jeudi 14 janvier 2021

"Veillées", "Cédron" et Illuminations

Dans le recueil des Illuminations, trois poèmes sont considérés comme des "Veillées". Dans la présentation actuelle du dossier, les trois poèmes sont réunis ensemble sous le titre "Veillées" et différenciés entre eux par des chiffres romains.
En réalité, au plan des manuscrits, Rimbaud a rassemblé deux poèmes sous le titre au pluriel "Veillées" et seuls ces deux poèmes sont numérotés I et II. Le poème "III" provient d'un autre feuillet manuscrit où le titre "Veillée" a été biffé par une main inconnue, mais en liaison avec la préparation de l'édition dans la revue La Vogue en 1886, et cette main inconnue a reporté un chiffre III pour assurer le report de ce poème à la suite des deux autres poèmes intitulés "Veillées".
Ce raisonnement est également fait par Jacques Bienvenu dans la deuxième partie de son article sur "La pagination des 'Illuminations' ".

Cela permet au passage de mesurer qu'individuellement le titre d'un seul poème serait "Veillée" au singulier. C'est un peu une évidence, mais il n'est peut-être pas inutile de l'appuyer.
Il faut observer que le poème IV de la série "Jeunesse" a également été intitulé "Veillée" par l'intervention d'une main étrangère sur le manuscrit correspondant, mais que cette autre opération de transfert n'a pas abouti. Et il faut dire que le contenu a paru trop différents aux éditeurs, ils ont alors renoncé à déplacer la quatrième partie de l'ensemble "Jeunesse", même si ce chiffre IV était le seul de la série "Jeunesse" à ne pas comporter de sous-titre.
En revanche, pour les trois poèmes intitulés "Veillées I", puis "II" et "Veillée" par Rimbaud, André Guyaux avait fait remarquer au début des années quatre-vingt un point commun étonnant : chacun des trois textes débute par une mention de la lumière. Cette mention est un peu décalée et métaphorique dans le premier poème : "C'est le repos éclairé...", mais elle se comprend au premier degré de lecture dans les deux autres poèmes : "L'éclairage...", "Les lampes et les tapis de la veillée..."
En général, les commentaires de ces trois poèmes se concentrent sur leur contenu et essaient d'en expliquer les images. Mais au-delà de la lecture de ces poèmes, phrase par phrase, il me semble qu'il faut aussi apprécier la portée du titre "veillées" à l'époque.
Il va de soi que les commentateurs peuvent commencer scolairement par définir le mot veillée en langue. La veillée peut être une réunion de personnes le soir après le repas et avant d'aller dormir. La veillée va rassembler une famille, des voisins, etc. On peut aussi mettre de la distance entre le nom "veillée" et son quasi synonyme "soirée", en considérant que la veillée suppose une vigilance, qu'elle peut être pour prier auprès d'un mort ou pour se préparer à une épreuve. De fil en aiguille, on comprend que la veillée a un petit côté religieux, qu'elle peut devenir un rituel et qu'elle est une tradition qui crée le lien social. Il est assez significatif que les trois poèmes rimbaldiens correspondent à des expériences plutôt solitaires de confrontation au rêves, aux apparences, avec une idée de basculement de la veillée à l'aurore, et que nous ayons l'idée de socialité tout de même dans l'aspiration à l'ami ou à l'aimée.
Mais il me semble que même là il manque encore quelque chose. Au dix-neuvième siècle, on donne aussi le nom de "veillées" à des textes écrits, et les trois poèmes de Rimbaud sont par définition des écrits. Les Veillées sont des livres d'instruction pour la jeunesse, des ouvrages d'éducation morale qui imitent l'idée qu'un ancêtre ou un adulte fasse la lecture ou la leçon des enfants avant de les envoyer dormir. Madame de Genlis, qui n'est pas inconnue de Rimbaud, puisqu'il la cite dans un dizain de l'Album zutique, a composé un ouvrage en deux tomes intitulé Veillées (j'en possède mes propres exemplaires). L'autrice privilégie l'idée d'un recueil de contes quelque peu édifiants. Nous nous rapprochons quelque peu des ouvrages en vers de Louis Ratisbonne tels que La Comédie enfantine que Rimbaud a également parodié dans l'Album zutique, à moins de considérer de manière plus neutre que c'est un simple recueil de contes mais avec une visée moralisatrice. On pourrait penser aux livres de la Comtesse de Ségur que, personnellement, j'ai étudié en classe en première année primaire, année de CP pour la correspondance française. Mais il y a une autre veine d'ouvrages qui peuvent porter le titre de "veillées". J'ai entre les mains un livre cartonné assez éprouvé. La couverture est recouverte d'une peau qui est parfaitement conservée et rigide sur la première de couverture, alors que sur la quatrième de couverture, elle gondole, s'est détachée, aérée, et semble devoir un jour se trouer à force d'usure. Les dessins et textes du dos sont très dégradés. En revanche, la tranche est demeurée impeccablement dorée. La première de couverture n'offre qu'une représentation toute en dorure d'un buste, sans accompagnement d'aucun texte. Le titre de l'ouvrage ne figure que sur le dos : Les Veillées d'un père de famille. A l'intérieur, avant même les pages de titre et faux-titre, nous avons une page avec le texte centré suivant : "Bibliothèque religieuse, morale, littéraire, pour l'enfance et la jeunesse, publiée avec approbation de s. e. le cardinal archevêque de Bordeaux." Vous notez au passage que le titre de revue La Renaissance littéraire et artistique imite un modèle religieux, même si c'est bien sûr avec le souci de s'en émanciper. Nous avons ensuite en vis-à-vis sur deux pages deux dessins, dont l'un est une vignette représentant une scène de la vie de Jésus-Christ avec la citation significative dont je rends l'orthographe même : "Laissez venir à moi ces petits enfans." Vient enfin une page avec le titre complet de l'ouvrage et le nom de son auteur : Les Veillées d'un père de famille, étrennes à la jeunesse chrétienne, Recueil Religieux, Moral, Historique, Géographique, Littéraire, et., etc., deuxième édition revue par M. l'Abbé Laurent." Nous avons aussi une mention de l'éditeur qui a un double siège à Limoges et à Paris : "Librairie des bons livres", "Chez Martial Ardant, Frères." Et la publication est datée de 1855.
Cette fois, il ne s'agit pas d'un recueil de contes destinées à être racontés à la veillée. Il s'agit d'un livre d'éducation avec un petit côté fourre-tout. L'ouvrage est composé de neuf veillées. Tout le détail voulu se trouve dans la Table des matières, puisque ces veillées n'ont pas toutes un titre individuel.
La première veillée s'intitule "De l'utilité des choses" et se subdivise en deux grandes parties : "I. - L'œuvre de la création" et "II. - L'Industrie humaine." Il y est question de vulgarisation des connaissances sur Dieu, la Religion, la Terre, le Soleil et les Planètes, leurs mouvements, ce qui en dérive, la Lune, les Satellites, l'Action de la Lune sur la Terre, les Etoiles, les Comètes, le Lever et le Coucher des astres, les Points cardinaux, les Règnes de la nature, ou les Habitants du globe, les Races d'hommes, les Sociétés, Comment elles se sont formées, puis d'un enseignement synthétique de base sur l'Agriculture, les Habitations, les Vêtements, les Animaux domestiques, les Produits de l'industrie, les Objets de première nécessité, les Objets de luxe, les Monuments publics : Temples, Palais, Canaux, Routes, Ponts, Chemins de fer.
L'articulation qui va de Dieu et de la Religion à la présentation du système solaire ne saurait échapper à l'attention. On appréciera aussi que sont détachées comme importantes de premières informations sur les canaux, les ponts, les chemins de fer, les villes. En effet, la table des matières n'est pas exhaustive, l'énumération pour "L'industrie humaine" inclut aussi des sections "Villes", "Arts et sciences". Dans les poèmes en prose de Rimbaud, plusieurs poèmes ont le titre "Villes" ou "Ville". Un autre poème a pour titre "Les Ponts", tandis que les allusions au chemin de fer sont conséquentes dans les poésies en prose de Rimbaud. On pourrait même s'amuser à mentionner le passage exalté sur l'importance de "la colonne de bronze de la place Vendôme, à Paris, construite sur le modèle de la colonne Trajane de Rome" : "Cette colonne, élevée à la gloire des armées françaises, a 134 pieds de hauteur ; le bronze qui la revêt pèse 1,800,000 livres." Dans la comparaison, on sent bien que le poète Rimbaud offre un regard sur le monde dont la spiritualité veut prendre le contre-pied de ces ouvrages édifiants pour la jeunesse, publication de propagande où la religion est superbement mixée aux valeurs du second Empire. Je n'ai rien commenté des poèmes intitulés "Veillées", mais on pressent bien que la "veillée" chez Rimbaud c'est un acte de rébellion, un acte singulier, incompatible avec le contenu d'ouvrages approuvés par un cardinal archevêque. On sent que le poème "Génie" prend le contre-pied de tels ouvrages de morale religieuse qui mettent au milieu de la science la flamme motrice du seigneur Dieu.
En même temps, l'ouvrage témoigne de ce que pouvaient être les représentations élémentaires du monde à l'époque. Si le poème "Barbare" semble évoquer une éruption volcanique et si le poème "Soir historique" décrit une destruction du monde, il peut être intéressant de lire ce qu'enseignait l'abbé Laurent sur la formation des planètes et donc de la Terre, sur ce que doit être le centre de notre globe :
La terre est l'habitation que l'Eternel a préparée pour être la demeure de l'homme, et sur laquelle il a déployé tout le luxe de ses bienfaits ; il l'a créée fertile, afin qu'elle pût nourrir ses habitants ; il l'a créée ornée de tout ce qui peut l'embellir, [...]
[...] Lorsque l'Eternel fit la terre, elle n'avait pas l'aspect que nous lui voyons aujourd'hui, parce qu'elle devait subir différentes révolutions afin de devenir capable de recevoir l'homme. D'abord elle fut toute brûlante et composée de matières fondues et réduites en vapeur par la chaleur ; ce premier état avait pour but de lui donner sa forme ; car les corps liquides, et ceux qui sont réduits en vapeur, peuvent seuls prendre la forme d'un globe en tournant sur eux-mêmes, comme tourne votre toupie ; or vous saurez que la terre tourne aussi.
[...]
L'intérieur de la terre renferme une masse immense de liquide brûlant, mais elle est contenue par la solidité de l'enveloppe extérieure ; et des volcans disséminés par la main divine sur tous les points du globe sont autant de soupapes de sûreté, semblables à celles des machines à vapeur, qui donnent issue à des portions de cette masse brûlante, pour empêcher que ses efforts ne détruisent les continents.
[...]
Il va de soi que de 1855 à 1870 ou 1873, les connaissances évoluèrent encore, mais on peut au moins sentir à quel point les poèmes de Rimbaud sont une réponse à la spiritualité culturelle d'un monde ambiant. Nous n'avons pas facilement un tel arrière-plan de références quand nous lisons Rimbaud.
On voit aussi que l'idée de féerie des révolutions scientifiques se retrouve dans ces ouvrages de vulgarisation avec un discours religieux à la clef. Rimbaud crée des féeries exaltées sur ces patrons-là dans ses poèmes en prose, mais avec un tout autre talent et aussi de bien autres intentions. Citons, à cause aussi du vocabulaire employé, ce passage sur les chemins de fer et les ponts à la fin de la première veillée :
Les chemins de fer, routes d'invention nouvelle, consistent en ornières de fer dans lesquelles entrent les roues de diligences et de chariots traînés par des machines à vapeur. On voyage sur ces chemins avec une grande rapidité, puisqu'on peut parcourir de douze à quatorze lieues par heure. On espère encore pouvoir augmenter sans danger cette vitesse.
On joint les deux rives d'une fleuve, d'une rivière, d'un lac, et quelquefois même les deux chaînes de montagnes qui limitent une vallée, au moyen de ponts. La plupart des ponts se bâtissent en pierre ; cependant il y en a dont les voûtes sont en fer, comme on le  voit au pont d'Austerlitz, au pont des Arts et au pont du Carrousel, à Paris. Aujourd'hui on élève des ponts suspendus ; ils n'ont souvent qu'une arche dont le plancher est soutenu par des chaînes de fer ou par d'énormes câbles de fils de fer scellés dans des massifs de maçonnerie : ces ponts réunissent l'élégance à la solidité et à l'économie. Paris possède en ce genre le pont Louis-Philippe, ceux d'Arcole, des Invalides et de Charenton.
Il est clair que Rimbaud appartient à son époque quand il compose des poèmes en prose qui jouent avec ce sentiment du merveilleux lié aux bouleversements du monde moderne, quitte à les teinter d'ironie : "Villes", "Ville", "Mouvement", "Scènes", "Les Ponts", "Fête d'hiver", "Marine", "Promontoire", "Ornières", "Mystique", etc. Comment est-il possible que dès le début du vingtième siècle on ait pu soutenir que les poèmes en prose de Rimbaud sublimaient par les mots les visions d'un monde autre et que cela n'avait rien à voir avec ce qui s'était écrit jusqu'alors ? Et comment n'en est-on toujours pas complètement revenus ?
Passons aux huit autres veillées. La première était assez longue et ferait beaucoup pour le programme d'une seule soirée. La deuxième n'a pas de titre propre et se scinde en deux parties : "L'existence de Dieu prouvé par l'ordre moral" et "Différence essentielle de bien et du mal". On n'insistera pas ici sur le fait que le poème "Matinée d'ivresse" où la matinée est reconsidérée en tant que "petite veille d'ivresse, sainte !" dans le déroulement du texte, s'ouvre par une célèbre revendication à définir librement le Bien et le Beau !
Toujours sans titre propre, la troisième veillée s'articule en deux parties : "L'Homme, sa destinée présente et future", "Jésus-Christ et sa sainte Eglise". La quatrième veillée n'a pas de titre propre toujours mais se subdivise en deux grandes revues : "Beaux exemples de dévouement à l'humanité" et cas recommandables de "Bravoure et loyauté militaires". La cinquième veillée renoue avec le principe du titre général : "Brillantes époques de l'Histoire de France", ainsi que la sixième, remarquable dans la mesure où elle privilégie l'ascendant de la nation anglaise en fait d'histoire au plan international : "Brillantes époques de l'histoire d'Angleterre." La septième veillée n'a pas de titre, mais ce pourrait être celui minimal qui suit : "Les Apôtres et les Pères de l'Eglise". La huitième veillée poursuit une revue au plan religieux : "Modèles de piété, ou vie des saints" et enfin la neuvième veillée retourne aux "Sciences théoriques et pratiques" avec des notions élémentaires d'abord de chimie, puis d'optique.
Vu que je soutiens fermement qu'il est question de la trichromie "bleu vert rouge" dans "Voyelles" à côté de l'opposition fondamentale du blanc et du noir, selon une influence qui peut venir de Young, mais aussi plus récemment des écrits de Helmholtz, je ne vais évidemment pas hésiter à citer un passage de vulgarisation scientifique pour les enfants daté de 1855 où l'importance de cette trichromie en optique est explicitement mentionnée. Le discours est allusif, mais l'idée est posée. Pour précision, l'abbé Laurent ne peut faire référence aux travaux de Helmholtz, il évoque donc de loin en loin l'idée de Young sur la trichromie à la source du regard humain. Je cite même d'autres extraits, vu que le sonnet "Voyelles" emploie le néologisme de Gautier "vibrements" et que la théorie de la lumière est quelque peu engagée dans cette représentation vibratoire au milieu du dix-neuvième siècle, vu aussi que Rimbaud s'intéressait beaucoup avec Verlaine aux lanternes magiques et cosmoramas :
Les observations de la lumière ont donné lieu à trois hypothèses. Euler regardait le foyer lumineux comme le centre de vibrations imprimées à un fluide éminemment subtil répandu dans l'espace, vibrations qui, transmises jusqu'à nous, constituent les sensations visuelles, et tous les autres phénomènes occasionnés par les rayons solaires et terrestres.
Newton considère la lumière comme un fluide particulier émané des foyers lumineux avec une grande vitesse, et dont les mouvements sont susceptibles de modifications diverses à la surface ou dans l'intérieur des substances. [...]
On a objecté à la première hypothèse que les ondulations ne peuvent pas être aussi exactement rectilignes que la ligne de la lumière, et à la seconde [...] Cependant, à vrai dire, la lumière n'est pas un élément particulier ; elle n'est autre chose que l'affection des atomes de l'espace.
[...]
Il faut douze successions de lumière par seconde pour produire une perception constante de l'objet dont procèdent les rayons ou les pulsations. Il est facile de se convaincre de la succession nécessaire des rayons pour produire la vision, en faisant tourner un morceau de bois allumé jusqu'à ce que tous les points du cercle paraissent lumineux.
[...]
La lumière passe librement à travers l'air, l'eau, le verre, les côtes et les humeurs de l'œil, et autre medium transparents ; mais la couleur est transmise est celle des corps transparents.
[...]
Ainsi, sans la lumière, sans le mécanisme des yeux, et sans la faculté donnée au nerf optique de communiquer au cerveau les différentes sensations de la lumière, toutes les beautés de la nature qui dérivent de la variété de ses couleurs, l'alternative du jour et de la nuit, en un mot la moitié des jouissances de la vie, n'existeraient pas.
La cause des différentes couleurs qui embellissent la matière est une recherche des plus intéressantes ; sa découverte est une des plus importantes dont se glorifient les savants.
[...]
Grimaldi fit passer un faisceau de rayons solaires à travers le trou d'un volet et tomber sur un verre à prisme, de manière à se réfracter dans leur course vers le sol et se réfléchir sur le mur opposé.
Il trouva alors que le faisceau circulaire de lumière était devenu oblong et [  ] régulièrement coloré, que la partie supérieure ou le rayon le plus réfracté était violet, le plus voisin indigo, et les autres, bleu, vert, jaune, orange, et enfin rouge, qui sont les sept couleurs de l'arc-en-ciel.
On a aussi trouvé qu'un faisceau de lumière blanche consiste en rayons de toutes les couleurs, et il est évident que les couleurs variées de tous les corps dans la nature dépendent uniquement de la propriété de la surface à absorber quelques rayons et à en réfléchir d'autres. Il paraît aussi que le blanc est une mixture de sept, ou, selon d'autres, de trois couleurs primaires entièrement réfléchies ; que les objets noirs les absorbent toutes sans en réfléchir aucune, et que le noir est un effet négatif.
De là les corps blancs exposés au soleil sont froids, et les noirs chauds ; les surfaces blanches réfléchissent toute la lumière, et les noirs l'absorbent ; on suppose qu'ils ont le plus de force et sont par là incommodes à la vue ; de là les rayons les plus réfragibles [sic !] sont les plus agréables.
[...]
La lanterne magique est fondée sur le principe que l'image est placée dans la lentille de telle sorte que les rayons divergent et produisent une figure aussi grande qu'on le désire sur un mur, et la fantasmagorie est produite par des lanternes magiques dans lesquelles toutes les parties des objets, excepté la figure, sont peintes en noir et de forme opaque.
[...]
Je voudrais maintenant revenir sur la troisième veillée de cet ouvrage. Nous avons deux parties qui sont disposées comme en miroir. La première partie s'intitule "L'homme, sa destinée présente et future" et la seconde "Jésus-Christ et sa sainte Eglise". Je rappelle que je ne suppose pas une lecture directe de cet ouvrage par Rimbaud. En revanche, tout le monde s'accordera pour considérer que dans Une saison en enfer Rimbaud ne fait pas vraiment l'impasse sur le questionnement d'un devenir humain sans Jésus-Christ. Il est clair que Rimbaud était nourri d'une culture littéraire équivalente au texte de cette troisième veillée et qu'évidemment il la ciblait satiriquement dans ses propres productions.
La part I "L'homme, sa destinée présente et future" commence par une dénonciation de cet "inexorable temps" au "pouvoir destructeur" et tout en s'en plaignant l'auteur nous rappelle que cela sera remplacé par "le grand jour de l'Eternité". Il s'exclame ensuite : "Heureux celui qui, libre des soins vulgaires, maître de ses occupations et de lui-même, peut employer tous les instants d'une vie périssable à orner une âme immortelle ! [...]"
Si nous trouvons un juste sujet à bénir Dieu pour chaque création, le sujet le plus important, c'est l'homme. Le Verbe a été révélé aux seuls humains : "Faculté divine, qui seule met un monde de distance entre l'homme et la brute !"
Et poursuivons :
Les animaux, sans doute, ne sont pas entièrement dépourvus du pouvoir d'exprimer quelques-unes de leurs sensations. La joie, la tendresse, l'amour maternel, se reconnaissent dans les chants si doux et si variés des oiseaux, dans les vagissements ou les cris de la plupart des quadrupèdes. La douleur, la crainte, la faim, arrachent à presque tous les animaux des accents plaintifs ou effrayants.
Il va de soi que des poèmes comme "Sensation", "Fêtes de la faim" ou les quatre de "Fêtes de la patience" gagnent à être comparés au présent discours. Et, comme je pense tout particulièrement au couple "Faim" et le "Le loup criait sous les feuilles..." dans "Alchimie du verbe", je poursuis mes citations. Donc, par opposition aux animaux, "l'homme a fait de la parole une arme plus puissante que le glaive" : "L'éloquence et la poésie ont eu des temples." Et l'auteur poursuit en disant que "c'est la moins insensée des idolâtries", que "s'il était permis de rendre un culte d'adoration à autre chose qu'à Dieu, ce serait à qui établit l'empire de la pensée et fait dominer l'intelligence sur la force matérielle." L'abbé Laurent célèbre les poètes qui communiquent le sentiment, le courage, la terreur, la joie, l'enthousiasme, la pitié, etc. et avant de passer à un long développement sur les larmes notre abbé cite un poème sans préciser les références. Il ne donne ni auteur, ni titre.
Après une recherche, j'ai découvert que le poème s'intitulait "Improvisation", qu'il faisait partie du recueil Au bord du Tage de 1841 d'une poétesse romantique Mlle Pauline de Flaugergues. George Sand a consacré un texte à cette Pauline de Flaugergues qu'elle a daté de "Juillet 1872" mais dont j'ignore la date de publication exacte, elle y rend compte du livre tardif Mes campagnes de cette femme écrivain.
Ce qui retient mon attention, c'est la mention du Cédron au plan d'une métaphore valorisante du chant inspiré d'un poète parlant pour l'humanité et son destin. Le poème "Fêtes de la faim" est en heptasyllabes pour l'essentiel et non en alexandrins, mais il prend le contre-pied de cette exaltation de la fonction sociale édifiante du poète, en rappelant la réalité matérielle précisément et en s'attaquant aux pierres des églises. Le contre-pied est assez évident et l'image du Cédron est tournée en dérision dans le poème "Le loup criait sous les feuilles..." qui fait immédiatement suite à "Faim" dans "Alchimie du verbe". Le Cédron n'est pas un terme clef si puissant dans le domaine de la poésie. Chateaubriand et Lamartine le citent surtout suite à leurs voyages en Orient. Le Cédron est une rivière qui donne son nom à une vallée proche du Mont des Oliviers et bien sûr de son Jardin, et tout cela à proximité de la ville de Jérusalem. Dans les tragédies en vers ou dans diverses poésies, la mention du Cédron est essentiellement exotique ou pour la couleur locale, même quand nous avons des métaphores assimilant le courant du Cédron à un torrent de larmes. Dans la citation que je vais faire du poème "Improvisation", le Cédron a un sens beaucoup plus fort qui me semble intéresser pas mal l'ironie dévastatrice du poème "Le loup criait sous les feuilles...". "Faim" et "Le loup criait..." sont deux poèmes en heptasyllabes, mais si "Le loup criait sous les feuilles..." est en trois quatrains de rimes croisées, le poème "Fêtes de la faim" est caractérisé par une alternance entre des quatrains tout en heptasyllabes et des quatrains plutôt de refrain où l'heptasyllabe alterne avec un vers court de quatre syllabes. Je remarque que le poème de la Muse romantique a une allure étrange. Il devrait être en quatre quatrains, un blanc typographique a séparé pour la seconde moitié du poème un groupe de trois vers d'un groupe final de cinq. Le groupe de trois vers est en alexandrins, tandis que le groupe conclusif fait succéder deux octosyllabes à trois alexandrins. Quant aux deux premiers quatrains, l'un fait embrasser par deux vers courts distincts deux alexandrins, tandis que l'autre fait alterner un alexandrin avec deux verts courts distincts. Mais je parle bien de vers courts distincts avec un défilement dans cet ordre octosyllabes puis hexasyllabe dans le premier quatrain et l'inverse dans le second quatrain : un hexasyllabe, puis un octosyllabe.
Cette variation de mesure fait penser au cas du second quatrain de "Rêvé pour l'hiver" et au contraste du premier sizain de "La Rivière de Cassis" avec les deux suivants, où on passe d'un vers court de cinq syllabes à un vers court de sept syllabes. Il faudrait aussi citer le poème "Boutade" de Pétrus Borel pour des faits similaires. Citer le poème de Pauline de Flaugergues permet déjà de rappeler à l'attention que pour certaines excentricités métriques Rimbaud s'autorisait de modèles de littérature plus populaire, sinon de Musset et Borel.
                     Improvisation

      J'ai vu l'aigle à l'aile puissante !
Je l'ai vu dans sa gloire et pâle de bonheur,
J'ai senti s'éveiller la lyre frémissante
         Qui dormait dans mon cœur.

Un luth, écho divin des harpes séraphiques,
         M'a révélé les cieux
Et mon âme, rompant ses chaînes léthargiques,
      Plane en un monde harmonieux.

Mais dans mon sein frémit ma pensée imparfaite ;
Sur mes lèvres les chants meurent inachevés...
Les temps, les temps encor ne sont pas arrivés ;

Mais l'avenir me luit. Les chants du grand poète
Sont des flots du Cédron au bruit inspirateur,
L'ange qui dans les cœurs souffle la poésie,
        L'ardent charbon dont le seigneur
        Toucha les lèvres d'Isaïe !
En s'amusant, on peut songer à comparer le vers "Sur mes lèvres les chants meurent inachevés..." du vers de "Roman" : "- Sur vos lèvres alors meurent les cavatines..." Il faut noter aussi que l'abbé Laurent a légèrement corrompu le vers du Cédron : "Sont les flots" au lieu de "Sont des flots", l'ouvrage de l'abbé Laurent pouvant être consulté sur internet directement (site Google books).
Il faut évidemment rester prudent en fait de rapprochements. Par exemple, la mention de la "lyre" est ici exploitée sur le plan d'une représentation religieuse chrétienne, alors que dans le cas de Rimbaud la "lyre" de "Credo in unam" et les "vibrements" de "Voyelles" renvoient à la métaphore antique de la musique des sphères, exploitée également couramment par Banville et Glatigny, et qui vaut justement en tant que contrepoint au discours musical de la religiosité chrétienne de toute façon.
Mais, sans être obligé de prétendre que Rimbaud a nécessairement lu le poème de Mlle de Flaugergues, tout l'intérêt est de mieux cerner la raillerie de la mention du Cédron comme source ne délivrant pas d'inspiration dans le poème inédit de la section "Alchimie du verbe".

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