Yves Reboul, suivi par Bruno Claisse, a proposé une étude sur le poème Mystique. Il insiste sur l'idée d'une parodie d'une "mystique" issue d'Hugo et des romantismes, et il souligne que l'expression "herbages d'acier et d'émeraude" reprend un lieu commun, une métaphore de pierre précieuse ou d'acier appliquée au reflet lumineux de la Lune dans l'herbe. Bruno Claisse insiste plutôt sur l'idée de mystique chrétienne parodiée.
Je n'ai pas l'article d'Yves Reboul là directement sous la main, j'ai relu les articles de Pierre Brunel, Sergio Sacchi et j'ai survolé celui de Claisse.
Ce qui m'intéresse ici, c'est la mention "mamelon", elle me semble un indice sensible de la reprise d'une mystique romantique de la Nature mais déplacée dans un cadre où sa dynamique n'est plus soutenable : herbages d'acier et d'émeraude, prés de flammes.
On sait que Rimbaud a parcouru à l'école des extraits des Etudes de la Nature de Bernardin de San Pedro comme l'atteste le cahier dit "des dix ans".
Saint-Pierre est aussi l'auteur d'un célèbre petit roman qu'il qualifiait de "pastorale" et de relative mise en application de certaines idées développées dans les Etudes de la Nature. Dans sa poésie contemporaine du compagnonnage rimbaldien, Paul fait justement allusion à ce récit de Paul et Virginie, en jouant sur son propre prénom et la mention "pamplemousses" qui renvoie au quartier des Pamplemousses dont il est fait état dès les premières lignes du récit de Saint-Pierre.
Bon, je n'ai encore relu qu'une moitié du roman Paul et Virginie. L'histoire peut être agaçante par certains points. Les prétentions égalitaristes et le paternalisme, la volonté d'échapper aux préjugés sociaux, n'empêchent pas que sans aucune réflexion les héros peuvent penser partir acheter des esclaves. Il faut avouer que l'idéalisme de l'oeuvre a du mal à résister à cela. Les deux enfants sont présentés comme matures sexuellement à douze ans, surtout la fille. Mais le comportement n'est pas pour moi adapté à celui d'enfants de douze ans, les troubles donnent l'impression qu'ils sont plus âgés, et en même temps la tristesse de Virginie est inexplicable vu l'éducation qu'elle a reçue, elle n'est pas dans un contexte qui justifie de tels accès de culpabilité.
Le roman a sans doute séduit par son cadre exotique. Les premiers paragraphes sont déterminants à cet effet. L'exotisme est fait de clichés dans le passé. Au dix-huitième siècle, la relation de voyages de découvertes se développe, ainsi que l'intérêt renouvelé pour la nature sauvage. L'idée de couleur locale est un élément de récit réaliste qui a d'abord eu l'honneur du romantisme et l'exotisme poussé dans des récits américains comme Atala peut bien sembler une étape intermédiaire de la poésie aux visions métaphoriques déconcertantes mais plus réalistes qu'il n'y paraît du Bateau ivre.
Pour ce qui est de l'action, le roman de Bernardin de Saint-Pierre ne raconte pas grand-chose. Deux destins croisés se nouent dans un cadre exotique qui permet de décrire des banalités sous un jour original, avec juste un point de vue sur une société fréquentée d'esclaves ce qui permet une mise en scène habituelle de la philosophie des Lumières.
Le couple de prénoms Paul et Virginie renvoie à saint Paul et à l'idée de virginité, chrétienté et vertu. Je les rapprocherais quelque peu du couple Michel et Christine en titre à un poème de Rimbaud.
Il est question du paysage ferroviaire plat de la Belgique dans Michel et Christine, ce qu'appuie le parallélisme de composition souligné par Steve Murphy entre ce poème et son contemporain de Verlaine intitulé Malines et daté d'août 1872.
Les maisons bourgeoises sont alors ironiquement ciblées, car il me semble que l'image des "cent Solognes longues comme un railway" renvoient au Centre de la France, Berry et surtout Orléanais, au monde même des châteaux de la Loire, monde qui connaissait sans doute un double développement des transports maritimes et ferroviaires.
Mais laissons là nos intuitions sur un détail de Michel et Christine.
Dans Paul et Virginie, les destins croisés sont ceux de deux familles. Une femme noble s'est mariée avec un roturier qui meurt et, rejetée par les siens, elle vit petitement dans une case de l'île de France en élevant sa fille Virginie. Une femme paysanne a elle été abandonnée par un noble qui n'a pas assumé et elle a un garçon prénommé Paul. On observe l'égalité malgré la symétrie inverse. Paul et Virginie ont l'un comme l'autre un parent noble et un parent roturier. Mais, c'est Virginie le pôle féminin qui reste rattaché à la noblesse par sa mère et du coup par l'action, puisque là où j'en suis de ma relecture la tante qui avait rejeté sa soeur et donc Virginie impose, prête à recourir à la force, le retour en Europe de Virginie pour que celle-ci y reçoive une éducation tyrannique qui va rendre son amour impossible avec Paul.
Ce qu'idéalise le roman, c'est la vie dans la case loin du monde civilisé tyrannique et une religion simplement imprimée dans l'âme par la vie sauvage menée y est célébrée par le narrateur (j'ai envie dire romancier, je sens que narrateur ça fait lourd-dingue comme la tante de Virginie). Je crois me souvenir d'une phrase qui ressemble un peu au premier vers de Larme, mais ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, je ne parle pas d'intertexte, mais de rencontre, poème Larme dont les versions parleront bientôt de "case" chérie et où la gourde de colocase, inspirée d'une préface d'Hugo et d'un texte latin de Virgile, a quelque chose à voir avec les calebasses du roman de Saint-Pierre.
Dans tout ce cadre qui suppose une mystique romantique de la Nature d'obédience chrétienne, j'ai tiqué sur une note d'auteur. Il est à un moment d'une montagne "des Trois-Mamelles". Le récit va en général assez vite, il ne s'y attarde guère sur cette montagne, juste un peu ici, mais c'est une note qui s'en charge. La voici :
"Il y a beaucoup de montagnes dont les sommets sont arrondis en forme de mamelles, et qui en portent le nom dans toutes les langues. Ce sont en effet de véritables mamelles ; car ce sont d'elles que découlent beaucoup de rivières et de ruisseaux qui répandent l'abondance sur la terre. Elles sont les sources des principaux fleuves qui l'arrosent, et elles fournissent constamment à leurs eaux en attirant sans cesse les nuages autour du piton de rocher qui les surmonte à leur centre comme un mamelon. Nous avons indiqué ces prévoyances admirables de la nature dans nos Etudes précédentes."
Dans Mystique, on a des robes de laines d'anges qui tournent dans les herbages, ce qui fait songer aux nuages, mais des herbages "d'acier et d'émeraude" qui font l'ellipse du végétal, les prés sont en feu en remontant jusqu'au mamelon, image d'assèchement, de tarissement, qu'appuient les images négatives de piétinements, désastres, homicides, batailles, sinon de progrès et orients.
L'eau est renvoyée en haut du tableau avec la "rumeur tournante et bondissante des conques des mers et des nuits humaines".
En un paradoxal développement floral, le poème a l'air de décrire un moment de pluie, voire d'orage diluvien rafraîchissant, connoté positivement par l'allusion douce aux étoiles.
Pour son titre, le poème Mystique est comparable aux poèmes Barbare et Guerre. Les notions sont fortement sollicitées. La guerre est une phrase musicale dans Guerre, paradoxe quelque peu hérité des Lumières comme celui du culte de la "raison" dans A une Raison. L'idée de "barbare" est une réponse à la barbarie de la civilisation et à la barbarie des "vieilles fanfares d'héroïsme". Le poème Mystique tend à s'imposer à moi comme un positionnement personnel par rapport au sens du mystique, un réajustement critique opposant le descriptif notamment du second alinéa à la saillie finale qui n'est nullement obscène à mon sens, car je ne suis pas convaincu par la lecture réductrice et sèche de Fongaro.
Rimbaud redéfinit guerre, barbarie, raison et mystique selon un autre système de valeurs. J'essaie aussi de bien soutenir le paradoxe d'ivresses pénitentes, puisqu'une repentance par l'ivresse suppose une opposition à un esprit de répression chrétienne des sensations qui était devenu très fort en un siècle de fortes divisions sociales issues de la Révolution française. Je ne dirai rien ici de l'expression "et du reste" qui ne s'impose pas nécessairement comme désinvolte, malgré les avis critiques insistants en ce sens.
Enfin, il est question aussi de la forme du poème en prose. Sous la plume de Rimbaud comme de Verlaine, il est question de "fraguemants en prose" ou "fragments". Ce mot est appliqué aux Illuminations par Verlaine et il faut arrêter la maladie de l'hésitation au sujet des "fraguemants en prose de moi ou de lui" dans la lettre de Rimbaud à Delahaye de mai 1873. Pas besoin d'être un génie de la comprenette, évidemment qu'il est question de poèmes en prose soit de Rimbaud, soit de Verlaine, et que par conséquent dans tous les cas Verlaine est à cette époque en possession de manuscrits de poèmes en prose déjà écrits par Rimbaud. Attendez, je vous lis un message que je reçois à l'instant de "vive le sport sur Antenne 2", je cite : "c'est peut-être d'autres poèmes que ceux que nous connaissons", mais bien sûr. Sacré Verlaine qui se vantait d'avoir publié tout ce qu'il pouvait de Rimbaud, mais oui mais oui.
Enfin bref. Pour ce qui est du mot "fragment" qui est repris à d'autres, notamment Baudelaire, il signifie que d'apparence le poème en prose n'a pas de forme préétablie.
Un poème en vers a une forme, parfois celle d'un genre fixe, il est composé de strophes et un poème en rimes plates suppose tout de même une mesure.
Le mot "fragment" qui fait délirer les commentaires n'est rien d'autre qu'un trait de considération ludique sur la composition de poèmes en prose. Un poème suppose une unité, même un poème en rimes plates, bien qu'on pourrait l'allonger, et cette idée d'allongement se pose aussi pour le poème en strophes, mais dans tous les cas il y a relief d'une mesure qui permet de repérer la mesure, d'évaluer une finition.
A la différence de Baudelaire, Rimbaud s'est passionné pour cette question et il n'a cessé de proposer des modèles différents de composition interne, tantôt jouant sur l'équilibre des paragraphes, tantôt non.
Les répétitions de mots sont la clef formelle des compositions en prose des Illuminations.
Il paraît qu'il est idiot de relever cela dans les Illuminations. Moi je ne crois pas.
Sur
talus
tournent
bondissent
gauche
arête
courbe
arête
droite
ligne
tournante et bondissante
fleurie
face
talus
face
fleurant
là-dessous
C'est un tremplin à cette solution aux "nuits humaines" que le poème se propose d'être.
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