mercredi 20 janvier 2021

Frissonner et vibrer : pour une meilleure lecture de "Tête de faune" et "Voyelles" !

 

Partie 1/2

 

Réputé hermétique, le sonnet « Voyelles » reprend pourtant l’idée romantique d’une force intime et spirituelle cachée derrière les choses pour parler comme le fait Victor Hugo, par exemple dès sa préface aux Odes et Poésies diverses de 1822 :

 

Sous le monde réel, il existe un monde idéal, qui se montre resplendissant à l’œil de ceux que les méditations graves ont accoutumés à voir dans les choses plus que les choses. Les beaux ouvrages de poésie en tout genre, soit en vers, soit en prose, qui ont honoré notre siècle, ont révélé cette vérité, à peine soupçonnée auparavant, que la poésie n’est pas dans la forme des idées, mais dans les idées elles-mêmes. La poésie, c’est tout ce qu’il y a d’intime dans tout.

 

Je cite volontairement un extrait de la première préface de Victor Hugo à son premier recueil. Elle a l’intérêt de nous situer au début du plus célèbre des poètes romantiques, même si Lamartine est demeuré auréolé d’une certaine légende, mais surtout Victor Hugo s’y montre plus prudent et plus neutre que dans ses préfaces suivantes où il fait étalage de ses valeurs monarchistes de jeunesse. Cette force va rapidement s’imposer en tant qu’un immense amour universel, avec une distance prise vis-à-vis de la religion dans le champ des poètes parnassiens dont Rimbaud va se réclamer plus volontiers. Deux termes clefs de cette exaltation sont disséminés dans le sonnet « Voyelles » : « frissons » et « vibrements ». Le substantif « frissons » apparaît au vers 6 pour les trois versions connues du poème (copie de la main de Verlaine, manuscrit autographe et version proche de l’autographe publiée dans Les Poètes maudits), mais le terme est répété d’un vers à l’autre dans le cas de la copie faite par Verlaine, puisque la mention « frissons des vapeurs » au lieu de « candeurs des vapeurs » (vers 5) précède alors l’expression mise à la rime au vers 6 : « frissons d’ombelles[.] » Les termes de la famille du mot « frisson » sont assez présents dans les poèmes de Rimbaud, tandis que les mots de la famille « vibrer » s’y montrent quelque peu plus rares. Toutefois, le couple lexical « frissons » et « vibrer » relie « Voyelles » à un poème très précis : « Credo in unam ». Je commence par citer l’occurrence du mot « frissonnant », et je précise une fois pour toutes que je vais souligner moi-même en gras les mentions que je veux mettre en relief à chaque citation :

 

– Zeus, Taureau, sur son cou berce comme un enfant

Le corps nu d’Europé, qui jette son bras blanc

Au cou nerveux du dieu frissonnant dans la vague…

Il tourne longuement vers elle son œil vague…

Elle laisse traîner sa pâle joue en fleur

Au front du dieu ; ses yeux sont fermés ; elle meurt

Dans un divin baiser, et le flot qui murmure

De son écume d’or fleurit sa chevelure…

 

En revanche, le poème « Credo in unam » offre deux occurrences conjuguées du verbe « vibrer » :

 

Le monde vibrera comme une immense lyre

Dans le frémissement d’un immense baiser !

[…]

Et tous ces mondes-là, que l’éther vaste embrasse,

Vibrent-ils aux accents d’une éternelle voix ?

 

L’idée de la vibration du monde, exprimée par la comparaison avec l’instrument grec qu’est la lyre, impose la référence à la théorie pythagoricienne de la Musique des Sphères. L’harmonie du cosmos est assimilée à une musique, puisque selon cette théorie les distances entre les astres correspondraient à des intervalles musicaux. Platon et Aristote ont joué un rôle important dans la diffusion de cette théorie qui intéresse l’histoire des sciences, mais aussi l’histoire des lettres pour sa prégnance métaphorique à différentes époques. L’allusion rimbaldienne est explicite puisqu’il envisage en toutes lettres que les mondes vibrent à la façon d’une lyre aux accents d’une voix éternelle. L’idée de cette voix permet de confondre l’idée païenne des pythagoriciens avec la providence divine du christianisme. Précisons ici que les interrogations du poème « Credo in unam » font écho aux nombreuses interrogations métaphysiques de la poésie lamartinienne :

 

Mais que sert de lutter contre sa destinée ?

Que peut contre le sort la raison mutinée ?

[…]

Dans ce cercle borné Dieu t’a marqué ta place.

Comment ? pourquoi ? qui sait ? De ses puissantes mains

Il a laissé tomber le monde et les humains,

Comme il a dans nos champs répandu la poussière,

Ou semé dans les airs la nuit et la lumière ;

[…]

Me voici ! mais que suis-je ? un atome pensant !

Qui peut entre nous deux mesurer la distance ?

Moi, qui respire en toi ma rapide existence,

A l’insu de moi-même à ton gré façonné,

Que me dois-tu, Seigneur, quand je en suis pas né ?

[…]

Peut-être qu’à ta voix, de la vivante flamme

Un rayon descendra dans l’ombre de ton âme ?

 

D’autres poèmes suivront avec une quantité d’interrogations métaphysique, de Lamartine, Vigny, Hugo, Musset, Leconte de Lisle, mais je viens de citer quelques extraits du second poème des Méditations poétiques qui s’intitule « L’Homme » et qui a une importance considérable pour une bonne appréciation de toutes les réflexions de poètes au dix-neuvième siècle. Qu’il me suffise de citer quelques vers pour vous faire songer à ce que seront Vigny, Musset et même Baudelaire :

 

Toi, dont le monde encore ignore le vrai nom,

Esprit mystérieux, mortel, ange ou démon,

Qui que tu sois, Byron, bon ou fatal génie,

J’aime de tes concerts la sauvage harmonie,

Comme j’aime le bruit de la foudre et des vents

Se mêlant dans l’orage à la voix des torrents !

La nuit est ton séjour, l’horreur est ton domaine ;

[…]

Et toi, Byron, semblable à ce brigand des airs,

Les cris du désespoir sont tes plus doux concerts.

Le mal est ton spectacle, et l’homme est ta victime.

Ton œil, comme Satan, a mesuré l’abîme,

Et ton âme, y plongeant loin du jour et de Dieu,

A dit à l’espérance un éternel adieu !

Comme lui, maintenant, régnant dans les ténèbres,

Ton génie invincible éclate en chants funèbres ;

Il triomphe, et ta voix, sur un mode infernal,

Chante l’hymne de gloire au sombre dieu du mal.

[…]

 

 Lamartine exalte la figure du révolté Byron, mais l’exhorte à rentrer dans le rang, en le sermonnant d’importance avec des vers tels que ceux-ci :

 

Notre crime est d’être homme et de vouloir connaître :

Ignorer et servir, c’est la loi de notre être.

Mais pourquoi reculer devant la vérité ?

Ton titre devant Dieu c’est d’être son ouvrage !

[…]

Voilà, voilà ton sort. Ah ! loin de l’accuser,

Baise plutôt le joug que tu voudrais briser ;

Descends du rang des dieux qu’usurpait ton audace ;

Tout est bien, tout est bon, tout est grand à sa place ;

[…]

Mais cette loi, dis-tu, révolte ta justice ;

Elle n’est à tes yeux qu’un bizarre caprice,

Un piège où la raison trébuche à chaque pas.

Confessons-la, Byron, et ne la jugeons pas !

[…]

Borné dans sa nature, infini dans ses vœux,

L’homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux ;

[…]

Il veut sonder le monde, et son œil est débile ;

[…]

J’ai cherché vainement le mot de l’univers.

J’ai demandé sa cause à toute la nature,

J’ai demandé sa fin à toute créature ;

[…]

J’ai cru trouver un sens à cette langue obscure.

[…]

Mes yeux dans l’univers n’ont vu qu’un grand peut-être ;

[…]

 

Sans arrêt, tout au long de sa carrière poétique, Rimbaud a répliqué à ses vers dont je ne livre qu’un échantillon. Dans un sonnet des « Immondes », Rimbaud tourne le classieux : « mortel, ange, ou démon, » en « ange ou pource ». Dans « Matinée d’ivresse », au piège qui fait trébucher la raison, il oppose la « Fanfare atroce où [il] ne trébuche point » et à cette idée que tout est bien et bon à sa place, il oppose son idée personnelle du Bien et du Beau : « Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! » Il faudrait citer Une saison en enfer, mais mentionnons encore le vers du « Bateau ivre » : « Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir ! » C’est une réplique à tout ce que Lamartine a « cru trouver », au « grand peut-être » qu’il a « vu », à tout ce sentiment d’échec dont il abuse pour raisonner Byron en imagination. Plusieurs vers de « Credo in unam » font nettement écho au poème « L’Homme » de Lamartine, soit qu’il soit question d’oppositions, soit qu’il s’agisse de reprises détournées, réorientées :

 

– Parce qu’il était fort, l’Homme était chaste et doux !

…………………………………………………………….

Misère ! maintenant, il dit : Je sais les choses,

Et va les yeux fermés et les oreilles closes !

[…]

Je crois en Toi ! Je crois en Toi ! Divine Mère !

Aphrodité marine ! Ô ! la vie est amère,

Depuis qu’un autre dieu nous attelle à sa croix !

[…]

L’Homme veut tout sonder, - et savoir ! La Pensée,

La cavale longtemps, si longtemps oppressée

S’élance de son front ! Elle saura Pourquoi !...

[…]

Singes d’hommes tombés de la vulve des mères,

Notre pâle raison nous cache l’infini !

[…]

 

Or, le poème de Lamartine suppose lui une musique chrétienne se réappropriant les conceptions grecques de la lyre et de l’harmonie des sphères :

 

Tout mortel est semblable à l’exilé d’Eden :

Lorsque Dieu l’eut banni du céleste jardin,

Mesurant d’un regard les fatales limites,

Il s’assit en pleurant aux portes interdites.

Il entendit de loin dans le divin séjour

L’harmonieux soupir de l’éternel amour,

Les accents du bonheur, les saints concerts des anges

Qui, dans le sein de Dieu, célébraient ses louanges ;

Et, s’arrachant du ciel dans un pénible effort,

Son œil avec effroi retomba sur son sort.

 

Malheur à qui du fond de l’exil de la vie

Entendit ces concerts d’un monde qu’il envie !

[…]

 

Là encore, il conviendrait d’évoquer certains passages d’Une saison en enfer, mais les concerts des anges ne sont pas nécessairement une allusion à l’harmonie des sphères, d’autant que les concerts infernaux s’y oppose, Byron étant même le « chantre des enfers » que le ciel va envier ! Cependant, le vers : « L’harmonieux soupir de l’éternel amour, » et cet autre que je n’ai pas encore cité : « L’hymne de la raison s’élança de ma lyre[,] » confirme la confusion des plans entre l’harmonie chrétienne et l’idée de nature pythagoricienne d’une musique d’amour qui vaut ordre dans l’univers.

Rimbaud ne va pas maximalement exploiter l’idée cosmique du verbe « vibrer » dans ses poèmes. Ceci dit, elle relie le poème « Credo in unam » à « Voyelles ». Le terme « vibrements » au pluriel est un néologisme dont la première attestation semble remonter à Théophile Gautier. Sa première utilisation fut au pluriel et au vers 9 d’un sonnet, tout comme Rimbaud dans « Voyelles ».

Gautier devait publier un premier recueil de quarante-deux poésies intitulé Poésies, mais voici comment dans son introduction aux Œuvres poétiques complètes de Théophile Gautier (Bartillat, 2004, 2013, p. III), l’éditeur Michel Brix résume l’échec de cette publication :

 

[…] Mais « Théo » va jouer de malchance. La Bibliographie de la France – recueil périodique qui fournit la référence et la date des publications nouvelles – signale la mise en vente desdites Poésies dans son fascicule du… 31 juillet 1830. En ces jours qui appartiennent à l’histoire plutôt qu’à la littérature, le bon peuple de Paris a, on s’en doute, tout autre chose à faire que de s’occuper de poésie. La politique, - pour laquelle Gautier a toujours affiché un dédain manifeste – joua ainsi, pour son entrée officielle dans le petit monde des lettres, un tour pendable à notre auteur. Les volumes restèrent tristement chez l’imprimeur et chez le libraire Marly, où l’on en avait déposé quelques exemplaires.

 

Les poésies seront publiées à nouveau, mais en 1832 et à la suite du poème Albertus. Entre-temps, en 1831, Gautier publiera une nouvelle « La Cafetière » où figure une mention du mot « vibrement » au singulier. Il est bien probable que le terme ne soit pas de l’invention de Gautier lui-même. En revanche, il s’agit d’un terme extrêmement rare, puisqu’il ne va faire que maigrement concurrence à son synonyme « vibration ». Le mot « vibrement » aurait tout de même l’intérêt d’être exploitable dans des contextes figuratifs. Le suffixe de « vibrement » fait songer aussi quelque peu aux termes « vrombissement », « bourdonnement ». Cela justifie au sein de « Voyelles » un rapprochement avec cet autre mot d’une rareté extrême qu’est la forme verbale « bombinent ». D’ailleurs, cas à part de l’adjectif « virides », le sonnet « Voyelles » qui suppose un acte de vision transformé en langage comporte trois termes auditifs extrêmement rares : « bombinent », « vibrements » et « strideurs ».

Le mot « vibrement » n’a guère eu de succès au plan littéraire. Il est très délicat d’en trouver des occurrences. Gautier l’exploite encore dans Le Roman de la momie, Zola y recourt dans Le Ventre de Paris, avec une mention rapprochée du pluriel « puanteurs », mais ce roman n’a été publié qu’en 1873. Des occurrences plus tardives existent sous les plumes d’Alphonse Daudet et d’Alain-Fournier, mais ce qui ressort, c’est que le terme est plus volontiers utilisé au singulier et qu’il est rare au point qu’il semble impossible d’en trouver une attestation hugolienne.

Il est donc résolument exceptionnel que le mot « vibrements » au pluriel apparaisse au vers 9 d’un sonnet de Gautier et au vers 9 d’un sonnet de Rimbaud. Qui plus est, la mention dans un même alexandrin du mot « strideur(s) » et du mot « clairon(s) » qui concerne deux poèmes de Rimbaud : « Paris se repeuple » et « Voyelles » est elle-même résolument exceptionnelle et là encore la manifestation antérieure nous renvoie à une date de publication voisine du sonnet de Gautier. Rimbaud s’est inspiré d’un alexandrin du poème « Spleen » du recueil Feu et flamme de Philothée O’ Neddy publié en 1833. De 1830 à 1833, Théophile Gautier et Philothée O’Neddy étaient deux poètes assez proches l’un de l’autre, puisqu’ils faisaient partie d’un groupe du Petit Cénacle formé sur le modèle du Cénacle du grand poète romantique qu’ils admiraient : Victor Hugo. Or, une autre reprise manifeste du sonnet « Voyelles » : « Suprême Clairon », est une inversion de l’expression « clairon suprême » que Victor Hugo utilise à deux reprises dans La Légende des siècles de 1859, celle qui porte le sous-titre de Petites épopées et qui fut la seule connue par le Rimbaud poète, puisque les deux autres Légendes des siècles datent de 1877 et de 1883. Hugo a fait mention du « clairon suprême » dans le poème « Eviradnus » et puis dans le poème « La Trompette du jugement » qui est reconnu depuis longtemps en tant que source directe au sonnet « Voyelles ».

Il convient donc de citer le sonnet de Gautier contenant le nom « vibrements » :

 

Aux vitraux diaprés des sombres basiliques,

Les flammes du couchant s’éteignent tour à tour ;

D’un âge qui n’est plus précieuses reliques,

Leurs dômes dans l’azur tracent un noir contour ;

 

Et la lune paraît, de ses rayons obliques

Argentant à demi l’aiguille de la tour,

Et les derniers rameaux des pins mélancoliques

Dont l’ombre se balance et s’étend alentour.

 

Alors les vibrements de la cloche qui tinte,

D’un monde aérien semblent la voix éteinte,

Qui par le vent portée en ce monde parvient ;

 

Et le poëte, assis près des flots, sur la grève,

Ecoute ces accents fugitifs comme un rêve,

Lève les yeux au ciel, et triste se souvient.

 

Un parallèle de mouvement peut réellement être pressenti entre les deux poèmes. L’énumération des voyelles colorées du premier vers de « Voyelles » réplique à l’idée de « vitraux diaprés ». Il est question d’un « noir contour » à la fin du premier quatrain de Gautier, quand Rimbaud traite du « A noir », tandis que, dans le second quatrain, Théophile joue sur le contraste entre « Argentant » et « ombre », avec surgissement de la Lune, ce qui peut se rapprocher de ce que fait Rimbaud aux vers 5 et 6 de « Voyelles » avec la succession de l’ombre au « E blanc », puis avec le retour du mot « ombelles » nuançant la scène de lumière. Le premier tercet du sonnet de Gautier oppose ensuite un « monde aérien » à notre « monde » d’exil, et cette articulation est présente, quoique différemment orchestrée, dans le sonnet de 1872, puisque nous avons un tercet du « U vert » qui fixe le cadre du monde sublunaire où nous vivons avec les « mers » et les « pâtis semés d’animaux », autrement dit la Nature, et un tercet du « O bleu » virant au violet qui décrit un ciel sur un mode de rêverie métaphysique. Le vers 9 du sonnet de Gautier impose bien sûr une évidente comparaison avec le vers 9 de « Voyelles » :

 

Alors les vibrements de la cloche qui tinte, (Gautier)

 

U, cycles, vibrements divins des mers virides, (Rimbaud)

 

Les deux occurrences sont chacune calées à la fin du premier hémistiche avec à chaque fois une expansion dans le second hémistiche. L’adjectif « divins » entre-t-il en simple résonance avec le terme « cloche » de Gautier ? Il est déjà question de « sombres basiliques » au vers 1, et le motif du « Jeune-France » est proche de l’esprit pieux d’un Lamartine qui parle lui-même de « flèche gothique » et de « clocher rustique » au quatrième quatrain du célèbre poème « L’Isolement » qui ouvre son recueil des Méditations poétiques. Rimbaud associe l’esprit divin aux cycles naturels des mers, ce qui est un pied-de-nez à l’obédience chrétienne des discours poétiques de Lamartine et Gautier. Je vais essayer de bien le montrer par le développement qui suit.

En 1872, Gautier, poète sur la fin de ses jours, est réputé avoir méprisé les révolutions de 1848, puisqu’il s’en vante dans sa préface au recueil Emaux et Camées, et il vient de publier un ouvrage en prose Tableaux de sièges : Paris, 1870-1871 où, tout en traitant de la guerre franco-prussienne, il ne manque pas d’exprimer son mépris et son hostilité pour la Commune qui, depuis lors, a été réprimée dans le sang. Et, dans son seul intérêt pour le drame franco-prussien, Gautier traite au début de son ouvrage des bougies votives au pied des statues de la Vierge Marie. En février 1872, Rimbaud, excédé par Gautier, a parodié un poème du recueil Emaux et camées « Etudes de main » pour exalter les femmes de la Commune, décriées dans la population et victimes à l’époque des procès qui se poursuivent jusqu’en 1872 même. Le portrait de Louise Michel notamment est alors tout récent, et beaucoup d’écrivains célèbres, Alexandre Dumas fils en particulier, décrivent les femmes de la Commune comme des bêtes et des monstruosités au plan physique même. En clair, le poème « Les Mains de Jeanne-Marie » n’est en rien un hommage à Gautier. C’est tout le contraire. Or, le poème « Les Mains de Jeanne-Marie » qui, à la différence de « Voyelles », est clairement et explicitement un poème inspiré en long et en large de textes précis de Gautier, contient l’autre mention rare du verbe « bombinent », ainsi qu’une reprise en strophe finale de la rime « étrange(s) » :: « ange(s) ». Et dans les vers des « Mains de Jeanne-Marie », il est fait allusion à l’offrande superstitieuse aux pieds de la Madone strasbourgeoise que Gautier évoque au début de son livre Tableaux de siège :

 

Sur les pieds ardents des Madones

Ont-elles fané des fleurs d’or ?

Et Rimbaud exploite encore cette idée dans « Le Bateau ivre », mais en l’associant à cette autre que la religion ne peut vaincre les flots :

 

J’ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries

Hystériques, la houle à l’assaut des récifs,

Sans songer que les pieds lumineux des Maries

Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !

 

L’expression « Océans poussifs » est ironique. Rimbaud dénonce dans son quatrain l’espoir de miracle des personnes qui, telles les femmes de pêcheurs, déposent des bougies aux pieds de statues de la Vierge pour prier le retour sain et sauf de tous les équipages partis en mer. Or, Rimbaud se range lui du côté de la « houle » qui monte « à l’assaut des récifs », autrement dit du côté des flots contre la masse terrestre impassible. L’image de la « houle » est d’ailleurs exploitée par Rimbaud dans de précédents poèmes en tant que métaphore de la révolution (« Le Forgeron », « Les Poètes de sept ans »). Ce quatrain est bien à nouveau une réplique possible à la prose de Gautier sur les prières à la Madone après la perte de l’Alsace et de la Moselle. Toutefois, il y a une autre perspective qui se dessine si on associe Lamartine à Gautier. En effet, c’est Lamartine qui dit dans ses vers que Dieu est capable de dire au flot déchaîné : « Tu n’iras pas plus loin ! » A cette aune, il est donc bien pertinent de rapprocher la religiosité du sonnet de Gautier où figure le mot « vibrements » des méditations lamartiniennes. Et pour revenir au sonnet de Gautier, il faut ajouter que, si c’est « la cloche qui tinte » qui semble la « voix éteinte » « D’un monde aérien », le poète est pourtant « assis près des flots, sur la grève, » où il était susceptible de dégager une autre musique divine. Or, c’est le contraire qui s’opère : les flots n’empêchent pas le poète d’être à l’écoute de ces « accents fugitifs » exprimés par les « vibrements de la cloche ». Rimbaud recadre l’idée symbolique des « vibrements » en les appliquant à la force des « mers virides ». Enfin, dans le dernier vers de sa « fantaisie », le poète au gilet rouge scrute le ciel et a une révélation, tout comme c’est le cas dans « Voyelles ». L’un « Lève les yeux au ciel, et triste se souvient », tandis que l’autre est saisi par la vision immédiate du « rayon violet de Ses Yeux », où reconnaître la Vénus de « Credo in unam » qui s’oppose au Dieu de Lamartine et de la « cloche » célébrée par Gautier. Il est assez clair que l’idée de musique des sphères est présents dans les « vibrements des mers virides » au-delà de l’idée scientifique de marées. Le mot « vibrements » suivi de l’adjectif « divins » favorise clairement un tel axe de compréhension métaphysique.

Je reviendrai tout à l’heure sur un autre point de lecture concernant « Voyelles », mais je souhaite maintenant montrer que si Rimbaud n’utilise plus les mots de la famille du verbe « vibrer », les mots de la famille « frisson » prennent le relais. L’emploi métaphysique d’un mot de la famille « frisson », « frissonner », est un cliché romantique qui va inclure les parnassiens, Verlaine et Rimbaud. Verlaine en usera dans Romances sans paroles : « C’est tous les frissons des bois ! » Et cela dans des Ariettes oubliées composées peu après le sonnet « Voyelles » de Rimbaud et même composées suite à l’influence de Rimbaud, lequel envoie par exemple le texte et la partition de l’Ariette oubliée de Favart par courrier à son ami Verlaine qui l’en remercie. Faut-il copieusement citer les vers de Victor Hugo, Leconte de Lisle, Théodore de Banville et tant d’autres qui contiennent « frissons », « frissonnants », « frissonner » ? Nous nous contenterons ici de citer les occurrences rimbaldiennes. Voici ce relevé :

 

La terre demi-nue, heureuse de revivre,

A des frissons de joie aux baisers du soleil… (« Les Etrennes des orphelins »)

 

Rimbaud anticipe clairement ici la composition du poème « Credo in unam », puisque le poème « Les Etrennes des orphelins » qui a un sujet bien distinct a été publié au tout début de l’année, quand « Credo in unam » a été envoyé en mai à Banville. Toutefois, il faut garder à l’esprit que la genèse du poème a pu être plus lente que nous ne l’imaginons et qu’elle est liée à une méditation sur le temps de thèmes scolaires en classe de latin. Apprécions également car nous allons le faire remarquer souvent le couplage des mentions « frissons » et « baisers » avec personnification d’un élément naturel dominant : ici c’est le soleil, parfois ce sera le vent.

Le poème « Credo in unam » a été envoyé à Banville dans une lettre qui contenait deux autres poèmes, et nous pouvons maintenant citer deux extraits de l’un d’eux, « Ophélie » :

 

Le vent baise ses seins et déploie en corolle

Ses longs voiles bercés mollement par les eaux :

Les saules frissonnants pleurent sur son épaule,

 

Elle éveille parfois, dans un aune qui dort,

Quelque nid d’où s’échappe un léger frisson d’aile

– Un chant mystérieux tombe des astres d’or…

 

On peut d’ores et déjà signaler à l’attention les expressions « aune qui dort », « chant mystérieux » et « astres d’or », ce qui, au passage, vaut nouvelle expression figurale de la Musique des Sphères.

Par exception, nous avons droit à un usage satirique du cliché dans la nouvelle Un cœur sous une soutane, mais relevons tout de même l’association du verbe « frissonne » avec le nom « lyre » et rappelons que les vers du séminariste ont de fortes résonances banvilliennes en terme de parodie :

 

Ne devinez-vous pas que je deviens oiseau,

Que ma lyre frissonne et que je bats de l’aile,

                   Comme hirondelle ?...

 

Malgré la solennité de la mention « lyre », le verbe « frissonne » est ici à prendre dans un sens érotique réducteur, ce dont n’a pas conscience le séminariste qui croit pouvoir confondre son chant à l’exaltation des grands poètes.

Cette ironie reviendra dans le poème « Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs » envoyé par lettre à Banville à qui on peut dire qu’il est même dédié :

 

Toujours frissonnent ces fleurs blanches !

 

Pour poursuivre sur les compositions de l’année 1870, le traitement parodique se maintient, mais cette fois sans la charge satirique sévère de l’exemple précédent, dans « Ce qui retient Nina ». L’adjectif « frissonnant » qualifie le « bois » lui-même, lequel « saigne / Muet d’amour », belle préfiguration du « bois » de « Tête de faune » :

 

Quand tout le bois frissonnant saigne

            Muet d’amour,

 

Le sens érotique plus restreint est exploité dans « Comédie en trois baisers », mais cette fois sans charge satirique, puisque le terme est employé sans prétention grandiloquente ou métaphysique :

 

Sur le plancher frissonnaient d’aise

Ses petits pieds si fins, si fins…

 

La mention « baisers » du titre est accompagnée de trois autres mentions parentes au sein des vers eux-mêmes, ce qu’il convient de relever vu les couples que nous avons signalés plus haut des frissons et des baisers, avec le vent, avec le soleil :

 

– Je baisai ses fines chevilles…

 

Je baisais doucement ses yeux :

 

– Je lui jetai le reste au sein

Dans un baiser, - qui la fit rire

D’un bon rire qui voulait bien…

 

Nous ne manquons pas souligner également la reprise d’un vers à l’autre du mot « rire », car c’est une structure équivalente que nous rencontrons au début du poème « Tête de faune » qui raconte un autre frisson, un autre baiser :

 

Dans la feuillée incertaine et fleurie

De fleurs splendides où le baiser dort,

 

Une mention érotique des « frissons » où se sent plus le persiflage se rencontre dans le poème « Roman » :

 

– Voilà qu’on aperçoit un tout petit chiffon

D’azur sombre, encadré d’une petite branche,

Piqué d’une mauvaise étoile, qui se fond

Avec de doux frissons, petite et toute blanche…

 

Une mention métaphysique du verbe « frissonner », mais au sein d’une phrase négative inquiétante, se rencontre dans « Le Dormeur du Val » :

 

Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;

 

Nous revenons donc quelque peu aux implications de cette famille de mots dans « Credo in unam » et « Ophélie ». Mais je voudrais souligner, en vue de développements que je ferai un peu plus loin dans cet article, cette dernière mention relevée pour l’année 1870 dans le poème « Le Forgeron », exclusivement dans la version remise à Demeny puisque celle d’Izambard est incomplète :

 

Un frisson secoua l’immense populace.

 

Le frisson a de nouveau un sens fort, mais il s’agit cette fois d’une émotion épique et d’un enthousiasme révolutionnaire. Nous verrons que nous en ferons quelque chose par la suite.

Pour l’année 1871, le recours à cette famille de mots semble se raréfier, j’ai déjà cité plus haut l’occurrence du poème « Ce qu’on dit au poète à propos de fleurs » dont le lien est par ailleurs assez sensible avec les poèmes de 1870. Citons toutefois les cas quelque peu troubles du poème antichrétien « Les Premières communions » :

 

D’abord le frisson vient, - le lit n’étant pas fade –

 

Un frisson surhumain qui retourne : « Je meurs… »

 

Toutefois, à la toute fin de l’année 1871 et au tout début de l’année 1872, cette famille de mots fait un retour en force avec « Voyelles », « Le Bateau ivre » et « Les Mains de Jeanne-Marie ».

Ce dernier poème est daté de février 1872 sur le manuscrit et sa mention est clairement à mettre en relation avec celle du « Forgeron », mais la proximité du terme « chair » et le fait qu’il est question de l’exaltation de mains féminines permet de lier cela, bien plus qu’au cadre érotique, au cadre métaphysique d’un amour universel pour une « Divine Mère » :

 

Remuant comme des fournaises,

Et secouant tous ses frissons

Leur chair chante des Marseillaises

Et jamais les Eleisons !

 

L’opposition de la révolution à la religion est explicite de « Marseillaises » à « Eleisons », et cela dans un portrait idéalisé de la Femme. Il est donc pertinent de citer ici les vers suivants du poème « Credo in unam », bientôt rebaptisé « Soleil et Chair », puisque nous avons une convergence antichrétienne de Vénus aux femmes communardes :

 

Le soleil, le foyer de tendresse et de vie

Verse l’amour brûlant à la terre ravie ;

Et quand on est couché sur la vallée, on sent

Que la terre est nubile et déborde de sang ;

Que son immense sein, soulevé par une âme,

Est d’amour comme Dieu, de chair comme la Femme,

Et qu’il renferme, gros de sève et de rayons,

Le grand fourmillement de tous les embryons !

 

[…]

 

Je crois en Toi ! Je crois en Toi ! Divine Mère !

Aphrodité marine ! Ô ! la vie est amère,

Depuis qu’un autre dieu nous attelle à sa croix !

Mais c’est toi la Vénus ! c’est en toi que je crois !

[…]

Et l’Idole où tu mis tant de virginité,

Où tu divinisas notre argile, la Femme,

Afin que l’Homme pût éclairer sa pauvre âme

Et monter lentement dans un immense amour

De la prison terrestre à la beauté du jour ;

[…]

 

La comparaison sera plus lumineuse, si nous faisons état de ces quatrains solaires des « Mains de Jeanne-Marie » qui comprend une nouvelle mention rimbaldienne du verbe « baiser » :

 

L’éclat de ces mains amoureuses

Tourne le crâne des brebis !

Dans leurs phalanges savoureuses

Le grand soleil met un rubis !

 

Une tache de populace

Les brunit comme un sein d’hier ;

Le dos de ces Mains est la place

Qu’en baisa tout Révolté fier !

 

Elles ont pâli, merveilleuses,

Au grand soleil d’amour chargé,

Sur le bronze des mitrailleuses

A travers Paris insurgé !

 

J’ai déjà traité le cas du mot « frissons » dans « Voyelles », lequel a donc deux occurrences sur la copie manuscrite de Verlaine :

 

Golfes d’ombre. E, frissons des vapeurs et des tentes,

Lances de glaçons fiers, rais blancs, frissons d’ombelles !

 

Il n’est pas impossible que « rais » soit une coquille pour « rois », mais il ne s’agit pas d’en débattre ici. Cette répétition n’ayant pas un effet particulièrement heureux, la mention du vers 5 disparaît au profit d’un autre mot clef de la poésie en vers rimbaldienne :

 

Golfes d’ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes,

Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles ;

 

Le sonnet « Voyelles » implique d’évidence une signification métaphysique proche de « Credo in unam » et « Ophélie ». Il nous reste à mentionner un quatrain du « Bateau ivre » qui a l’immense intérêt d’associer les « frissons » à des « flots » qui, au loin, sont en relation avec le soleil, et que la périphrase « acteurs de drames très-antiques » assimilent très clairement à des personnages de tragédie qui, pour ceux qui comme moi trouve évidente la métaphore d’événement communard du « Poëme / De la Mer », seront identifiables aux insurgés parisiens de la période courant du 18 mars au 28-29 mai 1871 :

 

J’ai vu le soleil bas, taché d’horreurs mystiques,

Illuminant de longs figements violets,

Pareils à des acteurs de drames très-antiques,

Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

 

Passons maintenant à quelques compléments pour nos séries sur les vibrations et frissons. J’ai relevé tout à l’heure la mention « fourmillements » du poème « Credo in unam ». Un mot de la même famille vaut reprise un peu plus loin dans le même écrit, et cela dans la compagnie verbale du sujet « astres d’or » :

 

– Pourquoi l’azur muet et l’espace insondable ?

Pourquoi les astres d’or fourmillant comme un sable ?

Si l’on montait toujours, que verrait-on là-haut ?

 

Confortant l’idée d’un lien sensible dans la poésie rimbaldienne entre le plan révolutionnaire et le plan cosmique, le verbe « fourmille » est martelé deux fois dans le poème « Le Forgeron » à propos de la foule révolutionnaire, « foule » rime alors avec le terme « houle » dont nous savons l’intérêt métaphorique pour désigner les insurgés comme une mer :

 

Puis il le prend au bras, arrache le velours

Des rideaux, et lui montre, en bas, les larges cours

fourmille, ou fourmille, où se lève la foule,

La foule épouvantable avec des bruits de houle,

 

On concédera un emploi plus anodin dans un poème plus tardif, daté de juillet 1871, « L’Homme juste » :

 

Tu es lâche ! Ô ton front qui fourmille de lentes !

 

A quelques reprises, nous avons rencontré des occurrences décisives de mots de la famille du nom ou du verbe « baiser » en soutien aux mentions des familles « vibrer » ou « frissons ». Il faut compléter significativement cette recension. Je vais commencer par deux citations plus anecdotiques, si ce n’est qu’elles ont au moins le mérite d’imposer un couple avec une mention du mot « lèvres ». La première figure à la toute fin du poème « A la Musique » :

 

– Et je sens les baisers qui me viennent aux lèvres

 

La seconde se rencontre dans le poème « Roman » :

 

On divague ; on se sent aux lèvres un baiser

Qui palpite là, comme une petite bête…

 

Tout comme les « frissons », le « baiser » peut avoir une portée épique et révolutionnaire, comme c’est le cas dans ce début de sonnet sans titre :

 

Morts de Quatre-vingt-douze et de Quatre-vingt-treize,

Qui, pâles du baiser fort de la liberté,

 

Le « baiser » peut aussi avoir une aura négative particulière dans le poème « Les Premières communions » qui reprend le combat contre le christianisme de « Credo in unam » sous un autre angle d’attaque :

 

Tu baisais mes cheveux profonds comme les laines

 

Tes baisers, je ne puis jamais les avoir sus :

Et mon cœur et ma chair par ta chair embrassée

Fourmillent du baiser putride de Jésus !

 

On remarque une dernière occurrence du verbe « Fourmillent » que j’avais mis en réserve.

Je vais finir par un ensemble de mentions plus intéressantes. Dans « Le Bateau ivre », nous retrouvons l’idée de rêve métaphysique dans un quatrain qui suit immédiatement celui que nous avons mentionné plus haut pour l’occurrence du mot « frissons » !

 

J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,

Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,

La circulation des sèves inouïes,

 

Le baiser érotique est présent dans deux poèmes qui sont des variantes sur un même sujet : « Au Cabaret-vert » et « La Maline », mais avec un fort accent de liberté à conquérir :

 

– Puis, comme ça, - bien sûr, pour avoir un baiser, - (« La Maline »)

 

– Celle-là, ce n’est pas un baiser qui l’épeure ! –

Rieuse, m’apporta des tartines de beurre, (« Au Cabaret-Vert »)

 

Si je souligne « épeure », « baiser » et « Rieuse », c’est que trois mots similaires sont réunis dans des vers de « Tête de faune » que nous allons citer plus bas. Or, les deux autres citations, toutes deux extraites du poème « Credo in unam » déjà abondamment sollicité dans cette étude, vont-elles aussi offrir des échos intéressants avec le poème « Tête de faune » :

 

Je regrette les temps de l’antique jeunesse,

Des Satyres lascifs, des faunes animaux,

Dieux qui mordaient d’amour l’écorce des rameaux,

Et dans les nénuphars baisaient la Nymphe blonde !

 

Où, baisant mollement le vert syrinx, sa lèvre

Murmurait sous le ciel le grand hymne d’amour ;

 

On ramène souvent « Tête de faune » à un exercice convenu sur des clichés antiquisants accentués par les parnassiens, et pour s’en sortir on prétend parfois souligner que le poème « Tête de faune » prend ses distances par la métrique et le traitement obscène. Mais cette idée de défendre l’originalité rimbaldienne par l’obscénité et la métrique tend à inviter le lecteur à percevoir les idées du poème comme satiriques. Les liens que nous établissons avec « Credo in unam » et accessoirement « Au Cabaret-Vert » permettent de réengager une lecture plus sereine et plus confiante de ce poème d’exaltation panique amoureuse :

 

Dans la feuillée, écrin vert taché d’or

Dans la feuillé incertaine et fleurie

De fleurs splendides où le baiser dort,

Vif et crevant l’exquise broderie,

 

Un faune effaré montre ses deux yeux

Et mord les fleurs rouges de ses dents blanches,

Brunie et sanglante ainsi qu’un vin vieux,

Sa lèvre éclate en rires sous les branches.

 

Et quand il a fui – tel qu’un écureuil –

Son rire tremble encore à chaque feuille

Et l’on voit épeuré par un bouvreuil

Le Baiser d’or du Bois, qui se recueille.

 

Il n’est pas vain de citer dans la foulée un extrait du sonnet « Les Douaniers », dont la composition est peut-être antérieure à « Tête de faune », mais plus ou moins contemporaine :

 

                  […] les Soldats des Traités

Qui tailladent l’azur frontière à grands coups d’hache.

 

Pipe aux dents, lame en main, profonds, pas embêtés,

Quand l’ombre bave aux bois comme un mufle de vache,

Ils s’en vont, amenant leurs dogues à l’attache,

Exercer nuitamment leurs terribles gaîtés !

 

Ils signalent aux lois modernes les faunesses

Ils empoignent les Fausts et les Diavolos

« Pas de ça, les anciens ! déposez les ballots ! »

 

Quand sa sérénité s’approche des jeunesses,

Le Douanier se tient aux appas contrôlés !

Enfer aux Délinquants que sa paume a frôlés !

 

Le sonnet « Les Douaniers » permet de prouver encore une fois que le lien à faire entre amour cosmique du poète et révolution est essentiel à faire à la lecture de la poésie rimbaldienne. Nous observons une mention caractérisée à la rime du mot « faunesses » que nous soulignons pour son renvoi aux mentions « faunes », mais notons aussi que dans « Credo in unam », l’adjectif « faunes » qualifie le nom « animaux », ce qui tend à renforcer les connotations du mot. Dans une citation plus haut de « Credo in unam », j’ai souligné également l’expression « l’antique jeunesse », ce qui peut se comprendre dans le cas de l’adjectif à cause du titre « Antique » des Illuminations, mais j’anticipais mon relevé du pluriel à la rime « jeunesses » des « Douaniers » qui rime avec « faunesses ». Par ailleurs, si certains liens lexicaux sont établis exprès par Rimbaud entre « Oraison du soir » et « Les Douaniers » (« Pipe aux dents » pour « une Gambier / Aux dents » et « empoignent » pour « Empoignant »), les liens exprès entre « Tête de faune » et « Les Douaniers » ne s’en tiennent pas à un écho un peu vain du mot « faunesses ». La fin du premier quatrain des « Douaniers » par laquelle je commence ma citation correspond à l’acte du faune « crevant l’exquise broderie ». Dans le second quatrain, l’action des « Douaniers » est déplacée dans un bois qui correspond à un repoussoir pour celui de « Tête de faune ». Ensuite, loin de séduire les nymphes, nos douaniers dénoncent les « faunesses », et enfin la chute du poème est quelque peu l’inversion glauque de la clausule de « Tête de faune », puisque nous ne pouvons que confronter « Le Baiser d’or du Bois qui se recueille » après un contact avec l’exclamation : « Enfer aux Délinquants que sa paume a frôlés ! »

Nous avons vu les implications révolutionnaires des termes « baiser » ou « frissons » dans « Morts de Quatre-vingt-douze… » et « Le Forgeron », et ces significations insurrectionnelles sont explicitement liées à la célébration du soleil, de la chair et de la Femme (tous termes mentionnés) dans « Les Mains de Jeanne-Marie ». La signification politique de « Tête de faune » se reflète dans « Les Douaniers ». On le voit, il y a une mise en place également d’une révolte exprimée dans « Tête de faune », et il devient nettement sensible que le couple « strideur(s) » et « clairon(s) », s’il se rencontre dans un poème explicitement communard « Paris se repeuple » et est repris à un poème où il est question des bruits dans un dernier combat, « Spleen » de Philothée O’Neddy, permettent clairement d’établir que le « Suprême Clairon » met en relation le martyre de combattants avec un Jugement dernier, ce qui ne peut guère impliquer que la Commune, celle qui est explicitement convoquée dans « Paris se repeuple » et dans « Les Mains de Jeanne-Marie ». Il est devenu aussi évident avec cette recension que « Credo in unam » n’est pas un galop d’entraînement poétique de Rimbaud se résumant à un centon de reprises parnassiennes, mais que c’est une matrice de convictions poétiques qui éclairent les visées métaphoriques des poèmes « Voyelles » et « Tête de faune ». Je vais d’ailleurs poursuivre sur cette idée dans une suite à cet article, puisque j’ai d’autres recensions qui vont compléter ce défilé panoramique.

Je vais toutefois terminer par une autre mention du mot « lyre », dont on a vu l’importance plus haut pour la conception d’une Musique des Sphères qui est amour sous le signe de Vénus, avec cet extrait du « Bateau ivre » qui nous fait une variante de la naissance de Vénus en écume mousseuse de bière :

 

Plus fortes que l’amour, plus vastes que nos lyres,

Fermentent les rousseurs amères de l’amour !

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