A tort ou à raison, je ne désespère pas de trouver un jour ou l'autre une attestation du mot employé par Rimbaud dans Mes petites amoureuses "pialats". C'est un nom de famille français assez courant et il est effectivement très proche de la famille du verbe "pialer, piauler, piailler". Le suffixe en "-at" peut difficilement être autre chose ici qu'une façon de transformer en substantif le résultat d'une action verbale, comme crachat qui vient de cracher et pissat qui vient de pisser. La nuance vient de ce que "cracher" et "pisser" sont des verbes qui supposent une forte projection, ce qui peut être différent du verbe "pialer" qui signifie "pleurer", mais aussi de manière imagée "crier, se plaindre, se lamenter". Ce verbe est passé du côté des cris d'animaux. Mais fondamentalement avec cette idée originelle du pleur il n'est pas difficile de comprendre que le pialat est le résultat de l'action de pialer, comme le crachat est le résultat de l'action de cracher et le pissat celui de l'action d'uriner. Le mot "crachats" est particulièrement affectionné par Rimbaud : les "crachats rouges de la mitraille" du poème Le Mal ou les "Crachats sucrés des nymphes noires" dans Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs le confirment. Qui plus est, l'idée d'une construction similaire à "pissat" n'est pas vaine, si l'on songe que ces "petites amoureuses" qui ont peur de Dieu entrechoquent leurs genouillères. Si leurs genoux se cognent ainsi, elles peuvent très bien ne plus retenir leur urine, comme dans le cas d'une peur violente. Les "pialats ronds" tombent directement sur les genouillères, ce qui amène à envisager la perfidie lexicale de "pialats" proches du "pissat". Dès le début du poème, Rimbaud nous expose au mot "hydrolat", ce qui conforte le lien avec les fleurs transformées en crachats dans le poème cité envoyé à Banville, puisque l'hydrolat contient des substances florales en principe. Cette fois, le suffixe en "-at" ne vient pas de la création d'un nom à partir d'un verbe, mais nous retrouvons l'idée d'une substance liquide particulière "hydrolat, alcoolat". Il est assez clair qu'il ne faut pas chercher une définition originale au mot "pialat" : cratère, pile, etc. Ce que je cherche, c'est une attestation en français ou dans un patois français ou assimilé qui achèverait de confirmer que le substantif "pialats" veut bien dire "traces laissées par des pleurs", sinon "pleurs". N'oublions pas qu'après "hydrolat", le troisième mot du poème n'est autre que "lacrymal".
Evidemment, il convient d'élargir la recherche, histoire d'éprouver la validité de l'hypothèse. Une de mes idées, c'est de chercher une expression très proche du discours de Rimbaud, au moyen non pas du suffixe en "-at", mais au moyen du suffixe plus généralement utilisé pour les bruits et les cris d'animaux, "pialement". Rimbaud connaissait l'emploi patoisant de "pialats", mais son texte pouvait s'inspirer d'une chose lue formulée dans un registre de langue plus courant. La moisson n'est pas fabuleuse, mais en cherchant sur "Google" pour le mot "pialement", j'ai trouvé tout de même assez peu étonnant de tomber sur un texte pieux du XVIe siècle où le "pialement" est reproché à l'homme qui se complaît dans son affliction. Un titre accompagne la mention, celui de "Coeur affligé", ce que je ne saurais manquer de rapprocher du titre "Coeur supplicié" d'un poème assez contemporain de "Mes petites amoureuses". J'ai l'impression que Rimbaud a entendu une sorte de sermon populaire où apparaissait le mot "pialats" pour "pialement". Autrement dit, il aurait entendu un discours moralisateur qui sentait encore quelque peu la religion ou sa bonne conscience en patois. C'est l'approche du problème qui me paraît la plus logique. Mais je cherche tout de même ces attestations de "pialats" en patois, d'autant que je voudrais cerner le sens précis du mot. Aujourd'hui, pour les oiseaux, le verbe "piailler" n'est associé qu'au seul cri des oiseaux, l'idée de gémissement l'a emporté sur l'idée de pleurs, ce qui n'est pas le cas des "pialats" de Rimbaud, d'autant que le poète nous fait observer leur forme ronde.
Dans ce genre de recherche, la variation lexicale n'est pas à négliger. Un mot qui vient du latin évolue différemment selon les régions. Face à "pialer", nous avons le verbe "piauler", les rimbaldiens n'ont pas manqué d'envisager cette extension, mais du coup je cherche moi une attestation de "piaulats" aussi bien que de "pialats". Ma recherche a abouti avec un recueil de poésies publié en 1860. Il s'agit d'un recueil auvergnat en occitan qui s'intitule "Lès piaulats d'un reipetit". Son auteur est un certain J.-B. Veyre ou Veyres. La forme "reipetit" où on reconnaît aisément "petit roi" en sens inverse peut se traduire par roitelet, et je parierais que le titre veut dire "Les pleurs ou gémissements d'un roitelet".
J'aimerais assez mettre la main sur cet ouvrage pour vérifier mon hypothèse. Ce serait enfin l'attestation tant attendue pour justifier l'emploi du mot "pialats" par Rimbaud. Peu importe que ce soit de l'occitan, les langues d'oc comme les langues d'oil viennent du latin, ce n'est pas là le problème. Ce qu'il faudrait en revanche, c'est lire l'ouvrage lui-même pour éprouver la signification du titre. A m'en contenter, je ne peux qu'émettre une conjecture plausible : c'est la lecture des poésies de Veyres qui permettra d'aviser quant au sens de ce mot et qui m'autorisera à établir si oui ou non nous avons la preuve d'une vie populaire par les patois de France d'un mot dont l'évolution a donné tantôt "piaulat", tantôt "pialat".
La référence à cet ouvrage auvergnat est disponible au format PDF sur un site https://www.forgottenbooks.com. Il s'agit d'une Gazette Littéraire Artistique et Bibliographique de 1876. La consultation est particulière et ne me permet pas d'y associer un lien pour mes lecteurs. J'ai trouvé également cette référence dans une publication occitane de 1923, toujours sur la toile : Cartabéu de Santo-Estello. Voici le lien de cet autre fichier au format PDF. Enfin, j'ai trouvé un autre document au format PDF dont je donne ici le lien : Quelques glanes en Haut-Quercy par Jean Sibille. Il s'agit d'un article récent paru en 2015 dans la Revue de linguistique romane, Société de linguistique romane, pp.93-122.
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Dans le poème Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, Rimbaud emploie un autre verbe ancien "incaguer" : "Incague la mer de Sorrente". Le verbe latin cacare a donné le verbe "caguer" en français, via sa persistance dans le monde occitan. Le verbe "caguer" est employé couramment à Toulouse pour dire "chier, faire caca" et l'expression "envoyer caguer" au lieu de "envoyer chier" est très courante également. Le verbe "incaguer" est enrichi d'un préfixe. J'ignore s'il est parvenu en français directement à partir d'une forme latine incacare ou s'il n'a pas été plutôt hérité d'une forme italienne enrichie du préfixe "in-". Je remarque tout de même l'identité de forme pour le reste entre la base "caguer" dans "incaguer" et le verbe "caguer". L'évolution phonétique semble identique.
Le mot "incaguer" est un terme vieilli à l'époque de Rimbaud, voire un terme hors d'usage, mais ce mot était encore bien vivant et bien expressif quelques siècles auparavant.
Au XVIIe siècle, les écrivains employaient ce verbe "incaguer" qui avait les honneurs d'une entrée dans les dictionnaires. Ce qui rendait le mot plus acceptable, c'est qu'on ne lui reconnaissait pas le sens imagé de "chier". Il était sans aucun doute déjà synonyme d'emmerder, de conchier, d'envoyer chier, mais les dictionnaires lui donnent les sens suivants : "braver, défier, se moquer de quelqu'un". Il s'agit sans aucun doute d'une définition accommodante par souci des bienséances. Ce verbe n'en est pas moins admis comme familier et réservé au style comique. C'est ainsi que les dictionnaires le présentent. Une citation de Regnard sert à illustrer la définition de ces vieux dictionnaires académiques : "Je me ris de tes coups, j'incague ta fureur" (Le Joueur, I, 4). Une autre citation, sans nom d'auteur, revient dans les dictionnaires du XVIIIe siècle : "Il me menace, mais je le défie de me rien faire, je l'incague", et elle ressemble étonnamment à notre moderne "je l'emmerde". Les dictionnaires signalent encore des locutions comme prêtes à l'emploi : "Incaguer le destin, incaguer la fortune", où le sens scatologique tend cette fois à s'effacer, sans que les rapprochements ne cessent d'être pertinents avec nos contemporains "j'emmerde le sort".
Il est assez évident que Rimbaud a rencontré le mot "incaguer" dans des textes du XVIIe, sinon du XVIe, et de deux choses l'une ou il s'est contenté d'un repérage unique du mot ou un dictionnaire lui a permis d'aller repérer un ensemble de mentions disparates.
Dans ses Grotesques, Théophile Gautier offre une mention du verbe sous la plume de Théophile de Viau, et la conjugaison du mot correspond à l'orthographe rimbaldienne, quoique nous passions de l'indicatif à l'impératif présent : "Mon âme incague les destins". Pour guider Rimbaud vers ce mot, Théophile Gautier est un bon candidat. Il s'agit d'un écrivain important de son siècle et les Grotesques offrent un tableau d'une littérature du dix-septième siècle marginalisée parce que ne correspondant pas aux règles du classicisme.
Toutefois, à côté de Théophile de Viau, un poème de Saint-Amant retient toute mon attention, un poème où le mot "Brie" figure à la rime comme dans l'espèce de dernier poème connu de Rimbaud dans sa lettre à Delahaye du 14 octobre 1875, ce poème s'intitule "Le Fromage", son amorce a quelque chose avant l'heure d'une inversion de la pose lamartinienne : "Assis sur le bord d'un chantier,..." et surtout sa facture en octosyllabes favorise le rapprochement entre les deux vers suivants : "Incague la sainte Ambroisie !" et "Incague la mer de Sorrente". Notons toutefois que Saint-Amant n'emploie pourtant pas l'impératif : "Quel goût rare et délicieux ! / Qu'au prix de lui ma fantaisie / Incague la sainte Ambroisie !"
Mais cette défécation sur l'ambroisie correspond bien au principe constant du poème de Rimbaud qui ravale les lys à des équivalents d'excréments.
Qu'avait réellement lu Rimbaud avant de composer son poème ? Et les dictionnaires avec la citation ou pas de Regnard, et le passage de Théophile de Viau via la lecture des Grotesques de Gautier ou non, et l'octosyllabe de Saint-Amant ?
Il me semble que l'octosyllabe de Saint-Amant est un excellent candidat, mais quel aura été le cheminement ?
Or, une autre piste m'intéresse beaucoup, celle des frères Corneille.
Dans les Poésies diverses de Pierre Corneille, nous rencontrons un étonnant poème "A monsieur D. L. T." qui se termine par l'expression d'une devise : "Que l'amour n'est qu'une sottise". Pierre Corneille se rencontre avec l'auteur de Mes petites amoureuses en quelque sorte. Ce poème plus léger est composé lui aussi en octosyllabes. Et ce poème rejoint quelque peu le sujet de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" quand le poète explique qu'il a fait "Un sot en vers d'un sot en prose". Rappelons-nous que dans "Mes petites amoureuses" le poète se reprochait d'avoir aimé, en passant à la satire mordante. Corneille ne dit pas autre chose dans ce poème : "Nous ferons de notre martyre / A communs frais une satire ; / Nous incaguerons les beautés". Nous rencontrons même l'expression : "Nous ferons nargue à leurs attraits", sachant que dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871 nous trouvons un "Nargue aux inconscients" où "nargue" est souvent pris à tort pour une forme verbale par les lecteurs.
Mais Rimbaud a-t-il lu tant de vers de Corneille que ça ? N'aurait-il pas plutôt consacré son temps à la lecture des nombreuses comédies, tragédies et tragi-comédies qui font la réputation de l'auteur, si jamais il avait dû s'avérer un lecteur attentif de l'oeuvre de Pierre Corneille, ce que rien n'atteste ?
Il se trouve qu'à l'époque de Rimbaud des articles étaient publiés sur le lexique de Corneille par un critique du nom de Marty-Laveaux. Sur internet, il est assez facile de trouver un article de 1861 intitulé "De la langue de Corneille" où une note à cheval sur les pages 233 et 234 fait état d'une série de mots perdus par notre langue dont Corneille avait conservé l'usage : incaguer est mentionné dans cette liste. Si j'ai bien compris cette note qui vaut renvoi à un autre ouvrage de l'auteur Marty-Laveaux, un commentaire sur ces mots, et notamment sur le verbe "incaguer", se trouverait dans un ouvrage ayant obtenu le prix décerné en 1859 par l'Académie française : le Lexique de Pierre Corneille. Voici toujours un lien vers l'article heureusement mis en ligne.
Mais il reste un dernier cas intéressant à traiter. Le frère de Pierre Corneille, Thomas Corneille, a lui-même employé le verbe "incaguer" et dans une pièce de théâtre même. Il s'agit de la comédie Le Geôlier de soi-même et nous nous rappelons des précisions des dictionnaires, ce verbe d'un style bas est réservé à la littérature comique. Thomas Corneille fait parler un Jodelet et il convient de citer un mot-valise qui précède, surtout qu'il est phonétiquement équivoque, peut-être involontairement de la part de Thomas Corneille, car j'entends volontiers "déféquer" dans "défédériquer", mais contentons-nous de citer :
Nota Bene : Editeur de Ronsard, de Rabelais, etc., Marty-Laveaux a relevé également la mention rabelaisienne "incaguant ces sacrés livres" dans le Quart-Livre. Une édition importante du Lexique de Corneille date de 1868.
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Dans le poème Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, Rimbaud emploie un autre verbe ancien "incaguer" : "Incague la mer de Sorrente". Le verbe latin cacare a donné le verbe "caguer" en français, via sa persistance dans le monde occitan. Le verbe "caguer" est employé couramment à Toulouse pour dire "chier, faire caca" et l'expression "envoyer caguer" au lieu de "envoyer chier" est très courante également. Le verbe "incaguer" est enrichi d'un préfixe. J'ignore s'il est parvenu en français directement à partir d'une forme latine incacare ou s'il n'a pas été plutôt hérité d'une forme italienne enrichie du préfixe "in-". Je remarque tout de même l'identité de forme pour le reste entre la base "caguer" dans "incaguer" et le verbe "caguer". L'évolution phonétique semble identique.
Le mot "incaguer" est un terme vieilli à l'époque de Rimbaud, voire un terme hors d'usage, mais ce mot était encore bien vivant et bien expressif quelques siècles auparavant.
Au XVIIe siècle, les écrivains employaient ce verbe "incaguer" qui avait les honneurs d'une entrée dans les dictionnaires. Ce qui rendait le mot plus acceptable, c'est qu'on ne lui reconnaissait pas le sens imagé de "chier". Il était sans aucun doute déjà synonyme d'emmerder, de conchier, d'envoyer chier, mais les dictionnaires lui donnent les sens suivants : "braver, défier, se moquer de quelqu'un". Il s'agit sans aucun doute d'une définition accommodante par souci des bienséances. Ce verbe n'en est pas moins admis comme familier et réservé au style comique. C'est ainsi que les dictionnaires le présentent. Une citation de Regnard sert à illustrer la définition de ces vieux dictionnaires académiques : "Je me ris de tes coups, j'incague ta fureur" (Le Joueur, I, 4). Une autre citation, sans nom d'auteur, revient dans les dictionnaires du XVIIIe siècle : "Il me menace, mais je le défie de me rien faire, je l'incague", et elle ressemble étonnamment à notre moderne "je l'emmerde". Les dictionnaires signalent encore des locutions comme prêtes à l'emploi : "Incaguer le destin, incaguer la fortune", où le sens scatologique tend cette fois à s'effacer, sans que les rapprochements ne cessent d'être pertinents avec nos contemporains "j'emmerde le sort".
Il est assez évident que Rimbaud a rencontré le mot "incaguer" dans des textes du XVIIe, sinon du XVIe, et de deux choses l'une ou il s'est contenté d'un repérage unique du mot ou un dictionnaire lui a permis d'aller repérer un ensemble de mentions disparates.
Dans ses Grotesques, Théophile Gautier offre une mention du verbe sous la plume de Théophile de Viau, et la conjugaison du mot correspond à l'orthographe rimbaldienne, quoique nous passions de l'indicatif à l'impératif présent : "Mon âme incague les destins". Pour guider Rimbaud vers ce mot, Théophile Gautier est un bon candidat. Il s'agit d'un écrivain important de son siècle et les Grotesques offrent un tableau d'une littérature du dix-septième siècle marginalisée parce que ne correspondant pas aux règles du classicisme.
Toutefois, à côté de Théophile de Viau, un poème de Saint-Amant retient toute mon attention, un poème où le mot "Brie" figure à la rime comme dans l'espèce de dernier poème connu de Rimbaud dans sa lettre à Delahaye du 14 octobre 1875, ce poème s'intitule "Le Fromage", son amorce a quelque chose avant l'heure d'une inversion de la pose lamartinienne : "Assis sur le bord d'un chantier,..." et surtout sa facture en octosyllabes favorise le rapprochement entre les deux vers suivants : "Incague la sainte Ambroisie !" et "Incague la mer de Sorrente". Notons toutefois que Saint-Amant n'emploie pourtant pas l'impératif : "Quel goût rare et délicieux ! / Qu'au prix de lui ma fantaisie / Incague la sainte Ambroisie !"
Mais cette défécation sur l'ambroisie correspond bien au principe constant du poème de Rimbaud qui ravale les lys à des équivalents d'excréments.
Qu'avait réellement lu Rimbaud avant de composer son poème ? Et les dictionnaires avec la citation ou pas de Regnard, et le passage de Théophile de Viau via la lecture des Grotesques de Gautier ou non, et l'octosyllabe de Saint-Amant ?
Il me semble que l'octosyllabe de Saint-Amant est un excellent candidat, mais quel aura été le cheminement ?
Or, une autre piste m'intéresse beaucoup, celle des frères Corneille.
Dans les Poésies diverses de Pierre Corneille, nous rencontrons un étonnant poème "A monsieur D. L. T." qui se termine par l'expression d'une devise : "Que l'amour n'est qu'une sottise". Pierre Corneille se rencontre avec l'auteur de Mes petites amoureuses en quelque sorte. Ce poème plus léger est composé lui aussi en octosyllabes. Et ce poème rejoint quelque peu le sujet de "Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs" quand le poète explique qu'il a fait "Un sot en vers d'un sot en prose". Rappelons-nous que dans "Mes petites amoureuses" le poète se reprochait d'avoir aimé, en passant à la satire mordante. Corneille ne dit pas autre chose dans ce poème : "Nous ferons de notre martyre / A communs frais une satire ; / Nous incaguerons les beautés". Nous rencontrons même l'expression : "Nous ferons nargue à leurs attraits", sachant que dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871 nous trouvons un "Nargue aux inconscients" où "nargue" est souvent pris à tort pour une forme verbale par les lecteurs.
Mais Rimbaud a-t-il lu tant de vers de Corneille que ça ? N'aurait-il pas plutôt consacré son temps à la lecture des nombreuses comédies, tragédies et tragi-comédies qui font la réputation de l'auteur, si jamais il avait dû s'avérer un lecteur attentif de l'oeuvre de Pierre Corneille, ce que rien n'atteste ?
Il se trouve qu'à l'époque de Rimbaud des articles étaient publiés sur le lexique de Corneille par un critique du nom de Marty-Laveaux. Sur internet, il est assez facile de trouver un article de 1861 intitulé "De la langue de Corneille" où une note à cheval sur les pages 233 et 234 fait état d'une série de mots perdus par notre langue dont Corneille avait conservé l'usage : incaguer est mentionné dans cette liste. Si j'ai bien compris cette note qui vaut renvoi à un autre ouvrage de l'auteur Marty-Laveaux, un commentaire sur ces mots, et notamment sur le verbe "incaguer", se trouverait dans un ouvrage ayant obtenu le prix décerné en 1859 par l'Académie française : le Lexique de Pierre Corneille. Voici toujours un lien vers l'article heureusement mis en ligne.
Mais il reste un dernier cas intéressant à traiter. Le frère de Pierre Corneille, Thomas Corneille, a lui-même employé le verbe "incaguer" et dans une pièce de théâtre même. Il s'agit de la comédie Le Geôlier de soi-même et nous nous rappelons des précisions des dictionnaires, ce verbe d'un style bas est réservé à la littérature comique. Thomas Corneille fait parler un Jodelet et il convient de citer un mot-valise qui précède, surtout qu'il est phonétiquement équivoque, peut-être involontairement de la part de Thomas Corneille, car j'entends volontiers "déféquer" dans "défédériquer", mais contentons-nous de citer :
Et comme pour garant j'en ai la foi publique,Par son insistante répétition, Thomas Corneille a même pris un malin plaisir à suggérer le sens concret du verbe. Jodelet s'identifie alors à Fédéric, autre personnage de la pièce, mais ce qui m'intrigue c'est les titres de ces personnages. Jodelet n'en a aucun, il n'est bien sûr pas Fédéric. En revanche, Fédéric est prince de Sicile, et nous avons encore un Edouard infant de Sicile, un Roi de Naples, une Laure princesse de Sicile et une Isabelle princesse de Salerne. Voilà qui nous rapproche singulièrement de Sorrente. S'agit-il là d'une pure coïncidence ? Elle est tout de même amusante à mentionner à son tour. Une Flore est même la confidente d'Isabelle et à proximité de la mention "incague la sainte Ambroisie" Saint-Amant évoquait une Flore lui aussi, tandis que le poème du frère aîné Pierre Corneille ne comportait pas la création "défédérique", mais il avait ses autres jeux lexicaux : "J'épiloguais mes passions", "Je paraphrasais un visage", "Nous pasquinerons leurs malices", "Paranymphera le jambon". Pierre Corneille avait lu les vers de Saint-Amant et Thomas Corneille connaissait très bien et le poème de Saint-Amant et le poème de son frère aîné, cela ne saurait faire aucun doute. Toutes ces mentions sont liées entre elles. Dans le cas de Rimbaud, Marty-Laveaux ou Théophile Gautier ont-ils servi de passeurs ? Combien de mentions littéraires du verbe "incaguer" Rimbaud connaissait-il ? Pour l'instant, je cherche encore à déterminer tout cela.
Si vous êtes le seul qui me défédérique,
J'incague vos raisons prêtes à m'alléguer
Autant de fois qu'il faut pour les bien incaguer.
Nota Bene : Editeur de Ronsard, de Rabelais, etc., Marty-Laveaux a relevé également la mention rabelaisienne "incaguant ces sacrés livres" dans le Quart-Livre. Une édition importante du Lexique de Corneille date de 1868.
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