lundi 4 janvier 2016

Mechelen, Michel, Malin, Malines...

Le poème Malines est daté du mois d'août 1872 dans le recueil Romances sans paroles. Il rend donc compte d'une balade de Verlaine et Rimbaud qui eut lieu entre le 10 août et la fin du mois d'août de cette année-là, alors qu'ils résidaient pour la seconde fois à Bruxelles. Les deux poètes ne sont partis pour l'Angleterre qu'en septembre, ils embarquèrent le sept septembre, et il n'y a pas lieu de penser que Malines à vingt minutes de Bruxelles fut une escale sur le chemin du départ.
En revanche, vu l'importance du motif ferroviaire dans le poème de Verlaine, il convient de rappeler que la ligne Malines-Bruxelles fut la première inaugurée sur le continent en 1835, l'insulaire Angleterre étant elle en avance sur ce plan. Ce qui fait sens dans le poème n'est donc pas tant l'histoire de la ville de Malines que l'événement que fut la création continentale du chemin de fer reliant la petite ville de Malines à la capitale belge, plaçant ainsi la bourgeoise Belgique en ligne de mire des pays les plus rapidement industrialisés au dix-neuvième siècle. Verlaine s'inscrit alors quelque peu dans la continuité de la caricature baudelairienne d'une Belgique image outrée de la bourgeoisie française. On songe à la "Belgique déshabillée", mais le récit de voyage de Théophile Gautier me paraît également un intertexte capital de la section verlainienne de Paysages belges. Le récit de voyage de Gautier, très critique à l'égard des Belges et du dérisoire exotisme du pays voisin, avec en contrepoint son admiration pour la Hollande, le récit donc de Gautier souligne l'idée de monuments belges qui esthétiquement sont ramenées à de la sucrerie, ce qui équivaut à la comparaison du Panthéon parisien à un énorme gâteau raté par Hugo et d'autres. Verlaine évoque l'idée dans ses écrits personnels que la visite de la Belgique c'est comme manger du sucre. Le propos est cette fois plus nuancé, avec l'aveu d'un plaisir qui n'était pas du tout le cas de Gautier, mais l'opération satirique se maintient : le sucre est un à-côté tentant de la culture, un plaisir populaire distinct du raffinement artistique, et l'idée redevient négative quand il est question de cibler l'embourgeoisement des gens importants de Bruxelles, Malines ou Gand. Le poème Malines ne va pas sans persiflage quand il parle du "détail fin / Du château de quelque échevin / Rouge de brique et bleu d'ardoise", les maisons d'échevins étant un des symboles charmeurs de la ville flamande visitée. La même ironie amusée vise les "Royers-Collards" dans le poème Bruxelles Simples fresques II :

Des messieurs bien mis,
Sans nul doute amis
Des Royers-Collards,
Vont vers le château
J'estimerais beau
D'être ces vieillards.

Le but des Paysages belges est de cerner une atmosphère belge où se marient les pires défauts de l'embourgeoisement (côté satirique du type de la chanson Les Flamandes de Jacques Brel) et pourtant le charme populaire et bon vivant d'une culture à laquelle les deux poètes ne furent pas insensibles comme précédemment Baudelaire et Gautier. L'image populaire du flamand médiéval est déjà bien présente dans la littérature, qu'il suffise de songer à leur réception à l'église Notre-Dame de Paris dans le roman de ce nom de Victor Hugo, sans oublier les jeux de mots sur les rois "bourgeois de Gand" dans des pièces telles que Hernani.
Entre Bruxelles Simples fresques II et Malines, Verlaine a intercalé la fête populaire au bois de la Cambre avec le poème Chevaux de bois, ce qui dans la dynamique du recueil contamine l'effet somnifère de l'espèce d'imitation d'une comptine satirique, de cette espèce de Frère Jacques retourné : "Dormez, les vaches ! Reposez, / Doux taureaux de la plaine immense".
L'amusement du poème Malines provient sans nul doute de ce que le train, événement du progrès, n'a rien changé au plat pays et à son calme. Les trains étaient réputés bruyants. Toute l'ironie vient de ce que le train qui file dans le paysage belge n'en perturbe pas la paix. Et en ce sens le progrès industriel fait cortège à la vacuité de "prés sans fins" cruellement assimilés un peu après à un "Sahara de prairies", avec "Trèfle, luzerne et blancs gazons". Le mot "noise" est placé significativement à la rime du premier vers d'un poème de traversée de "sites apaisés", et le poème n'étant constitué que de quatre quintils, le vers "Trèfle, luzerne et blancs gazons" se signale à l'attention en tant que milieu du poème, le dixième des vingt vers du poème. Dans les deux derniers quintils, la gradation est évidente entre leurs premiers vers qui vont établir par la rime une relation de "silence" à "murmure" : "Les wagons filent en silence", "Le train glisse sans un murmure". Ce parfait "silence" suspect n'est pas sans écho avec celui d'admiration du poème Juillet de Rimbaud qui est lui aussi un exercice ambivalent de peinture atmosphérique d'un paysage belge. Les deux poètes veulent associer le charme et la moquerie, les "prés sans fin" n'étant pas la redécouverte de "l'éternité", la "prairie amoureuse" des Poètes de sept ans.
Le dernier quatrain du poème de Verlaine permet de dépasser la question de l'ambivalence dans la mesure où s'y exprime l'idée bourgeoise du "salon / Où l'on cause bas", car c'est là qu'éclate la différence entre, d'un côté, le plaisir pris par les deux poètes à la pantomime et, de l'autre, la gravité flamande à respecter scrupuleusement un décorum mondain tout de contenance et respectabilité. A tout moment, on peut pouffer de rire.
Mais, le titre Malines attire encore l'attention. En effet, on peut y lire par calembour à la fois l'idée de Mal (et n'oublions pas que le dernier mot du poème est celui du très chrétien Fénelon) et l'idée de personnes poseuses qui veulent passer pour "mali(g)nes".
Or, nous le savons, Rimbaud a créé un pendant au poème de Verlaine qu'il a intitulé Michel et Christine. Le titre vient à l'évidence d'un vaudeville d'Eugène Scribe, peu importe que le poème ne démarque pas l'histoire de cette pièce. Ce n'est pas là l'essentiel. Les deux poèmes évoquent le passage du train dans un paysage plat, Rimbaud optant pour une image ramassée saisissante : "cent Solognes longues comme un railway". Si le poème rimbaldien offre une matière plus fournie, il faut tout de même s'attarder encore sur la comparaison des titres. Les deux ne riment pas vraiment entre eux à cause du "s" terminal de Malines, mais l'assonance n'en est pas moins patente : Christine... Les deux poèmes ont un M majuscule à l'initiale : Malines face à Michel. Ici, on peut sans doute renforcer l'idée du rapprochement en soulignant que le nom flamand de la ville de Malines est "Mechelen", en précisant que le "ch" va se prononcer plutôt comme un "k". La graphie "Mechelen" me semble un probable pont du nom "Malines" à celui de "Michel". C'est alors que me vient l'idée d'un autre jeu de mots qui ne figure pas dans le texte, mais qui pourrait être une "private joie" latente entre Verlaine et Rimbaud. Je n'ai aucun moyen de prouver cela, mais autant soumettre cette idée aux lecteurs. Car, dans la ville de Malines, se trouve une cathédrale de Saint-Rombaut célèbre pour sa grande tour inachevée enrichie d'une horloge plus grande que celle de Big Ben, tour qu'on appelle la "Tour Rombaut". Le moine Rombaut venu d'Angleterre, sinon d'Irlande, aurait évangélisé la région de Malines avant de finir en martyr. La ressemblance du nom Rombaut avec celui de Rimbaud ne pouvait échapper à nos deux poètes. Celle-ci n'est pas exploitée dans le poème, mais deux observations sont à faire. Premièrement, l'écho entre les titres Malines et Michel et Christine impose l'identification d'un double calembour : Malines est à la fois Michel par l'écho ludique de la graphie flamande "Mechelen" et l'inverse de "Christine" puisque la terminaison "-ine(s)" nous oblige à identifier d'un côté le mot "Mal"' de l'autre le "Christ".
Dans Birds in the night, le poème qui suit immédiatement Malines, Verlaine fixe sa préférence religieuse du côté d'un Mal identifié à Rimbaud, l'auteur du Bateau ivre, ce qui a déjà été dit :

Par instants je suis le pauvre navire
Qui court démâté parmi la tempête
Et, ne voyant pas Notre-Dame luire,
Pour l'engouffrement en priant s'apprête.

Toute la fin de Birds in the night joue sur l'ambiguïté d'une double lecture possible. Sous l'apparence d'un discours chrétien repenti perce le blasphème et la prière au Mal qu'on "a devancé". La même "extase rouge" qu'un "premier chrétien" n'est la même que par comparaison entre âmes résolues. Et le rire "à Jésus témoin" ne manque pas d'interpeller le lecteur, à tel point qu'il serait bon de comparer également la toute fin du poème Michel et Christine avec le faux air de martyre chrétien des derniers quatrains de Birds in the night.
Si l'idée d'un calembour entre les noms de Rombaut et Rimbaud n'est nulle part prise en charge par Verlaine. En revanche, l'idée de calembours en série autour du nom "Malines" n'est pas contestable. On l'a vu par la comparaison avec le titre Michel et Christine, cela s'observe encore avec un poème d'un recueil Invectives publié après la mort de Verlaine en 1896. Il s'agit du poème XXIV Hou ! Hou !

Swells de Brussels, et gratin de la Campine,
Malines de Malines, élégants de Gand,
A Linos, Orpheus et leur race divine
Jetez le caleçon, relevez leur gant.
         Belges que vous êtes,
         Chantez, mes amours,
         De vos grands poètes
         L'on rira toujours.

Mais, las ! j'oublie, et vous êtes pittoresque
En même temps qu'esthétique et musical.
Pour la couleur aucun ne vous vaut presque
Et votre Rubens marche mal votre égal.
         Belges que vous êtes,
         Peignez, mes amours,
         De vos grands poètes
         L'on rira toujours.

L'esprit vous étouffe et les bords de la Senne
N'ont que ceux de la Sprée en ça pour rivaux
Et, de par Léopold, KÖNING DER BELGEN,
Vos mots vont bien au niveau de vos travaux.
          Belges que vous êtes,
          Causez, mes amours,
          De vos grands poètes
          L'on rira toujours.

Enfin c'est vrai que vous sonnez la diane
Et nous allez "annexer" ainsi que dû.
Heureusement, comme l'on dit, que la douane
Est là pour une fois, bons messieurs, sais-tu ?
          Belges que vous êtes,
          Venez, mes amours,
          De vos grands poètes
          L'on rira toujours.


L'espèce de refrain en vers courts qui invite à chanter, peindre, causer, plutôt que de composer de la poésie, fait quelque peu songer aux tours en rond du poème Chevaux de bois avec la rime "amours"::"toujours" et le rythme concis des infinitifs: "Tournez" répété dans l'un et la suite "chantez", "peignez", "causez", "venez" dans l'autre.
Le mot "Swells" est un équivalent pédant pour les mots "élégants" et "malins" qui suivent. Il s'agit de l'homme qui pose en important qu'il n'est pas, qui fait le malin sans l'être.
Le jeu de mots est ici explicite "Malins de Malines", mais si nous cherchons à déterminer la césure des vers de onze syllabes de ce poème : nous nous apercevons rapidement que si nous ne voulons pas en demeurer à un partage paresseux entre ceux qui semblent avoir une césure après la quatrième syllabe, ceux qui semblent en avoir une après la cinquième et ceux qui l'auraient après la cinquième sinon la sixième syllabe, force est de constater que c'est l'idée d'une césure après la quatrième syllabe qui tend à s'imposer :

Swells de Brussels...
Mais las ! j'oublie...
En même temps...
Pour la couleur...
Vos mots vont bien...
Enfin c'est vrai...
Et nous allez...
Heureusement,...

Car si un nombre élevé de vers ne semblent pas respecter l'idée d'une césure après la quatrième syllabe la lecture forcée impose à l'esprit une série de jeux de mots ou de procédés de mise en relief assez sensible :

Malins de Mal+ines, élégants de Gand,
(détachement du "Mal et circularité syllabique symétrique du premier vers : "Swells de Brussels", "Malins de Mal...")
A Linos, Or+pheus et leur race divine
(calembour "Or" et peut-être "feu")
Jetez le cal+eçon, relevez leur gant.
(césure adoucie par le "e" qui la suit et mime du caleçon jeté par-dessus la césure)
Et votre Ru+bens marche mal votre égal.
(Effet de prose, vers qui marche mal?)
L'esprit vous é+touffe et les bords de la Senne
(mime d'un étranglement à la césure)
N'ont que ceux de + la Sprée en ça pour rivaux
(procédé d'insistance sur le nom de "la Sprée" juste après celui de "la Senne" flanqué à la rime, l'homophonie avec le fleuve parisien jouant à plein)
Et, de par Lé+opold, KÖNING DER BELGEN,
(jeu apparemment d'étirement rigolo du nom sur ses deux "o")
Est là pour u+ne fois, bons messieurs, sais-tu?
(visiblement une saillie sur le célèbre "une fois" bruxellois, puisque le chevauchement à la césure invite à une lecture traînante de l'expression, le tour "sais-tu?" confirme clairement qu'il est question d'imiter une façon de parler typique des belges)

Libre à vous de penser, "Belges que vous êtes" que Verlaine n'a pas du tout recherché de tels effets à la césure et qu'il faut considérer que la césure n'est pas toujours à la même place dans les différents vers de onze syllabes de ce poème. Pour moi, le surplus de sens est tellement évident que je ne perdrai pas plus mon temps à justifier ma lecture métrique de cette pièce.
En même temps, il va de soi que ce poème plus franchement satirique éclaire certains aspects comiques de l'humour plus feutré de la section "Paysages belges" des Romances sans paroles.
A cette aune, le Mal dans Malines ne sera pas tant l'idée que le voyage vers Malines soit celui de deux poètes damnés, encore que je ne négligerais pas cet aspect en sous-main, que l'idée d'un couac flamand dans une Nature qui se veut "faite à souhait pour Fénelon", où nous glissons de la citation originale "pour le plaisir des yeux" à la désignation de personne "pour Fénelon", corruption sensible qui glisse de l'apparence visuelle à la réalité morale d'un comportement social affecté et vain.

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Cette étude est quelque peu en marge de l'analyse rimbaldienne puisqu'il est question essentiellement de poèmes de Verlaine, mais elle participe à une meilleure compréhension du poème Michel et Christine, voire du couple formé chez Rimbaud par les poèmes belges de l'été 1872 que sont Juillet et  Michel et Christine. Elle a donc bien pleinement sa place ici. Comparer l'esthétique des "Paysages belges" à certaines oeuvres plus hermétiques de Rimbaud, c'est ouvrir la voie à une meilleure perception des dernières compositions en vers de l'adolescent ardennais. On ne saurait minimiser le travail essentiel qui peut être conduit sur ce plan comparatiste-là.

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