lundi 27 septembre 2021

"Solde de diamants sans contrôle !"

Le poème "Solde" revient parfois sur le devant de la scène dans le débat critique rimbaldien. La pique du début du poème crée un certain malaise, mais ce qui revient le plus souvent dans le débat c'est soit la position conclusive ou non du poème pour le recueil des Illuminations, l'alternative posée étant entre "Génie" et "Solde", soit l'idée d'identifier ou non Rimbaud à l'un des vendeurs du poème.
L'idée de considérer "Génie" ou "Solde" en tant que poèmes conclusifs du recueil des Illuminations n'a pas le sens commun, puisque la numérotation des manuscrits concernés n'est pas de Rimbaud, mais des éditeurs, et cette numérotation-là ne fait même pas débat, contrairement à ce qui s'entend encore au sujet de la suite de 24 pages. Mais, ce débat entraîne un présupposé : "Solde" s'il peut concurrencer "Génie" à cet endroit du recueil parle de la poétique visionnaire que se rêvait Rimbaud. Pour parodier la lettre à Banville de mai 1870, "Génie" en fin de recueil serait le "credo" des poètes, mais y substituer "Solde" cela revient à brader dans un geste ultime de dédain toute une expérience poétique. Il est difficile de prendre une telle thèse au sérieux, mais elle existe. Or, l'autre point qui fait débat est lié à cette thèse problématique. Beaucoup de lecteurs conçoivent spontanément que le poète exprime sincèrement l'envie de vendre au rabais ou en tout cas de vendre à tous une poésie de laquelle il refuse d'être la dupe. Ces lecteurs admettent que Rimbaud s'imagine en vendeur et à cette aune, le texte étant hermétique, il suppose donc que les énoncés étranges ont pour sujet la poétique rimbaldienne elle-même. Certains rimbaldiens sont opposés pourtant à cette lecture, à commencer par Antoine Fongaro et Bruno Claisse. Fongaro a ainsi fait remarquer que, obnubilés par l'identification du cri du bonimenteur à la voix de Rimbaud, les critiques négligent complètement le pluriel de la phrase : "Les vendeurs ne sont pas à bout de solde." Mais cela n'a eu que peu d'effets. Il suffit pour les plus déterminés de considérer que Rimbaud parle au nom des poètes et la lecture métapoétique du poème continuera de faire fortune. Pas plus que dans le cas du poème "Mouvement", je ne crois qu'il est question de la poésie rêvée par Rimbaud dans "Solde". Et mon idée spontanée, c'est que nous avons affaire à une énonciation parodique. C'est aussi dans ce sens que vont les lectures de Fongaro et Claisse, si ce n'est que le dernier article en date de Claisse sur ce poème a un degré d'abstraction tout à fait étrange et déconcertant.
Prenons la mesure du problème avec le commentaire du poème fourni par Alain Bardel sur son site Arthur Rimbaud. Le poème est cité dans la section "Anthologie commentée" et accompagné d'une brève notice dont les premiers mots sont les suivants ( cliquer ici pour accéder à cette page ) :
   Chacun s'accorde à déceler dans Solde un inventaire des thèmes constitutifs de la poétique rimbaldienne, mais les commentateurs se divisent dès qu'il s'agit de préciser les intentions de Rimbaud. 
Fongaro et Claisse ayant parlé de "faux-poètes" au sujet des vendeurs, leurs commentaires sont considérés comme acquis à l'idée qu'il est question d'un "inventaire des thèmes constitutifs de la poétique rimbaldienne", ce qui est contestable.
Bardel distribue les lecteurs en plusieurs clans. Un clan composé d'Alain Borer, Albert Henry, considère que le poème exalte par provocation une telle mise en vente. Cependant, ce sont naturellement les lectures qui pressentent l'ironie de l'auteur qui dominent. Toutefois, dans ce cadre, trois nouveaux clans s'affrontent, il y a ceux qui pensent que le poète dit adieu à la poésie par une rupture sans appel (thèse dans la continuité d'Isabelle Rimbaud), et surtout nous avons une opposition entre ceux qui pensent que Rimbaud raille dans "Solde" son ancienne conception de la poésie, celle du "voyant" (Yoshikazu Nakaji) et ceux qui pensent qu'au contraire Rimbaud constant dans sa pensée raille la société (Antoine Fongaro, Bruno Claisse, Steve Murphy). Il va de soi que je suis plus proche de cette dernière position et nous remarquons que Bardel cite plus de rimbaldiens qui la soutiennent, trois noms. Bardel précise aussi les nuances qui différencient les trois critiques : Fongaro dit que Rimbaud produit un texte ironique pour dénoncer les vendeurs en tant que "faux-poètes" ; Claisse, dans son dernier article, car il en a commis deux sur ce poème, fait du texte une satire ironique d'une mauvaise philosophie de vie ; Steve Murphy développe l'idée que Rimbaud fait parler un philistin pratiquant une poésie commerciale dévoyée, en se fondant sur un "messianisme" social trompeur, ce qui se rapproche de près de ce que je pense du sens du poème. Mais, je ne suis dans aucun clan, selon la définition fixée par Bardel, puisque je ne suis pas d'accord pour "identifier un inventaire des thèmes constitutifs de la poétique rimbaldienne", et je ne crois pas que Fongaro, Claisse et Murphy admettraient ce point non plus, puisque je ne vois pas très bien pourquoi Rimbaud produirait une satire de la société ironisant en fonction de ses convictions personnelles que personne ne connaît. Et surtout, je me méfie de cette circularité selon laquelle les formulations très poétiques ne peuvent avoir pour sujet que la poésie. Malgré le tour métaphysique étrange de son article, Claisse souligne bien qu'il est moins question de la poésie en tant que telle que de la manière de vivre des hommes, sujet éminemment important pour un poète qui veut se faire voyant. Claisse a produit par ailleurs quelques articles sur les poèmes en prose de Rimbaud qui montrent que les féeries apparentes sont moins des visions personnelles exaltées de l'auteur qu'un rendu ironique des discours enthousiastes de la société sur les progrès technologiques, qu'on songe au poème "Les Ponts" ou au texte "Villes" avec l'amorce : "Ce sont des villes !" Dans ce dernier poème, Claisse va jusqu'à repérer des jeux de mots latents : "les Libans de rêve" camoufle une allusion perfide au "Mount Lebanon" américain. Le poème "Solde" est réputé offrir des expressions équivalentes au poème "Mouvement" qui raille lui aussi la duperie d'émerveillement du discours progressiste propre au dix-neuvième siècle.
Il y a quelque temps Jacques Bienvenu a publié sur son blog un article où il a fait remarquer qu'une formulation du poème "Solde" était étonnamment proche d'une expression du roman Les Misérables de Victor Hugo, et il en a inféré que Rimbaud parlait par conséquent de la religion tout comme c'était le cas de la source hugolienne ( Lien pour consulter l'article "Le sens de 'splendeurs invisibles' dans le poème 'Solde' " mis en ligne le 5 août 2017 ).
L'expression "splendeurs invisibles" est oxymorique, il ne s'agit pas d'une formulation anodine. Mais notons que dans son article Bienvenu demeure dans l'idée que le poète pourrait solder son "expérience de voyant". Bardel a réagi à l'article de Bienvenu en insérant une remarque en note de son commentaire (cliquer ici pour accéder à la page de commentaire). Je cite cette note [3] :
Jacques Bienvenu a signalé la présence de l'expression chez Hugo, dans Les Misérables : "Il était [...] ému dans les ténèbres par les splendeurs visibles des constellations et les splendeurs invisibles de Dieu." [...] "Sans Hugo, commente Jacques Bienvenu, on aurait pu croire que les splendeurs invisibles représentaient ce que le poète voyant avait ramené de sa quête de l'invisible. Or le doute n'est plus possible : L'Elan insensé et infini aux splendeurs invisibles est un élan mystique [...]". Personnellement, je ne vois aucune raison d'opposer ces deux lectures. Le Rimbaud des Illuminations ne faisait probablement pas grande différence entre la chimère chrétienne du paradis et la chimère baudelairienne de l'Inconnu (ou de l'Ailleurs), variante profane du concept théologique mise en circulation par le romantisme. Voir l'ironie avec laquelle il traite des "voyages métaphysiques" à la fin de Dévotion et, dans L'Eclair (Une saison en enfer), le trait d'égalité qu'il tire entre le saltimbanque, l'artiste et le prêtre. Dans Solde, il va de soi que que les "splendeurs invisibles" représentent "ce que le poète voyant [a] ramené de sa quête de l'invisible". Leur désignation par une formule teintée de mysticisme s'explique par la visée critique et autocritique du poème. Quant à la citation des Misérables, si elle est consciente et intentionnelle de la part de Rimbaud, elle n'est qu'une manifestation supplémentaire d'humeur parodique dans un texte qui n'en manque pas.
La position de réserve de Bardel ne me paraît pas seulement obtuse, elle enferme l'apport de cette source dans une analyse biaisée du poème "Solde". Notons, dans un premier temps, que le texte de Jacques Bienvenu tel qu'il est cité n'enferme pas la reprise rimbaldienne dans une mention pure et simple du mystère chrétien. Le texte cité de l'article de Bienvenu parle d'un "élan mystique" ce qui permet de conserver précisément cette latitude que réclame Bardel dans sa réplique de contestation. Bienvenu a sans doute très bien fait de ne pas conclure précipitamment qu'il était question de la foi catholique en tant que telle dans "Solde". Mais, Bienvenu amenant le lecteur sur le terrain de la récusation d'une allusion pure et simple à la quête d'invisible du "voyant", Bardel tient un discours sur la défensive pour ménager les deux lectures, ce qui serait pourtant contradictoire et absurde. Bardel nous impose par ailleurs de croire que la référence du voyant est la conception baudelairienne de l'Inconnu, ce qui ne va pas de soi, mais, loin d'en faire un prestige de filiation de Baudelaire à Rimbaud, Bardel dévalue complètement ce lien en mettant sur le même plan les chimères du christianisme et les chimères tout aussi vaines du poète Baudelaire seulement soucieux d'épater la société par la production d'un recueil à succès de scandale, ce qui discrédite du coup la démarche même de Rimbaud en procédé mercantile. Le préjugé est fort selon lequel Rimbaud parlerait de sa propre quête poétique dans "Solde".
Alors, je ne vais pas écrire longuement ce que je pense du sens de "Solde" parce que je ne serai pas lu et on réagira contre. Je vais faire le service minimum. Donc, Bienvenu a souligné que l'alliance de mots contradictoires "splendeurs invisibles" vient de Victor Hugo et il se trouve que, contrairement à ce qu'affirme Bardel, il existe une catégorie de lecteurs qui ne pensent pas qu'il est question de la poétique du voyant dans "Solde", et toujours contrairement à Bardel je pense qu'il faut y inclure Fongaro, Claisse et Murphy, à moins que je n'aie pas tout compris à leurs articles, et partant de là il suffit d'envisager la mention "splendeurs invisibles" comme une allusion ironique à la rhétorique hugolienne, sachant que le grand romantique a eu une importance existence publique avec des écrits politiques consacrés, et cela nous entraîne sur le terrain d'une interprétation d'un grand nombre de poèmes en prose des Illuminations en tant que railleries sur le progressisme scientifique à coups d'images féeriques enthousiastes, sur le messianisme social manipulateur des masses, axe critique important des études de Bruno Claisse généralement très apprécié et à raison par Alain Bardel. Or, mettons en couple avec "splendeurs invisibles", une autre expression quelque peu hugolienne du poème "Solde" : "Les richesses jaillissant à chaque démarche ! Solde de diamants sans contrôle !" Les diamants n'ont pas toujours été les pierres précieuses les plus chères et les plus réputées, on pouvait leur préférer les rubis et les saphirs. La valorisation du diamant s'est accrue de la découverte de filons importants en Afrique du sud au XIXe siècle. Mais, c'est l'expression d'apparence anodine : "Les richesses jaillissant..." qui retient mon attention. Hugo a fait un discours d'ouverture politique célèbre au Congrès de la paix en 1849. Hugo n'est pas encore le poète exilé qui s'oppose au Second Empire et dans ce discours il n'y joue pas son plus beau rôle, puisque sous couvert de répandre la culture et l'éducation dans le monde il s'agit en fait de soumettre le monde entier à une colonisation occidentale qui forcément n'ira pas sans contrepartie économique. Et ce discours est teinté de messianisme et d'élan mystique dès ses premières lignes : "Messieurs, beaucoup d'entre vous viennent des points du globe les plus éloignés, le cœur plein d'une pensée religieuse et sainte ; vous comptez dans vos rangs des publicistes, des philosophes, des ministres des cultes chrétiens, des écrivains éminents, plusieurs de ces hommes considérables, de ces hommes publics et populaires qui sont les lumières de leur nation. [...]" Et ça continue : "Vous venez tourner en quelque sorte le dernier et le plus auguste feuillet de l'Evangile [...]", "Messieurs, cette pensée religieuse, la paix universelle, toutes les nations liées entre elles d'un lien commun, l'Evangile pour loi suprême, la médiation substituée à la guerre, cette pensée religieuse est-elle une pensée pratique ? cette idée sainte est-elle une idée réalisable ? [...]" Et Hugo de s'exclamer : "La loi du monde n'est pas et ne peut pas être distincte de la loi de Dieu."
La suite du texte ne scande pas "A vendre", mais "Un jour viendra..."
Je ne fais pas du tout de ce texte la source au poème "Solde". Je n'ai fait aucune recherche en ce sens. Je suis simplement en train de montrer le plus clairement du monde que la rhétorique de "Solde" imite cette rhétorique courante et bien connue dont Hugo est le champion et dont le discours d'ouverture au Congrès de la paix de 1849 offre une remarquable illustration. On peut constater que la source signalée à l'attention par Bienvenu permet de suggérer que le bonimenteur dans "Solde" assimile sa foi dans le progrès à l'élan de la foi chrétienne tout comme le fait explicitement Hugo dans les extraits que nous venons de citer. Et l'idée de la richesse qui jaillit est formulée telle quelle par Hugo dans un extrait de son discours que nous allons citer de manière plus conséquente dans la mesure où il donne à réfléchir sur la matière satirique de plusieurs poèmes en prose des Illuminations :
[...] Ces cent-vingt-huit milliards donnés à la haine, donnez-les à l'harmonie ! Ces cent-vingt-huit milliards donnés à la guerre, donnez-les à la paix !
(Applaudissements.)
Donnez-les au travail, à l'intelligence, à l'industrie, au commerce, à la navigation, à l'agriculture, aux sciences, aux arts, et représentez-vous le résultat. Si, depuis trente-deux ans, cette gigantesque somme de cent-vingt-huit milliards avait été dépensée de cette façon, l'Amérique, de son côté, aidant l'Europe, savez-vous ce qui serait arrivé ? La face du monde serait changée ! les isthmes seraient coupés, les fleuves creusés, les montagnes percées, les chemins de fer couvriraient les deux continents, la marine marchande du globe aurait centuplé, et il n'y aurait plus nulle part ni landes, ni jachères, ni marais ; on bâtirait des villes là où il n'y a encore que des écueils ; l'Asie serait rendue à la civilisation, l'Afrique serait rendue à l'homme ; la richesse jaillirait de toutes parts de toutes les veines du globe sous le travail de tous les hommes, et la misère s'évanouirait ! Et savez-vous ce qui s'évanouirait avec la misère ? Les révolutions. (Bravos prolongés.) Oui, la face du monde serait changée ! Au lieu de se déchirer entre soi, on se répandrait pacifiquement sur l'univers ! Au lieu de faire des révolutions, on ferait des colonies ! Au lieu d'apporter la barbarie à la civilisation, on apporterait la civilisation à la barbarie !
[...]
Il y aurait énormément de choses à dire à propos d'une telle citation. Elle laisse assez à entendre ce qu'on peut comprendre du message de Rimbaud dans "Solde" qui n'a rien à voir avec un inventaire de la poétique rimbaldienne, ce qu'on peut comprendre aussi de poèmes en prose tels que les deux "Villes", tels que "Mouvement", "Soir historique", "A une Raison", "Guerre", "Les Ponts", "Mystique", "Barbare", "Promontoire", "Démocratie", etc.
Il serait peut-être temps de mettre les pendules à l'heure, non ?

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