Dans les deux premiers vers de Voyelles, nous observons le discours ambitieux d'un poète dont le magistère va consister en un dévoilement du mystère des voyelles, origine langagière du monde, mais ce sont les couleurs qui vont paradoxalement prendre en charge la manifestation des voyelles Cinq couleurs fondamentales sont alors rassemblées comme l'ensemble des cinq voyelles à partir desquelles décliner toutes les visions Le choix a été naturellement déterminé par les considérations théoriques les plus abouties de son époque sur les théories de la lumière : le noir est du côté de l'absorption des ondes lumineuses, le blanc du côté de sa totale réflexion sur les objets, le rouge, le vert et le bleu sont les trois couleurs fondamentales pour l'oeil humain qui recompose ensuite toutes les autres, selon Maxwell, plutôt même que Helmholtz qui passe du bleu au violet, mais on verra que cela aussi compte dans le sonnet Et il s'agit bien sûr de l'actuelle trichromie additive qui est celle de la lumière, la trichromie soustractive des peintres ou de nos imprimantes actuelles s'appliquant aux pigments, mais d'une trichromie au plan physiologique, au plan de l'oeil humain
Cette superposition entre cinq voyelles et cinq couleurs, deux séries fondamentales parallèles, rejoint l'idée du poète qui s'exprime avec des mots mais suscite des visions, ce qui recoupe encore la grande idée rimbaldienne de se faire voyant et ce qui joue aussi sur l'idée que les rimes sont l'équivalent de gammes de couleurs dans le récent Traité de poésie française de Banville
C'est à ce jeu littéraire que s'attelle Rimbaud
Nos analyses par anticipation nous du vers 9 et de l'unique rime masculine ont également dégagé l'idée que la source de la lumière est divine et prétexte à une allégorie féminine contre-évangélique et donc horizon d'attente d'une explication, qu'il est question d'une communion entre l'homme et ce mystère de la lumière, mais aussi nous avons envisagé que les voyelles sont une métaphore du langage qui permet à la fois d'évoquer l'alphabet du côté de l'écrit et donc une table des éléments simples composant les formules du langage et de faire état d'un phénomène ondulatoire qui concerne tant l'acoustique que la propagation des couleurs Idée d'alphabet, caractère ondulatoire, trichromie additive jointe au couple blanc/noir sont les trois ciments de la correspondance des voyelles aux couleurs
Mais, c'est la notion de voyelle qui prime, nous ne sommes pas dans une équation où A et noir sont présentés comme étant la même chose, mais nous sommes dans une construction attributive "A noir" veut dire "A qui est noir", "A qui a la qualité d'être noir dans sa manifestation visuelle"
Or, la correspondance n'est pas des sons aux couleurs, mais des phonèmes, sons articulés, d'une langue aux couleurs L'idée est donc bien d'un langage divin par la lumière, les voyelles A E I O U au plan acoustique étant un plan humain du langage, quand la série des cinq couleurs de base est l'alphabet du monde, des significations portées par l'univers à notre regard
Le propos risque bien sûr de virer à l'aporie, tant il existe une multitude d'emplois symboliques divergents pour chaque couleur
Les tableaux des "naissances latentes" des vers 3 à 14 vont être l'occasion pour Rimbaud de fixer des choix plus particuliers qui vont permettre au sens supérieur qu'il veut faire entendre de s'élaborer
Par anticipation, précisons que Rimbaud va reconduire la mention de chaque voyelle et qu'il va à chaque fois faire entendre aussi l'idée de vibration ou quelque chose qui en approche par au moins des mots clefs "bombinent", "frissons", "rire", "vibrements", "strideurs" Mais Rimbaud va décliner différemment la question des couleurs, "noir" au singulier est mentionné pour le "A", mais détaché, "blancs" cette fois au pluriel est mentionné pour le "E" et encore une fois détaché, le mot "pourpre" passe du singulier au pluriel "pourpres" de la copie manuscrite de Verlaine à celle de la main de Rimbaud mais il ne s'agit pas de la mention "rouge" basique et il n'est pas tout à fait attaché au "I" il est emploi autonome, le mot au pluriel "virides" rend le "vert" pour le "U" mais de nouveau de manière détachée, enfin, le "bleu" n'est pas mentionné, mais nous glissons sur les ondes pour arriver au "violet" que lui substitue Helmholtz dans ses approfondissement sur la trichromie de la lumière qui se joue donc entre des personnes tels que lui, Young et Maxwell
Or, la mention décalée du "noir" est à observer déjà de très près, car la modification essentielle est bien là Ce n'est pas le "A" qui est qualifié de "noir", mais le "corset" Evidemment, le "corset" étant la figuration du "A", il peut être tentant de répondre "peu importe", mais si je cite encore "Golfes d'ombre" en signalant que le pluriel "golfes" est une figuration multipliée du "A", on voit bien qu'il est alors plus le lieu de réunion du "noir" en recueillant les ombres Et si je reviens à l'expression "noir corset velu", on observe bien le décalage, le "noir" est sur le même plan que "velu", et le "A" est un "corset" qui est "noir" Il faut donc se concentrer sur la signification ou la portée du mot "corset" qui conditionne le sens symbolique du "A", le noir n'est pas le coeur du symbolisme Or, la corruption de Rimbaud "corset" pour "corselet" est porteuse inévitable d'inférences à faire et vu que j'ai nettement insisté sur le phénomène ondulatoire commun des sons et des couleurs il est remarquable de voir apparaître l'étymologie "corps" dans cet emploi en principe inapproprié de "corset" On pense bien sûr à l'opposition ondes et corps ou ondes et corpuscules Ici, le A qui est vibration "bombinent" certes, mais en figurant corpusculaire, celui du corselet d'une mouche
Il existe différentes acceptions des mots "corset" et "corselet", les deux mots ont des emplois concurrents dans le domaine du vêtement militaire médiéval, dans le domaine arboricole (armature protégeant les jeunes arbres), dans le domaine de l'habillement féminin, mais seul le mot "corselet" est admis pour désigner, chez certains insectes, la partie antérieure du thorax où sont rattachées les pattes La corruption rimbaldienne n'induit certainement pas une référence arboricole, mais peut suggérer l'idée de "cuirasse légère", sens militaire que favoriserait la proximité de "bombinent" par équivoque sonore sur "bombes", mais en tout cas le sens érotique est paradoxalement mobilisé : ces mouches ont la taille bien prise Le "A" est corset enfin en tant que figure protectrice, création d'une enveloppe utile à la vie, puisque ces mouches butinent pour absorber des aliments, comme le noir est absorption de la lumière De telles inférences sont confortées par la mention suivante "Golfes d'ombre" où il est clair que l'idée d'enveloppe permet de mettre en parallèle les mentions d'attaque "corset" et "golfes", tandis qu'il est manifeste que les golfes réunissent en leur sein des ombres Comme les ombres peuvent témoigner de l'absorption noire de la lumière (ou plutôt lieu limite se dérobant à une nouvelle propagation de la lumière des réservoirs d'ondes déjà absorbées) les golfes absorbent les ombres, les contiennent et enserrent Le A est l'enveloppe au départ de la vie et une enveloppe matricielle Or, si nous revenons sur l'expression "noir corset velu", l'adjectif complémentaire "velu" donne bien l'idée quelque peu de germination du corps, puisque ce "velu" suppose une activité interne au "corset", une source vive et riche en substance qui permet à ce corps de devenir "velu" La formulation "A, noir corset velu" dans le corps d'un premier hémistiche d'alexandrin est une forme de plénitude typique que nous retrouvons dans la poésie parnassienne et notamment dans les poèmes de Leconte de Lisle où il arrive volontiers que les mots "vêtu" ou "velu" soient ainsi calés à la césure ("Les Kabires velus délaissent leurs marteaux" (et non "manteaux" (pardon du jeu de mots), "Le lion étonné, battant ses flancs velus" (ici position à la rime plutôt), "Je suis noir et velu comme un ours des forêts" (beau couple d'adjectifs ici), "Marbre sacré vêtu de force et de génie", "Tout s'éveille, vêtu d'une couleur divine",Hauts de taille, vêtus de force et de courage" Voilà quelques citations non exhaustives au hasard d'une rapide recherche informatique On voit bien qu'il y a alors promotion de leur sens et accentuation solennelle ou emphatique de l'idée de vêture ou de pilosité
Le premier hémistiche du vers 3 de Voyelles a une très nette allure parnassienne et semble quelque peu nourri de la lecture des poésie de Leconte de Lisle Le "noir" est pour sa part du côté de l'habillage velu du corset, et donc ce fameux corps distinct de la lumière qui l'absorbe et en intègre quelque peu le phénomène vibratoire "bombinent", tout en renvoyant à son tour de la lumière, et ici de préférence à la rime avec "éclatantes", rime du coup non moins intéressante et drôle que celle des "papillons d'éclat" dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs
Il serait difficile de commenter de manière originale la portée du mot "mouches", mais on observe aussi l'échange entre "bombinent" et "éclatantes", avec l'idée que ce corps est explosif Le verbe "bombinent" n'est pas familier, il s'agit d'un latinisme, mais nous n'avons aucun mal à pratiquer les inférences de vol bombé, de bourdonnement et de parcours pour butiner, selon plusieurs séries de déclencheurs, "butinent" en écho à "bombinent" avec mignardise "-inent", signification étymologique de "bomb-" dans un verbe d'action, l'idée de bourdonnement relève plus de la suggestion pour sa part
Par ailleurs, la miniaturisation des "mouches", l'insistance sur leur corps en l'occurrence "bombé" et l'équivoque sonore "bombes" et "éclats" dans "bombinent" et "éclatantes" superpose l'image des éclats d'artillerie d'une guerre, car comme le confirme le vers quatre ces mouches s'acharnent sur des corps morts et poursuivent un travail de destruction, mais le positionnement du regard sur le "corset" des mouches dédramatise l'ensemble pour le retourner en leçon de vie qui continue La "puanteur cruelle" est celle de la mort, du charnier même, et les mouches sont déjà la figuration morale de la fin d'Une saison en enfer d'une "réalité rugueuse à étreindre" Les "puanteurs" livrées aux mouches supposent bien l'idée de corps non enterrés, non préservés de ces affres par la communauté humaine, l'adjectif "cruelles" laisse bien entendre qu'il ne s'agit pas d'envisager indifféremment la mort brutale et la belle mort, mais bien la mort brutale dans ce qu'elle a de plus violent
Or, le mot "bombinent" reparaît dans le poème Les Mains de Jeanne-Marie, avec un traitement légèrement distinct à propos de "diptères", mais cela est suffisant pour que dans l'écho de poème à poème nous songions, à moins de ne pas être très intelligent, au charnier du martyre communard, allusion qui n'est peut-être pas au coeur du déploiement textuel de Voyelles, mais qui est essentiel dans son rayonnement périphérique même Le lieu de surgissement du "A noir" est celui d'une scène de carnage où se pose radicalement la question de la vie à continuer, et le "A noir" n'est pas dans les éléments sombres négatifs du décor, mais dans le travail des mouches, ce qui suppose un dépassement de nos répugnances
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