samedi 30 janvier 2021

Le dossier des quintils de Rimbaud et de Baudelaire ! (1/2)

[Cet article est indépendant de celui en cours "ce que révèlent les quintils", mais il est en lien, il permet aux lecteurs entre les deux parties de l'article de se rafraîchir par la lecture des poèmes du dossier.]

Dans l'édition de 1868 des Fleurs du Mal, celle qui fut en principe familière à Rimbaud, le premier poème en quintils est en réalité le dernier poème en quintils a avoir été ajouté au recueil en 1861, mais cela Arthur Rimbaud ne pouvait pas le deviner. Le poème "La Chevelure" a un format traditionnel des rimes ABAAB :
Ô toison, moutonnant jusque sur l'encolure !
Ô boucles ! Ô parfum chargé de nonchaloir !
Extase ! Pour peupler ce soir l'alcôve obscure
Des souvenirs dormant dans cette chevelure,
Je la veux agiter dans l'air comme un mouchoir !

La langoureuse Asie et la brûlante Afrique,
Tout un monde lointain, absent, presque défunt,
Vit dans tes profondeurs, forêt aromatique !
Comme d'autres esprits voguent sur la musique,
Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum.

[...]
La rime de module du premier quintil est "nonchaloir"::"mouchoir", celle du second quintil est "défunt"::"parfum". Au passage, j'ai annoncé une suite à mon étude sur "Oraison du soir", et le poème "La Chevelure" fait partie des poèmes que je vais interroger en tant que source potentielle.
Ce poème est le dernier des Fleurs du Mal en quintils dans la chronologie des publications, mais la forme ABAAB est traditionnelle.

*

Le poème XXXVII "Le Balcon" est dans l'ordre de défilement du recueil le premier faux-quintil du recueil. Il a une organisation des rimes ABABA, celle même qui a été reprise par Rimbaud dans trois poèmes de la période mai-juillet 1871. Le poème "Le Balcon" était déjà le premier poème à faux-quintils dans les éditions précédentes de 1857 et de 1861. En revanche, il était absent de l'édition de 1855 d'une sélection dans la Revue des Deux Mondes. Il s'agit d'un modèle de référence pour les compositions de Rimbaud. L'analyse modulaire s'appuie sur la présence du vers répété. Le poème est en réalité un quatrain ABAB. La rime de module est la rime B, aux vers pairs du faux-quintil. Le cinquième vers est une répétition qui se clôt sur la rime A, au lieu de la rime B, d'où la difficulté pour l'interpréter comme un authentique quintil à trois modules.
Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses,
Ô toi, tous mes plaisirs ! ô toi, tous mes devoirs !
Tu te rappelleras la beauté des caresses,
La douceur du foyer et le charme des soirs,
Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses !

Les soirs illuminés par l'ardeur du charbon,
Et les soirs au balcon, voilés de vapeurs roses.
Que ton sein m'était doux ! que ton cœur m'était bon !
Nous avons dit souvent d'impérissables choses
Les soirs illuminés par l'odeur du charbon.

Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !
Que l'espace est profond ! que le cœur est puissant !
En me penchant vers toi, reine des adorées,
Je croyais respirer le parfum de ton sang.
Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées !

La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison,
Et mes yeux dans le noir devinaient tes prunelles,
Et je buvais ton souffle, ô douceur, ô poison !
Et tes pieds s'endormaient dans mes mains fraternelles.
La nuit s'épaississait ainsi qu'une cloison.

Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses,
Et revis mon passé blotti dans tes genoux.
Car à quoi bon chercher tes beautés langoureuses
Ailleurs qu'en ton cher corps et qu'en ton cœur si doux ?
Je sais l'art d'évoquer les minutes heureuses !

Ces serments, ces parfums, ces baisers infinis,
Renaîtront-ils d'un gouffre interdit à nos sondes,
Comme montent au ciel les soleils rajeunis
Après s'être lavés au fond des mers profondes ?
- Ô serments ! ô parfums ! ô baisers infinis !
Ce poème a certainement énormément compté pour Rimbaud. Le dernier vers et son tiret introducteur sont une probable source au vers final du sonnet "Voyelles". Le vers sur le "cher corps" et le "cœur si doux" est l'objet d'une réécriture et allusion dans "Enfance I". La rime en "-oirs" du premier faux-quintil enrichie de l'expression "charme des soirs" impose à nouveau un rapprochement avec le sonnet "Oraison du soir".
Ma lecture du poème est différente de celle qui fait consensus. Claude Pichois et les spécialistes de Baudelaire ont trop insisté sur les cycles féminins des poèmes des Fleurs du Mal avec Marie Daubrun, madame Sabatier, Jeanne Duval, etc. Le repérage de ces cycles a son intérêt, mais Baudelaire ne nous y a a pas convié, et même s'il dédiait ses poèmes à certaines femmes jouant le rôle de muses, Baudelaire écrivait des poèmes sans se soucier de ses amours concrets pour des femmes authentiques. Ici, il est question d'une "mère des souvenirs" qui vient visiter le poète chaque soir, j'en conclus que cette femme n'existe pas et qu'à cette aune le premier souvenir est lui-même quelque chose de vaporeux. L'apparition de cette maîtresse se confond avec le spectacle du couchant, et je pense que les "pieds" qui s'endorment dans les "mains fraternelles" sont la lumière du soleil qui se couche. Du coup, l'idée dans un vers de deviner les prunelles intéresse à la foi le nez fantasque de Milotus qui cherche Vénus au ciel profond et l'admiration du poète pour le "rayon violet" d'un regard mystérieux dans "Voyelles".
L'influence du poème "Le Balcon" sur l'écriture de "Accroupissements" est sensible à plusieurs égards : le poème "Accroupissements" se clôt sur la formule "au ciel profond" quand nous avons l'exclamation : "Que l'espace est profond !" et puis à l'avant-dernier vers à la rime, l'expression "au fond des mers profondes". Les "baisers infinis", clausule du "Balcon", participent eux aussi de l'idée de profondeur... Le désir de soleil et de chaleur est dans les deux poèmes, le participe passé "blotti" est repris sous une autre forme conjuguée dans "Accroupissements". Baudelaire réchauffe les pieds de la mère des souvenirs, cependant que le frère Milotus se soucie de réchauffer ses propres doigts de pied.
Remarquez enfin que chaque quatrième vers des faux-quintils a une ponctuation forte et que, pour la première strophe, le vers repris est un terme d'adresse, une apostrophe : "Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses !" J'ai presque envie de dire qu'à la manière de Corneille qui a rendu courante la pratique du terme d'adresse rejeté après la césure sinon au vers suivant, la reprise de l'apostrophe au premier quintil est en-dehors de la structure strophique réelle, le quatrain ABAB.

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Le poème "Réversibilité" avait le privilège d'être le second poème de la suite de Fleurs du Mal publiées en 1855 dans la Revue des Deux Mondes. Il vient désormais après le poème "Le Balcon" dans l'ordre de défilement du recueil et il s'agit déjà du poème XLV. En revanche, il demeure le premier à offrir le modèle suivi par "Le Pauvre songe" dans Comédie de la soif, avec une forme de quatrain à rimes embrassées ABBA prolongée d'une répétition. La rime de module est B, aux vers 2 et 3 du faux-quintil. L'hérésie de l'appellation quintil est importante, puisque la rime conclusive de la strophe est au troisième vers, autrement dit au milieu de la strophe, alors que deux vers doivent encore la suivre.
Ange plein de gaîté, connaissez-vous l'angoisse,
La honte, les sanglots, les remords, les ennuis
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le cœur comme un papier qu'on froisse ?
Ange plein de gaîté, connaissez-vous l'angoisse ?

Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
Les poings crispés dans l'ombre et les larmes de fiel,
Quand la Vengeance bat son infernal rappel,
Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ?

Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,
Qui, le long des grands murs de l'hospice blafard,
Comme des exilés, s'en vont d'un pied traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?

Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévoûment
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté ;
Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !
Nous retrouvons l'idée d'adresse dans les vers répétés, mais une adresse limitée à chaque premier hémistiche des vers répétés, sauf au dernier faux-quintil. L'appellation faux-quintil est aisé à comprendre avec les répétitions de ce poème, quand on compare l'absence de points d'interrogations dans les premiers vers pour permettre à celles-ci de se délier, quand, en revanche, la reprise au cinquième vers de chaque quintil est la même interrogation abrégée, ou la même exclamation abrégée pour tenir compte de la variation du dernier faux-quintil. Cas à part du dernier quintil qui ne mérite pas pour autant un commentaire justificatif, les ponctuations sont fortes à chaque quatrième vers des quintils.
Ce poème est-il une source au poème "Le Pauvre songe", l'idée est à saisir, mais on verra cela plus tard. En revanche, le rapprochement avec "Accroupissements" est très intéressant, malgré la différence d'organisation des rimes ABABA sur le patron du "Balcon" et de "Lesbos" dans "Accroupissements", et ici suite ABBAA. Rimbaud ayant probablement médité l'ensemble des faux-quintils de Baudelaire, l'idée de rapprochement peut se concevoir. Ici, il y a tout un traitement ironique, mais sans acrimonie, sur la condition parfaite des anges. Quelque part, c'est ce que fait Rimbaud au sujet du frère Milotus. Il nous en présente un qui connaît les passions et affections du bas corporel. Nous retrouvons aussi l'idée de la quête du soleil (au passage, le second poème des Fleurs du Mal dans l'édition de 1857 s'intitulait "Le Soleil", lequel poème est devenu le second de la nouvelle section inédite de "Tableaux parisiens" à partir de l'édition de 1861).
Enfin, l'expression hémistiche "Les poings crispés dans l'ombre" fait écho à un extrait du poème "Les Assis", composition suspectée d'être contemporain des poèmes en quintils rimbaldiens de 1871.

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Le poème "Harmonie du soir" n'est pas en faux-quintils, mais en quatrains. En revanche, il entre dans le débat sur l'invention de la forme "pantoum" à cause de vers qui sont répétés et cette fois les vers répétés ne peuvent pas être considérés comme en-dehors du cadre strophique.
Or, le titre "Harmonie du soir" impose d'évidence un rapprochement avec le titre "Oraison du soir". Il y a une confirmation que l'influence baudelairienne sur Rimbaud relie les poèmes en quintils au sonnet "Oraison du soir", ce que nous travaillerons prochainement, car "Accroupissements" est une source rimbaldienne au sonnet "Oraison du soir"...
Le poème "Harmonie du soir" contient les mentions "triste" et "cœur tendre", et d'autres éléments, mais nous en parlerons en temps voulu au sujet du sonnet "Oraison du soir". Le couchant est également impliqué dans ce "pantoum".

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Le poème "Le Poison" est une singularité. Il partage avec "La Chevelure" le fait de ne pas comporter de répétitions de vers (ni de rimes), et s'il ne correspond pas au modèle ABABA, il ne correspond pas non plus au modèle de "Réversibilité" ABBAA, puisqu'ici le dernier vers ne reprend pas la rime initiale, mais la rime B pour former une suite du type ABBAB, où l'analyse permet de conserver B comme rime de module, mais selon un découpage en deux, puis un, puis deux vers, et non pas en deux fois deux vers avec vers isolé final. A part le premier quintil, tous les autres ont tendance à imposer en syntaxe le couplage des deux derniers vers, justement. Pourtant, le suivant poème que nous citerons sera l'origine de celui-ci au plan de la composition baudelairienne :
Le vin sait revêtir le plus sordide bouge
           D'un luxe miraculeux,
Et fait surgir plus d'un portique fabuleux
            Dans l'or de sa vapeur rouge,
Comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux.

L'opium grandit ce qui n'a pas de bornes,
            Allonge l'illimité,
Approfondit le temps, creuse la volupté,
            Et de plaisirs noirs et mornes
Remplit l'âme au delà de sa capacité.

Tout cela ne vaut pas le poison qui découle
             De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l'envers...
              Mes songes viennent en foule
Pour se désaltérer à ces gouffres amers.

Tout cela ne vaut pas le terrible prodige
              De ta salive qui mord,
Qui plonge dans l'oubli mon âme sans remord,
              Et, charriant le vertige,
La roule défaillante aux rives de la mort !
Me reprochera-t-on de ne pas assez cherché les points de convergence avec les poèmes de Rimbaud, sous prétexte qu'on s'éloigne de la forme des trois poèmes rimbaldiens ? En tout cas, je relève quand même la constante du motif du couchant du côté des faux-quintils et poèmes à vers répétés baudelairiens. Je relève aussi la césure sur le déterminant un avec rejet de "portique fabuleux" dans le second hémistiche, puisque cet aspect intéressera aussi mon étude de "Accroupissements" et "L'Homme juste". Au passage, il faut noter aussi que ce poème fait exception, il véhicule un tutoiement, mais il n'a pas cette spécificité des poèmes baudelairiens en faux-quintils des termes d'adresse : "Mère des souvenirs," "Agathe", "belle sorcière", etc.

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Poème du noyau dur historique de 1855 sous le titre "A la Belle aux cheveux d'or", le poème LV "L'Irréparable" est le correspondant du "Poison", nous repassons au quatrain de rimes croisées pour construire le faux-quintil. Cependant, "Le Poison" n'offre pas une structure de faux-quintil, ni la reprise finale de la rime initiale comme nous l'avons vu plus haut. En revanche, les deux poèmes partagent le principe d'alternance des alexandrins et des octosyllabes, et les rimes de la fin de l'un rebondissent au début de l'autre dans l'économie du recueil. Enfin, le poème est subdivisé en deux sections introduite chacune par un chiffre romain :
                                     I

Pouvons-nous étouffer le vieux, le long Remords,
              Qui vit, s'agite et se tortille,
Et se nourrit de nous comme le ver des morts,
              Comme du chêne la chenille ?
Pouvons-nous étouffer l'implacable Remords ?

Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane,
               Noierons-nous ce vieil ennemi,
Destructeur et gourmand comme la courtisane,
               Patient comme la fourmi ?
Dans quel philtre ? - dans quel vin ? - dans quelle tisane ?

Dis-le, belle sorcière, oh ! dis, si tu le sais,
                A cet esprit comblé d'angoisse
Et pareil au mourant qu'écrasent les blessés,
                Que le sabot du cheval froisse,
Dis-le, belle sorcière, oh ! dis, si tu le sais,

A cet agonisant que déjà le loup flaire
                Et que surveille le corbeau,
A ce soldat brisé ! s'il faut qu'il désespère
                D'avoir sa croix et son tombeau ;
Ce pauvre agonisant que déjà le loup flaire !

Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ?
                Peut-on déchirer des ténèbres
Plus denses que la poix, sans matin et sans soir,
                Sans astres, sans éclairs funèbres ?
Peut-on illuminer un ciel bourbeux et noir ?

L'Espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge
                Est soufflée, est morte à jamais !
Sans lune et sans rayons, trouver où l'on héberge
                Les martyrs d'un chemin mauvais !
Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'Auberge !

Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ?
             Dis, connais-tu l'irrémissible ?
Connais-tu le Remords, aux traits empoisonnés,
              A qui notre cœur sert de cible ?
Adorable sorcière, aimes-tu les damnés ?

L'Irréparable songe avec sa dent maudite
               Notre âme, piteux monument,
Et souvent il attaque, ainsi que le termite,
               Par la base le bâtiment.
L'Irréparable ronge avec sa dent maudite !

                             II

J'ai vu parfois, au fond d'un théâtre banal
              Qu'enflammait l'orchestre sonore,
Une fée allumer dans un ciel infernal
               Une miraculeuse aurore ;
J'ai vu parfois au fond d'un théâtre banal

Un être qui n'était que lumière, or et gaze ;
               Terrasser l'énorme Satan ;
Mais mon cœur, que jamais ne visite l'extase ;
               Est un théâtre où l'on attend
Toujours, toujours en vain, l'Être aux ailes de gaze !
On l'aura compris. A l'origine de l'émergence du quintil pur du poème "Le Poison", "L'Irréparable" est, et c'était le cas dès sa publication en 1855 sous le titre "A la Belle aux cheveux d'or", un chef-d'œuvre d'émancipation engendrant un basculement non mené à terme du faux-quintil au quintil neuf sur le mode ABABA qui sera celui de Rimbaud.
On admirera tout particulièrement la suite de la deuxième à la quatrième strophe. Pour la deuxième strophe, la variation n'est que de ponctuation, , mais le vers répété a déjà une césure exceptionnelle : non seulement elle suspend le déterminant "quel", mais elle ne rejette qu'un "monosyllabe", tandis que sur un modèle hugolien appliqué dans Hernani, Ruy Blas, l'anaphore construit l'apparence trompeuse du trimètre auquel en réalité le vers se dérobe, puisque la quatrième syllabe est un "e" féminin, et la troisième anaphore commence plus tôt d'une syllabe à cause de "vin" monosyllabe : "Dans quel philtre, dans quel vin, dans quelle tisane,"  selon le principe hugolien : "C'est l'Allemagne, c'est l'Espagne, c'est la Flandre," (Hernani), un équivalent avec "comme" figurant dans Ruy Blas. Mais, comme Verlaine et les autres ne semblaient pas faire attention de près au théâtre hugolien, ce vers de Baudelaire devait beaucoup impressionner les poètes de son époque. Quant aux tirets ajoutés à la reprise, je suggère de les comparer à des accords de piano plaqués violemment un peu comme dans le morceau suivant d'Erik Satie intitulé "Nocturnes" où je reconnais le motif de la chanson enfantine Frère Jacques qui semble avoir été composé par Rameau lui-même à 25 secondes, ce qui n'a pas l'air d'être connu au vu d'une rapide recherche sur la toile, pourtant Satie en reprend la mélodie de 25 à 30 secondes puis la dissout par les variations de 30 à 35 secondes avant de l'ensevelir dans un nouveau départ. Le morceau se poursuit. Le motif reviendra. Il y a des passages à la limite de la fausse note me semble-t-il, surtout à 2 minutes 40, un peu à 2 minutes 50, et puis donc la série d'accords plaqués avec des notes que je dirais à contre-temps ou des notes désaccordées qui se prolongent par-dessus la mesure de 4 minutes 10 à 4 minutes 30, passage que j'ai donc songé à rapprocher du vers en question pour ses tirets :
J'aurais pu citer un morceau plus ancien et plus significatif, mais j'écoutais Satie dans la journée.
J'en reviens au morceau de Baudelaire. Le vers répété du troisième quintil est une des meilleures trouvailles qui soient pour créer la dynamique naturelle de tournoiement du poème : "Dis-le, belle sorcière, oh ! dis, si tu le sais," tandis que la variation de premier hémistiche est remarquable au quatrième quintil avec cet effet d'aplanissement de la modification, de "A cet agonisant" à "Ce pauvre agonisant". Deux quintils plus loin, la variation au premier hémistiche fait dans l'opposition : "L'Espérance qui brille" contre "Le Diable a tout éteint". La variation implique aussi l'ultime quintil pour créer une clausule lyrique.
Le poème "L'Irréparable" a visiblement compté pour Verlaine et Rimbaud. Dans ses Poëmes saturniens, Verlaine a composé un sonnet intitulé "L'Angoisse" qui brasse pas mal de reprises de Baudelaire, mais je songe bien sûr au second "Nevermore", poème en faux-quintils à base de quatrains à rimes embrassées ABBA avec le vers répété où figure l'adjectif "mordorés" en rejet, puis dans les derniers vers "la FATALITE", "le ver", "le remords". un écho de ce poème et donc de Baudelaire se retrouve dans Une saison en enfer : "Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver [...]". Or, si je parle d'une importance conjointe pour Rimbaud et Verlaine, c'est que Verlaine a publié dans son recueil tardif Jadis et naguère un sonnet intitulé "L'Auberge" qu'il avait publié en revue avant de connaître Rimbaud, sonnet que j'avais étudié en classe au lycée et que j'ai toujours rapproché des sonnets "Au Cabaret-Vert" et "La Maline", et j'en viens à mon idée clef. Le poème de Baudelaire "L'Irréparable" est en faux-quintils, et même si c'est sur le patron ABABA, cela peut suffire à justifier le rapprochement avec le poème "Le Pauvre songe" de "Comédie de la Soif" où les quintils ont l'autre forme de faux-quintil propre à Baudelaire ABBAA, sans toutefois véhiculer de répétitions. 
Et précisément, le lien est celui de l'Auberge. Je cite la strophe correspondante du poème "L'Irréparable" pour la raviver à l'attention du lecteur :
L'Espérance qui brille aux carreaux de l'Auberge
                Est soufflée, est morte à jamais !
Sans lune et sans rayons, trouver où l'on héberge
                Les martyrs d'un chemin mauvais !
Le Diable a tout éteint aux carreaux de l'Auberge !
Le poème "Le Pauvre songe" commence par l'espoir "Peut-être", mais il se termine par un sentiment d'impossible et d'irréparable même dans son dernier quintil avec l'image même de l'auberge. Certes, elle est verte pour l'allusion biographique, mais c'est l'auberge du sonnet de Verlaine aussi, et celle du poème de Baudelaire, et "l'auberge verte" est précédée dans le même vers de ce mot "Jamais" qui, nous dirons ! cingle dans la composition des Fleurs du Mal !
Peut-être un Soir m'attend
Où je boirai tranquille
En quelque vieille Ville,
Et mourrai plus content :
Puisque je suis patient !

Si mon mal se résigne,
Si j'ai jamais quelque or
Choisirai-je le Nord
Ou le Pays des Vignes ?....
- Ah songer est indigne

Puisque c'est pure perte !
Et si je redeviens
Le voyageur ancien
Jamais l'auberge verte
Ne peut bien m'être ouverte.
En annexe, le sonnet de Verlaine intitulé "L'Auberge", mais faites-le vous-même, d'autres vont me reprocher la longueur de l'article.
Pour finir de se persuader de l'importance du poème "L'Irréparable" pour Rimbaud, il faut encore citer les poèmes en prose des Illuminations. Nous pouvons songer à la "Sorcière" du poème "Après le Déluge", mais tout spécialement à la "Vampire" du poème significativement intitulé "Angoisse".

*

Le dernier poème à citer du recueil de 1868 des Fleurs du Mal n'est autre que "Moesta et errabunda", tout un programme !
Le poème est en faux-quintils ABABA et nous retrouvons les répétitions stricts avec seulement des variations dans la ponctuation.
Dis-moi, ton cœur, parfois s'envole-t-il, Agathe,
Loin du noir océan de l'immonde cité,
Vers un autre océan où la splendeur éclate,
Bleu, clair, profond ainsi que la virginité ?
Dis-moi, ton cœur, parfois s'envole-t-il, Agathe ?

La mer, la vaste mer, console nos labeurs !
Quel démon a doté la mer, rauque chanteuse
Qu'accompagne l'immense orgue des vents grondeurs,
De cette fonction sublime de berceuse ?
La mer, la vaste mer, console nos labeurs !

Emporte-moi, wagon ! enlève-moi, frégate !
Loin ! loin ! ici la boue est faite de nos pleurs !
- Est-il vrai que parfois le triste cœur d'Agathe
Dise : loin des remords, des crimes, des douleurs,
Emporte-moi, wagon ! enlève-moi, frégate ?

Comme vous êtes loin, paradis parfumé,
Où sous un clair azur tout n'est qu'amour et joie,
Où tout ce que l'on aime est digne d'être aimé !
Où dans la volupté pure se noie !
Comme vous êtes loin, paradis parfumé !

Mais le vert paradis des amours enfantines,
Les courses, les chansons, les baisers, les bouquets,
Les violons vibrant derrière les collines,
Avec les brocs de vin, le soir, dans les bosquets,
- Mais le vert paradis des amours enfantines,

L'innocent paradis, plein de plaisirs furtifs,
Est-il déjà plus loin que l'Inde ou que la Chine ?
Peut-on le rappeler avec des cris plaintifs,
Et l'animer encor d'une voix argentine,
L'innocent paradis, plein des plaisirs furtifs ?
Les variations des derniers quintils est particulièrement remarquable. Dans l'avant-dernier, la répétition est lancée pour être une phrase solidaire du dernier quintil, et dans le dernier quintil l'allongement de la phrase est tel que cela confère un caractère trouble et soupiré au point d'interrogation final, sachant qu'avec la construction en apposition le premier vers n'était pas sous la loi de la tonalité interrogative de la proposition dont il était dépendant.
Ce poème "Moesta et errabunda", sans parler de son influence sur Baudelaire, a inspiré la prose de Rimbaud "Vagabonds", le poème en prose "Ville", avec "le joli Crime piaulant dans la boue de la rue", mais aussi la clausule de l'un des sonnets de la série "Les Immondes" : "Dans les bosquets où grouille une enfance bouffonne." L'influence peut concerner l'autre sonnet des "Immondes" avec le centre de son premier quatrain :
Des gens déboutonnés derrière quelque haie,
Et, dans ces bains sans gêne où l'enfance s'égaie,
[...]
L'avant-dernier vers, avec sa césure :
Le front tourné vers sa portion glorieuse,
semble après tout s'inspirer d'un vers du poème "Le Poison" cité plus haut :
Et fait surgir plus d'un portique fabuleux[.]
L'appel final du poème "Moesta et errabunda" offre une aspiration au paradis dont l'aspiration d'un nez à Vénus est l'envers grotesque dans "Accroupissements".
 
*

J'arrêterai là ma première partie. La prochaine fois, nous remuerons le "chaudron" avec les faux-quintils des "Epaves" : "Lesbos" et "Le Monstre ou le Paranymphe de la nymphe macabre".
J'avais envie d'allonger cet article en citant "Crépuscule du soir mystique" de Verlaine et ses liens avec certains poèmes précis du recueil Philoméla, mais cela viendra le jour où je fixerai une étude du sonnet "Oraison du soir" où je citerai d'autres poèmes de Baudelaire encore : "Recueillement", "Un voyage à Cythère", et puis il se trouve que je dois encore faire des recherches au sujet de Mendès. J'ai un vague souvenir d'articles des débuts des années 1860 avant la formation du mouvement parnassien, ou à sa source, je voudrais vérifier si ça n'a pas un lien avec "Les Chercheuses de poux".
Mais demain, nous irons sur les épaves ivres avec "Lesbos", avec "Veuillot".

*

En attendant, je vous livre un petit bonus.
Pour les alternances de vers longs et vers courts, Rimbaud s'est inspiré du sonnet "Au Désir" de Sully Prudhomme pour composer "Rêvé pour l'hiver", l'alternance étant appliqué aux deux vers de module dans les tercets. Mais, Baudelaire a composé un sonnet "La Musique", où indifférent au changement des quatrains aux tercets l'auteur poursuit l'alternance par couple de vers jusqu'au bout. Cette façon de faire a reçu l'aval des classiques, et Baudelaire s'inspire donc de poètes du dix-septième siècle, ainsi que cela est attesté par ce sonnet de François Mainard, disciple de Malherbe : "Mon âme, il faut partir..." Ce sonnet figure dans l'anthologie XVIIIe siècle du Lagarde et Michard. Mainard fait alterner des alexandrins et des décasyllabes littéraires (césure après la quatrième syllabe), ce que même les poètes du dix-neuvième siècle n'osent guère pratiquer. Baudelaire fait alterner alexandrins et vers de cinq syllabes dans "La Musique". L'alternance de deux vers à césure n'est pas courante au dix-neuvième en revanche.
Mon âme, il faut partir. Ma vigueur est passée,
    Mon dernier jour est dessus l'horizon.
Tu crains ta liberté. Quoi ! n'es-tu pas lassée
    D'avoir souffert soixante ans de prison ?

Tes désordres sont grands, tes vertus sont petites ;
    Parmi tes maux on trouve peu de bien ;
Mais si le bon Jésus te donne ses mérites,
    Espère tout et n'appréhende rien.

Mon âme, repens-toi d'avoir aimé le monde,
    Et de mes yeux faits la source d'une onde,
Qui touche de pitié le Monarque des rois.

    Que tu serais courageuse et ravie,
Si j'avais soupiré durant toute ma vie,
    Dans le désert sous l'ombre de la croix !
Notez toutefois que les poèmes en faux-quintils de Baudelaire n'appliquent pas l'alternance entre strophes, comme c'est le cas ici dans le sonnet de Mainard et aussi dans le sonnet "La Musique" de Baudelaire.

1 commentaire:

  1. Je mets ceci en-dehors de l'article.
    C'est au sujet d'Erik Satie.
    La page Wikipédia sur la chanson Frère Jacques dit qu'elle serait de Rameau, mais il faut rester prudent, c'est une proposition récente de chercheur on dirait.
    En revanche, pas un mot sur Nocturnes de Satie, alors que nous avons des références à la reprise de la chanson dans le domaine du rock : Paperback writer des Beatles en fond (très bon, je connais), Underdog de Sly and the Familye Stone (j'adore et donc je savais aussi), et "Serfino campanaro" de Mina Mazzini en 1960 (je vais écouter ça tout de suite). Mais donc, pas d'allusion à Satie.
    La recherche Google : Satie Nocturne "Frère Jacques" n'a pas l'air d'aboutir, et les pages Wikipédia Satie ou Nocturnes ne donnent rien.
    Ils vont nous faire le coup comme pour la mélodie de la Marseillaise où ils ne savent pas avouer et reconnaître (aux deux sens du verbe) la mélodie empruntée à un concerto de Mozart.
    A quoi ça sert de se dire mélomane à un moment donné ?

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