mercredi 1 septembre 2021

Rimbaud et Baudelaire : 1871 !

Dans sa lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, Rimbaud dresse une revue des grands poètes de son siècle et place Baudelaire tout en haut de la pyramide de ceux qui furent capables de se faire voyants, mais il accompagne aussitôt cette remarque d'une réserve très prononcée en ce qui concerne la forme :
[...] Mais inspecter l'invisible et entendre l'inouï étant autre chose que reprendre l'esprit des choses mortes, Baudelaire est le premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. Encore a-t-il vécu dans un milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui est mesquine : les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles.
L'expression "un vrai Dieu" a marqué les esprits et ces propos de Rimbaud sont devenus des justificateurs d'idolâtrie. Et ces propos étant tenus par un adolescent de seize ans et demi vivant à Charleville loin du milieu des poètes parisiens, l'authenticité de cet avis n'a pas été interrogée par la critique rimbaldienne. Il faut ajouter à cela que, par la magie, des cristallisations du débat littéraire, l'idée du poète comme "voyant" a été admise comme une théorie propre à Rimbaud. La meilleure étude qui ait été publiée des lettres du 13 mai à Izambard et du 15 mai à Demeny, encore à l'heure actuelle, nous vient de l'édition critique de ces lettres par Gérald Schaeffer en 1975. Et le texte de Gérald Schaeffer est accompagnée d'un essai de Marc Eigeldinger "La Voyance avant Rimbaud" où l'idée est replacée dans une perspective historique. L'emploi précurseur du motif métaphorique est reconnu à des prédécesseurs romantiques tels que Vigny et Hugo, mais l'idée demeure d'une spécificité de la réflexion rimbaldienne. Notons que cette idée des antériorités de Victor Hugo rebat quelque peu les cartes en défaveur de Baudelaire. Face à l'essai "La Voyance avant Rimbaud", André Guyaux a fait remarquer que le mot "voyance" n'était pas employé par Rimbaud. Et plusieurs autres rimbaldiens ont ensuite martelé cette nuance selon laquelle Rimbaud ne parlerait pas de voyance, quand il prétendrait devenir voyant : Antoine Fongaro et Yves Reboul. Personnellement, cette exclusion du mot "voyance" me paraît bien pointilleuse, et je préfère plus simplement considérer que Rimbaud parle du fait d'être un voyant, autrement dit un visionnaire, mais bien évidemment dans une optique rationnelle étrangère aux conceptions occultistes pures et simples.
Mais, l'idée du poète voyant excède de très loin la relation de Rimbaud à Baudelaire, nous n'allons donc pas pouvoir nous y attarder cette fois-ci. Toutefois, il faut rappeler qu'à côté de ses poèmes en vers ou en prose, Baudelaire a écrit pas pas mal d'autres textes, et en particulier des réflexions sur ses contemporains. Il y est question en particulier de l'allemand E. T. A. Hoffmann, très à la mode au dix-neuvième siècle. Il ne faut jamais oublier que Baudelaire qui traduisait des œuvres de langue anglaise en français cherchait à avoir son équivalent américain de Hoffmann avec Edgar Poe, et qu'il suffise de citer en passant son implication dans le cas du poème "Famille maudite" réintitulé "Mémoire" par la suite. Baudelaire avait prévu également de traduire un roman irlandais déjà très à la mode et cité favorablement par Hugo et Balzac, le Melmoth de Maturin. Baudelaire vante aussi les compétences de Victor Hugo le poète en tant que voyant, et il vante tout particulièrement en ce sens Les Misérables, quand bien même Baudelaire cherchera par la suite à se contredire à ce sujet.
Il faut ajouter que Rimbaud, en 1871, a dû connaître plusieurs versions éditées des Fleurs du Mal, il a dû avoir accès aux Epaves dans tous les cas, et ce qu'il ne faut pas oublier c'est que l'édition qu'il a dû avoir le plus souvent entre les mains est celle posthume de 1868 avec une très longue préface de Théophile Gautier, document qui doit avoir une place importante dans la bibliothèque d'un chercheur rimbaldien, mais qui n'est pas spécialement mis en avant par les éditions courantes des œuvres de Baudelaire.
Il faut d'ailleurs préciser que la citation que nous avons faite plus haut de la lettre du 15 mai est précédée d'une phrase où apparaît une mention favorable de Théophile Gautier :
Les seconds romantiques sont très voyants : Th. Gautier, Lec. de Lisle, Th. de Banville.
Les abréviations adoptées sont étonnantes et nous invitent à ne pas prendre trop au premier degré l'enthousiasme de cette lettre. Le soupçon apparaît d'un jeu désinvolte de réclame littéraire.
Nous remarquons que la liste établie par Rimbaud est finalement très consensuelle, puisque Gautier, Leconte de Lisle, Banville et Baudelaire sont les quatre parrains du Parnasse, tout comme Hugo, Lamartine et Musset sont les trois principaux poètes romantiques connus à l'époque, cas à part d'Alfred de Vigny. Rimbaud n'a cité ni Vigny, ni Nerval, ni Desbordes-Vamore, ni éventuellement O'Neddy ou Sainte-Beuve. Il a cité minimalement les trois poètes romantiques les plus en vue, puis les quatre maîtres du Parnasse contemporain. Le rejet de Musset a l'air d'être la marque de fabrique de Rimbaud, mais, rappelons que Baudelaire rejetait quelque peu, sans doute avec un soupçon de misogynie, l'œuvre de George Sand et il contestait Musset. Avec sa remise en cause de l'abus de la confidence personnelle, la génération parnassienne conspuait déjà Musset et Lamartine. Rimbaud épargne sans doute Lamartine, mais, outre qu'il l'a égratigné quelque peu dans Un cœur sous une soutane, le sort fait à Musset seul ne permet pas de constater une réelle originalité du point de vue rimbaldien dans sa lettre. Rimbaud ne fait que faire chorus aux reproches de la génération parnassienne. Prenons les écrits en prose de Verlaine : les attaques étaient prononcées à l'égard des "jérémiades" lamartiniennes. Et ce n'est que bien des années plus tard que Verlaine va se raviser au sujet de la poésie de Lamartine, tout comme il le fera quelque peu pour la prose de Barbey d'Aurevilly, malgré la politique et le différend personnel. Et, puisque j'insiste sur l'idée qu'il y a un certain lieu commun d'époque à s'attaquer ainsi, et quelque peu injustement malgré tout, à la poésie de Musset, il faut bien apprécier une articulation précise de la lettre à Demeny qui passe complètement à la trappe, quand on s'habitue à citer simplement d'un côté ce qui est dit de l'exécrable Musset, et de l'autre du divin Baudelaire. En réalité, c'est un discours complet que tient Rimbaud. Musset n'a pas de visions, tandis que Baudelaire, en tant que seul poète à n'avoir pas repris "l'esprit des choses mortes", serait donc le voyant à idéaliser pour le public. Et Rimbaud introduit une restriction, restriction qui a en plus son importance si notre nouveau venu veut supplanter celui qui a été mis ainsi sur un piédestal : certes, Baudelaire ne reprend pas l'esprit des choses mortes, mais ses visions sont mal exprimées dans une forme mesquine, et "mesquine" doit s'entendre aussi quelque peu comme le signe d'une dépendance aux formes anciennes. Et c'est pour cela que précisément après son couplet sur Baudelaire et son appel à des formes nouvelles, au paragraphe suivant, Rimbaud fait une liste de poètes de son temps qui écrivent les mêmes pensées mortes qu'un Musset dans des formes vieilles. L'attaque du paragraphe est éloquente : "Rompue aux formes vieilles..." et "a fait son rolla". Ces deux premières mentions concernent "A. Renaud" et sont assez étranges si nous songeons que la spécificité d'Armand Renaud est d'avoir adopté des formes poétiques inédites à plusieurs reprises, du moins au plan de l'organisation des vers et des strophes.
Il faut bien comprendre que, dans le panorama dressé par Rimbaud, la célébration de Baudelaire ne vit pas par elle-même. Elle est prise dans un système de contrastes établi entre les différents poètes du siècle. Baudelaire et Musset sont les deux pôles de la représentation critique mise en jeu.
Il n'en reste pas moins que Baudelaire est mis sur un piédestal. Essayons d'y voir plus clair. Malgré l'hommage, Rimbaud a fait un pied-de-nez : il a célébré le poète pour ses idées, et pas du tout pour la forme. Et cet aspect des choses, la critique rimbaldienne s'y dérobe.
L'autre poète qui reçoit un hommage appuyé dans cette lettre n'est autre que Victor Hugo. Il aurait pu s'agir de Banville. Nous savons que Rimbaud en 1870 s'intéresse énormément aux poésies de Banville et de Glatigny. Il a même écrit une lettre à Banville avec un envoi de trois poèmes en mai 1870, dans l'espoir d'être intégré à la dernière minute à la liste des contributeurs au second Parnasse contemporain. Rimbaud pensait cela jouable, dans la mesure où la publication se faisait initialement par livraisons avant la réunion de toutes les contributions en un seul volume, et ces livraisons brassaient les noms d'un certain nombre de poètes sans aucune reconnaissance nationale appuyée. Rimbaud a pu croire sincèrement que son audace paierait. Il parle bien sûr d'arriver à la dernière livraison du Parnasse pour que son poème "Credo in unam" soit affiché en tant que "credo" des poètes, mais il faut bien comprendre la logique humoristique du trait d'esprit : Rimbaud parlant d'arriver à la "dernière série" suppliait Banville d'ajouter un wagon de retardataire au train parnassien, tout en tournant cela en prestige amusant. L'opération fut un échec. Il ne restait plus à Rimbaud qu'à attendre une prochaine occasion, l'éventualité d'un troisième Parnasse contemporain, de préférence à seulement trois-quatre ans d'intervalle. Dans les sonnets "Rêvé pour l'hiver" et "Ma Bohême", Rimbaud a joué, derrière le camouflage de la distribution en tercets, à réécrire un sizain du poème terminal des Cariatiades dans la version originale de 1842, "A une Muse folle", et un sizain du poème final des Odes funambulesques, "Le Saut du tremplin". Malgré l'importance particulière des Exilés, le recueil qui définit le mieux Banville c'est bien sûr les Odes funambulesques et le recueil Les Cariatiades a une importance équivalente dans la mesure où ce fut le premier recueil de Banville, lequel le publia à seulement dix-neuf ans, et Rimbaud, en 1870, était concerné par cette compétition en fait de précocité, dans la mesure aussi où, en 1864, le titre Les Cariatides coiffe la réunion en un volume de tous les recueils que Banville a publié avant les Odes funambulesques de 1857. Les Cariatides et Odes funambulesques avaient pour point commun de se terminer par des sizains, et "Rêvé pour l'hiver" et "Ma bohême" épinglaient superbement cette réalité formelle commune aux deux recueils emblématiques de Banville. Il faut ajouter que "Credo in unam" répond aux idées du poème "L'Exil des Dieux" qui contribue à donner son titre au recueil Les Exilés de Banville. Dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871, Banville est citée favorablement, mais il ne fait l'objet d'aucun développement particulier, son nom étant simplement mentionné en compagnie de Gautier et Leconte de Lisle. Rimbaud en dit plus sur Lamartine que sur Banville.
Il faut dire que Banville, à travers ses Odes funambulesques, se réclamait des Orientales de Victor Hugo, et il le confirmait par la publication en cours à l'époque de Petit traité de poésie française. Dans la lettre à Demeny du 15 mai, seul Hugo est cité favorablement dans l'ombre de Baudelaire, et je parlais tout à l'heure de Baudelaire et de Musset en tant que pôles de la représentation critique rimbaldienne, sauf que Musset n'avait rien pour lui. Il n'avait pas de visions, mais la forme n'était pas exaltée. La forme de la poésie racinienne a été vantée, mais de manière glacée pour ainsi dire. Or, Hugo vient créer une opposition symétrique à Baudelaire. Hugo a des visions, mais il reprend "l'esprit des choses mortes", et Rimbaud apporte des précisions à ce qu'il entend par là : "Trop de Belmontet et de Lamennais, de Jéhovahs et de colonnes, vieilles énormités crevées." Cette phrase nominale n'a rien d'anodin. Le 15 mai, Rimbaud songe bien évidemment à la chute de la colonne Vendôme et aux poèmes tant anciens que récents de Victor Hugo pour célébrer directement ce monument, sinon le prestige de l'épopée du Premier Empire avec l'oncle Napoléon Bonaparte, ce qui contrebalance inévitablement la citation favorable que Rimbaud venait de faire de la qualité du "vu" hugolien dans le recueil satirique Châtiments. Rimbaud critique aussi les oripeaux de la religion avec une mention qui fait significativement vieillotte "Jéhovahs". Etonnamment, dans une lettre personnelle que Rimbaud ne pouvait connaître, Baudelaire avait auparavant fait les mêmes reproches avec les mêmes mots aux vers de Lamartine. Les mentions "Jéhovahs" et "colonnes" créent l'impression d'un bric-à-brac poétique de bonimenteur, créent l'idée d'un encombrement incompatible avec l'esprit visionnaire qu'on veut prêter à l'acte de création poétique. Rimbaud dénonce les ressorts traditionnels exploités par Hugo pour fédérer son lecteur : l'admiration pour les prestations épiques n'est pas réinterrogée suffisamment par Hugo. Les victoires de Napoléon Bonaparte après la Révolution française ne peuvent apporter intellectuellement qu'un peu de satisfaction personnelle à un lecteur français, par chauvinisme. La religion est le cadre que la pensée prétend dépasser sans retour depuis la Révolution française. Or, Hugo place les progrès de sa pensée dans une sorte de médiation avec l'autorité suprême du discours chrétien dont la morale est prédominante, quand bien même on peut s'émanciper d'une certaine orthodoxie.
Dans Les Fleurs du Mal, Rimbaud ne rencontre pas ce qu'il pourrait considérer comme des ficelles : l'appel à la gloire passée du pays pour que nous entretenions cette flamme, ni une régulation de toutes les passions au nom de la morale pieuse. Sur ce dernier point, c'est un peu plus compliqué. Baudelaire se réclame de la religion et fait état d'une certaine culpabilité religieuse, mais il n'en reste pas moins que Baudelaire dresse un portrait de l'homme totalement sulfureux, aborde quantité de sujets licencieux et surtout avoue une passion pour le Mal qui fait quelque peu passer son discours de culpabilité chrétienne pour une précaution oratoire qui amusera les plus malins.
Et le fait de fouiller l'Homme en interrogeant le Mal et en défiant les exigences comportementales religieuses, c'est ça qui fait inévitablement de Baudelaire quelqu'un qui ne reprend pas les choses mortes. Le fait de ne pas célébrer les grands coups d'épées des batailles historiques est sans doute aussi un autre avantage imparable du discours baudelairien.
Cependant, il ne faut pas se leurrer. La pensée formulée par Baudelaire dans sa poésie ne va pas sans défauts de conception et pose en particulier le problème du solipsisme intellectuel. Les réponses de Baudelaire sont fort complaisantes et n'apportent aucune solution à l'appel de vie. Mais nous n'en débattrons pas ici. 
En revanche, si Baudelaire ne faisait pas encore l'objet d'un consensus national, et le procès de la première édition des Fleurs du Mal ne favorisait pas une rapide évolution en ce sens, il était tout de même un poète particulièrement en vue parmi les écrivains et artistes, et tout particulièrement parmi les poètes, parnassiens ou non qui plus est. Or, Rimbaud lisait les poètes, suivait pas de discours parus dans la presse, et il avait fait un séjour parisien du 25 février au 10 mars où il n'avait d'évidence pas rencontré que le seul André Gill. Car ce que dit Rimbaud de Baudelaire est là encore très consensuel. Verlaine avait écrit un article éloquent sur Baudelaire en 1865, et cet avis sur Baudelaire se retrouvait avec d'autres parnassiens, Valade, Mérat, Coppée, Mendès, etc. Il est clair que la lettre à Demeny du 15 mai porte l'empreinte d'un consensus d'époque des poètes au sujet de Baudelaire et, Rimbaud connaissant Bretagne, un ami personnel de Verlaine, comment peut-on être surpris de l'adéquation du discours de Rimbaud dans cette lettre avec ce que Verlaine écrivait lui-même dans la presse depuis 1865 ?
Evidemment, pour moi, du 25 février au 10 mars 1871, à Paris, Rimbaud a fait des rencontres littéraires déterminantes dont nous ne savons rien, mais qui ont préparé la montée à Paris de septembre 1871, qui ont eu un rôle déterminant sur l'évolution poétique de Rimbaud qui écrit les triolets du "Coeur supplicié" ou "Mes petites amoureuses", en infléchissant sa manière de 1870 vers un esprit plus zutique et en s'impliquant à citer à la marge des querelles littéraires d'époque assez vives entre notamment Verlaine et Daudet.
Et la pirouette de Rimbaud à l'égard de Baudelaire permet de comprendre que le discours sur Baudelaire en tant que "vrai dieu" est d'autant plus consensuel que Rimbaud proteste : "la forme tant vantée" est "mesquine" à ses yeux, alors que quelques lignes plus haut un roman de Victor Hugo, Les Misérables, était assimilé à un "vrai poème". Et si la forme de Baudelaire est "mesquine", cela veut bien dire que Rimbaud considère que même s'ils sont moins visionnaires d'autres poètes ont une meilleure maîtrise de la forme, et la qualification de "vrai poème" au sujet des Misérables ne laisse aucun doute sur la préférence spontanée de Rimbaud pour la maîtrise de la langue qu'avait Victor Hugo.
Il est difficile de déterminer si Rimbaud avait lu avec suffisamment d'attention les vers de théâtre de Victor Hugo et même d'Alfred de Musset pour se prémunir de l'influence du discours verlainien selon lequel Baudelaire serait l'inventeur des césures sur prépositions et déterminants d'une syllabe, mais Rimbaud constatait aisément que Baudelaire n'avait pas une éloquence facile. La poésie de Baudelaire s'appuie sans arrêt sur des structures grammaticales commodes, faciles, qui rééquilibrent le tout. Elle est farcie de reprises des mêmes moules grammaticaux. Baudelaire emploie des tournures qui suintent la banalité, et il a une tendance vertigineuse aux énumérations de mots. Et même au plan prosodique, on a beau vanter le fait qu'il évite la richesse de la rime en diffusant les échos sur tout le vers, il a quand même une sérieuse tendance à scander une reprise de manière primaire : les "couleurs du couchant", il ne faudrait peut-être pas croire trop naïvement que c'est bouleversant d'inventivité et de finesse, et dans "Au lecteur", on voit bien que Baudelaire assume la plus lourde simplicité : "Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants[.]" Baudelaire impose sa voix par une scansion lourde. Ce que fait Baudelaire a quelque chose de génial dans le traitement, mais Rimbaud reste un disciple d'Hugo et Banville. Rimbaud va lui aussi jouer sur les répétitions voyantes exagérées et simples à la Baudelaire, mais tout en demeurant à l'aise avec le sentiment du rythme : "de démons noirs et de loups noirs" dans "Rêvé pour l'hiver" a une finesse de déploiement prosodique autrement saisissante que la suite "glapissants, hurlants, grognants, rampants". Rimbaud a plus de magie du rythme quand il écrit "l'heure du 'cher corps' et 'cher cœur' " que Baudelaire quand il écrit "ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton cœur si doux". Le rythme de Baudelaire a une dimension géniale, il crée sa prégnance intime, son sentiment de prégnance intellectuelle, mais ce n'est jamais l'aisance virevoltante d'un Rimbaud.
Pourtant, Rimbaud va jouer le jeu et composer des poèmes fortement influencés par sa lecture des Fleurs du Mal.
Une énigme est posée au sujet d'une éventuelle influence précoce des Fleurs du Mal sur l'écriture du poème "Les Etrennes des orphelins", et il faudrait ajouter une possibilité de cet ordre en ce qui concerne le poème "Bal des pendus" pour lequel Gautier et Banville sont cités, ainsi que Villon, car "Bal des pendus" et "Les Assis" sonnent fortement comme une reprise possible de Baudelaire avec le motif en particulier des "poings crispés". Rimbaud connaissant Bretagne, l'ami de Verlaine, depuis l'été 1870, on peut envisager que le passage de Rimbaud à l'école de Baudelaire a pu connaître un premier galop d'essai avec "Bal des pendus". Je rappelle que le motif du gibet inspiré de Villon est tout de même bien présent dans "Un voyage à Cythère" qui est une source indiscutable de "Accroupissements" et "Oraison du soir". Et le vers suivant de "Bal des pendus" : "Crispe ses petits doigts sur son fémur qui craque", a a clairement un rôle dans la genèse de tels vers du poème "Les Assis" : "[...], leurs doigts boulus crispés à leurs fémurs", "Rassis, les poings crispés dans des manchettes sales" (variante : "poings noyés"), sachant que ce lien des mots "poings" et "crisper" peut difficilement passer inaperçu dans le cadre des Fleurs du Mal : "Crispe ses poings vers Dieu", vers 4 de "Bénédiction", le second poème du recueil baudelairien. Et l'expression même "les poings crispés" apparaît au septième vers de "Réversibilité", poème en faux quintils, mais de type ABBAA et non ABABA.
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
Les poings crispés dans l'ombre et les larmes de fiel,
[...]
Je ne pense pas qu'un quelconque rimbaldien ait remarqué la provenance des expressions de "Bal des pendus" et "Les Assis" dans le recueil des Fleurs du Mal, en tout cas je ne l'ai pas remarqué. Il va de soi que Baudelaire n'a pas le monopole d'emploi de l'expression "poings crispés", elle se rencontre à quelques reprises dans le champ très vaste des écrits de Victor Hugo par exemple, mais, à moins de recherches avec l'outil internet, je me demande combien de temps vous mettriez à cerner un tel emploi dans les écrits de Victor Hugo, sinon de Théophile Gautier ou d'autres, alors qu'elle s'impose à l'attention dans le cas de Baudelaire. Si le recueil Les Fleurs du Mal est d'une importance si crucial, il va de soi que Rimbaud l'a déjà lu à quelques reprises en intégralité avant le 15 mai 1871. Et ce recueil de Baudelaire, l'essentiel de sa production en vers, se lit en deux ou trois heures seulement. J'ai du mal à croire que ce ne soit pas Baudelaire la source des vers ici cités de "Bal des pendus" et de "Les Assis". Il faut ajouter que Rimbaud fait en plus écho à la manière de Baudelaire. Car il y a une espèce de déploiement lent des idées dans le recueil baudelairien avec une caractérisation accrue pour chaque expression choisie. Baudelaire, ce n'est pas une poésie prolixe, où, quand on a lu une expression on l'oublie en passant à la suivante. C'est une poésie faite de marquages. Dans "Réversibilité", l'expression "Les poings crispés" vient après la question : "connaissez-vous la haine ?" Cela contribue dans l'esprit du lecteur à visualiser de manière plus essentielle l'expression "Les poings crispés..." Dans "Bénédiction", l'expression "Crispe ses poings vers Dieu" décrit une scène tout de même peu anodine. Il ne faut pas passer à côté de ces effets de loupe sur les mots de la part de Baudelaire. Dans "Bal des pendus" et "Les Assis", Rimbaud ne pose pas de question du genre "connaissez-vous la haine", il ne pose pas un cadre explicitant clairement la haine des "Assis", mais il s'agit tout de même de caractérisations hyperboliques saisissantes, que ce soit dans le cas de "Bal des pendus" ou que ce soit dans celui des "Assis".
Et le poème "Les Assis" fait partie d'un ensemble de poèmes contemporains qui peuvent aisément être réunis comme placés sous l'influence de Baudelaire à proximité chronologique de la lettre du 15 mai à Demeny : "Accroupissements", "L'Homme juste" (même si la cible est Hugo), "Les premières communions", "Les Sœurs de charité", "Les Assis, "Vous avez / Menti ! sur mon fémur..." (poème incomplet), etc., et "Oraison du soir" vient un peu après rejoindre cet ensemble. La forme de quintil ABABA est une signature baudelairienne explicite qui concerne donc "Accroupissements", "L'Homme juste" et "Vous avez / Menti !..."
Je vais dans de prochaines études justifier les liens à Baudelaire de ces différents poèmes.
J'étais prêt à poursuivre cet article, mais il est déjà assez long et il me faut ménager les éventuels lecteurs de ce blog. Je vais citer pas mal d'extraits des Fleurs du Mal et je vais faire aussi un commentaire de plusieurs poèmes de Mendès en soulignant la filiation baudelairienne, et évidemment je vais commenter l'intérêt profond que tout cela a pour "Oraison du soir" et "Les Chercheuses de poux", et "Accroupissements", etc.
J'ai un peu des camions d'idées qui créent des embouteillages dans mon esprit, et je vais bien profiter d'articles successifs sur ce blog pour bien poser tout le détail de ce que j'ai à dire. Je ne serais pas capable de fournir spontanément une synthèse de mes idées qui me satisferait.

A suivre !

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