Les associations concernant le "E blanc" tiennent en moins de deux vers. Mais, nous pouvons considérer que la queue des associations du "A noir" fait déjà partie de l'idée du "E blanc", ce que justifie l'équivoque phonétique du mot "ombre" au mot "ombelles". Après deux vers introductifs, Rimbaud a distribué deux vers pour chacune des trois premières voyelles, et un tercet pour chacune des deux autres Si le "A noir" mord sur le "E blanc", sans même tenir compte du passage de quatrain à quatrain, c'est que l'auteur a une intention, celle d'articuler un passage de la nuit au jour, et donc d'inscrire une continuité entre un recueillement dans l'ombre et son jaillissement vers la lumière.
La sève tapie dans l'ombre jaillit de terre et s'épanouit en fleur blanche, l'ombelle, retrouvant la candeur universelle dans un élan frissonnant de vie.
La sève tapie dans l'ombre jaillit de terre et s'épanouit en fleur blanche, l'ombelle, retrouvant la candeur universelle dans un élan frissonnant de vie.
Et précisément, les images du "E blanc" expriment un esprit de voyage et d'ascension provoqué par l'avènement de la lumière.
Rimbaud reprend le motif du "frisson" des êtres sous le souffle universel qui fait le jour et les saisons. Dans la version initiale dont témoigne la copie de la main de Verlaine, le mot apparaît à deux reprises, accentuant le parallèle suivant entre "frissons des vapeurs et des tentes" et "frissons d'ombelles". Dans la version finale, il renonce à cet effet et substitue au mot "frissons" le mot "candeurs". Or, ce terme de "candeurs" aurait pu venir plus tôt sous sa plume, puisqu'il était déjà exploité dans plusieurs poèmes et notamment dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs : "Exalte-nous vers des candeurs / Plus candides que les Maries".
Je citais déjà cet extrait en 2003 et j'insistais encore sur plusieurs éléments intéressants du poème Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs.
[...]Mais ni Renan, ni le chat MurrN'ont vu les Bleus Thyrses immenses![...]Exalte-nous vers des candeursPlus candides que les Maries...Ta Rime sourdra, rose ou blanche,
Comme un rayon de sodium,
[...]De tes noirs Poèmes, - Jongleur !Blancs, verts et rouges dioptriques,Que s'évadent d'étranges fleursEt des papillons électriques !
La mention "Chat Murr" a la rime évoque la figure d'E. T. A. Hoffman qu'on peut impliquer sans peine dans la théorie des correspondances. Rimbaud ne le cite toutefois pas parce qu'il l'a effectivement lu, mais parce qu'il en a rencontré la mention dans les vers de Banville. Le mot "dioptriques" montre assez que Rimbaud s'intéresse aux phénomènes optiques, à la réfraction de la lumière, et nous observons que ce sont les couleurs de voyelles qui apparaissent ici : "Bleus", "rose ou blanche", "noirs" "Blancs, verts et rouges".
Le rose est la seule couleur ajoutée à cet ensemble, nom de couleur qui vient d'une fleur et qui est associé au blanc, couleur qui revient deux fois dans cet extrait.
Si ce sont les voyelles qui exhibent leurs couleurs dans le célèbre sonnet, c'est la "Rime" qui nous les offre dans le poème envoyé à Banville, et Rimbaud associe l'idée d'aube à ces associations par l'emploi du verbe "sourdre" qui reviendra dans Après le Déluge dans un propos révolutionnaire, verbe aussi qui suppose que quelque chose de caché vient au jour, comme dans la succession des "Golfes d'ombre" aux frissons du "E blanc".
L'équivoque sur "rayon de sodium" est assez sensible pour conforter l'idée, d'autant que le verbe rare "bombinent" est lui-même associé à l'aurore et au bleu du ciel dans Les Mains de Jeanne-Marie :
Mains chasseresses des diptèresDont bombinent les bleuisonsAurorales, vers les nectaires?
L'enchaînement du "A noir" et du "E blanc" devient indiscutablement premiers moments du jour dans notre perception de lecteurs. Non, je me trompe, j'ai dit tout cela en 2003, ça n'a intéressé, ni marqué personne.
Un autre lien intertextuel dont je ne me rappelle plus si je l'ai déjà publié quelque part est d'ailleurs à observer avec les "Lances des glaciers fiers". Cet adjectif mis en vedette par la postposition est exploité encore une fois dans une vue révolutionnaire dans Les Mains de Jeanne-Marie :
Le dos de ces Mains est la placeQu'en baisa tout Révolté fier!
Mais il apparaît initialement de manière fortement similaire dans Le Dormeur du Val :
C'est un trou de verdure où chante une rivièreAccrochant follement aux herbes des haillonsD'argent; où le soleil, de la montagne fière,Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.
Nous avions la "montagne fière", nous retrouvons les "glaciers fiers", et nous pouvons ajouter à cela les jeux de rejet d'un vers sur l'autre qui caractérisent nettement Le Dormeur du Val : "D'argent", "Luit", "Dort" face à "Golfes d'ombre".
Le sonnet du Dormeur du Val présente très précisément la transformation du "A noir" au "E blanc". Le dormeur a "deux trous rouges au côté droit", son corps est du côté du "A noir", mais la Nature lui verse le "E blanc".
Le Dormeur du Val est, pour l'essentiel, une répétition déguisée d'une même phrase (Il dort) à laquelle la répétition d'une seconde phrase s'entremêle (c'est un endroit qui est inondé de lumière).
C'est un trou de verdure où chante une rivière Accrochant follement aux herbes des haillons D'argent ;
(C'est un endroit qui est inondé de lumière)
où le soleil, de la montagne fière, Luit
(qui est inondé de lumière)
c'est un petit val qui mousse de rayons.
(C'est un endroit qui est inondé de lumière)
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue, Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu, Dort ;
(Il dort)
il est étendu dans l'herbe, sous la nue, Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
(Il dort dans un endroit qui est inondé de lumière)
Les pieds dans les glaïeuls, il dort.
(Il dort)
Souriant comme Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
(Il dort)
Nature, berce-le chaudement : il a froid
(berce-le)
Les parfums ne font pas frissonner sa narine :
(les frissons manquent)
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine Tranquille.
(Il dort dans un endroit inondé de lumière)
Il a deux trous rouges au côté droit.
(les deux trous rouges sont inondés par la lumière)
La Nature a pour mission de le ranimer, et la répétition "dort" n'est pas un euphémisme pour la mort, mais une foi dans l'action de régénération. Le vers "Les parfums ne font pas frissonner sa narine" exprime une lutte du poète intercesseur pour la vie, mais il n'en appelle pas au Christ, mais à la Nature.
C'est exactement l'image que l'on peut se faire de "candeurs" "plus candides que les Maries", passage antichrétien de Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs dont les mots de la rime "hystéries"::"Maries" seront repris, toujours dans un esprit antichrétien, dans Le Bateau ivre :
J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheriesHystériques, la houle à l'assaut des récifs,Sans songer que les pieds lumineux des MariesPussent forcer le mufle aux Océans poussifs !
Rimbaud se moque alors des bougies placées aux pieds des statues de la Vierge par les femmes des pêcheurs.
Observons encore que l'occurrence significative du verbe "frissonner" dans Le Dormeur du Val, voilà qui est très proche d'un passage des "puanteurs cruelles" aux "frissons" de vie des ombelles, des vapeurs, dans Voyelles.
Nous passons bien du mortifère à l'éveil de vie du jour lumineux.
Et cette perspective de vie de la Nature opposée à la religion chrétienne, c'est celle de Credo in unam. C'est quoi déjà Credo in unam? un centon parnassien? Donc, Le Dormeur du Val, Voyelles, Aube, etc., sont dans la dépendance d'idées d'une marqueterie de jeunesse. J'ai du mal à le croire. En plus, c'est superbe à lire Credo in unam.
Le soleil, le foyer de tendresse et de vieVerse l'amour brûlant à la terre ravie ;Et quand on est couché sur la vallée, on sentQue la terre est nubile et déborde de sang :[...]Et tout vit ! et tout monte! [...]La Terre berçant l'Homme [...]Le monde vibrera comme une immense lyreDans le frémissement d'un immense baiser![...]Le corps nu d'Europé, qui jette son bras blancAu cou nerveux du dieu frissonnant dans la vague...
Je m'en suis tenu à un minimum de citations, reprenant volontairement l'idée que "tout monte", et les occurrences des mots "berçant" et "frissonnant".
Maintenant, le lecteur ne veut jamais qu'on lui explique la poésie. Alors, je demande pour les publications à venir s'il a besoin d'être assisté d'un cours magistral pour comprendre la portée des citations précédentes, et les relations que je fais spontanément avec Le Dormeur du Val ou Voyelles.
En tout cas, c'est bien gentil de dauber l'analyse littéraire, mais jamais un autre lecteur de Rimbaud à part moi n'a jamais dit ou écrit ce que je dis d'évident sur Voyelles. Mais tous ces grands auteurs et artistes que le monde admire, les René Char, les Breton, les Aragon, les Julien Gracq, les Bonnefoy, et tous ces gens qui disent que la poésie ne doit pas être commentée, ils étaient malicieux qu'ils se sont retenus de dire que Voyelles était un poème communard et antichrétien dans la continuité de Credo in unam.
Ce n'était pas commenté que de montrer en une phrase ou deux quelle orientation de pensée il prêtait au poème, que je sache.
Tu parles, ils ont fait les beaux devant un poème qu'ils ne comprenaient, et plus cruellement qu'ils ne sentaient pas!
Tout ce qui précède a donné des amorces nettes d'une lecture antichrétienne et communarde de Voyelles.
Je reviens maintenant au plan littéral.
Avec l'aube, les vapeurs se lèvent et s'agitent, mais aussi apparaissent les tentes de la famille nomade des humains. La coordination de "vapeurs" et "tentes" est volontaire. La tente doit être considérée ici dans un sens symbolique. Nous sommes, comme les vapeurs, des voyageurs sur cette planète. Le mot est en quelque sorte le signe d'une invitation au voyage. Et cet infiniment petit que nous sommes, cet instant fugace, est mis en relation avec des montagnes aux sommets enneigés. En phase avec l'univers minéral, le mot "frissons" initial ou le mot "candeurs" de la leçon décisive cède la place au mot concret "Lances". Mais ces "lances" sont comme les "frissons" des poussées vers le ciel et la lumière.
Et tout cela fait une royauté, tout comme celle de l'Homme dans le poème Soleil et Chair : "l'Homme est Roi!" Les vapeurs, les tentes, les glaciers sont les rois blancs, dans un voyage du petit au géant, voyage qui, circulairement, revient aux fleurs, aux ombelles.
Une hypothèse a été émise selon laquelle les ombelles désigneraient la ciguë, sachant qu'il est question de poisons dans Les Mains de Jeanne-Marie. Après mûre réflexion, cette idée me paraît arbitraire. D'abord, la ciguë n'est qu'une plante ombellifère parmi d'autres, et dans cette famille nous rencontrons la carotte, le panais, le cerfeuil et d'autres plantes qui nous sont autrement familières que la ciguë. Ensuite, ce n'est pas le sens de poison qui est ciblé quand Rimbaud reprend le nom "ombelle" dans Mémoire.
L'ombelle à laquelle pense Rimbaud, c'est tout simplement la plante qui s'élève assez haut sur une tige avec une inflorescence blanche en forme de parasol, ou pour le dire mieux en forme de sphère comme le soleil son concurrent sympathique.
Dans Mémoire, cette "Madame" "foulant l'ombelle" accomplit un geste politique, elle a refusé le jour.
Le E blanc est bien celui des "candeurs" dans Voyelles et sa suffixation "-eurs" conforte l'évidente recherche de contraste avec les "puanteurs cruelles". Les deux vers sur le E blanc sont les seuls de tout le poème où la lecture communarde n'a pas de prise immédiate. Cette lecture potentielle est confortée par les sources, par des citations d'autres poèmes de Rimbaud qui montrent que nous avons pourtant bien affaire à une symbolique qui implique un souffle de révolte contre la religion.
Rimbaud n'a pas voulu enfermer son poème dans la seule lecture communarde. Je n'ai aucun besoin de justifier le souffle communard du poème en décodant les "Lances des glaciers fiers" qui seraient je ne sais quelle arme utilisée lors des combats. Cela ne m'intéresse pas, ni la poésie de Rimbaud. C'est l'association du E blanc vecteur des idées de Credo in unam à d'autres images du poème qui va établir l'horizon du sens communard du poème.
Et j'en profite ainsi pour dénoncer le malentendu qui fait qu'on m'attribue une lecture systématique. C'est ce que dit Alain Bardel sur son site. Il n'évoque qu'en passant ma thèse d'une lecture communarde du poème et il enferme globalement ma lecture avec un ensemble farfelu (Gengoux, Richer, Zissman), en passant à des universitaires, dont le pontifiant et inutile Etiemble. Je cite juste ceci :
[...]
L'interprétation communarde de David Ducoffre, bien que poursuivant une toute autre "visée de sens", relève aussi de la critique allégorique. Le poème lui semble se prêter à une "lecture aurorale" (biblio 2004, p.46) : "la distribution des couleurs rythme un énorme lever de soleil", des "ombres de la nuit" jusqu'à "l'aube violette" (biblio, 2003, p.63). Aurore toute symbolique, "aurore communarde" (biblio, 2003, p.85), qui est celle d'une "relance symbolique de l'espoir" après la Semaine sanglante. Dans cette optique, le "sang craché" sera celui des martyrs du printemps 1871, "les 'mouches éclatantes' qui 'bombinent' font bien sûr allusion tant aux bombes versaillaises qu'à la stridence des tirs meurtriers" (biblio, 2004, p.46), "Le suprême Oméga serait ultime et le 'rayon violet' évoquerait la gloire d'un soir historique" (biblio, 2004, p.47).Étrangers à des herméneutiques aussi systématiques, d'autres chercheurs se sont demandé s'il n'y avait pas, dans le poème, au moins une idée d'ensemble, une sorte de plan.
Très bien, et Alain Bardel, au moins, me cite à quelques reprises, puisque je ne le suis pas ailleurs, sauf par Steve Murphy.
Moi, les mots, on me demande de bien les placer, d'être prévenant, de pas être direct, de ne pas être un sauvage rimbaldien se dressant contre l'ordre et ses pesanteurs. Je pourrai penser aussi bien Rimbaud que cela, on me pourrira la vie si j'outrepasse mon petit statut.
Le problème, il est clair. J'ai expliqué Voyelles en 2003 dans la principale revue d'études rimbaldiennes. Oui, une explication délirante parmi d'autres, on n'a pas à s'y attarder. De nouvelles lectures de Voyelles ont été proposées après la mienne. On ne m'a tout simplement pas évoqué bien sûr, et je ne suis pas cité dans les éditions récentes des oeuvres de Rimbaud, voire dans les éditions mises à jour. Car voilà la vraie crise devant laquelle sont les rimbaldiens : depuis dix ans, ils n'ont pas considéré ma lecture comme juste ou visant juste. Car il ne s'agit plus d'arriver ou pas à lire Voyelles, il s'agit de dire si une publication fournie vise juste ou pas. L'absence de réaction a dix ans.
Maintenant, vous voyez tout ce que je suis capable de sortir à la minute sur Voyelles sans jamais m'égarer, je n'ai pas fini.
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