Au plan des courants littéraires, quelle étiquette coller à Rimbaud : romantique, parnassien, symboliste ?
Les manuels scolaires et les ouvrages d'histoire littéraire vulgarisée ont tranché : presque tous le classent parmi les symbolistes, malgré le retentissant avertissement de Verlaine qui disait du Bateau ivre qu'il était symbolique, mais à coup sûr pas symboliste.
Les poésies de Rimbaud ont été publiées à la fin du dix-neuvième siècle dans les milieux décadents et symbolistes. Dans les faits, les symbolistes ont publié en s'en réclamant une oeuvre antérieure de 15-10 ans d'un auteur de la génération précédente. Rimbaud a été assimilé au mouvement de ceux qui se disaient ses disciples et le diffusaient. Mais, personne ne comprenait la poésie de Rimbaud. Son entreprise poétique faisait d'emblée débat. Il s'agit en réalité d'une captation d'héritage, et une même captation concerne l'héritage de Verlaine et Mallarmé, bien que ces deux auteurs se compromirent effectivement avec les symbolistes pour jouir de ces nouveaux suffrages.
L'étiquette symboliste n'est pas recevable en tant que telle, et moins encore pour Rimbaud que pour Verlaine et Mallarmé au plan des faits.
Par ailleurs, Baudelaire, Verlaine et Mallarmé ont tous trois publiés dans les livraisons du Parnasse contemporain à leur heure de gloire. Baudelaire a participé à la Revue fantaisiste en 1961 et plus jeunes Mallarmé et Verlaine se sont réclamés du groupe des parnassiens. Rimbaud aussi s'est déclaré "parnassien" en 1870. Trois poèmes étaient envoyés à Banville à des fins de publication qui valaient affiliation. On peut bien sûr opposer la lettre de mai 1870 à Banville et la lettre à Demeny du 15 mai 1871. Nous passerions d'une esthétique parnassienne à une esthétique nouvelle de poète voyant. Mais le terme "voyant" est un lieu commun romantique, non ignoré des parnassiens. Si on part de l'idée que le mot "voyant" est propre à Rimbaud, on peut se dire que sa poésie cesse de relever d'un quelconque courant romantique ou parnassien en 1871. Toutefois, même dans un tel cas de figure, il serait délicat de l'affirmer, ce ne serait qu'une hypothèse. Dans tous les cas, l'emploi du mot "voyant" témoigne à ce point d'une influence romantique que le répertoire des poètes voyants commence avec la première génération de poètes romantiques : Lamartine, Hugo, allusivement Vigny pour l'image du train, et se poursuit par une seconde génération que Rimbaud qualifie lui-même de romantique : il parle de "seconds romantiques", considération exceptionnelle qui appelle une véritable enquête littéraire, puisqu'il s'agirait de déterminer si Rimbaud est le premier à parler ainsi de premiers et seconds romantiques, ou s'il reprend ces formules classificatoires à quelqu'un, à un journal, etc. Les "premiers romantiques" englobent Lamartine, Hugo, Vigny et Musset, l'appellation de "seconds romantiques" englobe les maîtres qui servent de référence aux parnassiens : Gautier, Banville, Leconte de Lisle et Baudelaire.
Cela ne coïncide ni avec l'Histoire du romantisme de Théophile Gautier parue en 1872 un an après que Rimbaud ait utilisé l'expression "seconds romantiques" dans une lettre à Demeny, ni avec les distributions actuelles qui parlent de grands et petits romantiques, mais en séparant cette fois Hugo, Lamartine, Musset et Vigny à Gautier, Nerval, O'Neddy, Borel et quelques autres. Baudelaire, Banville et Leconte de Lisle relèvent dans notre histoire littéraire vulgarisée d'une troisième génération. Qui plus est, alors que Banville et Leconte de Lisle sont confondus avec un grand ensemble de poètes de la génération de Verlaine et Mallarmé comme formant le mouvement parnassien, Baudelaire est maintenu à part, et finalement Verlaine et Mallarmé eux-mêmes.
Soutenue par un autre que Rimbaud, la subdivision en premiers et seconds romantiques est vouée au zéro sur vingt dans une quelconque interrogation sur l'histoire de la poésie française à l'heure actuelle. Il n'est pas admis de rassembler ensemble comme "seconds romantiques" : Gautier, Baudelaire, Banville et Leconte de Lisle. Seul Gautier serait à la limite considéré comme un "second romantique", mais en ramenant cela à l'identification d'une génération de Jeune-France après 1830.
Inévitablement, de nombreux rimbaldiens, à l'instar de Steve Murphy, combattent la facticité de l'opposition scolaires entre romantiques et parnassiens, opposition qui doublerait celle au plan romanesque entre romantiques et réalistes.
Les parnassiens ont critiqué des aspects du romantisme, mais ils continuèrent de s'en réclamer et Baudelaire lui-même contestait que l'échec des Burgraves en 1843 ait sonné le glas du romantisme.
Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que nous n'avons aucune ligne de démarcation claire qui permette de dire que Rimbaud ait cessé d'être soit parnassien, soit romantique. Exclure les poèmes en prose des Illuminations de la littérature parnassienne semble un acte dépourvu de pertinence. Le problème vient sans doute aussi de ce que l'existence d'un courant parnassien est plus problématique que celle d'un courant romantique. La publication dans une même revue, ou plus largement dans un même ensemble de revues relève plus de l'union de l'élite de poètes d'une époque et non de l'émergence d'une sensibilité poétique nouvelle. Il est vrai qu'une sensibilité nouvelle de poètes se réclament de l'impersonnalité, de l'art pour l'art, a vu le jour au sein de la mouvance parnassienne, avec deux figures emblématiques : Leconte de Lisle et Heredia. Mais, une bonne partie des parnassiens échappe à cet embrigadement, y compris Banville. C'est en prenant le parti de constater l'émergence littéraire d'un certain Parnasse que l'histoire a tendu à exclure du monde parnassien, Baudelaire, Verlaine et Mallarmé, acte qui n'a aucune légitimité en soi.
Les parnassiens partageaient les valeurs des romantiques et c'est le discours de Rimbaud dans sa lettre à Banville de mai 1870. Il se réclame des "maîtres de 1830" et la figure tutélaire de Ronsard est une image déformée par le romantisme qui s'est accaparé la redécouverte du grand poète de la Renaissance, notamment à la suite des écrits de Sainte-Beuve.
Mais, alors, qu'est-ce qui définit le romantisme ?
Il faut savoir que la définition doit être suffisamment souple pour inclure Balzac et aussi... Stendhal, auteur d'un Racine et Shakespeare où le célèbre romancier revendique son "romanticisme" propre.
Plutôt que de s'enfoncer dans des discussions subtiles à la Meschonnic et dans les pages au raisonnement vaporeux d'un Georges Gusdorf, j'ai retenu trois critères décisifs qui ne sont pas proposés comme tels dans les nombreux ouvrages définitoires qu'il m'a été permis de parcourir.
Le premier critère est celui de la remise en cause des règles, ce qui a des applications évidentes dans la poésie et dans le théâtre. La révolution métrique à l'oeuvre chez Rimbaud s'inscrit dans un mouvement d'assouplissement du vers fondamentalement romantique. Non seulement il est malhonnête d'attribuer à Baudelaire l'essentiel de l'influence subversive en fait de versification, mais c'est sacrifier la compréhension d'une histoire du vers français du Moyen Âge au vingtième siècle avec des oppositions simples et fortes entre classicisme et romantisme. Qui plus est, l'achèvement de ce bouleversement au plan des mesures du vers, des rimes et des strophes, la réalisation de formes poétiques en prose diversifiées sont des éléments importants d'une histoire romantique qui a un début et une fin.
Le second critère est bien sûr attendu, mais il appelle une formulation précise, il ne s'agit pas simplement du "Moi", mais de l'individualisation lyrique. Lieux ou personnages sont envisagés dans leur singularité. Il ne s'agit plus de raconter des événements personnels en permettant aux lecteurs de se retrouver dans des universaux en termes de jugement moral, de position sociale, de sentiments ordinaires ou extraordinaires liés à la nature humaine. Le romantique recherche la singularité du discours ou du portrait. C'est la naissance du lyrisme tel que nous l'entendons aujourd'hui et cette idée permet aussi de méditer la singularité romantique de Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir.
Le troisième critère est celui des prédispositions que se prête l'écrivain romantique pour dire à la société le sens du monde, pour tirer une leçon morale saisissante de son observation intuitive privilégiée. Dans cette perspective, la difficulté n'est d'ailleurs plus de trouver des éléments romantiques dans des romans réalistes (Balzac, Stendhal, etc.), mais d'affirmer une opposition du réalisme au romantisme.
Evidemment, et les romanciers réalistes, et la mouvance des parnassiens se disant "impassibles", et Rimbaud lui-même ont critiqué le romantisme. Dans la lettre du 15 mai, Rimbaud parle avec désinvolture du bilan romantique "On n'a jamais bien jugé le romantisme". Mais, à l'aune des trois critères définis, il sera loisible de vérifier si les écrivains admis comme romantiques avec la plus grande assurance méritent bien ce titre, tout comme Stendhal considéré d'emblée comme un cas-limite essentiel à la justesse de la définition, et il sera loisible encore d'éprouver si finalement Rimbaud n'a pas été le dernier grand poète romantique de son siècle. La critique du romantisme n'excluait pas Musset de ce mouvement. Pourquoi serait-ce le cas pour Rimbaud ?
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire