Pour la plupart des lecteurs, un mot pédant à dessein, c'est un mot savant malheureux, présomptueux, qui permet la satire, l'ironie, le sarcasme, qui permet de caractériser le défaut d'un personnage à la Molière
Je pense différemment
Quels sont les mots pédants dans Voyelles ?
J'écarte le mot "latentes" Il me reste "bombinent", "vibrements", "virides", "pâtis", "strideurs"
J'ai déjà commenté les sens et implications de ces différents mots et leurs origines parfois, à l'exception de "strideurs"
Le nom "vibrements" est à la fois rare et particulier au XIXème siècle, je le rapprocherais des termes "bleuités" et "bleuisons" du Bateau ivre et des Mains de Jeanne-Marie, quand Rimbaud se sert de suffixations à la manière des peintres pour solenniser des visions du ciel ou de l'aube Le terme "vibrements" a quelque chose de plus solennel que le mot "vibrations", ce que conforte l'environnement du mot au vers 9 avec le rejet de "divins", la mention brève "cycles", la proximité de deux des quelques mots pédants à dessein du poème "virides" et encore "pâtis" au vers 10, avant l'emphase de la relative du vers 11 traitant d'alchimie
Mais, surtout, si plusieurs mots invitent à chercher du côté du latin (bombinent, virides, strideurs), je suis frappé de voir que les termes "bombinent", "vibrements" et "strideurs" ont pour point commun la vibration
Il est temps de citer tel quel mon dictionnaire de latin Je n'ai pas la référence canonique, seulement celui d'Henri Goelzer, mais voilà
Bombinare n'y figure pas, seulement "bombus" qui veut dire "bourdonnement, rumeur, bruit sourd et continu" On comprend que ce mot soit associé aux mouches, abeilles, etc On comprend aussi que le A noir est une scène de vibrations sonores continues avec le travail des mouches
La scène du E blanc ne contient pas de mots savants particuliers, mais rappelons qu'elle contient le mot "frissons" qui, initialement, était répété aux vers 5 et 6, comme cela est attesté sur la copie de Verlaine, mais aussi la copie raturée de Rimbaud
La scène du I rouge, met en relief deux expressions particulières de l'oralité : le sang craché et le rire
Le U vert dominé par la paix est marqué par la présence de "vibrements" et le O bleu est caractérisé par un couplage similaire entre "strideurs" et "Silences"
J'en arrive justement aux "strideurs"
Il s'agit à peu près d'un latinisme apparu au XVIème siècle Peu importe les considérations compliquées et en partie invérifiables sur l'histoire de ce mot Le nom "strideur" a pour origine l'imparisyllabique latin "stridor, stridoris" et il fait partie de la famille des mots "strident", "striduler", etc
Le verbe "striduler" mérite un tant soit peu l'attention, car demeuré en usage il sert à désigner le bruit continu que font les grillons par exemple et nous voyons se présenter de nouveau à notre esprit l'idée d'une vibration continue, qui, quoiqu'aigüe, est sourde
Comme l'a fait remarquer Antoine Fongaro, le mot "strideur" n'est pas un néologisme de Rimbaud Une entrée à ce mot figurait dans le Littré qui offrait deux citations de Buffon
Des dictionnaires avec une définition de ce mot et les citations de Buffon sont faciles à trouver à l'heure actuelle à partir d'une recherche sur internet
Il y a peu un article récent de Jacques Bienvenu a cité directement le texte même de Buffon en faisant remarquer la proximité d'une autre mention "clairon" susceptible de renforcer l'idée d'une source au poème de Rimbaud
Rimbaud et le chant du cygne
Le commentateur cite l'une des références données dans les dictionnaires, mais il inclut cette fois la phrase précédente qui contient le mot "clairons" :
Le lien avec les "rois blancs" ne s'impose pas cependant, et l'idée de chant du cygne me semble alors fort diluée
Le commentateur cite l'une des références données dans les dictionnaires, mais il inclut cette fois la phrase précédente qui contient le mot "clairons" :
[…] c’est ce qui donne à leur voix ce retentissement bruyant et rauque, ces sons de trompètes ou de clairons qu’ils font entendre du haut des airs ou dans les eaux. Néanmoins la voix habituelle du cygne privé, est plutôt sourde qu’éclatante ; c’est une sorte de strideur.[…]L'auteur se permet alors quelques inférences Les "rois blancs" ne seraient-ils pas les cygnes ? Le mot "Suprême" et le cadre d'apocalypse confirmeraient pour leur part que nous avons affaire à une sorte de chant du cygne à la fin de Voyelles
Le lien avec les "rois blancs" ne s'impose pas cependant, et l'idée de chant du cygne me semble alors fort diluée
Il ne fait pourtant aucun doute que le passage de Buffon a à voir avec la genèse de l'image de Voyelles La rareté du mot "strideur" et la rareté nécessairement plus grande encore d'une mention avoisinante "clairon(s)" sont deux premières preuves, et la troisième est la mention de deux citations de Buffon contenant le mot "strideur" dans le Littré et autres dictionnaires
Mais, dans son article sur l'expression "La strideur des clairons", Fongaro faisait encore remarquer que ce mot rare "strideur" qu'il désespérait de rencontrer dans l'oeuvre de Victor Hugo se trouvait dans un vers de Philothée O'Neddy qui contenait le mot "clairon"
Mais, étrangement, Fongaro minimisait sa découverte en préférant rapprocher le texte du romantique mineur d'un passage d'Une saison en enfer et en continuant d'insister sur l'importance d'une recherche à faire dans l'oeuvre de Victor Hugo
Il avait pourtant donné l'essentiel Il est limpide et clair que Rimbaud a décalqué l'expression de Philothée O'Neddy en inversant les marques du pluriel et du singulier :
" La strideur des clairons "
Voici la citation de l'extrait important du poème Spleen paru en 1833 dans le recueil Feu et flamme :
Un cheval, un cheval !::: et qu'à bride abattue
Je tombe au plus épais de ces rangs où l'on tue!
- Reçois, bruyant chaos, celui qui veut mourir:::
Oh ! l'éclair des cimiers ! le spasme du courage !
La strideur des clairons, l'arôme du carnage !
Quelle sublime fête à mon dernier soupir !
Nous avons là un contexte guerrier avec une ivresse à se battre, le milieu donc de "puanteurs cruelles" et "ivresses" si pas "pénitentes" (durée impliquée, un siège par exemple) "sacrificielles" Songeons au contexte de Paris se repeuple également
Le "chaos" est présenté comme "bruyant", Rimbaud le situant dans la révélation apocalyptique pleine de "strideurs" et "silences"
La "strideur des clairons" est bien associée à la mort, et ici explicitement à un "chant du cygne" : "Quelle sublime fête à mon dernier soupir!"
L'association "strideur" et "clairons" est ici aussi ramassée que dans les deux emplois rimbaldiens :
Amasse les strideurs au coeur du clairon lourd (Paris se repeuple)A deux reprises, Rimbaud préfère le singulier significatif à "clairon", et applique le pluriel au nom "strideurs" L'inversion grammaticale est évidente et vient du projet personnel de Rimbaud quand il récupère cette image en lui fixant d'autres valeurs
O Suprême Clairon plein des strideurs étranges (Voyelles)
Dans la citation de Buffon, les "clairons" et la "strideur" ne sont pas sur le même plan Leurs sons sont mis en opposition C'est O' Neddy qui a songé à faire jaillir la strideur des clairons, mais en conservant, involontairement ou pas peu importe, les accords de nombre de Buffon, clairons au pluriel et strideur au singulier Rimbaud a poursuivi la transformation en inversant les accords de nombre et en reprenant à O' Neddy l'idée que les strideurs ne s'opposaient pas au clairon, mais en jaillissait finalement
La présence des citations de Buffon dans les dictionnaires ne permet pas de douter que Rimbaud a eu accès à l'ensemble des sources On peut imaginer qu'il a rencontré le mot chez O'Neddy et effectué une recherche dans un dictionnaire qui l'a amené à deux textes de Buffon Ceci dit, l'intertexte premier, c'est le poème d'O' Neddy, ce qui n'empêche pas une réflexion complémentaire sur l'influence potentielle des écrits de Buffon
J'en viens maintenant à la définition latine du mot stridor, stridoris, en signalant au passage qu'en médecine à la fin du XIXème siècle justement le mot tel quel "stridor" a été adopté dans le cas de respirations pénibles et entravées
Voici la définition dans le dictionnaire latin-français d'Henri Goelzer : "son aigu, craquement, frémissement, sifflement, mugissement (du vent, des cordages), grincement (d'une porte, de la scie), son aigu (de la flûte), grincement (des dents), sifflement (du serpent), grognement (du porc), cri (des oies), bourdonnement (des abeilles), chuchotement, murmure"
Il s'agit d'une vibration aigüe, mais feutrée, sourde, il s'agit d'une vibration continue et le rapprochement est conforté avec "bombinent", puisque le mot latin stridor pouvait s'appliquer au bourdonnement des abeilles Le rapprochement avec les "vibrements" "des mers virides" se justifie aisément lui aussi
Nous sommes désormais fin prêts pour le commentaire de l'ultime tercet du O bleu
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