mercredi 27 janvier 2021

"Voyelles" et les quatre mots rares, ce qu'on doit à Fongaro

Il y a quatre mots rares dans "Voyelles" : "bombinent", "vibrements", "virides" et "strideurs". Tous les quatre ont fait l'objet d'une étude lexicologique de la part d'Antoine Fongaro qui les a reprises et rapprochées au début de son anthologie d'articles sur les poésies en vers dans le volume Le Soleil et la Chair aux éditions classiques Garnier en 2009.
Il traite conjointement de "vibrement" et "bombinent" des pages 24 à 29 de son livre, puis il traite sommairement de l'adjectif "viride(s)" parmi Les "Latinismes" aux pages 34-35, et enfin il développe le rapprochement avec l'hémistiche "La strideur des clairons" aux pages 46 à 49. Nous pouvons ajouter à la marge son commentaire sur l'idée que les "rides" des "fronts studieux" soient vertes des pages 49 à 53.
Fongaro ne fait pas avancer la compréhension au plan des vers du poème eux-mêmes et il n'a pas retouché ses articles déjà anciens en fonction de mon article de 2003 sur "Voyelles". Il paraît qu'il appréciait mon travail de rimbaldien, il m'avait envoyé un exemplaire gratuit de son livre sur les poèmes en prose des Illuminations chez Honoré Champion, mais ce courrier s'est perdu, je suppose suite à une confusion entre la "rue Espinasse" et la "rue de l'espinasse" qui toute deux existent à Toulouse. Je n'avais pas son adresse, et le problème n'a jamais été réglé. Le titre et l'avant-propos de son ouvrage final sur les vers de Rimbaud Le Soleil et la Chair montrent assez qu'il n'était certainement pas hostile à mon idée que "Credo in unam" était une source essentielle à la pensée du sonnet "Voyelles".
Pour le mot "vibrement", Fongaro offre les deux occurrences, celle du poème en vers mis sous presse dès 1830 et celle de la nouvelle La Cafetière. Il n'en tire toutefois aucun parti. Pour "virides", Fongaro est plus évasif, il n'oublie pas que l'adjectif est repris au singulier dans "Entends comme brame...", mais il se contente en citant le poème "Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs" de nous inviter à "Connaître un peu [l]a botanique" (la corruption du vers est de Fongaro lui-même) en nous recommandant les tomes des Tableaux de la Nature de Figuier et surtout celui intitulé Histoire des plantes. Toutefois, ce conseil ne correspond pas à une découverte, cela permet simplement de faire barrage à l'idée d'un Rimbaud inventeur de néologismes. Les deux seules possibilités de néologismes rimbaldiens qui résistent sont "bombinent" et "pioupiesques".
Pour "bombinent" justement, Fongaro ne semble pas à l'origine de la découverte de la citation en latin de Rabelais. Il cite l'ouvrage La Symbolique de Rimbaud de Jacques Gengoux en 1947, lequel s'en limite à une citation de Rabelais dans un ouvrage d'Eliphas Levis, et il cite encore un article d'un chercheur italien, Pettenati, de 1969. Puis, une note de bas de page évoque le cas d'Antoine Adam qui citait un passage de la Correspondance de Voltaire qui citait Rabelais en offrant en français l'hésitation lexicale de sa traduction : "bombillant ou bombinant dans le vide". Adam s'appuyait sur la citation de Voltaire pour soutenir que la leçon "bombillent" des Poètes maudits n'était pas une coquille. En réalité, il s'agit d'une correction abusive du texte de Rimbaud, d'abord publié correctement en 1883, par les éditeurs du poème en 1884, puisque le verbe français admis est "bombiller" et non "bombiner". Il me semble assez évident que Fongaro a raison de chercher du côté des multiples mentions du passage en latin de Rabelais où se trouve la forme "bombinans qui, en français, peut se traduire par un décalque facile en "bombinant", mais qui peut concurremment et plus fidèlement à l'esprit de la langue française dans certains cas se traduire par une subordonnée relative "qui bombinent" qui correspond exactement au texte de "Voyelles", et nous rapproche de celle des "Mains de Jeanne-Marie" avec un pronom moins attendu : "Dont bombinent..." Toutefois, la citation en latin de Rabelais, assez bouffonne, ne permet pas d'éclairer la genèse du sonnet "Voyelles", encore moins celle du poème "Les Mains de Jeanne-Marie" où cette fois personne n'essaiera de soutenir que la référence à Rabelais oriente la lecture du côté comique.
Quaesto subtilissima : Utrum Chimera in vacuo bombinans possit comedere secundas intentiones : et fuit debatuta per decem hebdomadas in concilio Constantiensi.
Je m'éloigne ici du texte de Fongaro pour citer un développement au sujet de cette phrase latine de la part d'un auteur que Rimbaud connaissait. En effet, Fongaro ne fait pratiquement que donner la référence de  de la source. Il se contente de signaler une édition à part du chapitre 7 de Pantagruel en 1862 par Paul Lacroix. Il me semble pourtant que l'enjeu n'est pas simplement d'identifier où Rimbaud a pu reprendre et adapter un mot latin, mais que nous souhaitons y trouver aussi des intentions. Voici la traduction de Paul Lacroix, le fameux bibliophile Jacob cité par Rimbaud :
Question très subtile, savoir si la Chimère, bourdonnant dans le vide, peut manger les secondes intentions ; laquelle fut débattue pendant dix semaines dans le concile de Constance.
Et voici son commentaire :

   
  Allusion aux écrits de Jean Wiclef et de Jean Huss, sur le sacrement de l'Eucharistie, lesquels furent condamnés par le concile de Constance. Ces écrits, imprimés après la mort de leurs auteurs, sont les suivants :
   "Johannis Wiclef Dialogorum libri IV. Sine loco, 1525, in-4."
   "Johannis Huss opera quae extant. Norimbergae, in offic. Montani et Neuberi, 1558, 2 vol. in fol."
   On trouve dans ce second recueil divers traités sur l'Eucharistie :
   "De sacramento corporis et sanguinis domini."
   "De sanguini Christi sub specie vini a laicis sumendo."
   "Determinatio quaestionis, cum suo tractulo de omni sanguine Christi glorificato."
   "De corpori Christi in sacramento altaris, quod non creatur neque incipiat esse, contra crassos papistarum errores."
    Jean Huss, qui fut brûlé le 6 juillet 1415, après avoir été jugé par les pères du concile de Constance, avait adopté la doctrine de Wiclef sur le sacrement de l'Eucharistie, en établissant la communion sous les deux espèces : cette doctrine fut condamnée comme hérétique dans la 8e session du concile.
   Cette session ne dura pas dix semaines, comme le dit Rabelais, puisqu'elle se tint du 4 au 12 mai 1415, mais la proposition hérétique de Wiclef, soutenue par Jean Huss, occupa beaucoup, en effet, les pères du concile.
   Ce que Rabelais appelle la Chimère n'est autre que la religion catholique, qui vomit feux et flammes contre ses ennemis. Quant aux secondes intentions, ce sont les deux espèces, c'est-à-dire le pain et le vin de la communion des Hussites. Rabelais se sert plaisamment du jargon de la scolastique pour caractériser les deux espèces : s'il avait ajouté une note explicative à ces secondes intentions, il eût renvoyé son lecteur au traité spécial de saint Thomas d'Aquin, de secundis intentionibus, ou bien à celui de Natalis Herveus, de intentionibus secundis (Venetiis, Sim. de Luere, sine anno, in-4).
   On a vu, dans la notice sur la bibliothèque de Saint-Victor (page 43), que les actes originaux du concile de Constance étaient conservés dans cette bibliothèque : ils se trouvaient dans plusieurs manuscrits du pupitre P., que l'ancien catalogue nous fait connaître en détail. On y remarque diverses propositions singulières qui semblent se rapporter à la Chimère que Rabelais a représentée bourdonnant dans le vide ; voici une de ces propositions.
   Quare vacantiae, quas lucra vocant, nullo modo sunt jure de praetirito debitae, nec profuturo imponendae vel exigendae.
Lien pour consulter un fac-similé de l'ouvrage ici cité de Paul Lacroix : cliquer ici

Toutes ces précisions sont désespérément absentes de l'étude de Fongaro, alors que c'est le terrain d'enquête pour essayer de comprendre l'intention maligne qui a présidé au choix lexical rimbaldien. On notera que notre citation n'évoque pas qu'une bibliothèque de Saint-Victor au nom de grand romantique hugolien, mais qu'elle contient l'expression au pluriel "feux et flammes" qui coïncide avec le titre de recueil Feu et flamme de Philothée O' Neddy dont il va être question plus l'emploi pour la reprise du mot "strideurs". Nous constatons également que l'expression sent le soufre de la polémique contre le catholicisme.
Fongaro s'attarde essentiellement sur les citations de Rabelais par Voltaire, notamment à l'entrée "Athéisme" de son Dictionnaire philosophique. Un autre fait me déconcerte dans l'approche de Fongaro. Il envoie promener la possibilité d'une référence qui a pourtant l'intérêt de concilier la citation de Rabelais à une "Ruche de mouches à miel" :
Il est évident que Rimbaud n'a pas lu les œuvres de Philippe de Marnix de Sainte-Aldegonde (qui, lui, avait bien lu Rabelais) ; là n'est pas la question. (Fongaro, page 26)
Il y a aussi la variante bombico, -are. Et Huguet (op. cit., t. I, 1928) enregistre : "Bombiser. - Aucuns n'ont soing ni occupation autre que de bourdonner ou bombiser jour et nuict en la Ruche avec un horrificque bruit. Ph. de Marnix, Ruche de mouches à miel, ch. 3 (IV, 209)." Le jeune Arthur aurait-il trouvé le verbe "bombiner", en même temps que le "noir corset velu", dans un livre "instructif" sur les insectes ? Il transforme en tout cas les "mouches à miel" en mouches à merde, aux vers 3 et 4 de Voyelles. (Fongaro, note 4 de bas de page 27)
L'enquête s'arrête là comme sans grandes convictions.
Passons enfin au dernier mot rare "strideur". Le titre de sous-partie que Fongaro donne à son étude est l'hémistiche même "La strideur des clairons" qui a inspiré Rimbaud. L'approche de Fongaro est assez limitée, il veut uniquement montrer que Rimbaud n'invente pas de néologismes et, s'il affectionne les mots, il préfère reprendre à un auteur que d'inventer un mot lui-même.
Fongaro rappelle que le mot "strideur" est enregistré dans divers dictionnaires de l'époque de Rimbaud, le Littré en particulier. Deux emplois du mot par Buffon sont évoqués dans une note 2 de bas de page 46, une à propos des grillons, une à propos des cygnes, mais Fongaro n'a pas cerné que la mention à propos des cygnes impliquait une mention du mot "clairon" également en relation avec l'idée symbolique de "chant du cygne". Cela sera établi par Jacques Bienvenu bien plus tard.

Lien pour consulter l'article de Jacques Bienvenu "Rimbaud et le chant du cygne", samedi 1 octobre 2011 : cliquer ici

Le passage de Buffon sur le chant du cygne n'est sans doute pas tant une source à deux poèmes de Rimbaud qu'au poème "Spleen" de Philothée O' Neddy. Le texte de Buffon est à l'évidence la source directe du vers de Feu et flamme, lequel est à l'évidence la source directe des deux réemplois du couple "strideur(s)" et "clairon(s)" par Rimbaud. L'idée que Rimbaud ait eu quelque peu conscience que O' Neddy avait repris le couplage de ces mots a un texte de Buffon me semble en revanche assez improbable.
Toujours est-il que Fongaro a souligné que, dans la deuxième partie du recueil Feu et flamme de 1833, celle qui s'intitule "Mosaïque", nous rencontrons au vers 53 du "Fragment premier", le poème intitulé "Spleen", le vers à la source des deux réécritures de Rimbaud :
La strideur des clairons, l'arôme du carnage !
Fongaro ne manque pas de faire remarquer que Rimbaud a inversé la distribution du singulier et du pluriel pour ces deux mots, et j'ajouterai que ce procédé est assez typique de Rimbaud quand il reprend les rimes d'un autre auteur.
Amasse des strideurs au coeur du clairon sourd (L'Orgie parisienne, v. 68 [Nota bene : Fongaro cite la version la plus courte de "Paris se repeuple" avec la leçon "sourd" et non "lourd" de la correction faite exprès de Vanier.]

O, Suprême Clairon plein des strideurs étranges (Voyelles, v. 12 [d'après l'autographe]).
Fongaro s'éparpille ensuite dans des considérations annexes et ce n'est que dans une note 1 de bas de page 48 qu'il daigne citer l'autre mention du mot "strideur" par O'Neddy dans son recueil Feu et flamme :

Mais O'Neddy a employé "strideur" au pluriel à la cinquième strophe de la Nuit sixième (Succube) : "J'eus le frisson, mes sens jetèrent des strideurs."
Etudions de plus près ces occurrences à notre tour.
Philothée O' Neddy fait partie du Petit Cénacle. Deux des plus grands poètes romantiques en proviennent : Théophile Gautier, qui a été romantique, rappelons-le, avant d'être une référence pour les parnassiens, et Gérard de Nerval. Deux autres poètes d'un certain intérêt figuraient dans ce cercle. Il faut d'abord mentionner Pétrus Borel, auteur pour lequel Charles Baudelaire a consacré une étude. Borel est l'auteur d'un unique recueil de poésies Rhapsodies, d'un recueil de "contes immoraux" Champavert et d'un roman Madame Putiphar. Contrairement à Gautier et Nerval, Pétrus Borel n'a pas réussi à se maintenir dans une carrière littéraire et il n'a pas su se remettre, dans sa motivation artistique, des échecs initiaux. L'autre poète d'un certain intérêt n'est autre que Philothée O' Neddy, Théophile Dondey de son vrai nom. Mais cet auteur, s'il avait certaines qualités, n'avait pas une envie si prononcée de s'affirmer écrivain. Son recueil Feu et flamme est assez mince et contient pourtant selon ses dires plusieurs poèmes antérieurs à sa rencontre avec Nerval et Gautier, autrement dit des poèmes écrits sous la Restauration quand ce recueil a été publié en 1833. Le poème le plus soigné est sans aucun doute la "Nuit première" qui donne une idée favorable de ses capacités. Les autres poèmes ont un charme, de l'intérêt, sont bien tournés, mais à la lecture il s'impose rapidement à l'esprit que c'est une poésie qui restera secondaire en son siècle. Elle veut plus étonner que dire véritablement quelque chose, par exemple. Toutefois, les poètes du Petit Cénacle ont une particularité, ils aiment les mots rares, ce qui est à rapprocher du cas de Rimbaud avant sa montée à Paris. Or, à Paris, le poème "Voyelles" est un cas singulier d'accumulation de mots rares : "bombinent", "vibrements", "strideurs" et "virides", dont deux viennent directement, selon toute vraisemblance, de reprises d'un texte de Gautier et d'un de Philothée O' Neddy. Signalons à l'attention que le mot rare "céphalalgies" des "Premières communions", poème daté de juillet 1871, se rencontre  au singulier dans Champavert de Pétrus Borel. Ensuite, la lecture de Feu et flamme confirme une affectation un peu sophistiquée et parfois un peu rude pour les mots rares : de "jasper" à "les languirs", etc. En revanche, même quand je repère des emplois de mots proches de "Voyelles" : "étranges", "candeur" ou "candides", etc., etc., je considère le plus souvent que cela ne permet aucun rapprochement probant, tant les discours des deux auteurs ne semblent rien avoir en commun de très précis.
Toutefois, si Rimbaud a repris le mot "strideur(s)" exploité à deux reprises par O' Neddy, il faut faire état de recours à des mots de la même famille, l'adjectif plus usuel "strident" ou le verbe rare : "strider".
Commençons notre revue, si vous le voulez bien, par la mention "strideurs" du poème "Succube". Je pense qu'il s'agit d'une source au poème "Le Saut du tremplin" de Banville : c'est un poème en sizains, le second sizain offre pour première rime le couple "fantastique"::"élastique" et le quatrième sizain qui fait état, mais pas à la rime, d'une "voix électrique" contient ce vers éloquent : "Viens, viens, montons plus haut, montons dans une étoile[.]" La mention "strideurs" intervient à la rime dans le sizain suivant. Pour précision, les tercets de "Ma Bohême" sont une réécriture du sizain du "Saut du tremplin", poème conclusif des Odes funambulesques, sizain qui contient la rime "fantastique"::"élastique" reprise par Rimbaud, tandis que les tercets de "Rêvé pour l'hiver" sont une adaptation d'un sizain du poème final des Cariatides de 1842 "A une Muse folle". Or, l'idée de folie est très présente dans "Succube", ainsi qu'il est fait mention d'une "Bohémienne" dans le premier sizain. Enfn, au premier vers, le second hémistiche "qu'aux splendeurs des orages" est intéressant à rapprocher de "l'orage" lié aux "strideurs" de "Paris se repeuple". Par ailleurs, à la lecture, vous pourrez remarquer que l'alternance entre alexandrins et octosyllabes n'est pas régulière de strophe à strophe. Il me faudra parler ultérieurement de singularités dans les vers libres des Méditations poétiques de Lamartine et d'autres dans le cas de poèmes de Musset. Nous ne nous arrêterons pas sur ce sujet présentement :
Je rêvais, l'autre nuit, qu'aux splendeurs des orages,
Sur le parquet mouvant d'un salon de nuages,
De terreur et d'amour puissamment tourmenté,
Avec une lascive et svelte Bohémienne,
              Dans une valse aérienne,
              Ivre et fou, j'étais emporté.

Comme mon bras cerclait sa taille fantastique !
D'un sein que le velours comprimait élastique
Oh ! comme j'aspirais les irritants parfums !
Et que j'étais heureux, lorsque, brusque et sauvage,
                Le vent roulait sur mon visage
                Les gerbes de ses cheveux bruns !

Certes il y avait bonheur et poésie
Dans le spasme infernal, la chaude frénésie,
L'émoi luxurieux, le corrodant languir,
Qui mordaient, harcelaient nos ames remuées,
En tournoyant ainsi sur les molles nuées,
                 Que sous nos pieds nous sentions fuir !

Oh ! pitié ! - je me meurs. - Pitié ! ma blanche fée !
Disais-je, d'une voix électrique, étouffée.
Regarde. - Tout mon corps palpite incandescent. -
Viens, viens, montons plus haut, montons dans une étoile ;
- Et là, que ta beauté s'abandonne sans voile,
                    A ma fougue d'adolescent !

Un fou rire la prit... rire désharmonique,
Digne de s'éployer au banquet satanique.
- J'eus le frisson, mes dents jetèrent des strideurs. -
Puis soudain, plus de fée à lubrique toilette !
                      Plus rien dans mes bras qu'un squelette
                      M'étalant toutes ses hideurs !

Oh ! comme en ton amour se complaît ta valseuse !
Murmurait sa voix rauque. Et sa poitrine osseuse
Pantelait de désir, râlait de volupté.
Et puis toujours, toujours, de nuage en nuage,
                      Avec elle au fort de l'orage,
                      Je bondissais épouvanté !

Pour me débarrasser de sa luxure avide,
Je luttais vainement dans la brume livide :
De ses bras anguleux l'enlacement profond
S'incrustait dans mes chairs ruisselantes de fièvre,
Et les baisers aigus de sa bouche sans lèvre
                       M'incisaient la joue et le front.

Comme pour un adieu, dans ma sombre détresse,
Je criai tout-à-coup le nom de ma maîtresse...
Quel trésor que ce nom ! quel divin talisman !
Le spectre me lâcha pour s'enfuir d'orbe en orbe.
- Et, joyeux du réveil, je touchai mon théorbe,
                      Mon théorbe de nécroman.
Je ne peux que vous conseiller de vous reporter à la lecture des deux poèmes de Banville "A une Muse folle" et "Le Saut du tremplin", puis à une relecture de "Ma Bohême" et de "Rêvé pour l'hiver". J'ai envie de citer également "Being Beauteous" étant donné cette "voix rauque" et ce squelette. On songe à Baudelaire aussi bien évidemment.
Ce poème fait partie de la section des "Nuits", la meilleure des deux du recueil.
La suivante "Nuit", la septième, s'intitule "Dandysme". Elle commence en rimes suivies, se poursuit par une alternance de dizains classiques (ABABCCDEED) et de sizains AABCCB, puis un huitain (?) de deux quatrains à rimes embrassées, et se termine par le retour aux rimes suivies. Le poème est intéressant, mais je ne vais pas tout citer. Je pourrais l'envisager par rapport à quelques poèmes de Verlaine, mais je m'en abstiendrai. J'opère une sélection. Je citerai d'abord l'idée d'une intervention de gnome sur les orages :
C'est le déchirement d'un rideau de nuages,
Où la livide main du gnome des orages
Dessine avec la foudre un delta sulfureux ;
[...]
Ensuite, dans un dizain d'heptasyllabes qui nous parle d'une bataille amplifiant l'idée d'orage, je relève bien évidemment la mention de l'adjectif "strident" et j'observe l'emploi métaphorique appliqué au sang du verbe "Pourprent", ainsi que le nom support de la qualification par l'adjectif "strident" qui n'est autre que "rire" :
C'est le choc de deux armées
Aux prises dans les vallons,
Qui, les chairs bien entamées,
Pourprent de sang les sillons.
Entendez-vous les cymbales,
Le rire strident des balles,
Le rude bond du coursier,
L'obus qui fouille la terre,
Et les coups de cimeterre
Parmi les bustes d'acier ?
Il faudrait en citer plus : "C'est le sanglot d'amour...", etc., d'autant que nous avons un hémistiche à la rime "fugace mosaïque" qui fait lien avec le titre de la seconde section "Mosaïque" où se trouve le poème "Spleen" avec l'hémistiche "La strideur des clairons". Il est question aussi d'un "sang" qui "fermente", emploi verbal typique de Rimbaud, en tout cas dans "Le Bateau ivre".
Le poème "Dandysme" raconte une "heure symphonique" qu'on croit dans la Nature, mais qui s'avère présidée par la consommation d'opium, et vers la fin du poème, je relève le mot "strilles" à la rime qui a le mérite d'une attaque syllabique proche des mots "strident" ou "strideur".
J'hésite à citer des extraits de la "Nuit huitième" intitulée "Eros". Il est question de "sourire d'ange aux célestes féeries", de "candeur sublime", de "chœur de rêveries", d'un "essaim de pensers d'amour et de bonheur", "d'heureuses violettes", de "veine qui vibre", mais je ne ressens jamais le sérieux d'un rapprochement avec les vers de Rimbaud. Toutefois, même si je ne songe à aucun rapprochement, je tiens à citer le sizain suivant pour son idée d'ouragan dans un cerveau et celle de voyage du rêve :
Là, mes esprits fougueux nagent de rêve en rêve ;
Un souffle incendiaire autour de moi s'élève ;
Le vertige m'entraîne en son fol horizon ;
Comme un ouragan sourd mon cerveau se condense ;
J'ai la lèvre brûlée et le regard intense ;
                  Je sens vaciller ma raison !
La "Nuit neuvième - Incantation" n'est pas un poème très long. On peut songer parfois à "Paris se repeuple", parfois à "Being Beauteous", en le lisant, mais cela reste des rapprochements bien frêles.
Le poème "Nuit Dixième - Trinité" est plus long, il est parfois piquant et développe un récit fantastique avec un à-peu-près de souffle rhétorique de conteur hugolien. Je n'envisage pas le moindre rapprochement clef, mais je tiens encore une fois à citer un extrait révélateur de la manière qu'a O'Neddy d'envisager le transport délirant dans la vision à partir d'une consommation d'opium (ce qui, je précise, n'a rien à voir avec "Voyelles") :
Désireux que j'étais d'un songe bien morose,
J'avais pris l'autre soir une assez forte dose :
D'opium. - Et d'abord, je vis un tournoiement
De grandes masses d'ombre... Un bizarre ondoiement
De nuages moirés et fantasmagoriques,
De profils infernaux, de cadres phosphoriques.
Puis, tout ce vague essaim d'inertes visions
S'abîma dans le vide en muets tourbillons.
Je reviendrai ultérieurement sur la "Nuit première" intitulée "Pandaemonium". J'ai des choses intéressantes à dire sur d'autres sujet, je vais me contenter de relever la conjugaison du verbe rare "strider" dans le couple de vers suivants :
Les reliques d'armure aux murailles pendues
Stridaient d'une façon bizarre [...]
Je n'ai pas de commentaire à faire sur les Nuits deuxième, troisième et cinquième : "Névralgie", "Rodomontade" et "Episode". En revanche, attirons l'attention sur un fait troublant pour moi. Le poème "Necropolis" avec ses subordonnées en "si" me fait fortement penser au poème "La Maison du berger" que Vigny a composé dix ans plus tard.
La seconde section du recueil "Mosaïque" ne contient que six poèmes considérés comme des "Fragments". En évitant d'y voir une idée esthétique exploitée par Rimbaud dans ses Illuminations, ces fragments révèlent bien le côté velléitaire de Philothée O' Neddy en poésie, puisqu'il s'agit d'autant de renoncements à des compositions plus amples.
Le "Fragment premier" intitulé "Spleen", futur mot baudelairien, retiendra l'essentiel de notre attention, un petit peu le "Fragment second", puis nous nous arrêterons.
Le premier "fragment" est accompagné d'une épigraphe dramatique de Lord Byron et Child-Harold est cité dans les vers. Lamartine a composé un long poème intitulé Le Dernier chant du pèlerinage d'Harold, mais ce qui m'a toujours surpris c'est la difficulté d'accès à l'heure actuelle des ouvrages de Lord Byron, y compris dans les bibliothèques universitaires, alors que c'était un auteur sur toutes les lèvres dans les décennies 1820 et 1830. Les facilités actuelles d'internet vont sans doute me permettre de combler prochaine cette lacune dans mon érudition.
Le poète parle inévitablement de son ennui. Celui-ci aboutit à un paradoxal de mort, puisque c'est le fait de vivre avec des gens sans enthousiasme qui le pousse à cette conclusion. Le désir de mort est un motif que les poésies de Lamartine ont rendu très prégnant. O' Neddy joue aussi sur l'idée de "poète maudit", pas selon la définition de Verlaine pour Rimbaud et consorts bien sûr, mais selon celle qui sera suivie par Vigny dans Chatterton, le motif donc des poètes incompris de peu antérieurs à l'avènement du romantisme en France (Gilbert, etc.). Le poème "Spleen" est en sizains classiques d'alexandrins. Le désir se manifeste de courir l'Océan, de découvrir de "nouvelles rives". L'anglicisme "brick" apparaît ici bien des décennies avant son occurrence dans le poème en prose "Promontoire". Et le poète fait le souhait que, si son "brick aventurier", rencontre un rivage où se joue une bataille, il y accoste pour venir participer au carnage, et voici donc la strophe importante à la réécriture rimbaldienne :
Un cheval ! un cheval !... et qu'à bride abattue
Je tombe au plus épais de ces rangs où l'on tue !
- Reçois, bruyant chaos, celui qui veut mourir...
Oh ! l'éclair des cimiers ! le spasme du courage !
La strideur des clairons, l'arôme du carnage ! -
Quelle sublime fête à mon dernier soupir !!
Le dernier vers de ce sizain confirme l'extrait de Buffon sur le chant du cygne comme source. On constate que l'hémistiche "La strideur des clairons" coïncide avec le cadre d'affrontements du poème "Paris se repeuple", tandis qu'on peut, sans certitude bien sûr, rapprocher l'expression "l'éclair des cimiers" de la formule de "Voyelles" : "Lances des glaciers fiers", en tant compte toutefois de la variante antérieure : "Lances de glaçons fiers". Dans son étude, Fongaro suggère que ce même sizain pourrait être une source pour un passage d'Une saison en enfer, celui où le poète se "jette aux pieds des chevaux" si nous avons bien compris, mais nous trouvons cela d'autant plus contestable qu'il y a une opposition fondamentale entre l'adhésion au combat proclamée ici et le refus de cet enrôlement dans "Mauvais sang". De manière plus intéressante, mais très hypothétique, Fongaro souligne aussi que le dernier vers du poème "Spleen" fait quelque peu songer à "Mais pas de main amie" dans "Adieu" d'Une saison en enfer:
- Et point d'amis encore ! - Il te faut pleurer seul.
Nous laisserons cette suggestion à l'appréciation des lecteurs.
L'impression qui domine, c'est que la référence à Philothée O'Neddy est tout de même assez peu motivée. Autant, dans le cas de "La Trompette du jugement", nous pouvons pousser sans problème les rapprochements, autant dans le cas de Feu et flamme il semble que Rimbaud se soit surtout intéressé au couple formé par "strideur" et "clairons" dans l'œuvre d'un poète qui, par ailleurs, affectionne les mots rares à l'instar de Gautier. J'aurais pu en citer une liste.
En revanche, la minimale citation du sizain de "Spleen" contenant l'hémistiche "La strideur des clairons" permet de plaider naturellement par son contexte d'inscription certaines lectures précises de "L'Orgie parisienne" et "Voyelles". La lecture est évidente parce qu'explicite dans le cas de "L'Orgie parisienne". En revanche, on voit qu'il faut de plus en plus admettre que le sonnet "Voyelles" parle de "chant du cygne" et de clairon d'un jugement dernier (non catholique par la subtilité de construction du sonnet et ses intentions polémiques) dans un contexte de mort probable au combat. C'est mon idée clef de lecture communarde du sonnet, qui fait malgré tout quelques émules, parmi lesquels Philippe Rocher, Benoît de Cornulier et Steve Murphy, lequel était de toute façon déjà intéressé par cette hypothèse de lecture à ses débuts dans les années 1980, vu certaines mentions dans la revue Parade sauvage. Je pense au volume numéro 2 avec l'article sur "Paris se repeuple". Cette lecture communarde rencontre bien des réticences. Par exemple, pour les "vibrements divins des mers virides", il s'agit de l'expression d'un des cycles de la Nature et ce cycle, dans sa stabilité, est assimilé à une paix quand bien même les "vibrements divins" pourraient secouer. L'idée du peuple insurgé est plus volontiers imaginée en tant que "marée", submersion d'un moment. En fait, il ne faut pas confondre toutes les métaphores, le "Poème / De la Mer" s'accompagne d'attaques contre les récifs, mais ne signifie pas que l'océan sorte de son lit. Il en ira différemment dans "Qu'est-ce pour nous, mon Cœur,..." Les lecteurs ont ainsi pour l'instant de grandes difficultés à comprendre cette articulation de vie du "U vert" où le cycle du "Poème de la mer" est une illustration aussi de ce que doit être le peuple devenu "vibrements divins" ou devenu "prairie amoureuse". Il y a visiblement encore du chemin à faire, mais ce témoignage de la source "La strideur des clairons" chez O'Neddy permet d'aller progressivement en ce sens. Je m'empresse d'ajouter que la Commune ne fut pas une révolution avec des combats comparables à 1789. C'est l'assemblée versaillaise qui a décidé d'attaquer Paris à partir d'avril. La seule scène de foule insurgée est la réaction à l'enlèvement des canons dans la nuit et l'aube du 18 mars. C'est à prendre compte si vous appréciez la possibilité de paix d'une représentation maritime du peuple de la Commune !
Le "Fragment second" intitulé "Mystère" est introduit par une épigraphe de Victor Hugo sur l'au-delà de la mort et le poème véhicule la rime au singulier "étrange"::"ange", ainsi que la métaphore du "nébuleux cimier" appliquée au sommet des monts.
Je possède une édition du recueil Feu et flamme, mais vous pouvez les consulter sur internet, soit sur le site Gallica de la BNF, soit sur le site Wikisource, La page générale sur Philothée O' Neddy comporte également une "Lettre inédite de Philothée O' Neddy sur le groupe littéraire romantique". Elle est datée de 1862 suite à des publications récentes le concernant, mais semble n'avoir été publiée qu'en 1875. En revanche, malgré une relative convergence, Rimbaud n'a pu s'inspirer des écrits de Gautier dans la presse sur les romantiques et notamment le Petit Cénacle, puisque selon toute vraisemblance, Rimbaud a composé "Voyelles" et "Paris se repeuple", avant le mois de mai 1872 et peut-être même avant le mois d'avril. Rimbaud est éloigné de Paris en mars-avril, et les articles de Gautier sont un peu postérieurs m'a-t-il semblé.

Je vais poursuivre avec un retour sur l'idée de pastiches ironiques dans "Voyelles" et j'envisage donc une recension de l'article d'Yves Reboul et aussi une critique de la synthèse d'Alain Bardel qui reproche à Reboul une argumentation le cul entre deux chaises, alors que la sienne l'est tout autant. Il est vrai que l'affirmation qu'il y a du pastiche et de l'ironie dans les formules de "Voyelles" ne va pas du tout de soi. A suivre donc !

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