Pour bien lire Voyelles, il faut bien que nous puissions nous accorder sur des faits, sur des vérités étayées. Il est d'un côté normal de se demander à quoi Rimbaud pouvait accéder comme discours théoriques sur les couleurs, comme il est normal dans le temps d'éprouver une lecture et de se demander si une autre publication viendra préciser si tel auteur est toujours convaincu de la pertinence d'un rapprochement entre un adjectif "stygieux" employé par Ronsard et un adjectif "studieux" employé dans un sonnet de Rimbaud, et si tel est le cas comment il le démontre.
Le poème Voyelles n'est pas tellement composé de phrases habituelles. Comme dans le cas du poème Paris dans l'Album zutique, c'est une juxtaposition de groupes de mots qui prédomine à l'exception particulière du vers 2.
Des ou les voyelles ?
Le titre nous invite à revoir la définition du mot "voyelles", ce qui apporte des informations à la fois objectives et suggestives. Le poème détermine quelque peu la compréhension du titre, puisque le poète cite les cinq voyelles du code écrit. L'alphabet compte six voyelles A E I O U Y, mais une tradition forte fait qu'on privilégie les cinq voyelles A E I O U, le Y passant à l'as. C'est le cas du poème de Rimbaud. Cette suppression présente des avantages notamment à cause de la prononciation "i grec" de cette lettre dans un poème ou à cause de la limite de douze syllabes du premier vers pour tout écrire, mais à l'époque de Rimbaud il était normal de ne privilégier que la suite A E I O U. En tout cas, que le scrupule de mentionner le Y soit moderne ou pas, c'est un fait que Rimbaud n'emploie pas le Y et qu'il opte pour la forme traditionnelle à cinq voyelles. Certes, le "y" est à l'initiale du dernier mot du poème, mais je doute fort que ce soit intéressant en soi et je reviendrai plus loin sur le problème des majuscules.
Le discours neuf que j'apporte tient en quelques points. Les voyelles font partie du code écrit, mais pour être un tremplin de la dimension orale. Cabaner s'intéressera lui à des voyelles comme phonèmes, qu'on dira par commodité des "sons" pour ne perdre personne, bien qu'il soit impertinent et préjudiciable de parler de sons. La conséquence de cette remarque, c'est que Rimbaud s'intéresse non aux phonèmes (sons), mais au code écrit. Le code écrit n'exclut pas une portée métaphorique de l'oral, mais les lettres excluent les analyses des images en fonction du son. Ainsi, ce n'est pas une théorie de l'audition colorée qu'organise Rimbaud avec potentiellement le "ou", le "on", le "é". Bien sûr que cela y fait écho minimalement pour "a" "e" "i" "o" "u", mais le travail du poème ne se situe pas sur ce plan-là, et ce n'est pas une abstraction méditant les sons qui va apporter la signification des liaisons entre lettres, couleurs et images.
Evidemment, puisque le renvoi est fait au code écrit, on sent qu'on a alors toute légitimité à s'intéresser à la forme des lettres. Hugo et d'autres l'ont fait. Les images seraient des analogies suggérées par la forme des lettres. Pourtant, là encore, en comparant les versions imprimées et manuscrites des textes, je fais observer que le I et le E sont transcrits différemment.
Mes conclusions sont les suivantes. Il est légitime de rechercher un jeu ludique par le son que suppose une lettre. J'indique juste par parenthèse que je suis sceptique quant à cette dernière possibilité, puisqu'une voyelle peut servir pour exprimer sous forme d'interjection des idées opposées, le rejet dégoûté "ah!" ou l'admiration "ah!", etc. Mais, outre cette réserve quand même sèche, c'est une erreur d'appréciation que de privilégier la conception d'un son quand nous avons les cinq lettres d'un alphabet écrit et l'idée de présenter cette recherche sous une forme systématique n'a, à cause de la référence stricte au code écrit, pas d'intérêt pour la compréhension du poème. Le code oral ne saurait se substituer au code écrit explicitement convoqué. Pour ce qui est du code écrit, la comparaison des manuscrits et des versions imprimées m'amène à considérer qu'il n'y a aucun tour systématique à chercher. Si un tel tour systématique avait eu un sens, Rimbaud n'aurait pas transcrit le I et le E, comme il l'a fait sur ses manuscrits. D'ailleurs, du temps qu'il était poète, le sonnet n'a pas été publié. Va-t-on publier le poème avec des fac-similés de "E" et de "I" manuscrits pour lire le sonnet comme Verlaine et Rimbaud le lisait ? Je valide bien quelques rapprochements formels. Les formes du A, du U et du O supposent effectivement un jeu. Le A imprimé ou manuscrit peut être perçu comme corset ou golfe ; le U est une forme de diapason et sa forme est liée à celle du "v" qui en est dérivée, il convient pour les vibrements des mers et pour les rides, plus éventuellement pour un val dans le cas des "pâtis", il convient plus partiellement pour l'idée de cycle ; le O dessine bien l'embouchure d'un clairon ou la forme d'un oeil dont s'échappe un rayon. Mais ces jeux ne s'étendent pas à toutes les associations et il faut quand même le reconnaître au lieu de se dire oiseusement qu'on n'a pas encore trouvé. Qui plus est, ces jeux ne sont quand même pas des révélations merveilleuses qui pourraient justifier notre intérêt pour le sonnet, et surtout le E et le I échappent précisément à cette logique de jeu sur les formes. Ni le I manuscrit de Rimbaud ou Verlaine, ni le I imprimé ne ressemblent à des "lèvres belles" ou à un "rire". Ni le E manuscrit de Rimbaud ou Verlaine, ni le E majuscule imprimé ne ressemblent à des "Lances de glaciers fiers" ou à des "rois". Et il me semble assez gratuit, sinon dérisoire, de comparer le I majuscule à du "sang craché" ou il est assez peu probant de rapprocher le E manuscrit, pas même le E imprimé, de "frissons" ou "candeurs".
Ce qui est certain, c'est que A E I O U sont les cinq voyelles de l'alphabet qui est un code écrit.
Et il convient donc d'insister sur le fait que la notion de voyelle renvoie à la notion d'alphabet.
Et cela, un paradoxe étonnant le confirme, puisque Rimbaud a inversé l'ordre du O et du U pour placer le O en position terminale, ce qui lui a permis un glissement ludique du côté de l'alphabet grec dont la dernière lettre est l'Oméga. Il est admis que Rimbaud a voulu aller de l'alpha à l'oméga, figure de totalité, avec citation de l'Apocalypse à la clef. Et j'en profite pour préciser que l'inversion du premier vers prouve que le O est final, O dérivé du omicron, mais à la fin du poème la mention "Oméga" ne veut pas dire pour autant que nous changeons de voyelle. Rimbaud d'ailleurs ne laisse apparaître que la forme majuscule du O latin sur son poème, pas celle du Oméga. Nous sommes là dans le jeu culturel et on ne va pas aller dire que le Oméga est une sixième voyelle, qu'il y a rupture, etc. Le Oméga est évoqué dans le prolongement du O. L'organisation du poème est limpide et claire. Les cinq voyelles sont clairement présentées comme un tout dont le A est le début et le O la fin, avec l'appui de deux mentions "suprême" et "Oméga" qui offrent cette signification.
Ma pierre de Rosette
Or, l'association une couleur une voyelle fait que ce qui vaut pour les lettres vaudra pour les couleurs, il s'agit d'une correspondance terme à terme. Et en ce sens, on peut déjà préciser que le A et le noir sont les débuts, le O et le bleu sont les fins. Et l'inversion du O le confirme Rimbaud a pensé son poème comme une totalité.
Les couleurs
Pour les cinq voyelles, nous avons un groupe sans subdivision évidente, encore qu'on puisse se poser la question de l'articulation entre quatrains et tercets qui créeraient deux sous-ensembles l'un A E I l'autre U O. Mais ce système pour les quatrains et tercets vaudra tout autant pour les couleurs.
Si on s'en tient au premier vers, on a cinq voyelles et la série est complète des voyelles de l'alphabet.
Dans le cas des couleurs, quelle pourrait être la figure de totalité ? On observe que le noir et le blanc forment un couple. Cela peut laisser penser qu'il s'agit d'un sous-système et que les trois voyelles rouge bleu et vert forment un tout autre système. Il est clair que le regroupement rouge bleu vert a eu un franc succès au XXème siècle. La question est de trancher si Rimbaud a eu accès à une théorie sur les couleurs où le rouge, le bleu et le vert auraient été les trois couleurs importantes en marge ou pas du couple noir/blanc. Les écrits d'Helmholtz semblent être une piste.
L'intérêt, c'est d'offrir une garantie de construction bien close du premier vers de Rimbaud. Car si nous n'arrivons pas à présenter une construction finie, ce premier vers va être entaché d'une réputation de bricolage. Un peu comme un peintre qui finissant sa toile nous dit qu'il n'avait pas de jaune, qu'il a mis du vert pour l'achever. C'est quand même frustrant de devoir se dire que Rimbaud a choisi trois couleurs pour les nécessités de la cause, mais que cela est purement aléatoire.
Il est question de dioptrique dans le poème Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs et nous y observons les mêmes couleurs que dans Voyelles avec en prime le rose. Le rapprochement entre "O Suprême Clairon" et "Bleus Thyrses immenses" est particulièrement intéressant. Au quatrain suivant, le mot "candeurs" est à la rime, puis au suivant l'adjectif "blanche" couplé à "rose" et deux quatrains plus loin nous rencontrons le vers "Bleus, verts et rouges dioptriques", face à de "noirs Poèmes".
Le mot technique "dioptriques" est associé à un chatoiement des couleurs. Il est question non de réflexion de la lumière, mais de réfraction.
Ce lien entre Voyelles et Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs dont je martèle l'importance depuis longtemps déjà est un indice clair que Rimbaud s'intéresse à la lumière dont les manifestations sont des couleurs. C'est de là que vient mon intérêt pour le mot "dioptriques" comme clef et je ne crois pas que Gengoux se situe sur le même plan d'analyse avec une lecture de type ésotérique.
Je relève enfin le vers "Ta Rime sourdra, rose ou blanche," qui présente beaucoup d'intérêt.
L'idée d'aube est suggérée par le choix du couple "rose ou blanche" et par le sens du verbe "sourdre" qui implique que la rime sort de terre (sens littéral) ou surgit à l'horizon (sens suggéré). Mais aussi que les rimes peuvent être colorées au sens propre et non plus seulement au sens figuré. Ajoutons à cela la proximité de la mention "noirs Poèmes" qui repose sur le même principe d'un côté un élément du langage et de la poésie (lettre, poème, rime), de l'autre une couleur. Cette idée de rime colorée vient directement du Traité de Banville et l'importance du traité pour une lecture du poème Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs mise à jour par Jacques Bienvenu est indéniable et, partant de là, nous avons l'indice d'une liaison au sonnet Voyelles.
Nous y reviendrons. Passons à un autre plan. Le fait a déjà été relevé que dans Voyelles le violet réfère probablement à l'ultime couleur du spectre, ce que conforte les mentions "Suprême" et "Oméga".
Dans un poème, des phénomènes dioptriques, dans l'autre une allusion au prisme solaire.
Il faut bien que les cinq voyelles dépendent d'un système métaphorique relevant du même ordre d'idées.
Il y a nécessairement une idée de totalité dans le recoupement des cinq couleurs noir blanc rouge vert bleu. Visionnaire, Rimbaud aurait anticipé le XXème siècle en réunissant le rouge, le vert et le bleu (au lieu du traditionnel jaune rouge bleu) à côté du noir et du blanc. Si on exclut la trichromie pour la dioptrique, nous aurions le noir et un alignement de quatre couleurs dioptriques utilisées par préférence, mais au sacrifice de l'idée de totalité.
Dioptrique ou trichromie, cela n'empêche pas de poursuivre la lecture en considérant les autres éléments du texte et la prérogative de la notion d'alphabet ne cesse pas, puisque chaque voyelle associée à une lettre demeure du coup une correspondance alphabétique. La notion d'alphabet glisse bien inévitablement de la lettre à la couleur, ou des cinq lettres aux cinq couleurs. Mais avant d'étudier le sens du vers 2 ou la logique des associations, certains points sont encore à considérer : la ponctuation, les majuscules et la forme.
La ponctuation et les majuscules
Pour la ponctuation, il y a deux manuscrits à considérer. Chaque manuscrit a une présentation qui lui est propre, mais du coup c'est la version qu'on peut penser la plus récente qu'on peut estimer la plus pertinente, et dans le glissement d'une présentation à l'autre il y a les différences, mais aussi les points communs.
Mais, comme une copie est de la main de Verlaine et l'autre de la main de Rimbaud, il faut préciser encore que Verlaine retranscrit un autre état manuscrit de la main de Rimbaud en reportant fidèlement en principe et la ponctuation, et les majuscules et les mots, phrases et vers du poème.
Il n'y a pas à supposer des initiatives de Verlaine. Il peut mal transcrire un mot ou un signe de ponctuation, mais on ne va pas lui prêter une action de superviseur quant à la ponctuation globale du poème.
Quant à la variation du tire, avec ou sans déterminant, elle s'inscrit dans une évolution personnelle de Rimbaud et ne présente guère d'intérêt en soi. La suppression de l'article n'est pas grammaticale à mon sens, mais c'est purement un fait de présentation qui va à l'économie.
Je précise me méfier de la philologie qui respecte la transcription d'un manuscrit au détail près systématiquement.
Je veux dire que certains signes de ponctuation manquent parfois et les philologues partent de l'idée que le copiste, ou l'auteur, a voulu que cela soit ainsi. Quand cela est possible, je préfère défendre la loi du principe, c'est le cas du premier vers transcrit par Verlaine. Il place une virgule entre chaque voyelle et chaque couleur, mais pas entre le U et le vert. Personnellement, si je dois éditer le texte, je rétablis la virgule manquante. Je peux commenter ces subtilités dans les notes, mais il ne me vient pas à l'idée d'éditer le sonnet avec cette omission incongrue et je n'aime pas beaucoup publier de la poésie avec des renvois en notes sur le corps des poèmes. Le lecteur de bonne volonté ira les lire les notes, lesquelles auront pour guide la numérotation des vers et des mentions en italique.
Mais je cesse là ma digression.
Dans la copie de Verlaine, le poème est composé d'au moins deux phrases. Une première phrase forme les deux premiers vers, et les douze vers réunissent en une phrase l'ensemble des associations.
La virgule à la fin du second quatrain montre qu'il est question d'une juxtaposition séparée par des virgules.
On me répondra que je me trompe pour le vers 6 qui se termine non par une virgule, mais par un point d'exclamation.
C'est un cas-limite où le point d'exclamation n'est pas nécessairement un point de fin de phrase.
Le point d'exclamation est toutefois réservé au E blanc et au Oméga, ou plus précisément aux "frissons d'ombelles" et au "rayon violet de Ses Yeux", deux mentions du côté du féminin.
Le vers 13 se termine lui par des points de suspension, et le vers 14 s'ouvre sur un tiret.
Il y aurait donc là une nouvelle contradiction, même si dans l'absolu les points de suspension ne sont pas nécessairement une ponctuation de fin de phrase. Ils sont aussi utilisés pour les suspensions à l'intérieur d'une phrase.
Mais il subsiste des ambiguïtés et on voit bien que sur la copie autographe Rimbaud a pris soin d'établir une juxtaposition continue en une seule phrase, ce qui justifie que quand on se reporte à la copie Verlaine, on soit sensible à l'unité des douze vers au-delà des variations de la ponctuation.
On observe également que le texte de Verlaine sépare lettre et couleur par une virgule, ce qui accentue la logique d'associations d'idées supposée par ce premier vers, alors que la leçon finale l'estompe.
Mais, ce qui doit retenir l'attention, c'est le principe du modèle final autographe. En définition la phrase en fonction des signes de ponctuation, le sonnet Voyelles n'est plus constitué de deux, trois ou quatre phrases selon ce qu'on pense de la copie Verlaine, mais d'une seule.
Il en résulte une particularité, le poème comporte trois doubles points, ce qui normalement est évité dans une phrase.
Le premier double point détaille l'apostrophe "voyelles" initiale, par une apposition qui précise de quelles voyelles on parle en les énumérant. Le second double point remplace le point de la version de la copie de Verlaine. Ce second double point est dirigé par "vos naissances latentes". Donc toute la suite du poème est l'expression de naissances latentes.
Les associations des douze derniers vers sont toutes séparées par des points-virgules qui confirment que nous avons cinq séries, car, dans le cas du O cette fois, le remplacement de points de suspension par un point-virgule permet d'éliminer une ambiguïté. Nous n'avons pas deux phrases distinctes, mais le double point est un terme introducteur qui amène une précision sur ce qui vient d'être dit. La liaison "O" et "Oméga" est cette fois soutenue par la ponctuation elle-même, conclusion à laquelle il était déjà naturel de parvenir sans étudier la ponctuation, mais le statut du dernier vers a fait débat donc menons jusqu'au bout toutes les enquêtes objectivables.
Le tiret démarque bien le dernier vers, mais le double point indique qu'il ne s'agit pas d'une rupture du type changement de voyelle ou autre. Il s'agit d'un tiret pour marquer un repositionnement. Il introduit une nuance, une mise en perspective, mais il n'y a pas à parler de séparation du dernier vers.
La ponctuation a été uniformisée et soigneusement travaillée pour ne plus véhiculer les ambiguïtés de la copie Verlaine. Et c'est l'un des nombreux signes que la version autographe est plus récente, puisque dans un cas la ponctuation est aboutie, dans l'autre pas.
Je conclus sur la ponctuation de l'autographe par une considération capitale: le vers 2 est la proposition centrale du poème, et les douze vers qui suivent une expansion de son complément d'objet direct "vos naissances latentes", tandis que le premier vers est comme chacun l'observe une apostrophe détaillée, une adresse.
Or, le vouvoiement dans "vos naissances latentes" implique clairement que les associations des douze derniers vers sont les "naissances latentes" des cinq voyelles-couleurs énumérées, ce qui permet à nouveau de refuser l'idée que le décrochage par un tiret du dernier vers soit une rupture désignant une autre voyelle et une autre couleur, solution très paresseuse que contredit l'organisation du texte. Le violet est dans la dépendance du bleu comme l'Oméga lettre grecque est associé au O latin qui vient plutôt du o micron, ce qu'il faut savoir admettre.
Je conclus sur la ponctuation de l'autographe par une considération capitale: le vers 2 est la proposition centrale du poème, et les douze vers qui suivent une expansion de son complément d'objet direct "vos naissances latentes", tandis que le premier vers est comme chacun l'observe une apostrophe détaillée, une adresse.
Or, le vouvoiement dans "vos naissances latentes" implique clairement que les associations des douze derniers vers sont les "naissances latentes" des cinq voyelles-couleurs énumérées, ce qui permet à nouveau de refuser l'idée que le décrochage par un tiret du dernier vers soit une rupture désignant une autre voyelle et une autre couleur, solution très paresseuse que contredit l'organisation du texte. Le violet est dans la dépendance du bleu comme l'Oméga lettre grecque est associé au O latin qui vient plutôt du o micron, ce qu'il faut savoir admettre.
A cela s'ajoute un problème annexe à traiter, mais un problème où un manuscrit perdu est peut-être à la clef. Le sonnet Voyelles a été publié dans la revue Lutèce et sa ponctuation est intermédiaire entre le modèle de la copie Verlaine et celui de l'autographe. Pour les douze derniers vers et le choix des majuscules il adopte le modèle de l'autographe et le "s" minuscule à "Suprême" est une probable coquille. Cependant, le second vers se termine par un point, ce qui relève du modèle de la copie de Verlaine, alors inaccessible, alors en possession de Millanvoye. On remarque aussi l'étrange emploi exclusif de la virgule au premier vers qui met sur le même plan d'apostrophe le nom "voyelles" et son détail.
A , noir ; E, blanc ; I, rouge ; U, vert ; O, bleu : voyelles, (copie Verlaine)
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, voyelles, (revue Lutèce)
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, (copie Rimbaud)
Je dirai quelque jour vos naissances latentes. (copie Verlaine)
Je dirai quelque jour vos naissances latentes. (revue Lutèce)
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
On prétend ou admet généralement que le manuscrit autographe d'Emile Blémont a servi pour l'établissement du texte de la revue Lutèce et que le manuscrit autographe de Léon Valade a servi pour l'établissement d'un autre sonnet Oraison du soir pour la même revue.
Mais, je voudrais qu'on m'explique déjà pourquoi Emile Blémont et Léon Valade n'ont chacun qu'un seul sonnet entre leurs mains. Je ne saurais y répondre, j'ai toujours été intrigué par le fait que Léon Valade n'ait visiblement conservé qu'un manuscrit du poème Oraison du soir plutôt que de tout autre poème. Je peux bien penser, mais sans preuve, que les manuscrits de Blémont et de Valade étaient initialement réunis et on peut envisager qu'ils étaient prévus pour une publication dans La Renaissance littéraire et artistique avec Les Corbeaux qui publié n'a pas laissé de manuscrit. Une publication d'Oraison du soir étant exclue de par son caractère scatologique, faut-il penser que Blémont a pris Voyelles et Les Corbeaux, et laisser le sonnet impubliable à quelqu'un qui l'affectionnait peut-être, ce Valade qu'on a su si ravi de la présentation de Rimbaud à son arrivée à Paris ? On peut imaginer des tas de choses et je lance des hypothèses pour attiser de la curiosité autour de ces détentions au compte-gouttes de manuscrits de Rimbaud.
Mais une chose m'intéresse vivement. La plupart des manuscrits utilisés pour la publication de poèmes "première manière" de Rimbaud dans les revues Lutèce puis La Vogue, puis dans une édition Vanier, ont disparu.
Je constate encore que le poème Voyelles a été publié à plusieurs reprises, mais que dès la seconde publication dans Lutèce "bombinent" est corrompu en "bombillent" et que cela ne sera jamais corrigé, ce qui veut dire qu'il n'y a eu aucune confrontation au manuscrit et aucune prise en considération de la première édition de 1883 par la suite.
Or, on voit très bien que la ponctuation de la première publication dans la revue Lutèce n'est pas celle du manuscrit autographe pour les deux premiers vers.
Si "bombillent" n'a pas été corrigé en 1888, c'est que l'accès immédiat au manuscrit ne pouvait se faire. Et comme Vanier a eu accès à des manuscrits "première manière" non publiés de 1886 à 1891 (fenêtre minimale), on peut se dire qu'éventuellement il a eu à nouveau le manuscrit sous la main et a pu corriger le texte. Il ne corrige pas le premier vers, mais il ne corrige pas "bombillent" non plus. Si l'une ou l'autre correction avait été effectuée, cela aurait été intéressant, mais ce n'est pas le cas. Ce qui est sûr, c'est que si Blémont possédait le manuscrit utilisé en 1883, il n'y a en tout cas plus eu de consultation de ce manuscrit par la suite. Mais les différences de ponctuation des deux premiers vers invitent à penser qu'il n'est pas du tout certain que Blémont ait prêté son manuscrit et nous aurions bien affaire à trois versions connues du poème. Pour l'établissement du texte, c'est du détail, mais on peut se dire que le manuscrit utilisé par la revue Lutèce se balade plus que probablement dans la Nature.
Pour finir sur ce sujet, il faut également commenter les ajouts de majuscules de la copie Verlaine à la copie autographe. Accessoirement, on peut observer que ces majuscules sont ajoutées aussi sur la publication de la revue Lutèce.
Partant de l'idée que la copie Verlaine est la plus ancienne et que de toute façon elle est conforme à un état du texte voulu par Rimbaud, on constate que les majuscules aux mots "Mondes" et "Anges" sont présentes, mais qu'il n'y a aucune majuscule pour "Suprême Clairon", ni pour "Ses Yeux".
Ceci me permet de contester fortement l'idée que le Y à l'initiale du dernier mot du poème soit fondamental à la compréhension du sonnet Voyelles. La remarque n'est pas anodine.
Ces majuscules supposent une majesté (Son Eminence") et on ne saurait manquer de songer aux majuscules appliquées à la divinité puisqu'elles concernent le "Suprême Clairon" et un possessif "Ses" devant "Yeux".
Je ne vois pas très bien comment on pourrait minimiser la portée de cet emploi, sachant que l'adjectif "divins" lui-même est en rejet d'adjectif à la césure du premier vers du premier tercet. Du premier vers du premier tercet au dernier du second, nous avons une boucle, adjectif "divins" en rejet et majuscule du divin "Ses Yeux" en passant par un motif explicite celui du "Suprême Clairon" qui désigne la trompette du jugement dernier en étant la reprise de "clairon suprême" mention employée par Victor Hugo dans son poème de La Légende des siècles intitulé La Trompette du jugement. Ce résultat précoce sur Voyelles que nous devons à Barrère a été retenu dans toutes les annotations, tous les commentaires du poème.
Et on comprend que mon étude de la ponctuation de l'avant-dernier vers et des majuscules soit aussi l'occasion de me défier de lectures qui supposent que le regard final est celui d'une femme, ce que la présentation du poème ne favorise pas, ni le contenu.
A suivre.
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