Le poème Vies est souvent lu comme un témoignage rimbaldien poético-mystique, c'est-à-dire un charabia incompréhensible que le public apprécierait particulièrement chez les écrivains.
Je ne suis pas sûr que ce soit la bonne façon de s'intéresser à Rimbaud.
Ce qui frappe d'emblée dans le poème, c'est toutefois cette mention étonnante de "gentilhomme". Rimbaud s'identifie à un noble. Ce n'est sans doute pas l'élément qui importe le moins à la compréhension du poème, et on fait souvent remarquer que dans Villes les gentilshommes qui chassent leurs chroniques seraient une allusion à Vigny qui en poésie parlait de rechercher ses ancêtres, mais en se vantant de se faire un nom par sa plume et de plutôt porter la lumière sur ses ancêtres que de profiter de la renommée qu'ils auraient pu acquérir. Le poème de Rimbaud ne dit pas tant de choses, mais il existe des indices indiscutables d'une connaissance de l'oeuvre de Vigny à commencer par la mention "maison de berger de ma niaiserie". A la fin de 1872, Vermersch a proposé une conférence sur Vigny, ce qui fait partie des nombreux arguments que j'assemble pour souligner que les Illuminations ont été probablement composées à cette époque, avant Une saison en enfer, et non après. Ignorer de tels arguments, c'est donner de manière illustrée une définition de la bêtise.
Mais, dans le cas de Vies, une autre source me vient à l'esprit : les Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand, dont je prétends depuis longtemps que Rimbaud réécrit le nom d'ouvrage par télescopage du mot-titre Vies avec la reprise "d'outre-tombe" à quatre mots de la toute fin du poème : "Je suis réellement d'outre-tombe, et pas de commissions."
Mais, dans le cas de Vies, une autre source me vient à l'esprit : les Mémoires d'outre-tombe de Chateaubriand, dont je prétends depuis longtemps que Rimbaud réécrit le nom d'ouvrage par télescopage du mot-titre Vies avec la reprise "d'outre-tombe" à quatre mots de la toute fin du poème : "Je suis réellement d'outre-tombe, et pas de commissions."
J'ai lu pas mal d'ouvrages de Chateaubriand, l'Itinéraire, Atala, René, Le Dernier des Abencérage, le Génie du christianisme, sa traduction de l'indigeste Paradis perdu de Milton, des extraits divers, mais pour Les Martyrs j'ai triché, et pour les Mémoires d'outre-tombe, même si c'est une lecture qui plaît, je dois la reprendre, car le style est assez lourd, la composition n'en parlons pas, et c'est tellement long, quatre gros volumes en Livre de poche.
Je voudrais pourtant procéder à un dépouillement complet avant un article rimbaldien de synthèse.
Mais, pour l'instant, mon plaisir est de confier l'état de mes réflexions sur le sujet. L'intérêt, c'est de lire les proses de Rimbaud à la lumière de certains éléments clefs du livre Mémoires d'outre-tombe. Qu'est-ce que cela inspire ? Est-ce que c'est la bonne voie ? Est-ce que cela sera à dégonfler partiellement, mais en conservant la compréhension romantique satirique ou non, celle-ci tendant bel et bien à se mettre en place au moyen d'une telle approche?
Bon, j'ignore si un quelconque rimbaldien avant moi à songer à envisager une allusion au titre Mémoires d'outre-tombe dans le télescopage "Vies" "d'outre-tombe", mais il est certain que l'idée n'a pas été prise au sérieux et n'a amené aucun développement fertile.
Pourtant, le mot "gentilhomme" revient abondamment sous la plume de Chateaubriand, et avec une signification personnelle forte, puisque Chateaubriand a connu le basculement de 1789 et puisqu'il est un noble qui se prévaut de sa fidélité à son roi, tout en admettant avoir évolué politiquement.
Les mots "gentilhommière" et "gentilhommerie" apparaissent également. Par exemple, tel abandon de l'écrivain aurait choqué la gentilhommerie de son père. Très vite, le grand mot est lâché : "je suis né gentilhomme".
Mélancolique et épris de solitude, Chateaubriand offre bien le portrait d'un gentilhomme en exil en ce monde, il se déclare même en exil dans la vie dès le début de ses mémoires, et l'aigreur peut correspondre à la coloration sombre d'un récit marqué par le sentiment que sa mère lui a infligé la vie comme sur un écueil, par un discours qui envisage constamment que le bonheur passe et que les douleurs restent.
Dans son avant-propos, Chateaubriand insiste sur le fait que de son vivant il a vendu ses mémoires ("je l'ai payé du produit de mes rêves", etc.) et que ceux-ci ne pourront être lus pourtant qu'après sa mort, cela s'accompagne même de la belle idée du regret de l'auteur de ne pouvoir relire les épreuves de l'ouvrage après sa mort. L'éditeur de l'oeuvre en Livre de poche, [Jean-Antoine] Berchet, prétend que l'oeuvre a attendu cent ans pour avoir sa reconnaissance publique officielle, mais en concédant déjà l'intérêt manifeste de Proust qui s'est appuyé sur l'épisode de la grive de Chateaubriand pour sa théorie de la mémoire fondée autour d'une madeleine. Or, la préface des Contemplations s'inspire aussi de l'encore toute récente publication des Mémoires d'outre-tombe, puisque Hugo parle de "mémoires d'une âme", de la lecture du "livre d'un mort". En se déclarant "réellement d'outre-tombe", Rimbaud entame le pas aux deux romantiques. Et la pointe finale "et pas de commissions" m'a bien l'air de cibler l'avant-propos de Chateaubriand qui s'étend longuement et quelque peu hypocritement sur la vente de ses souvenirs couchés sur le papier, d'autant qu'un autre romantique, Lamartine, était connu pour ses éditions du souscripteur, tirant la ficelle économique de sa célébrité passée.
Dans le poème Vies, une posture romantique est adoptée, et cela non sans intention critique. Le mot "commissions" apparaît lui-même au début des Mémoires d'outre-tombe, tandis que cette idée de relation à Chateaubriand dans Vies fait encore songer aux vendeurs et commissions du poème Solde.
Il n'est pas question pourtant d'aller plus vite que la musique, on peut très vite s'emballer et voir abusivement des rapprochements avec les Mémoires d'outre-tombe dans plusieurs proses de Rimbaud.
Je vais quand même accentuer ce qui me paraît le plus probant en l'état actuel de mes investigations.
Par exemple, la question "Qu'est mon néant, auprès de la stupeur qui vous attend?" fait songer à la justification que se cherche Chateaubriand autobiographe. Qu'est-ce qui fait que je puisse offrir le récit de ma vie à lire aux gens ? Que fais-je au monde ? Certes, la question précise de Rimbaud va au-delà, mais c'est bien une question sur la raison d'être et le sentiment du néant qui se joue.
Je relève tel passage : "Les souvenirs qui se réveillent dans ma mémoire m'accablent de leur force et de leur multitude : et pourtant, que sont-ils pour le reste du monde?" et telle clausule de chapitre : "notre vie est si vaine qu'elle n'est qu'un reflet de notre mémoire."
Le mot "néant" me fait également penser, même si cela est peut-être arbitraire en étant présenté ainsi, à la tentative ratée de suicide de Chateaubriand à l'aide d'un fusil de chasse.
Quant au Brahmane avec ses proverbes, je trouve que cela entre en résonance avec des rêveries de ce type que Chateaubriand s'attribue dans sa jeunesse, rêveries baignées du même repère indien. Au lieu d'un "pays saint", nous avons d'ailleurs un "fleuve saint".
Se posant en exilé dans la vie, Chateaubriand use lui aussi de la métaphore, certes éculée, du théâtre du monde, et il parle plusieurs fois de scènes : "jouer un rôle sur la scène du monde", etc.
D'autres liens peuvent sembler plus ténus, comme une possible correspondance entre les "études classiques" voulues par la mère de Chateaubriand et les "sciences classiques" nommées dans Vies.
Personnellement, à douze ans, ma petite et ma grande communion étaient déjà derrière moi, j'en étais à la profession de foi. A la lecture des Mémoires d'outre-tombe, j'ai été frappé par la liaison entre les douze ans et la première communion, ce que je tends à rapprocher de la préoccupation plus hostile de Rimbaud à ce sujet et ce que je tends à rapprocher surtout de la formule "Dans un grenier où je fus enfermé à douze ans j'ai connu le monde". Ce qui se prolonge par un parallèle impliquant cette fois Balzac "j'ai illustré la comédie humaine", ce qui favorise l'idée d'une posture romantique critique ou parodique dans Vies.
Quand Rimbaud parle d'une rencontre avec "toutes les femmes des anciens peintres" et "de la main de la campagne sur [s]on épaule", je ne peux m'empêcher de songer à la naissance de la passion chez le timide Chateaubriand qui la reporte sur une imaginaire sylphide : "Je me composai donc une femme de toutes les femmes que j'avais vues", le verbe "composai" a une signification picturale. Dans la section intitulée Phrases, un poème rimbaldien parle d'encre de Chine, d'un saut sur le lit et d'une vision de filles et reines personnelles, ce qui entre en résonance avec le récit de Chateaubriand sur son imaginaire sylphide : lui aussi s'enferme dans sa chambre ou se jette sur le lit si je ne m'abuse et il éparpille les dessins et les couleurs pour admirer son chef-d'oeuvre en une multitude d'apparitions. Pour son dessin, Chateaubriand puisait à tous les siècles, à tous les horizons du monde. On retrouve cette idée de totalité dans Vies.
J'ai relevé aussi une suite d'énoncés brefs, toujours plutôt vers le début des Mémoires d'outre-tombe, où Chateaubriand se vante d'avoir fait le tour de la vie, énoncés brefs très proches dans le style et le rythme de "J'ai brassé mon sang. Mon devoir m'est remis."
Dans mon idée, Enfance porte aussi la marque d'une influence des Mémoires de Chateaubriand.
Je pense même que l'idée de "péninsules démarrées" a à voir avec le romantisme et j'observe la citation de Pline d'une "péninsule spectatrice de l'océan" dans Chateaubriand, lequel parle aussi des "flaques" laissées dans les concavités des rochers, mais pas de "flaches" ardennaises bien sûr. Dans mon article sur Le Bateau ivre de 2006 j'avais insisté sur l'importance de la métaphore du bateau chez les poètes romantiques comme Lamartine et Hugo. La péninsule est une variante de la figure du promontoire, mot qui donne son nom à un poème en prose. Pour Le Bateau ivre, je ne vais pas là forcer une lecture intertextuelle passant par l'écrivain breton, mais dans Enfance les rapprochements sont tentants. Chateaubriand est né au bord de la mer, c'est l'imaginaire romantique qu'il crée, au bord de l'océan plus précisément. Et le célèbre prosateur s'interroge sur ce que va être le monde en avançant : "Un secret instinct m'avertissait qu'en avançant dans le monde, je ne trouverais rien de ce que je cherchais."
Cette phrase est suivie en début de paragraphe suivant de celle-ci : "Tout nourrissait l'amertume de mes dégoûts".
Dans Enfance IV, Rimbaud écrit : "Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant." Dans Vies, nous sommes à "l'atroce scepticisme".
J'ai d'ailleurs trouvé des passages où Chateaubriand se complaît dans son "fauteuil" refusant d'aller voir à la fenêtre ce qui a intrigué son frère. La "croisée" fait ensuite elle aussi son apparition dans le texte. Certes, après, cela peut sembler des rapprochements de plus en plus ténus, subjectifs, mais au moins un cadre d'investigation est posé, je n'ai pas encore tout dit là-dessus, et dans tous les cas le miroir romantique pour comprendre l'oeuvre de Rimbaud s'impose encore comme une clef. Ne suis-je pas méritant ?
Comme personne ne va me croire, je publierai moi-même plus tard la synthèse décisive.
Il m'a fallu écrire plusieurs fois la mise au point sur la prose liminaire d'Une saison en enfer, je vois là encore une nouvelle explication de cette prose liminaire où je ne suis surtout pas cité, et on se rapproche toujours plus de mes conclusions, du moins d'après ce que j'ai survolé de l'article de monsieur Verstraete dans le dernier Rimbaud vivant. On doute de rien en rimbaldie...
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