Rimbaud avait une petite connaissance des grands courants philosophiques de l'Antiquité. Le poème "Soleil et Chair" témoigne d'une relative familiarité avec le dualisme platonicien (article à consulter dans un récent volume de la revue Parade sauvage), même s'il se pose toujours la question d'une lecture directe des dialogues de Platon eux-mêmes. Les textes en vers français "Invocation à Vénus" et "Soleil et Chair" révèlent par ailleurs que Rimbaud a travaillé sur le texte poétique de Lucrèce De Natura rerum, qui est un exposé complet de la pensée épicurienne. Notre poète exploite d'autres éléments de la culture grecque. Il cite encore l'école pythagoricienne en parlant du Nombre et de l'Harmonie dans sa célèbre lettre du 15 mai 1871 à Demenÿ, tandis que l'idée de la musique des sphères est exploitée dans divers poèmes ("Credo in unam", "Barbare" ou le premier tercet de "Voyelles"). Il s'agit d'un fonds culturel dont il n'a pas nécessairement une connaissance approfondie.
Il n'en faut pas moins travailler les connexions entre ce fonds antique et la poésie de Rimbaud, d'autant qu'au dix-neuvième siècle le conflit entre spiritualisme et matérialisme est rendu plus vif suite au triomphe de la science. Un des caractères frappants de l'œuvre de Rimbaud, c'est que le positivisme ne peut que le décevoir, il ne renonce nullement à un finalisme. L'étude du livre Une saison en enfer est sans aucun doute la plus à même d'apporter quantité de réponses décisives sur la pensée de Rimbaud.
Maintenant, Rimbaud peut me servir également de prétexte utile pour étudier pour eux-mêmes certains chantiers de la philosophie ou de l'histoire de la philosophie.
J'ai acheté le volume intitulé Les Présocratiques que nous devons à Dumont et qui est une démarcation de son édition du même projet dans la Pléiade. Le mot de "présocratiques" est tout de même problématique dans la mesure où certains d'entre eux décédèrent bien après Socrate et furent plutôt des contemporains de Platon. Le terme de "physiologues" serait plus adéquat. La préface de Dumont est malheureusement catastrophique. Après avoir opposé l'école pythagoricienne italienne du côté du nombre et l'école Ionienne ou Lydienne du côté de la matière, il essaie maladroitement de les rapprocher en réduisant à néant les termes de leur opposition. Je vais devoir chercher des spécialistes un peu plus sérieux.
Dans le cas de Socrate et Platon, je ne comprends pas non plus pourquoi les philosophes et historiens de la philosophie distinguent la pensée du premier de la pensée du suivant. Il faut sans doute vérifier en interrogeant le discours sur Socrate d'autres contemporains des événements, mais les témoignages sur scène d'Aristophane sont dérisoires. Il resterait essentiellement Xénophon. Ceci dit, les dialogues platoniciens sont clairement ceux d'un disciple qui met en scène un maître. Les philosophes racontent n'importe quoi quand ils identifient le dialogue platonicien à une forme littéraire malléable ou séduisante pour exposer une pensée philosophique. Les dialogues platoniciens n'ont pas du tout une telle cohérence. Au sein de ces dialogues, on observe la présence de considérations plus triviales qui montrent que Platon comme d'autres sont attachés aux lèvres de Socrate, et mieux encore au début du Timée il apparaît clairement que nous avons affaire à une récitation de la doctrine devant le maître. C'est dit en toutes lettres. Les dialogues platoniciens sont en réalité des comptes rendus de joutes oratoires. Je trouve malhonnête de leur prêter une rigueur qu'ils n'ont pas, puisqu'à plusieurs reprises le lecteur est enfermé dans les orientations restrictives du débat entre Socrate et ses adversaires. Les dialogues sont émaillés de sollicitations extrêmement désagréables qui imposent des conclusions forcées. Il me semble assez évident que les admirateurs de Socrate assistaient à des joutes oratoires et que certains comme Platon eurent à cœur de fixer un maximum de choses par écrit. Les débats étaient refaits à maintes reprises, comme cela se fait dans la vie de tous les jours, et ils évoluaient. Platon a produit un perfectionnement des copies de dialogues qu'il avait faites. Tout dialogue de Platon est une synthèse idéalisée d'une plus ou moins longue suite de discussions menées par Socrate, d'où les anomalies et irrégularités nombreuses qui les traversent encore.
Je n'arrive pas à comprendre pourquoi on ne reconnaît pas en philosophie que les dialogues platoniciens sont les témoins de joutes oratoires. C'est Aristote qui a créé les exposés systématiques et qui s'est alors séparé de l'Académie platonicienne.
Bref, il y a un truc qui ne va pas au sujet de Platon dans l'histoire de la philosophie.
Si nous laissons de côté les origines de la philosophie avec l'école pythagoricienne italienne et l'école lydienne comprenant Thalès et bien d'autres, et si nous mettons entre parenthèses les sophistes, quatre grandes écoles semblent s'être formées : celle de Platon l'Académie, celle d'Aristote le Lycée, celle des stoïciens (du Portique donc) et celle du Jardin avec les épicuriens. Les cyniques ont aussi existé et ils auraient influencé le stoïcisme, puis il y aurait eu des courants bien spécifiques : pyrhonnisme et scepticisme. Mais, ce qui importe, c'est la suite de Platon dont je prétends qu'elle est une suite de Socrate, la suite d'Aristote et bien sûr l'affrontement entre épicuriens et stoïciens. Mais ce qui pose problème, c'est que malgré les oppositions, les épicuriens et les stoïciens ont des préoccupations communes, ce qui fait que leur affrontement n'est pas toujours clair et peut passer pour dérisoire. Il y a des zones de confusion qui doivent retenir l'attention. Enfin, il y a un dernier point que je ne comprends pas, c'est la constante avec laquelle les philosophes et les historiens de la philosophie continuent de considérer la pensée de Démocrite et la pensée d'Epicure comme distinctes, tout en soulignant les convergences. A un point près, toute la pensée d'Epicure est contenue dans les textes attribués à Démocrite qui nous sont parvenus. L'atomisme et l'ataraxie des sentiments par une vie frugale, c'est la pensée de Démocrite. Epicure n'a fait que la reprendre, à moins qu'une étude attentive ne remette en cause tout ou partie des pensées attribuées à Démocrite. Epicure a créé une école qui a duré plusieurs siècles, mais je ne comprends pas qu'au vingt-et-unième siècle on ne fasse pas clairement un sort à cette continuité nette entre le discours de Démocrite et celui d'Epicure : ça n'a aucun sens. S'ils pensent la^même chose sauf sur un point, c'est que c'est un seul et unique courant de pensée.
Ainsi, en marge de mes analyses rimbaldiennes, je travaille mais à ma manière à dominer une histoire de la philosophie antique. Les philosophes sont fort imbus de leur savoir, mais qu'on m'explique pourquoi ils ne sont pas capables d'une mise au point sur les continuités de Socrate à ¨Platon et de Démocrite à Epicure. Comment peuvent-ils prétendre étudier l'évolution de la pensée antique, s'ils ne prennent pas à cœur de répondre à ces deux questions névralgiques. Je trouve ça effarant, d'autant que la paresse est mondiale, puisque la planète entière se penche sur ces auteurs grecs anciens.
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