vendredi 11 décembre 2020

Voulez-vous jouer avec la tête de faune ?

Deux versions du poème "Tête de faune" nous sont parvenues. Je vais citer ici la plus connue.

Dans la feuillée, écrin vert taché d'or,
Dans la feuillée incertaine et fleurie
De fleurs splendides où le baiser dort,
Vif et crevant l'exquise broderie,

Un faune effaré montre ses deux yeux
Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches.
Brunie et sanglante ainsi qu'un vin vieux,
Sa lèvre éclate en rires sous les branches.

Et quand il a fui - tel qu'un écureuil -
Son rire tremble encore à chaque feuille,
Et l'on voit épeuré par un bouvreuil
Le Baiser d'or du Bois, qui se recueille.
Ce poème a dû être composé dans les premiers mois de l'année 1872. Il fait partie du dossier paginé de Verlaine qui ne contient aucun poème en vers nouvelle manière à l'exception précisément de "Tête de faune". Le dossier de Verlaine semble impliquer une absence de Rimbaud, puisque nous avons aussi une liste de titres de poèmes qui devaient être joints à ce dossier et qui ne l'ont jamais été. Un poème "Les Mains de Jeanne-Marie" est accompagné de la datation manuscrit "Février 1872". Nous connaissons pas mal de manuscrits de Rimbaud pour le seul mois de mai 1872 et aucun ne figure dans le dossier Verlaine. En clair, "Tête de faune" représente le premier poème en vers libres nouvelle manière de Rimbaud, mais il est probablement antérieur à son éloignement de Paris pour deux mois du début du mois de mars à peu près au 7 mai 1872.
Il nous manque des preuves pour affirmer que ce poème a été composé à peu près en février 1872, mais au moins on peut étudier le contexte d'époque.
Au plan de la versification, ce poème offre trois singularités. C'est un poème en trois quatrains à rimes croisées. Mais, 1) le premier quatrain contient une rime "d'or"::"dort" qui est parfois utilisée par les grands poètes, mais qui n'est pas très rigoureuse, puisque l'un des termes à la rime comporte un "t" final; 2) le dernier quatrain joue à confondre les rimes masculines et féminines correspondantes, en "œil" : "écureuil", "feuille", "bouvreuil", "se recueille" ; 3) nous avons affaire aux premiers décasyllabes connus sous la plume de Rimbaud et, pour la première fois aussi dans la carrière de Rimbaud, nous avons affaire à des césures difficiles à identifier. 
Attardons-nous sur le "t" en trop dans la rime "d'or":: "dort". Ce point a déjà été débattu, je m'en sers surtout ici pour amener un autre propos. Dans la forme conjuguée "dort", ce "t" ne se prononce pas en général, et c'est le cas dans le poème de Rimbaud puisque le vers suivant commence par une consonne "V". L'idée, c'est que, si le vers suivant commence par une voyelle, quelqu'un de scrupuleux qui fait les liaisons en lisant pourrait être tenté de le faire entendre oralement. A notre époque où "père" et "perd" sont considérés par la plupart des gens comme deux mots qui riment, cela ne nous choque guère et il est vrai que, dans le poème de Rimbaud, quelque part il n'y a rien à redire sur la rime dans sa réalisation acoustique potentielle. C'est un fait que Rimbaud pratique cette rime au printemps et à l'été 1870 dans "Ophélie" et le sonnet "Le Mal", puis très précisément autour de février 1872 avec deux poèmes "Les Mains de Jeanne-Marie" et donc "Tête de faune".
Citons le quatrain du poème "Ophélie" qui contenait une première occurrence de cette rime, parce qu'au-delà de l'emploi de la même rime, il y a d'autres éléments à rapprocher de "Tête de faune" :
Les nénuphars froissés soupirent autour d'elle ;
Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,
Quelque nid d'où s'échappe un léger frisson d'aile :
- Un chant mystérieux tombe des astres d'or.
Dans "Tête de faune", la feuillée est au premier vers qualifiée comme un "écrin vert taché d'or". Ces paillettes d'or viennent de l'éclat solaire bien entendu. La feuillée forme même une sorte de voûte qui laisse passer des points lumineux dans son refuge intérieur. Dans "Ophélie", la lumière des étoiles est considérée comme un "chant mystérieux" qui pleut sur notre monde. L'or désigne directement la lumière des étoiles ("astres d'or"). Les rapprochements ne s'arrêtent pas là. Si, dans "Tête de faune", nous avons un faune qui a "crev[é] l'exquise broderie" avant de mordre les fleurs, dans "Ophélie", nous avons des "nénuphars froissés". Qu'en aurait pensé Monet ? Précisons que ces nénuphars sont froissés par le passage de la noyée Ophélie qui "flotte" sur les eaux et que c'est paradoxalement cette morte, à cause d'un probable suicide, qui a une force d'éveil. Ophélie communique la vie, tout comme le faune. Le faune s'attaque à une feuillée, Ophélie fait soupirer la flore aquatique et les oiseaux dans les nids. Le "nid" est un équivalent de la "feuillée" de "Tête de faune". Enfin, cet "aune qui dort" est une vision à un seul élément du "bois qui dort", de la "feuillée" "où le baiser dort". L'idée du "baiser" qui "dort" caché dans la "feuillée", c'est aussi l'idée du reflet de la lumière du ciel dans l'eau au tout début du poème "Ophélie" : "Sur l'onde calme et noire où dorment les étoiles". Cette comparaison avec l'image d'un reflet liquide des étoiles a son intérêt : le baiser en train de dormir, c'est une lumière qui a atteint la surface des rêves, mais cette lumière attend d'être ravivée par sa source. Et ce qui s'annonce, c'est que le poème "Famille maudite" réintitulé "Mémoire" a tout intérêt à être rapproché de ce point commun aux poèmes "Ophélie" et "Tête de faune".
Si nous prenons le poème "Ophélie" dans son ensemble, d'autres rapprochements vont être autorisés avec "Tête de faune". Ainsi, le dernier vers du premier quatrain du poème "Ophélie" suppose, du moins sur les versions remises à Izambard et Demeny, un rejet d'épithète qui, en 1870, peut sembler anecdotique, mais la base nominale n'est autre que le mot "bois" :
- On entend dans les bois lointains des hallalis.
La première version remise à Banville en mai 1870 ne comportait pas de rejet, mais nous avions les mêmes mots :
- On entend dans les bois de lointains hallalis...
Je considère que les décasyllabes de "Tête de faune" doivent être lus selon le découpage littéraire traditionnel, classique, d'un hémistiche de quatre syllabes suivi d'un second de six syllabes. Rimbaud pratique des acrobaties autour de cette césure qui doivent toutes êtres lues en tant qu'effets de sens.

Dans la feuillée, écrin vert taché d'or,
Dans la feuillée incertaine et fleurie
De fleurs splendi+des où le baiser dort, [sens de lumière, voir son emploi dans "Ma Bohême"]
Vif et crevant l'exquise broderie,

Un faune effar+é montre ses deux yeux [Je justifierai plus tard la lecture]
Et mord les fleurs + rouges de ses dents blanches. [Rejet d'un adjectif de couleur quasi monosyllabique]
Brunie et sang+lante ainsi qu'un vin vieux, [Je justifierai plus tard, mais le mot "sang" est détaché]
Sa lèvre éclate en rires sous les branches.

Et quand il a + fui - tel qu'un écureuil - [Soulignement de la soudaine fuite]
Son rire tremble encore à chaque feuille,
Et l'on voit é+peuré par un bouvreuil [Je justifierai plus tard, mais le mot "peur" est détaché]
Le Baiser d'or + du Bois, qui se recueille. [Rejet du second complément au nom "Baiser" introduit par une préposition du type "de", ce complément contient la mention significative "Bois" flanquée d'une majuscule.]

Je viens d'envisager un rapprochement entre le vers 4 du poème "Ophélie" et le vers final de "Tête de faune" à partir de l'occurrence "bois" qu'ils ont en commun (l'un au pluriel, l'un au singulier, mais cela importe peu pour notre propos). Nous verrons que d'autres éléments vont confirmer que ce rapprochement n'est pas vain.
Un autre rapprochement m'intéresse, puisque s'il est question de "Baiser" final du "Bois", il y a dans "Ophélie" l'acte du baiser lui-même exécuté par le vent, et cela précisément dans le quatrain qui précède celui avec la rime "dort"::"d'or" :
Le vent baise ses seins et déploie en corolle / [...]
Continuons ! S'il existe deux versions de "Tête de faune", avec l'une où il est question d'un "faune affolé" et l'autre où il est question d'un "faune effaré", que pensez-vous des mentions "fou", "folle" et "effara" qui sont très rapprochées les unes des autres dans "Ophélie". Je cite l'antépénultième et le pénultième quatrain de la version de "Ophélie" remise à Izambard, puisque la version envoyée à Banville a une variante "égara" pour "effara" :

C'est que la voix des mers, comme un immense râle
Brisait ton sein d'enfant, trop humain et trop doux !
- C'est qu'un matin d'avril, un beau cavalier pâle,
Un pauvre fou, s'assit muet à tes genoux !

Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve ! ô pauvre Folle !
Tu te fondais à lui comme une neige au feu.
Tes grandes visions étranglaient ta parole :
- Et l'infini terrible effara ton œil bleu !
Rappelons que les poèmes "Tête de faune" et "Voyelles" sont probablement des compositions fort proches dans le temps, toutes deux semblent liées au mois de février 1872 à peu près. Il me semble intéressant d'observer que le vers final de notre citation suppose un "infini terrible" qui étonne le regard de la noyée, et sans doute lui communique une nouvelle lumière. J'ai beaucoup de mal à ne pas songer à un "infini terrible" avec des "Yeux" au "rayon violet" et la "voix des mers", "immense râle", je la rapproche bien évidemment des "vibrements divins des mers virides". En tout cas, il y a d'autres éléments intéressants encore à noter. L'adjectif "pauvre" pour "fou" puis pour "Folle" permet de marier "Ophélie" à son "cavalier", et cette folie est d'amour. La sainte trinité du poème "Ophélie" est formulée en un hémistiche : "Ciel ! Amour ! Liberté" et on comprend que le "chant mystérieux [qui] tombe des astres d'or" est celui de l'amour et de la liberté, et que les étoiles qui dorment dans l'onde sont le rêve d'amour et de liberté des êtres comme la noyée Ophélie qui veulent puiser à nouveau à la source stellaire.
Le "Baiser d'or du Bois" était réfugié sous la "feuillée", mais l'agitation du faune a permis un nouvel apport de soleil et un apport de liberté et d'amour. On retrouve, en plus sulfureux, la trinité érotique du poème "Ophélie" avec un déplacement du couple d'Ophélie avec un cavalier rêvé au couple du faune brutal et d'une nymphe des bois si timide que sa mention n'est même pas effleurée par les vers de Rimbaud. Elle sera le "Bois" directement.
Or, les rapprochements ne s'arrêtent pas encore là entre "Tête de faune" et "Ophélie". Sans aucun doute avec l'intention de nous avertir narquoisement que les césures des décasyllabes sont après la quatrième syllabe, même si cela ne semblera pas évident, Rimbaud a répété aux deux premiers vers le même premier hémistiche, ce qui fait quelque peu songer à une scansion musicale dans une chanson : "Dans la feuillée". Or, les mêmes scansions musicales par la répétition sont également très présentes dans "Ophélie". Nous avons la reprise du verbe "Flotte" du début de second hémistiche du vers 2 au début du vers 3 : "Flotte comme un grand lys, / Flotte très lentement", puis nous avons la reprise d'un premier hémistiche aux vers 5 et 7 du second quatrain : "Voici plus de mille ans...", hémistiche qui s'inspire d'un modèle antérieur (là, je ne l'ai pas en tête, Musset, Hugo, Banville, Leconte de Lisle, là tout de suite j'ai oublié).
Et le bouclage du dernier quatrain qui reprend des passages du premier quatrain conforte l'idée d'une composition se voulant quelque peu musicale, envoûtante.
En finirai-je avec les points de comparaison entre "Ophélie" et "Tête de faune" ? Et bien, accordez-moi encore quelques instants.
D'abord, avant d'oublier, j'insiste sur la présence des "saules", des arbres que nous retrouvons dans le poème "Famille maudite" rebaptisé "Mémoire". En plus, Vers les saules, ce n'est pas le titre d'une de ces pièces de théâtre de Glatigny jouées comme plusieurs autres à Paris entre novembre 1871 et mars-avril 1872 ?
Ensuite, nous sentions une opposition entre le baiser un peu délicat, un peu immatériel du poème "Ophélie" et celui plus brutal du "faune". Mais observons que, dans "Ophélie", nous avons des étoiles et un "infini terrible" qui semblent ranimer l'œil de la femme noyée, puis cette femme blanche dans la nuit noire est elle-même une fleur et une étoile qui communique la vie aux nénuphars, aux oiseaux dans les nids, etc. Et la violence du faune, nous la retrouvons dans la communication des éléments à l'esprit de la rêveuse. J'ai déjà cité l'exemple de "la voix des mers" qui "Brisait" un "sein d'enfant, trop humain et trop doux". Citons le quatrain qui précède cette image :
C'est qu'un souffle, tordant ta grande chevelure,
A ton esprit rêveur portait d'étranges bruits,
Que ton cœur écoutait le chant de la Nature,
Dans les plaintes des arbres et les soupirs des nuits ;
Il est question d'une "torsion", et ce "souffle" provoquant les "plaintes des arbres" impose l'idée d'un monde battu des vents. La construction du vers "Dans les plaintes des arbres et les soupirs des nuits" a une facture éminemment romantique qui fera penser à des vers de Victor Hugo, de Gérard de Nerval, et de plusieurs autres. J'y reviendrai.
Enfin, il y a un dernier rapprochement qui m'importe. Le dernier quatrain de "Tête de faune" crée une confusion entre une rime masculine et une rime féminine, et parmi les mots à la rime nous avons le "bouvreuil", oiseau qui figure en bonne part dans le poème "Credo in unam" envoyé à Banville, puisqu'il figure, si pas à la rime, à tout le moins à l'avant-dernier vers. Et il faut insister sur le fait de succession des poèmes "Ophélie" et "Credo in unam" dans la lettre à Banville de mai 1870.
Or, je trouve également remarquable que le mot final de "Tête de faune" soit la forme verbale "se recueille", dans la mesure où "Ophélie" se termine par une idée implicite de recueillement avec un emploi dans le texte du verbe "cueillir" qui est un peu à la source du verbe "se recueillir".

- Et le poète dit qu'aux rayons des étoiles
Tu viens chercher la nuit les fleurs que tu cueillis,
Et qu'il a vu sur l'eau, couchée en ses longs voiles,
La blanche Ophélia, flotter comme un grand lys.
Comme dirait Hugo, les fleurs et les étoiles sont sœurs. Dans ce dernier quatrain, nous constatons bien l'effet positif de la lumière tombée du ciel, puisque les "rayons des étoiles" sont "le chant mystérieux" des "astres d'or" qui guident la "pauvre Folle". Le poète défend aussi l'idée que la noyée est venue réunir les fleurs, créer un bouquet. Elle avait cueilli des fleurs qu'elle vient récupérer. Elles les avaient laissées dans la rêverie de l'onde, et elle décide de retourner au rêve. Nous retrouvons l'image des "noyés" du "Bateau ivre" et l'idée aussi de ce bateau de "montrer" aux "enfants" à tous ceux qui ont le "sein d'enfant, trop humain et trop doux" les "fleurs d'or" de la "nuit verte".
Nos rapprochements nous ont conduit très loin. Je ne vais pas dans l'immédiat procéder à tous les rapprochements intéressants avec les rimes "d'or"::"dort" ou avoisinantes des poèmes "Le Mal", "Les Mains de Jeanne-Marie", "Poison perdu", "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" et de certains vers parodiant Banville dans Un cœur sous une soutane. Mes lecteurs m'en voudraient rapidement de toutes ces longueurs.
En revanche, je rappelle que dans la lettre à Banville de mai 1870 Rimbaud ose la sollicitation, un peu "folle" : il souhaite que "Credo in unam" conclue le volume en cours du second Parnasse contemporain en tant que "credo des poètes". Il ne s'agit pas de considérer cette demande comme étant à prendre à la lettre, mais cette demande révélait à Banville, par une astuce implicite, une filiation au discours des Exilés, puisque ce dernier recueil en date de Banville à l'époque, commençait et se finissait par deux poèmes clefs sur l'exil des dieux, leur absence dans la Nature. Nous avions un poème terminal intitulé "Le Festin des Dieux" et un autre d'ouverture intitulé "L'Exil des Dieux". Normalement, les annotations dans les éditions courantes des œuvres de Rimbaud devraient automatiquement inviter le lecteur à se reporter à ces deux poèmes de Banville, puisque Rimbaud va prolonger le discours de ces poèmes et va aussi s'en démarquer quelque peu. On ne peut pas comprendre tout du dialogue de "Credo in unam" avec Banville si on ne lit pas ces deux poèmes clefs des Exilés.
Or, nous allons passer maintenant à la deuxième grande partie du jeu avec la tête de faune. Le poème "Tête de faune" a un lien à Banville, et la rime "fleurie"::"broderie" vient de Banville. Mais, Banville avait un disciple qui s'appelait Glatigny. Au cours du vingtième siècle, un critique rimbaldien, Jacques Gengoux, a découvert qu'à quelques occasions Rimbaud s'était inspiré de poèmes de Glatigny, et Rimbaud avait même réécrit certains vers, certains titres. Cela concerne en particulier les poèmes "A la Musique" et "Mes Petites amoureuses". Steve Murphy a eu le mérite de persévérer dans cette voie, et cela nous a valu dans son livre de 1990 Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion une étude magistrale sur "Vénus anadyomène" et puis une étude qui a son intérêt sur "Tête de faune" précisément. Il existe un recueil publié anonymement, sous le manteau, par Albert Glatigny, et c'est dans ce recueil que Murphy a découvert un alexandrin qui était à l'origine d'une réécriture au vers 8 de "Tête de faune".
En 1866, Albert Glatigny a publié sans nom d'auteur le recueil Joyeusetés galantes et autres du Vidame Bonaventure de la Braguette. Dans ce recueil, nous avons un poème intitulé "Sous Bois" qui offre un récit similaire à celui de "Tête de faune", et c'est l'alexandrin final qui est transformé par Rimbaud en décasyllabe à la fin de son second quatrain.
Je vais citer moi-même in extenso le poème de Glatigny en question :

O bon faune ! couché dans les fourrés épais,
Tu savoures, les yeux demi-fermés, la paix
Qui tombe du soleil sur la cime des chênes.
Les lianes, pendant comme de vertes chaînes
A tous les bas rameaux, emplissent la forêt
Où court un jour voilé, langoureux et discret.
Tu songes, barbouillé des mûres, et sommeilles
Sous le vol circulaire et pesant des abeilles.
Mais tout à coup, muet, courbé sous les taillis,
Tu laisses échapper tous les beaux fruits cueillis,
Tu frémis et tes yeux, dans ta face cornue
S'allument... C'est qu'au fond de la verte avenue,
Naïs aux yeux charmants, chère à Diane encor,
Svelte et laissant flotter ses vives tresses d'or,
Paraît, de son pied nu caressant les pervenches...
Et ton rire lubrique éclate sous les branches.
Je pourrais vous faire passer encore de longs moments à rapprocher des passages de ce poème, d'abord de "Tête de faune", puis de "Ophélie", puis de "Credo in unam", et ainsi de suite au gré de mes envies.
Je vais aller à l'essentiel pour cette fois.
Le dernier vers est un alexandrin, il faudrait lui faire perdre deux syllabes pour le transformer en décasyllabe du poème de Rimbaud. Voici le résultat par celui-ci en personne :
Sa lèvre éclate en rires sous les branches.
La version publiée par Verlaine dans Les Poètes maudits est légèrement différente, sans qu'on ne sache précisément quelle version a pu être rédigée la première :
Sa lèvre éclate en rires par les branches.
En principe, on peut penser que la version des Poètes maudits est antérieure et celle du dossier paginé par Verlaine est légèrement postérieure, puisque les audaces métriques sont plus franches. Toutefois, cela voudrait dire que la première version s'éloignait du modèle de Glatigny "par les branches" et que la seconde s'en rapprochait à nouveau "sous les branches".
Ce problème de chronologie des versions de "Tête de faune" ne nous intéresse pas ici. Ce qui est important, c'est que les termes de la reprises sont assez ostentatoires : "éclate" et "sous les branches" avec une adaptation de "ton rire" en "rires", tandis que l'idée du possessif se maintient dans l'adaptation "Sa lèvre" face à "ton rire". Il y a d'autres faits intéressants à relever. Rimbaud reprend la chute d'un poème, ce n'est pas anodin. Nous observons également que Rimbaud ne chahute que fort peu la césure en soulignant par un léger rejet l'expression "en rires". Pour ceux qui identifieront ou pour ceux qui peuvent identifier la source, et à l'époque Verlaine, Banville, Glatigny et quelques autres en étaient fort capables sans s'armer d'érudition, l'effacement de l'adjectif "lubrique" est particulièrement savoureux.
Le motif de la "lèvre" a une importance pour Rimbaud, mais déjà nous observons l'importance du thème du rire faunesque.
Dans sa lecture du poème, Murphy appuie bien évidemment sur la source licencieuse de l'emprunt. C'est évidemment une clef d'interprétation subversive du poème, mais il nous semble que le critique en reste un peu à la surface des choses. Le poème "Tête de faune" a un sujet parnassien et Rimbaud, qui a lu dans un recueil publié sous le manteau un poème de Glatigny sur ce thème aurait été surpris de son manque d'audace et aurait décidé de faire du traitement de ce thème parnassien quelque chose de lubrique en puissance, quoique sur le mode de l'implicite du récit. Et il faut ajouter à cela la forte évolution dans la manière formelle avec évidemment les libertés métriques prises par Rimbaud.
Dans le numéro 20 de la revue Parade sauvage, Rimbaud a publié un nouvel article sur "Tête de faune" où il exhibait les dessins de faunes dans l'ouvrage original de 1866. Cet article nous avait fort étonné à l'époque, car, quelques mois auparavant, nous avions signalé par courriel à Steve Murphy qu'un exemplaire du recueil licencieux de Glatigny était en vente à un prix qui nous rebutait sur le site "ebay", et c'était une vraie surprise que dans le volume de Parade sauvage qui suivait il y eut un article sur les faunes présents dans cette édition originale que nous n'avions nous personnellement toujours pas consultée. L'édition avait très vite disparu également des pages de ventes sur internet. Le prix à l'époque, en 2003 environ, était de 600 euros. J'ai repéré d'autres exemplaires mis en vente par la suite, mais je n'ai jamais été acquéreur. Je me contente d'une édition modeste plus récente, certes sans les dessins de faunes. Pour l'instant, je n'arrive pas à mettre la main sur l'un des deux exemplaires du numéro 20 de la revue Parade sauvage que je possédais, j'espère qu'il m'en reste au moins un. Mais il m'a toujours semblé que quelque chose n'était pas terminé quant à l'enquête du côté de Glatigny et de Banville. Pour moi, le thème du rire, il ne suffit pas de voir le poncif parnassien avec même un arrière-plan d'origine romantique et hugolienne qui deviendrait plus subversif avec une histoire plus sexuée. Glatigny dit d'autres choses sur le rire qu'il faut aller quêter. Puis il y a cette histoire du "bois". Dans "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs", Rimbaud raille cette fois l'image du "bois qui dort", et il le fait dans une lettre à Banville où celui-ci ne saurait directement raccorder ce bois à Glatigny ou au poncif parnassien du faune qui embrasse une nymphe. Du moins, je n'ai pas l'impression que le lien soit direct et évident à la lecture. Il me semble évident qu'il y a des visées plus générales derrière la mention du "bois". Or, ce qui m'a toujours frappé, c'est que Glatigny a écrit des pièces de théâtre, et parmi celles-ci la plus réputée s'intitulé "Le Bois" et elle a eu le privilège d'être publiée en compagnie des deux premiers recueils de Glatigny en 1870, ce qui fait qu'elle est plus facile d'accès que les autres pièces de théâtre de Glatigny sur le commerce. Cette pièce "Le Bois" a été représentée à l'Odéon en novembre 1871 qui plus est, et Rimbaud et Verlaine qui pouvaient se faire une idée en lisant le texte déjà imprimé n'ont pas dédaigné de se rendre à cette représentation. Et, dans le fond de ma tête, moi, ce qui me travaille, c'est l'écho entre le titre de la pièce Le Bois et le titre du poème "Sous Bois" qui fait l'objet d'une réécriture dans "Tête de faune".
Alors, je vous l'annonce déjà, je vais prochainement publier un article où je comparerai "Tête de faune" et la pièce Le Bois de Glatigny, je traiterai d'autres textes de Glatigny par la même occasion. Néanmoins, pour montrer à quel point, il faut faire attention à tous les détails, citons les vers de Banville mis en épigraphe au texte de théâtre Le Bois :
Jadis, avant hélas ! que l'ignorance impie
T'eût dédaigneusement sous ses pieds accroupie,
Nature, comme nous tu vivais, tu vivais !
Il y a un parti à tirer bien évidemment de cette citation de Banville, et on pourrait s'attarder sur la répétition "tu vivais, tu vivais", plus exactement : "comme nous tu vivais, tu vivais !" en méditant sur la répétition "Dans la feuillée..." du poème de Rimbaud. Il va de soi que "Tête de faune" est un pied-de-nez à cette "ignorance impie". Et puis, l'emploi du mot "Nature" confirme qu'il faut bien entendu lire "Tête de faune" dans toute son amplitude allégorique.
Cependant, il convient encore de se reporter à l'origine de l'épigraphe. Il s'agit d'un extrait du poème "Erato" que les lecteurs de Rimbaud ont vivement intérêt à lire en intégralité pour juger de la pertinence des rapprochements qui indiquent une très forte continuité de pensée des poèmes de 1870 "Ophélie" et "Credo in unam" aux poèmes de 1872 "Tête de faune" et "Voyelles". Je disais que "Credo in unam" renvoyait aux deux poèmes qui encadrent le recueil Les Exilés : "L'Exil des Dieux" et "Le Festin des Dieux". Le poème des Cariatides, "Erato", c'est le sujet, c'est ces thèmes-là qui sont traités !

Nature, où sont tes dieux ? [...]
Tel est le début du poème !
Voici maintenant quelques-unes des premières didascalies de la pièce Le Bois : "Une clairière dans un bois touffu. [...] Une lumière abondante tombe du ciel tamisée par le feuillage."
Et on va très vite avoir d'autres nombreux vers à comparer à "Tête de faune" :

Oh ! n'est-il pas un coin ignoré sous les cieux,
Loin, dans la profondeur du bois silencieux,
[...]
Je n'y puis échapper, c'est le jeune Satyre
[...]
[...] Je ris
[...]
Nul autre n'a trempé les lèvres dans ses flots
[...]
A quoi bon ? Sous l'abri des arbres protecteurs
J'étais venue, ami, fuir ces propos flatteurs
Dont la banalité persistante m'irrite !
[...]
[...] La forêt embellie
Par le retour d'Avril, éclate en floraisons,
[...]
Et je voudrais mourir, moi, quand l'immense joie
Du soleil sur mon front enchanté se déploie !
[...]
Et tu vois au-delà de ce que nous voyons
Avec nos yeux mortels qu'aveuglent les rayons ?
N'est-ce pas ? Et quand Juin circule, ivre de flamme,
Dans le ciel ébloui, quelque chose à ton âme,
O faune ! dit qu'en nous, et près de nous, autour
De nous, frémit un dieu dont le nom est Amour !
[...]
Et l'âme du vieux Pan, père de toutes choses,
M'enivre, [...]
[...]
[...] Tu n'aimerais donc pas
A voir s'incliner l'herbe et les fleurs sous les pas
De quelque bien-aimée aux beaux yeux, dont les voiles,
Glissant sous la feuillée aux lueurs des étoiles,
Feraient battre ton cœur délicieusement ?
Tu le hais donc, enfin, l'adorable tourment
De vivre dans un autre, et de sentir son âme
Monter, en un baiser, aux lèvres d'une femme ?
Tu n'as donc jamais vu, dans tes songes flottants,
Passer une ingénue aux rires éclatants,
[...]

J'arrête de citer pour l'instant, je n'ai mentionné que des extraits des deux premières scènes, et c'est déjà bien éloquent.
Après, pour finir le jeu, je vais citer un passage de Rimbaud lui-même, un des "Corbeaux", et j'hésite à citer un passage de "La Rivière de Cassis" à sa suite :

"[...]
"Pour ceux qu'au fond du bois enchaîne,
"Dans l'herbe d'où l'ont ne peut fuir,
"La défaite sans avenir ?"

De quel bois parle-t-il ?

1 commentaire:

  1. Intro : guitare !
    Alors, il n'est pas bien stylé mon article ? J'en suis super content. J'ai fait une petite recherche internet.
    Bon, j'ai deux exemplaires du livre Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion (un format ayant vécu sous l'eau, l'autre intact racheté après 2015), mais l'article de ce livre sur Tête de faune est en ligne. J'ai fait une recherche "le bois" (1 occurrence) puis "bois" (22 occurrences), pas une seule fois Murphy ne cite la pièce "Le Bois", vous pouvez vérifier sur le net.
    Ensuite, l'article de Parade sauvage n°20, bon on peut l'acheter sur un site américain, mais même si je n'ai pas retrouvé mon exemplaire, on peut renvoyer à une page de Florilège des sources du site de Bardel. Bardel cite "Sous bois" de Glatigny puis le "Sous bois" de Banville avec les mots à la rime "broderie", "fleurie" et "yeux" en associant cela à l'article de 2004 de Murphy.
    En revanche, Bardel n'a pas relevé que j'ai déjà signalé à l'attention que le titre "Tête de faune" réécrivait le titre "A une tête de faune" d'un recueil publié anonymement par Valade et Mérat à leurs débuts (j'ai dit ça sur le site de Bienvenu dans un article sur la Chronologie des poèmes. Car même s'il y a un lien aux dessins de l'édition des Joyeusetés galantes, il va de soi que la suite de mots telle quelle "tête de faune" n'est pas née d'évidence du dessin.
    Evidemment, la pièce Le Bois n'est pas citée, et je précise que cela fait très longtemps que j'ai en tête que cette pièce est importante, mais c'est le fait de mieux travailler sur le contexte novembre 71-mars 72 qui me motive pour l'explication actuelle.
    J'ai d'ailleurs un truc à ajouter, c'est que Rimbaud a logé chez Banville et que cela fait donc corps avec ce contexte de représentations de pièces de Glatigny auxquelles Rimbaud et Verlaine assistent !!!!
    Je cite les remarques de Bardel dans son florilège de sources sur les deux "Sous bois" et "Tête de faune", parce que c'est vraiment significatif de la distance qu'il y a entre mon approche et celle de Murphy et de tous ceux qui s'en sont contentés :
    " Mais le thème du Faune, si rebattu des romantiques jusqu'aux parnassiens, Verlaine et Mallarmé, présente des stéréotypes si récurrents qu'il est difficile de fonder sur ce type de convergences des hypothèses d'influences directes ... sauf quand l'emprunt est aussi patent que dans les vers mentionnés ci-dessus."

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