jeudi 17 octobre 2013

U vert (partie 1)

Les quatrains ont présenté un premier mouvement d'élan du A noir au I rouge, en passant par le E blanc Nous avons appris à entendre la poésie enfouie dans les "puanteurs cruelles" en reconnaissant dans l'ombre une émergence de la lumière appel de jour et aussi un appel de vie qui peut aller paradoxalement jusqu'au don de soi par le "sang craché", expression qu'il faut lire telle qu'elle est, dans son sens littéral, et ainsi jusqu'aux "ivresses pénitentes" Le "A noir" et le "I rouge" permettent nettement d'associer cet élan symbolique à la récente répression de la Commune en mai 1871, tandis que le "E blanc" met en place une divinisation de la Nature qui relève de la sphère païenne antichrétienne du poème Credo in unam
A condition de se détacher du pourquoi de telle association à telle voyelle, le texte est beaucoup moins hermétique qu'il y paraît
Le "A noir" célèbre un amour né de la décomposition des corps sous l'action des mouches Il s'agit d'un acte de négation du néant des "puanteurs cruelles" Même dans ces "golfes d'ombre", quelque chose se joue
De ces éléments sombres jaillit une lumière, ce qu'orchestre le début du vers 5 qui, par exception, dans l'économie du sonnet, introduit une péripétie justifiant l'enchaînement du noir au blanc Le blanc survient, c'est l'aube qui éveille les vapeurs, éclaire les tentes des voyageurs de ce monde, l'aube qui touche et marque d'une empreinte royale l'immense et le petit, le sommet des pics enneigés et la fleur blanche au bout d'une tigé élancée Le blanc est une consécration, mais qui cède la place à une autre, celle de la pourpre sanglante gagnée dans les combats Nous revenons à l'image de destruction guerrière supposée par le "A noir", mais la vie s'agite dans le combat, nouvelle phase de négation de la ruine des corps Le texte rejoint ici l'idée de morts pour une cause, signification déjà sensible dans les poèmes de 1870 : "Morts de Quatre-vingt-douze", malgré la concurrence de poèmes opposés à la guerre francoprussienne comme Le Mal
Il va de soi que la question du patriotisme de Rimbaud doit être posée en termes adéquats Nulle contradiction entre le Rimbaud pacifiste avant le 4 septembre et le Rimbaud favorable à la guerre immédiatement après 
La subtilité est simplement la suivante Après le 4 septembre, le patriotisme de Rimbaud ne vient pas d'une identification nationale simple, il vient de ce qu'il défend la République Toutefois, il convient de considérer que dans l'idée politique de Rimbaud la France depuis la Révolution française, et Paris principalement, est porteur de ce flambeau  républicain pour le monde Si l'idée républicaine avait été prussienne, Rimbaud aurait pu envisager de passer à l'ennemi, l'idée de République étant pour lui la valeur importante, et non l'identification nationale, mais il n'en reste pas moins que l'identification des Parisiens a un peuple révolutionnaire tient objectivement de patriotisme incarné, patrimonial
Voilà sur cette question et sur le résumé de l'idée essentielle qui conduit Voyelles

Nous passons maintenant aux tercets et nous constatons bien que Rimbaud joue sur la composition en quatrains et tercets Le vers 9 est d'évidence un moment de ressaisie et non seulement le lieu de passage à une nouvelle série d'associations Le mot "cycles" est directement apposé au "U" initial Les tercets vont ouvrir de nouvelles perspectives, se situer sur un plan plus large, puisque le vert et le bleu vont être l'occasion d'ouvrir au cadre, celui de la Nature dans un premier temps avec transcendance de l'adjectif "divins" au vers 9 et celui cosmique d'un regard par-delà l'azur qui rencontre la transcendance, et mieux encore le regard en retour de la divinité

Rimbaud a interverti l'ordre de succession des deux dernières voyelles de l'alphabet pour des raisons symboliques évidentes Le U est associé au "vert" sans nécessité apparente, mais il semble importer dans l'ordre du discours que le vert soit associé à la Nature mer et terre, face au bleu de la sphère céleste
Par exception, mais aucun système n'est à rechercher plus outre à ce sujet, Rimbaud a joué sur les origines des lettres "u", "y" et "v" Le "y" qui apparaît dans "cycles" est en grec lié à la prononciation du "u" et non du "i" Et il est régulièrement observé que la graphie "v" est abondante au vers 9, créant un effet d'assonance, illustrant de manière décalée une récurrence de la lettre "u" dans le texte, puisque le "v" est né du "u" latin, et surtout participant d'un effet de sens puisque la forme de la lettre donne l'image d'une oscillation des mers sur le modèle d'un diapason et d'une démultiplication du "u" à l'infini Comme cela arrive très souvent en poésie, les effets de sens produits au plan formel sont redondants avec le sens des phrases et le choix des mots Rimbaud a choisi le mot extrêmement rare, propre à son siècle, "vibrements" pour s'exprimer Il s'agit donc d'un mot de la famille du verbe "vibrer", verbe associé à la lyre dans les images pythagoriciennes de Credo in unam : "Le monde vibrera comme une immense lyre", "Et tous ces mondes-là, que l'éther vaste embrasse, / Vibrent-ils aux accents d'une éternelle voix ?" Un ami personnel voit avec raison dans ce vers de Voyelles une allusion à la musique des sphères, l'évocation étant explicite et claire dans le cas de Credo in unam Dans son pastiche du sonnet Voyelles, le Sonnet des sept nombres, Cabaner proposera lui aussi des renvois explicites à la pensée pythagoricienne Nous y reviendrons
Le tercet du vert est fondé sur une bipartition entre agitation des mers et paix de la Nature terrestre, ce qui n'est pas sans faire écho à une symbolique similaire dans les poèmes Le Bateau ivre et "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur"
Les constantes symboliques associées par Rimbaud à la mer agitée permettent d'envisager une allusion imagée aux révoltes du peuple Parisien, qu'on pense déjà à la houle dans Les Poètes de sept ans, pour ne rien dire du Bateau ivre Enfin, idée qui n'est sans doute pas à la portée de nombre de lecteurs, le mot "cycles" à proximité invite à songer aux cycles de l'eau avec l'eau qui descend des glaciers et rejoint la mer Je remarque que le premier vers de "Qu'est-ce pour nous, mon Coeur," poème de peu postérieur à Voyelles selon toute vraisemblance, est une réécriture du premier vers du quatrième poème des Feuilles d'automne : "Que t'importe, mon coeur, ces naissances de rois?" et d'autres détails du poème d'Hugo entrent en résonance avec la composition de Rimbaud Cette réécriture aurait été également repéré par Steve Murphy, mais je n'ai pas pu accéder jusqu'à présent à sa thèse publiée en 1986 et ignore donc le parti qu'il a pu en tirer Mais, qu'il l'ait déjà lu ou non auparavant à Charleville, Rimbaud a lu le recueil Les Feuilles d'automne lors de son séjour à Paris en 1871 et 1872 Or, le septième poème des Feuilles d'automne intitulé Dicté en présence du glacier du Rhône offre le récit d'une haute poésie qui, "nuage errant", rencontre un sommet alpin, se transforme en glacier et, sous l'action du soleil, les pensées de la haute poésie "Redeszcendent des cieux aux mers" pour citer le dernier vers Je m'excuse mille fois de ne pas avoir trouvé un texte à citer de Baudelaire pour montrer qu'est défendable la suggestion la plus subtile et la plus cherchée que j'ai pu pressentir au sujet de Voyelles J'en demande pardon à tous les baudelairiens


(Un incident technique indépendant de ma volonté m'oblige à m'interrompre ici et à scinder en deux mon article sur le "U vert" Pour information, j'ai ajouté une note que je ne crois évidemment pas inintéressante en commentaire de l'article "Dire et suggérer" Je construis ici présentement un discours décisif sur Voyelles, susceptible d'emporter définitivement l'adhésion, pour qu'enfin je ne sois plus le seul au monde à comprendre ce poème de Rimbaud La culture se vit ici et non dans un débat entre Onfray et Finklekraut qui ne sont pas des philosophes pour moi, et non dans le journal Le Monde, et non dans une émission d'Ardison, et j'en passe et des meilleurs)

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