adieu" : "Une belel gloire d'artiste et de conteur emportée!" L'exclusion des amis est signifiée dans la solitude du "forçat" qui était le "seul" "témoin de sa gloire et de sa raison". Enfin, alors que le désir de vie dans "Adieu" amène le poète à formuler qu'il "doi[t] enterrer [s]on imagination et [s]es souvenirs", dans "Mauvais sang", l'enfant rebelle prend l'apparence de la mort pour échapper aux autres. Pour prendre de l'assurance face aux gens, il se fait le raisonnement suivant : "On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre." Et il sert de cet aspect pour ironiser sur la facticité de la charité des hommes : "Au matin, j'avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu." Ce motif du cadavre permet d'ailleurs d'illustrer l'idée d'un damné qui plonge déjà en enfer dans "Mauvais sang", certains commentaires refusant parfois l'idée qu'il soit déjà question du lieu infernal avant "Nuit de l'enfer".
Sur les routes, par des nuits d'hiver, sans gîte, sans habits, une voix étreignait mon coeur gelé : "Faiblesse ou force : te voilà, c'est la force. Tu ne sais ni où tu vas ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout. On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre." Au matin, j'avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu.
Il faut bien opposer le souvenir du "festin ancien" et celui de l'enfance sur les routes. Dans "L'Impossible", le poète évoque "une époque immémoriale" à partir de laquelle le poète aurait "cédé aux instincts délétères". Il s'agit là de la double idée du paradis perdu et de la chute. Le poète vient précisément de mentionner "l'Eden". Dans ce cas, le poète songe donc à l'époque immémoriale du festin ancien et à l'affrontement avec la beauté, la justice, etc. Quant au début de "Matin", il est question d'une "jeunesse", ce qui pourrait se confondre avec l'idée de l'enfance. Mais, il faut opposer la "jeunesse" où le poète écrivait "sur des feuiller d'or" à la vie sur la route "par tous les temps", pour deux raisons. Premièrement, "Matin" est un récit qui vient après celui de "L'Impossible" où la sottise de l'errance a déjà été dénoncée. Deuxièmement, dans "Matin", il est question d'une "jeunesse aimable", suivie d'une chute : "Par quel crime, par quelle erreur, ai-je mérité ma faiblesse actuelle ?" Ainsi, malgré la mention "faiblesse", il faut distinguer ce souvenir "héroïque" de la prétention de l'enfant à la "force" quand il semble au bord de la mort. En revanche, les deux souvenirs, si opposés qu'ils sont, seront enterrés ensemble à la fin du récit.
Je n'insiste pas pour l'instant sur le nécessaire rapprochement avec la question "est-il d'autres vies ?" Je veux seulement bien faire comprendre le sens du récit "L'Impossible" en montrant que le poète ne se contredit pas le moins du monde, malgré les soubresauts de son discours. J'ai songé également à rapprocher l'expression "cette vie de mon enfance" de deux passages du récit "L'Eclair": "ma vie est usée" et "ma sale éducation d'enfance", je ne m'y attarde pas ici.
Une autre idée de rapprochement m'intéresse qui confirme encore à quel point l'ensemble des articulations du livre a été méditée. Dans la première phrase exclamative de "L'Impossible", nous notons la mention "mendiants". La figure du "mendiant" apparaît aussi dans "Matin", mais mon idée est d'envisager que les mentions "mendiants" et "paysan" sont également à mettre en relation.
La figure du "paysan" est développée dans "Mauvais sang, avec la fameuse expression de dégoût : "Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles" qui n'était pas très charitable pour une bonne partie de la société, d'autant plus que Rimbaud vient de ce milieu quelque peu et tient une partie de son originalité du fait qu'il soit un intellectuel qui reste à forte mentalité paysanne et non pas un intellectuel normal bien citadin. Mais peu importe ici. Dans la revue de la société au début de "Mauvais sang", le poète n'oublie pas de mentionner la figure du mendiant : "L'honnêteté de la mendicité me navre." Il n'est donc pas anormal de songer à étudier à la fois le traitement des figures du paysan et du mendiant dans Une saison en enfer. Dans "Mauvais sang", la figure du "paysan" entraîne une série d'images célèbres sur la fonction des hommes en société qui peuvent avoir telle ou telle profession, être paysan, écrivain, etc. Je cite un extrait : "La main à plume vaut la main à charrue. - Quel siècle à mains ! - Je n'aurai jamais ma main." Dans "L'Impossible", le poète présente son enfance comme plus détachée que celle du plus parfait mendiant et il récuse l'amitié : l'expression "fier de n'avoir ni pays, ni amis" reprend l'idée de la saillie : "La main à plume vaut la main à charrue" et, à la fin de la première section de "Adieu", la mention "Paysan" prend tout son sens, c'est la ruine de l'idée de n'être attaché à rien. Le poète est "rendu au sol", mais, outre qu'il admet aussi avoir "un devoir à chercher", le poète s'avoue à la recherche d'une "main amie", d'un lien, d'une attache, même s'il ne la trouve pas. L'alinéa : "Mais pas une main amie ! et où puiser le secours ?" entre en résonance, en y mêlant de l'autodérision, avec l'ancien refus de colère : "- Quel siècle à mains ! - Je n'aurai jamais ma main." Le "où puiser le secours" reprendrait "pays" finalement pour parachever le rapprochement avec ce passage de "L'Impossible" : "fier de n'avoir ni pays, ni amis".
Quant à la sottise, elle se reflète dans la "belle gloire d'artiste et de conteur emportée" qui, avec la mention plus loin de "bel avantage", ironise en passant sur la notion de "beauté", ce que confirme à l'évidence cette autre mention de fin d'ouvrage : "vieilles amours mensongères" dont l'écho est assez évident avec les mentions "nouvel amour" d'A une Raison et "nouveaux corps amoureux" de Being Beauteous.
Partant de là, le texte n'est pas cette espèce de piège contradictoire qui prétend rendre toute lecture impossible.
Quant à l'explication que donne le poète de son évasion, est-elle véritablement escamotée ? Le poète amorce une justification en prenant le passé proche à témoin, mais il n'est pas évident de déterminer quand l'explication cesse pour passer à un autre propos, ni si cette explication va jusqu'à son terme. Une rupture du raisonnement est clairement manifestée par le motif des deux sous de raison : "M'étant retrouvé deux sous de raison [...]", et quand les "deux sous de raison sont finis", le poète s'exclame : "- L'esprit est autorité, il veut que je sois en Occident. Il faudrait le faire taire pour conclure comme je voulais."
Loin donc de considérer avec Kittang que le poète ne s'explique pas et qu'il jouerait avec une contradiction ramassée dans les termes entre les verbes "s'évader" et "s'expliquer", il faut donc étudier les cas de figure possibles de l'explication.
Soit l'explication ne concerne que l'alinéa suivant : "Hier encore, je soupirais..." Soit elle concerne les deux alinéas suivants : "Hier encore, je soupirais...." et "M'étant retrouvé deux sous de raison...", soit la parenthèse des deux sous de raison n'empêche pas de considérer que l'explication englobe une plus grande partie du récit "L'Impossible". En revanche, la fin du récit n'appartient plus à l'explication de l'évasion : "Déchirante infortune !"
Prenons le début de l'explication, le sixième alinéa :
Hier encore, je soupirais : "Ciel ! sommes-nous assez de damnés ici-bas ! Moi j'ai tant de temps dans leur troupe ! Je les connais tous. Nous nous reconnaissons toujours ; nous nous dégoûtons. La charité nous est inconnue. Mais nous sommes polis ; nos relations avec le monde sont très convenables." Est-ce étonnant ? Le monde ! les marchands, les naïfs ! - Nous ne sommes pas déshonorés. - Mais les élus, comment nous recevraient-ils ? Or il y a des gens hargneux et joyeux, de faux élus, puisqu'il nous faut de l'audace ou de l'humilité pour les aborder. Ce sont les seuls élus. Ce ne sont pas des bénisseurs !
Le poète part de sa situation de damné et annonce l'imminence de sa fin de relation infernale : "j'ai tant de temps dans leur troupe". Comme il se vantait de connaître chaque fils de famille, il se vante de connaître chaque damné, ce qui revient à dire qu'il sait apprécier le tout de leurs situations respectives. Leurs problèmes sont les mêmes dans le fond, tel est le discours. Au coeur de cette damnation, il y a le refus de l'amitié, refus articulé sur un rejet de la notion de charité chrétienne : "La charité nous est inconnue." Le problème, c'est que les damnés se détestent, ne se supportent pas, et ne peuvent donc former un pays, des relations d'amitié, etc. Les bonnes manières en société, la politesse, ne sont pas du même ordre. La relation au monde est inévitable, il suffit de ne pas être naïf au sujet de cette mascarade sociale. D'ailleurs, tout au long d'Une saison en enfer, le poète joue à dénoncer l'hypocrisie sociale qui consiste à confondre ces bons procédés avec la charité. Plusieurs fois, le poète dément la réalité de la charité dans le monde, quand il affirme par exemple que "jamais personne ne pense à autrui" ("Nuit de l'enfer") pour ne rien dire de l'alliance "mépris et charité" dans l'avant-dernière partie de "Mauvais sang". Cette mise au point sur la satire latente du texte est importante pour comprendre les subtilités du paragraphe que nous commentons à l'instant, mais nous ne voulons pas nous y attarder à cette occasion. Insistons plutôt sur la figure des "marchands". C'est là qu'on voit que Rimbaud n'est pas marxiste. Il ne faut pas que lire l'exploitation des "naïfs" par les "marchands" dans ce résumé du "monde". Les "marchands", ce sont les petits commerçants. Rimbaud ne les catalogue pas, comme le font tant de marxistes, dans les classes sociales du capital à conspuer. Rimbaud enregistre une hypocrisie dans les bonnes manières affables de ceux qui ont quelque chose à vendre, mais ce n'est que sur un autre plan que vont venir les vrais élus, les vrais vautours. Face aux petits commerçants, les damnés ne sont pas "déshonorés". On pourrait se demander de quel honneur il s'agit, mais la suite du texte fait entendre qu'en gros avec les marchands et les naïfs les damnés ne se font pas humilier. L'humiliation commence avec ceux qui se mettent sur un pied de supériorité. Le poète joue alors avec les alliances de mots quelque peu conflictuelles "hargneux ou joyeux", et fait tendre cela vers une alternative bien contrastée : "il nous faut de l'audace ou de l'humilité pour les aborder". Rimbaud dénonce un ordre de profiteurs de ce monde qui sont donc les seuls vrais "élus". Et en une phrase de pointe, le poète dénonce la fausseté de tout le système : "Ce ne sont pas des bénisseurs !" Eux n'étant pas des bénisseurs, l'exclusion des damnés est confirmée, mais en même temps c'est le mensonge de la charité qui est mis à nu. Et face à un tel argument, nous comprenons bien pourquoi le poète va rejeter comme une évidence la fausseté du message selon lequel la charité ouvre au festin dont le poète aurait un prétendu souvenir.
Je citais tout à l'heure un article de Jean-Luc Steinmetz qui s'attachait à commenter "L'Impossible" (pardon du jeu de mots qui conviendrait en tout cas au souhait critique exprimé par le titre "Pour (in)expliquer L'Impossible"). Selon Steinmetz, les "marchands" sont "à comprendre comme un groupe (commercial) profitant des autres, les 'naïfs', règle d'or du profit." Cette lecture pose problème. Dans "L'Impossible", le discours précis du poète est le suivant : nos relations tant avec les naïfs qu'avec les marchands sont très convenables. Du coup, s'il est clair que les "marchands" peuvent avoir une raison intéressée de parler avec tant de politesse, il ne s'impose pas de considérer que Rimbaud assimilerait les "marchands" à des exploiteurs, à, pour citer "L'Eclair", des "méchants et des fainéants [qui] tombent sur le coeur des autres". La critique de l'épicier n'est pas au centre du récit, elle reste à la périphérie : Steinmetz est en plein contresens. Quant aux élus, Steinmetz prétend à un jeu de mots qui les assimileraient à des personnages politiques, ce qui me paraît une lecture bien réductrice, d'autant plus que Rimbaud va s'en prendre azux "hommes d'Eglise" et aux "philosophes" un peu plus loin. Je préfère me contenter de voir dans les "élus" ceux qui se permettent de s'établir sur un pied de supériorité : prêtres, intellectuels, politiques, nobles ou aristocrates, hommes d'influence et de pouvoir, hommes de loi, sermonneurs en tous genres, gens de toute sorte qui épiciers ou non en imposent, bigots à la messe, illuminés, etc., etc. Dans la société actuelle, le petit commerce n'est pas le problème, ni les chefs de petites et moyennes entreprises, mais les financiers, les agents d'influence américains et nos politiques, en tant qu'ils se soumettent aux impératifs des financiers et des américains, pour notre malheur, en prétendant pourtant sauver notre société, puisque sans eux un chaos immédiat nous rendrait à toute la brutalité des vautours, charognards et rapaces. Entre autres défauts, le marxisme ne sait pas identifier les ennemis, les priorités, c'est une idéologie qui empêche de regarder en face ce qui nous crève. Rimbaud lui était communaliste, ce qui n'est pas la même chose.
Je citais tout à l'heure un article de Jean-Luc Steinmetz qui s'attachait à commenter "L'Impossible" (pardon du jeu de mots qui conviendrait en tout cas au souhait critique exprimé par le titre "Pour (in)expliquer L'Impossible"). Selon Steinmetz, les "marchands" sont "à comprendre comme un groupe (commercial) profitant des autres, les 'naïfs', règle d'or du profit." Cette lecture pose problème. Dans "L'Impossible", le discours précis du poète est le suivant : nos relations tant avec les naïfs qu'avec les marchands sont très convenables. Du coup, s'il est clair que les "marchands" peuvent avoir une raison intéressée de parler avec tant de politesse, il ne s'impose pas de considérer que Rimbaud assimilerait les "marchands" à des exploiteurs, à, pour citer "L'Eclair", des "méchants et des fainéants [qui] tombent sur le coeur des autres". La critique de l'épicier n'est pas au centre du récit, elle reste à la périphérie : Steinmetz est en plein contresens. Quant aux élus, Steinmetz prétend à un jeu de mots qui les assimileraient à des personnages politiques, ce qui me paraît une lecture bien réductrice, d'autant plus que Rimbaud va s'en prendre azux "hommes d'Eglise" et aux "philosophes" un peu plus loin. Je préfère me contenter de voir dans les "élus" ceux qui se permettent de s'établir sur un pied de supériorité : prêtres, intellectuels, politiques, nobles ou aristocrates, hommes d'influence et de pouvoir, hommes de loi, sermonneurs en tous genres, gens de toute sorte qui épiciers ou non en imposent, bigots à la messe, illuminés, etc., etc. Dans la société actuelle, le petit commerce n'est pas le problème, ni les chefs de petites et moyennes entreprises, mais les financiers, les agents d'influence américains et nos politiques, en tant qu'ils se soumettent aux impératifs des financiers et des américains, pour notre malheur, en prétendant pourtant sauver notre société, puisque sans eux un chaos immédiat nous rendrait à toute la brutalité des vautours, charognards et rapaces. Entre autres défauts, le marxisme ne sait pas identifier les ennemis, les priorités, c'est une idéologie qui empêche de regarder en face ce qui nous crève. Rimbaud lui était communaliste, ce qui n'est pas la même chose.
Revenons à la lecture. Cet alinéa ne nous a pas expliqué en quoi le poète s'évadait, mais il a créé une image de repoussoir qui justifie le mépris et les dédains, et donc qui justifie l'idée qu'échapper à cela, c'est s'évader.
L'explication peut-elle s'arrêter là ? En partie oui, en partie non! Oui, parce que nous comprenons de quelle évasion il peut s'agir ; non, parce qu'il reste à comprendre comment le poète procède pour rendre réelle et viable l'évasion.
Je propose toutefois de suspendre ici ce premier effort de lecture de la section "L'Impossible". Je n'ai pas ajouté "première partie sur deux" à côté du titre pour ne pas refroidir mes lecteurs potentiels qui me reprocheraient trop vite de commencer encore un nouvel article alors que d'autres sont en suspens.
J'ai ceci à répondre. Les publications d'études rimbaldiennes sur papier sont plus lentes que mes mises en ligne sur ce blog et il semble bien que nous progressions fort rapidement. Je ne soumets le lecteur à aucune attente infinie désespérante. De "L'Impossible" à "Adieu", si nous y ajoutons la prose liminaire, cela fait une moitié du livre Une saison en enfer que nous avons commenté. Il me reste à publier une deuxième partie sur "Adieu" et une deuxième partie sur "L'Impossible", et vous aurez déjà sur ce site une lecture d'une moitié d'Une saison en enfer.
Les comptes rendus que je peux faire des travaux d'autres rimbaldiens n'empêchent pas les lecteurs moins désireux d'y consacrer du temps de ne se contenter que de ma propre série d'articles. Si je cite les autres chercheurs, cela me permet surtout désormais de montrer les différences entre ma lecture et les leurs, de pointer les insuffisances, les contradictions, etc. Rien de ce que je dis ne semblant évident, je suis bien obligé d'approfondir sans cesse jusqu'à ce que j'emporte enfin la décision.
Si je ne suis pas l'ordre du texte d'Une saison en enfer, privilégiant visiblement les dernières sections, c'est foncièrement dans le but d'être le plus clair possible pour les lecteurs. Je suis convaincu que vous aurez plus rapidement confiance en ma lecture si vous comprenez bien ce que j'ai à dire sur les dernières sections que si je commençais à expliquer "Mauvais sang", "Nuit de l'enfer", "Alchimie du verbe" ou "Vierge folle". Quelqu'un arrêterait de me lire à présent qu'il aurait déjà une vue d'ensemble claire et étoffée sur le livre Une saison en enfer. Je suis convaincu d'avoir réussi ce tour de force.
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