Deux versions manuscrites du poème Voyelles nous sont parvenues
La version la plus connue est une version manuscrite autographe dont Emile Blémont a fait hériter au XXème siècle la Maison de la poésie qu'il a créée Cette version coïncide avec la version originalement publiée dans Les Poètes maudits par les soins de Verlaine Les versions ultérieures ont laissé apparaître la version corrompue "bombillent" pour "bombinent", c'est-à-dire que la leçon "bombillent" ne témoigne en aucun cas de l'existence d'une troisième version du poème Il s'agit simplement d'une coquille liée à la deuxième publication des Poètes maudits et, si cette coquille s'est maintenue, c'est que plus personne parmi ceux qui éfitaient les poèmes de Rimbaud, y compris Verlaine, ne semble avoir eu accès au manuscrit du poème, ni s'être aperçu que la première publication portait la leçon "bombinent" L'emploi concurrent du mot dans Les Mains de Jeanne-Marie n'était pas connu à l'époque
En revanche, les rimbaldiens n'ont jamais pu, ni même cherché à établir si les manuscrits de Voyelles et d'Oraison du soir, hérités l'un d'Emile Blémont, l'autre de Léon Valade, étaient précisément ceux qui avaient servi de support aux transcriptions livrées dans la revue Lutèce en 1883 On le prétend sur la seule foi de la coïncidence des textes (ponctuation et mots), ce qui n'est pas suffisant
Une autre version manuscrite nous est parvenue au XXème siècle Il s'agit cette fois d'une copie de la main de Paul Verlaine, version qui fait partie du dossier paginé remis à Forain et qui comporte des différences
Deux différences invitent à penser que la version de la main de Verlaine est plus ancienne que la version connue qui nous est parvenue par deux voies distinctes : la publication dans Les Poètes maudits et le dépôt d'un manuscrit autographe à la Maison de la poésie
Le manuscrit autographe ayant appartenu à Emile Blémont offre un titre sans article, ce qui n'est pas très important en soi, à moins d'aimer pinailler, mais ce qui est une tendance tardive de Rimbaud, alors que le manuscrit de la main de Verlaine implique l'article Mais, surtout, le manuscrit remis à Emile Blémont comporte une rature importante au vers 5
Sur les deux versions manuscrites connues, les vers 5 et 6 comportent la répétition appuyée du mot "frissons"
Golfes d'ombre. E, frissons des vapeurs et des tentes,
Lances de glaçons fiers, rais blancs, frissons d'ombelles ! (copie de Verlaine)
Golfes d'ombre ; E, (biffé : frissons ) candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ; (copie autographe)
Pour prendre un exemple de ce qui est insuffisant en matière d'approche philologique, le site d'Alain Bardel se contente d'offrir l'une après l'autre les deux versions manuscrites finales du poème, en opposant les mentions "frissons" et "candeurs" dans une petite rubrique sur les variantes Or, ce qui est important, c'est de voir que la leçon "frissons" apparaît également sur le manuscrit autographe La correction "candeurs" est tardive C'est grâce à cette biffure que nous pouvons assez clairement plaider l'antériorité de la version dont témoigne la copie de Verlaine sur la copie autographe parvenue entre les mains d'Emile Blémont Partant de là, nous pouvons donner une direction d'un texte à l'autre qui permet d'étudier l'ensemble des variantes
Mais l'idée-force qui échappe à Alain Bardel, lequel n'est pas à proprement parler un critique ou chercheur rimbaldien, c'est que Rimbaud s'est attaché à cette répétition du mot "frissons" et que pour lui elle avait un sens
L'idée de Rimbaud est très nette, il dessine un parcours du mot "ombre" au mot "ombelles", par un jeu d'équivoque phonétique et cela rejoint encore une fois tout ce que j'ai dit sur ce passage du noir au blanc, unique dans le sonnet, au milieu d'un hémistiche, sur l'élision originale d'un "e" du mot "ombre" par un "E" blanc, sur cette importante succession noir/blanc qui est une figure de l'aube dans une succession nuit/jour
Mais, la leçon de la copie Verlaine et la leçon originelle du manuscrit autographe révèle un autre aspect de l'élaboration particulière des vers 5 et 6 de Voyelles, un autre aspect des associations liées au "E blanc"
Le "A noir" ne proposait que deux associations, le "E blanc", quoique le texte soit plus ramassé, en offre quatre
"frissons des vapeurs et des tentes"
"Lances des glaciers ou glaçons fiers"
"rais blancs" ou "rois blancs"
"frissons d'ombelles"
Il est aisé de comprendre que les éléments sont blancs dans la série : vapeurs, tentes, glaciers, glaçons, rois, rais, ombelles"
La correction "candeurs" au lieu de "frissons" va confirmer par connotation de couleur l'idée pour les mots "vapeurs" et "tentes" dans tous les cas La qualification "blancs" détermine le cas des "rois" ou "rais" Les "Lances" sont celles de "glaçons" ou "glaciers"
Dans la version originelle de Verlaine, l'assonance en "ons" est renforcée "frissons", "glaçons", "frissons"
Il est difficile de donner une chronologie pour les corrections du manuscrit autographe Rimbaud a-t-il corrigé le mot "frissons" en "candeurs" juste après la transcription du vers 5 ou à la fin de la transcription d'ensemble du sonnet
Toujours est-il que sur le manuscrit la mention "glaciers" se substitue d'emblée à la leçon "glaçons"
Et cette nouvelle leçon ne permet plus de douter cette fois que Rimbaud parle des sommets blancs des montagnes qui se découpent en manière de lances dans la plupart de nos représentations iconographiques
Le choix ultime du mot "candeurs" permet d'activer, mais sur le tard, une série d'échos sur les terminaisons en "eurs" dans le poème, mais nous savons donc en étudiant le manuscrit que cela n'a pas fait partie du projet initial du poète
Le mot "candeurs" est très présent déjà à l'époque dans la poésie de Rimbaud et cela se révèle un choix judicieux
Mais, du coup, on évacue un peu rapidement le terme "frissons"
Effectivement, la répétition d'un vers sur l'autre du mot "frissons" n'était pas très heureuse poétiquement
Cela ne cadrait pas avec la dynamique d'ensemble de la composition
Ceci dit, Rimbaud l'avait assumée cette répétition et elle faisait clairement partie de son idée originelle sur la composition des images associées au "E blanc"
Le mot "frissons" est un poncif littéraire d'une constante présence dans la poésie du XIXème siècle
Nous séparons à tort la poésie classique et la poésie romantique
Nous oublions que Voltaire a publié un nombre considérable de poèmes et qu'il a composé un grand nombre de poèmes longs à rimes plates pour exprimer sa pensée sur le monde
Lamartine, Hugo, sont loin de se démarquer en tant que romantiques de la poésie classique quand il compose de longues méditations, satires politiques, etc
L'originalité de Lamartine est réelle, mais elle ne peut se définir que subtilement, et certainement pas à grands traits, car Lamartine, pour composer ses poèmes sur l'automne, s'inspirent d'une abondance de poèmes similaires d'auteurs du XVIIIème siècle
Et le mot "frisson(s)" est un terme clef de l'éveil universel au sein de la Nature dans la poésie du XVIIIème siècle, dans la poésie romantique, dans la poésie parnassienne, dans la poésie verlainienne, et dans la poésie rimbaldienne
Nous pensons à Ophélie
Ce que Rimbaud compose clairement aux vers 5 et 6 de Voyelles, c'est la continuité de ce motif poétique qui n'est que partiellement romantique et qui, en réalité, vient de plus loin
Et encore une fois, nos expectatives au sujet de Voyelles montrent assez qu'à tort le public en fait un exemple de poésie de toute modernité quand il s'agit d'un poème né d'un formidable travail sur la tradition
"frissons de vapeurs et de tentes, Lances des glaciers ou glaçons fiers, rois blancs, frissons d'ombelles"
Lisez la poésie du XVIIIème siècle sur les saisons, lisez les exordes du printemps, lisez un peu dans cette poésie les occurrences des mots "vapeurs" ou "frissons"
Lisez les oiseaux qui s'éveillent dans les nids, lisez les poètes, lisez Rimbaud, mais lisez, réveillez-vous!
Or, j'en arrive à cette leçon "rais blancs" propre à la copie de la main de Verlaine
La copie autographe comporte la leçon "rois blancs" qui est celle aussi des Poètes maudits et cette leçon est évidente sur le manuscrit Rimbaud a écrit "rois" et non "rais" Deux mots qui se ressemblent fortement pourtant et qui laissent penser que "rais" est une probable coquille de Verlaine pour le mot "rois"
Nous avons un manuscrit autographe qui ne laisse aucune place à l'ambiguïté Rimbaud n'a pas mal écrit "rais", il a écrit lisiblement et nettement le mot "rois"
Ceci tend à écarter une lecture "rais blancs" qui n'apportait pas grand-chose de plus au cadre métaphorique du poème
Mais la lecture "rois blancs" est celle qui montre le plus la vacuité des propositions pour élucider l'énigme posée par ce sonnet Au mépris d'un cadre de "frissons" d'éveil dans la Nature, où l'homme est impliqué par les "tentes", habitation qui a quelque chose d'une fragile naissance à la différence d'un palais ou d'une grande maison, on a voulu voir dans ces rois blancs, des princes enturbannés dans du lin blanc
Pourtant ce n'est pas sentir Rimbaud que d'envisager qu'il puisse célébrer la royauté s'éveillant de rois classiques et brutaux oppresseurs, profiteurs
Que viendraient faire ces tyrans dans le décor?
Nous observons que les petites vapeurs et tentes passent aux glaciers fiers, puis nous redescendons aux ombelles
Tout ce monde-là est considéré dans une sorte de symbiose royale, et les "rois blancs", sont en apposition à tout cela, bien sûr aux "glaciers fiers", mais cette royauté diffuse sera celle aussi des tentes, des ombelles
C'est la royauté du jour qui est exprimée dans les frissons de l'aube, dans les frissons d'une humanité invitée à une balade dans l'univers, ce que dessert habilement le choix du mot "tentes" à la rime
Et pour l'heure, s'il y a bien eu délire interprétatif au sujet de ce poème, on voit assez que c'est dans la légèreté et gratuité avec laquelle on a parlé de princes enturbannés pour les "rois blancs"
Accuser ma lecture de délire interprétatif, c'est s'exposer à se voir reproché de grandes lacunes culturelles, une méconnaissance profonde de la poésie des siècles passés, rien moins
Je reviendrai plus tard sur les images associées au "E blanc" Pour l'instant, on constate encore une grande avancée de ma part et on ne peut que continuer de s'étonner du silence radicalisé des rimbaldiens, dont on attend beaucoup de leurs réflexions ultérieures sur les significations culturelles majeures de l'emploi du mot "frissons" en poésie au XIXème siècle
Je ne vois pas très bien comment ils vont me réfuter
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